La probabilité de crises : sur quelques facteurs de vulnérabilité majeure à court ou long terme
La crise du Covid puis les guerres d’Ukraine et de Gaza ont fait irruption brusquement et révélé des sources de fragilité majeures dans la plupart des pays.
A titre d’exercice mental, il peut être intéressant d’évoquer quelques vulnérabilités futures repérables dès maintenant, même si par définition cette liste ne peut être exhaustive. Leur effet peut d’ailleurs être selon les cas proche, ou au contraire sur le long terme.
Démographie
La démographie d’abord. Rien n’est autant à long terme, et rien n’est plus lent à s’infléchir. On peut sans grand risque d’erreur anticiper la poursuite d’une natalité faible (voire encore plus en baisse) dans la plupart des pays du monde et notamment les pays les plus avancés, notamment en Asie de l’Est (Chine comprise) et en Europe.
En partie compensée démographiquement par l’immigration en Europe, mais au prix d’une hétérogénéité croissante de la population. C’est moins aigu en Amérique du Nord, d’autant que les migrants y sont bien plus assimilables.
Quels en sont les effets ? On tend en général à mettre l’accent sur la question des retraites, non sans motif, mais les conséquences vont bien plus loin. C’est d’abord la question directe du recrutement des armées (notamment dans des pays désormais à enfant unique ou presque). Cela jouera ensuite sur l’économie et notamment la main d’œuvre. Un livre récent (Goodhart et Pradhan, The Great Demographic Reversal), y voit même un tournant majeur : la période des 40 dernières années s’avère avoir été exceptionnelle, caractérisée au niveau planétaire par une main d’œuvre abondante et plutôt capable (les baby-boomers et leur successeurs immédiats, ce à quoi s’est surtout ajoutée l’irruption de l’immense Chine) ; cela a été un facteur majeur de contrôle de l’inflation. Mais désormais lui succéderait une période de raréfaction durable de cette force de travail ; ce qui impliquerait de façon générale un ralentissement marqué de la croissance et une forte inflation. Cela suppose naturellement que les facteurs allant en sens inverse (économie d’emplois grâce à l’IA, main d’œuvre indienne voire africaine) ne suffisent pas à corriger cet effet. Cela toucherait l’ensemble des pays notamment développés, sous la réserve partielle de l’immigration, mais avec les problèmes que celle-ci implique, notamment en Europe.
De son côté la démographie africaine (subsaharienne) restera au contraire très forte, et par inertie jusqu’au siècle prochain même s’il s’y produit une transition démographique comme ailleurs. D’où d’énormes problèmes de développement, et une tendance à des migrations massives.
Finance
La finance ensuite. La tendance récurrente à des crises financières paraît être un caractère structurel de nos sociétés, par combinaison de deux facteurs. L’endettement d’abord, signe clair d’incapacité politique à choisir ou à faire accepter des choix difficiles par la population. La nature de la monnaie ensuite, désormais sans lien avec une réalité objective et censément régulée par des banques centrales indépendantes, mais dont l’expérience montre qu’elles donnent systématiquement la priorité au souci d’éviter les crises immédiatement, bien plus qu’à la solidité de la monnaie. D’où une création forte de monnaie et des taux d’intérêts trop bas, facteurs à leur tour de mauvais investissements, de bulles financières et donc de krachs, et bien entendu d’un endettement en boule de neige. Certes, on est actuellement dans une phase de correction relative (mauvaise pour les très endettés), mais elle reste très relative : les taux d’intérêts réels restent très bas. Et la tendance lourde subsiste.
Qui dit crise dit d’abord des secousses violentes se traduisant à l’occasion politiquement. Et éventuellement à terme une dislocation progressive d’outils communs, internationaux, comme le rôle du dollar – avec toutes ses limites. Disruption aggravée par des décisions aberrantes, comme les sanctions monétaires sur la Russie.
Mais à côté des crises globales, notamment d’origine américaine comme en 2007, on peut avoir des crises régionales majeures chez d’autres grands acteurs comme l’Europe (disloquée entre le bloc germanique et le reste, notamment au sud). Ou la Chine, dont les pratiques financières et notamment bancaires apparaissent pour le moins hasardeuses : le volontarisme est digérable si la croissance est très forte et la marée économique mondiale porteuse, mais on n’a pas vu le système à l’épreuve d’un vraie crise. En regard, les États-Unis, source de graves problèmes pour les autres, montrent jusqu’ici une capacité plutôt meilleure à surmonter les crises, comme on l’a vu encore après 2008, mais à trop tenter le diable, on court des risques.
Écologie
L’écologie et notamment la question du réchauffement ne sont pas des sciences aussi sûres qu’on le dit ; mais on ne peut pas ne pas y identifier des sources potentielles majeures de disruptions. Mais les effets en seront très variables selon les zones – ce qu’on souligne bien trop peu. En particulier, tout indique que la lutte contre le réchauffement ne sera pas à la hauteur de ce que demande la doxa dominante, plus ou moins consensuelle ; et donc, si on admet que ses prévisions sont fiables, il y aura réchauffement, et les effets adverses ne manqueront pas.
Il est clair alors que dans un sens plus positif la diversité des climats sera un facteur de résilience (US ?), de même un positionnement au Nord géographique (Russie). Inversement, le désastre serait à nouveau pour les pays chauds, Afrique en premier lieu. Et l’Europe serait plutôt négativement affectée.
Transports maritimes et mondialisation
Les transports maritimes : on y pense moins, mais ils pourraient être à l’origine sinon de crises, du moins de mutations importantes. Un livre américain à succès (Peter Zeihan The end of the world is just the beginning, HarperCollins, 2022) se livre à cet exercice en prenant pour base l’hypothèse d’un écroulement de la mondialisation, du fait d’un désengagement naval des Américains, tant par isolationnisme que par coût élevé. Dans un tel cas le transport maritime serait gravement affecté par une réelle difficulté à mater les attaques (les Houthis au centuple). Cela impliquerait une disruption des échanges et en particulier de la sécurité des transports, sans doute étalée sur pas mal de temps. Mais sans aller jusqu’à des hypothèses aussi radicales, la possibilité d’une forte réduction du transport maritime, par insécurité ou coût élevé, est tout à fait concevable.
Plus largement, un ralentissement marqué de la mondialisation est imaginable, ajoutant au facteur précédent des troubles locaux, l’accentuation des tensions, la montée d’une politique de précaution pour assurer la sécurité des approvisionnements etc. D’où un risque de baisse de la production agricole, là où elle est trop dépendante des engrais et d’autres inputs, et donc des risques de famine. Et une différenciation des chaînes de production industrielle. Plus une lutte encore plus sauvage pour le contrôle des matières premières, notamment sur la base de la proximité.
L’effet en serait variable selon les zones, mais Zeihan conclut à une assez grande autosuffisance de l’Amérique du Nord, réelle ou potentielle ; et en revanche à un grave problème en Chine, accentué par les effets démographiques et financiers ; ce qui est possible mais non certain, car le régime a montré une capacité de rebond non négligeable. L’Europe serait plutôt négativement affectée ; selon lui la Russie aussi – mais cela paraît peu crédible. Et là aussi l’Afrique serait sans doute plutôt sinistrée.
Éléments de réflexion
Que conclure de ce rapide exercice mental, avec toutes ses limites ?
D’abord qu’il est absurde pour des pays de se confier comme on l’a fait depuis 50 ans à une espèce de deus ex machina, qu’il soit progressiste, libéral démocratique ou autre, politique ou économique, qui nous aurait fait entrer dans une nouvelle ère plus sûre. La probabilité de crises majeures reste très forte, et donc quasiment certaine dans un domaine ou un autre, notamment à terme. Ce n’est pas d’ailleurs nouveau dans l’histoire… mais on a tendu à l’oublier, notamment en Europe.
Pays par pays, on tend plutôt à conclure que les États-Unis partent dans des conditions plutôt robustes (mais cela peut être tempéré par leurs profondes divisions internes) ; que l’Europe, en outre hétérogène, est beaucoup plus exposée ; la Chine éventuellement aussi, mais pour d’autres raisons ; et l’Afrique là encore mal partie. Le cas de l’Inde (et des autres pays) paraît moins évident, avec des forces et des faiblesses.
Cela conduirait en conséquence à rendre plausible ou du moins pas si absurde un néo-isolationnisme américain, face aux éventuels désastres extérieurs ; la tentation d’un nouvel interventionnisme pouvant néanmoins subsister. On peut imaginer côté chinois un durcissement face à un environnement inévitablement moins favorable qu’il ne l’a été pour eux dans la période précédente, s’ajoutant aux limites du système s’il ne parvient pas à trouver un point d’équilibre. Il y a par ailleurs un risque assez élevé de dislocation européenne, le continent étant en outre mentalement mal préparé pour des perspectives de rupture. Et de très gros problèmes en Afrique – par ailleurs aux portes de l’Europe, ce qui aggrave la situation de celle-ci. A nouveau, le débat reste ouvert pour le reste (Amérique latine et reste de l’Asie).
Quoiqu’il en soit, la diversité des situations face à de telles crises paraît a priori considérable. Et donc la multipolarité à venir se fera très probablement en ambiance tendue…
Pierre de Lauzun (Geopragma, 5 mai 2024)