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populisme - Page 10

  • Vers un populisme innovant ?...

    Vous pouvez ci-dessous découvrir un entretien avec Gabriel Robin et Benjamin Demeslay, réalisé par Edouard Chanot pour son émission Parade - Riposte, et diffusé le 19 septembre 2019 sur Sputnik, dans lequel ils évoquent, à l'occasion de la sortie de leur essai Le non du peuple (Cerf, 2019), la nécessité d'un populisme innovant.

     

                                    

     

     

     

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  • Quand le populisme recompose le monde...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Alexandre Devecchio à Atlantico et consacré au populisme, comme signe d'une recomposition politique en cours. Animateur des pages Figaro Vox du Figaro, Alexandre Devecchio vient de publier un essai aux éditions du Cerf intitulé Recomposition.

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    Alexandre Devecchio : "Avec le temps, il se pourrait que le populisme nourrisse un projet qui aille au-delà de la déconstruction de l'ancien ordre global"

    Atlantico.fr : Vous estimez dans votre livre Recomposition, le nouveau monde populiste, que le populisme est le signe d'une recomposition politique. Vers quel nouveau monde nous dirigent les leaders populistes ? 

    Alexandre Devecchio : En Occident, à l’utopie de la mondialisation heureuse succède le retour des nations et des peuples. Ces derniers, à travers leurs votes pour les partis dit « populistes », mais aussi à travers le « Brexit »  ou le mouvement des Gilets jaunes, expriment leur volonté de recouvrer leur souveraineté, de protéger leur modèle social et leur identité face aux migrations massives, de renouer avec un certain nombre de limites et de permanences face au rouleau compresseur de la globalisation. L’uniformisation planétaire n’a pas produit le village mondial pacifié espéré, mais au contraire engendrée de multiples fractures sociales, culturelles, démocratiques. Face à ce profond désordre, les populistes proposent de rétablir un certain nombre de repères. Le nouveau monde auquel ils aspirent n’est pas synonyme de fermeture, mais se veut avant tout plus stable.  

    Les partis européens qui réussissent aujourd'hui à obtenir la majorité aux élections semblent souvent réunir des électeurs aux opinions très diverses. C'est le cas par exemple de LREM, ou de coalitions comme celle qui a été conclue entre le M5S et le PD en Italie. Pourquoi les partis "attrape-tout" ont-ils tant de succès ? Est-ce le signe d'un vide idéologique ?

    En réalité depuis la fin de la guerre froide et la chute du mur de Berlin, les partis de centre-gauche et de centre-droit, qui se sont succédé, malgré une opposition de façade, menaient peu ou prou une politique identique avant tout fondée sur le primat de l’économie et du libre-échange. C’est ce que la théoricienne du  populisme, Chantal Mouffe, a appelé « l’hégémonie néo-libérale ». Mais depuis l’effondrement financier de 2008,  et plus encore depuis la crise migratoire de 2015, l’ère de la domination néo-libérale semble en passe de s’achever tandis qu’on observe la montée en puissance de mouvements antisystèmes dans la plupart des démocraties occidentales. Pour se maintenir au pouvoir, le centre gauche et le centre droit ont ainsi dû converger au sein de grandes coalitions : autour de Merkel en Allemagne, de Renzi en Italie ou de Macron en France. Mais même rassemblés, les centres ne pèsent qu’entre 25% et 30% des suffrages : une base électorale très faible essentiellement composée des gagnants de la mondialisation. Pour espérer élargir celle-ci et se maintenir durablement, il va leur falloir trouver un supplément d’âme idéologique. Cela pourrait bien passer par l’écologie.

    L’alliance entre le M5S et le PD en Italie est un cas à part et inédit. Pour la première fois, nous voyons un parti anti-système s’allier à un parti du système. Le M5S s’est pourtant entièrement construit sur le rejet des appareils politiques traditionnels et plus largement d’une démocratie représentative considérée comme dévoyée par beaucoup d’Italiens.  Dépassé par la montée en puissance d’un populisme rival, incarné par la Ligue de Salvini, le mouvement a su jouer habilement des combinaisons partisanes et des procédures parlementaires pour rester au pouvoir. Mais, ce faisant, il a aussi perdu sa raison d’exister et va devoir se refonder pour survivre.  Je ne serais pas surpris voir le parti de Di Maio muter en parti écologiste. 

    Si certains partis "attrape-tout" réunissent les gagnants de la mondialisation, les populistes semblent rassembler ceux qui s'estiment être les perdants. Dans quelle mesure ce qu'on appelle "populisme" n'est pas simplement le nom d'une forme de résistance désorientée au monde libéral, sans véritable projet ?

    On peut le dire comme cela ou comme le penseur de la nouvelle droite, Alain de Benoist, pour lequel le populisme exerce un rôle principalement destituant, c'est-à-dire qu'il contribue avant tout au «dégagisme». Il fait sortir du champ politique des partis et des mouvements faisant l’objet d’une défiance généralisé. Avec le temps, il se pourrait cependant que le populisme nourrisse un projet qui aille au-delà de la déconstruction de l’ancien ordre global. 

    Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, qui entame son quatrième mandat, a réussi à définir un véritable contre-modèle faisant désormais école dans toute l’Europe centrale. Il a notamment théorisé celui-ci, le 26  juillet 2014, dans son discours de Baile Tusnad où il emploie pour la première fois le concept de « démocratie illibérale ». En Europe occidentale, ce concept a été souvent mal compris. Pour Orbán, il ne s’agit nullement de rompre avec les principes de base du libéralisme : plutôt de retrouver un équilibre perdu entre démocratie et libéralisme, souveraineté des peuples et liberté des individus, volonté de la majorité et respect des droits des minorités. Tandis qu’en Europe occidentale, le politique est de plus en plus entravé par les technocrates et les juges comme par les lois du marché, en Europe centrale, le politique tend à limiter les contre-pouvoirs pour garder davantage de marges de manœuvre. Pour Viktor Orbán, le libéralisme seul ne suffit pas à maintenir la cohésion sociale et nationale. C’est pourquoi, il parle aussi de  « démocratie chrétienne », non par bigoterie ou pour brouiller la frontière entre l’État et l’Église, mais parce qu’il pense que les démocraties sont d’autant plus fortes et solides qu’elles s’inscrivent dans une histoire et une civilisation.

    A Washington s’est tenue mi-juillet une conférence inaugurant un  nouveau think-tank, la Edmund Burke Foundation, dont l’objectif est  de donner une véritable cohérence idéologique et doctrinale au Trumpisme. Autour du philosophe et théologien israélien Yoram Hazony, nombres d’intellectuels américains ambitionnent de forger un « conservatisme national », en rupture avec le néolibéralisme de l’ère Reagan.  Du mandat de Trump, on ne retiendra pas seulement ses foucades, mais aussi le point de départ d’une révolution idéologique bien plus profonde. Chacun à leur manière, Orbàn comme Trump, sont peut-être à l’avant-garde du nouveau monde. Paradoxalement, Macron apparaît au contraire comme le dernier samouraï d’un modèle à bout de souffle.  

    Vous évoquez dans votre livre la "chute du mur de Maastricht", écho à la chute du mur de Berlin. Il y a encore pourtant une véritable incertitude sur la capacité des populistes à réunir des majorités d'action (ce qui se passe au Royaume-Uni en est probablement le signe). Le succès du populisme n'est-il pas qu'une phase transitoire ? 

    Le mur de Maastricht est toujours debout, mais il est sérieusement fissuré. Nous sommes précisément dans une époque de recomposition. Pour paraphraser Gramsci, nous nous situons dans un « interrègne»: «un monde se meurt et un autre tarde à naître». La décomposition du « vieux monde » n’est pas achevée. Il résiste en jetant toutes ses forces dans la bataille comme on peut le voir, en effet, au Royaume-Uni. Mais dans la brume, apparaissent déjà les contours du monde à venir. Sera-t-il populiste ou le populisme ne sera-t-il qu’une étape transitoire ? Une chose paraît certaine l’ordre global, tel qu’on l’a connu, et dont l’Union européenne a été le laboratoire avancé, semble à terme condamné. 

    Alexandre Devecchio (Atlantico, 15 septembre 2019)

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  • Aucune convergence possible entre libéralisme et populisme !...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Patrick Buisson au quotidien libéral L'Opinion et consacré à la question de l'avenir de la droite dans le contexte politique actuel. Politologue et historien, Patrick Buisson est l'auteur d'une étude historique, 1940-1945, années érotiques (Albin Michel, 2008), et d'un essai politique important, La cause du peuple (Perrin, 2016).

     

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    Patrick Buisson: «Il n’y a aucune convergence possible entre libéralisme et populisme»

    La stratégie d’union des droites peut-elle devenir réalité en 2022 ?

    Vouloir bâtir un projet d’alternance pour 2022 avec les outils conceptuels de la fin du siècle dernier témoigne à tout le moins d’une certaine paresse intellectuelle. Cela revient à occulter l’apparition des nouveaux clivages qui sont venus distordre l’axe de polarité droite-gauche, autour duquel tout semblait figé. A bien des égards, le clivage qui oppose libéraux et anti-libéraux, et qui passe désormais à l’intérieur de chaque camp, est aujourd’hui le plus pertinent. A gauche, il a pris forme avec le tournant de la rigueur impulsé par le tandem Mitterrand-Delors en 1983 et, par la suite, à travers la montée des thématiques sociétales de l’individualisme libertaire. De l’autre côté, le fait majeur tient à la renaissance d’une droite anti-libérale, hybride du légitimisme et du catholicisme social, que La Manif pour tous – ce que j’ai appelé le populisme chrétien – a su tirer d’un long coma historique. La crise des Gilets jaunes n’a fait que souligner l’acuité du clivage entre cette droite-là et la droite libérale. L’une privilégie les solidarités collectives, l’esprit communautaire, le localisme et l’enracinement. L’autre met l’accent sur les sociabilités contractuelles, l’émancipation des individus, la mobilité et les bienfaits de la globalisation.

    L’union entre Les Républicains et le Rassemblement national est donc un horizon obsolète ?

    L’union impliquerait à terme la formation d’un mélange homogène.Or la propriété des droites aujourd’hui, c’est précisément de ne pas être miscibles. Il y a des convergences possibles entre populisme et conservatisme, il n’y en a aucune entre libéralisme et populisme. En outre, la base électorale de ces droites est devenue chroniquement minoritaire, et par là même très insuffisante pour servir d’axe stratégique à une reconquête du pouvoir. En y faisant arbitrairement entrer la totalité de l’électorat RN, les droites n’ont recueilli, lors des dernières élections européennes, que 36% des suffrages. Au premier tour de la présidentielle de 1995, les droites de Balladur à Le Pen rassemblaient près de 60% des votants…

    Ce clivage entre libéraux et anti-libéraux recoupe-t-il l’opposition peuple-élite ?

    Si être libéral, c’est croire que la logique du contrat et celle du marché suffisent à faire vivre ensemble une société disparate, alors oui, il y a bien là une fracture profonde entre le bloc élitaire et le bloc populaire. En moins d’un demi-siècle, l’action conjuguée de l’Etat-providence et du marché a fait tomber les uns après les autres tous les murs porteurs de notre affectio societatis. Depuis le début des années 1960, les politiques publiques ont toutes, peu ou prou, œuvré à la promotion de l’individualisme aux dépens de ce qui contribuait à la formation du lien social. Elles n’ont plus fabriqué du vivre ensemble, mais du vivre côte-à-côte. Le mouvement des Gilets jaunes aura été une révolte contre cette vaste entreprise d’arasement des communautés naturelles et des anciens réseaux de sociabilités.En proclamant la supériorité normative du commun sur les intérêts privés, en cherchant à redéployer les solidarités perdues, il s’est inscrit dans la filiation des « Communes », ces grandes émotions populaires qui ont jalonné notre histoire.

    «Bellamy 2019 aura été le négatif absolu de Sarkozy 2007. Sa candidature a rendu visible le gentrification de la droite, et du même coup, la coupure irréversible entre cette droite-là et le peuple»

    Comment expliquez-vous l’effondrement de LR aux européennes ?

    Le choix de Bellamy ciblait l’électorat très participationniste des seniors et des inclus qui forment le grand parti de l’ordre. C’était oublier qu’en période de troubles, ce parti de la peur se regroupe instinctivement derrière le pouvoir en place, pourvu que celui-ci sache exercer sans trop mollir le monopole de la violence légitime. Pour le reste, Bellamy 2019 aura été le négatif absolu de Sarkozy 2007. Sa candidature a brusquement rendu visible l’achèvement du processus de gentrification de la droite, et du même coup, la coupure irréversible entre cette droite-là et le peuple. Plutôt qu’au «métro à six heures du soir» dont parlait Malraux, elle s’est identifiée aux héritiers des Versaillais.Galliffet plutôt que Gavroche.

    Est-ce la fin de cette droite que vous décrivez comme écartelée « entre un moi libéral et un surmoi conservateur » ?

    La contradiction permanente dans laquelle elle se débat, son incohérence idéologique ont été lourdement sanctionnées par les électeurs. On ne peut à la fois prôner le libre marché et combattre la PMA et la GPA. Sauf à se retrouver dans la situation ubuesque que décrivait Philippe Muray : le parti des conséquences portant plainte contre le parti des causes.

    Y-a-t-il une voie pour la droite entre progressisme et populisme ?

    Je ne suis pas d’accord avec Alain Finkielkraut qui enjoint à la droite de répudier conjointement l’économisme et le populisme. Le populisme exprime l’instinct de survie des peuples victimes d’une dérégulation et d’une relégation sans précédent. Il faut le civiliser, et non l’anathématiser. Et s’en tenir au précepte énoncé jadis par Aragon : « Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat ».

    Qui sera le candidat de la droite en 2022 ?

    Macron, sans aucun doute. Après avoir digéré la gauche post-sociale en 2017, il a naturellement vocation à absorber la droite post-nationale, celle qui rejette par principe tout accord avec le RN. On ne voit pas qui, sur le marché politique, pourrait porter une offre libérale plus cohérente et attractive.

    Macron peut-il être cette fois battu ?

    Ce n’est pas impossible, dans un contexte marqué par le retour de la question sociale et l’élargissement de la fracture ethno-culturelle. L’élection présidentielle reste le seul scrutin où les classes populaires et la classe moyenne inférieure fournissent une majorité de votants. Seule une candidature opérant la jonction entre ces deux catégories serait susceptible de l’emporter face à Macron.

    Comment expliquez-vous l’intérêt autour d’un possible retour de Marion Maréchal ?

    L’intérêt des médias n’est pas toujours le critère le plus pertinent.Le storytelling produit davantage d’images que de suffrages. Les cas de Simone Veil et de Michel Rocard, stars médiatiques répudiés par les électeurs, l’ont démontré. Le moment choisi par Marion Maréchal pour revenir dans le débat laisse perplexe. D’abord en raison de l’échec de Bellamy, qui a fait apparaître l’insigne faiblesse électorale de la ligne libérale et conservatrice dont elle se réclame également. Ensuite parce que Marine Le Pen a fait montre d’une résilience dont bien peu la croyaient capable après le débat raté de 2017, réduisant les marges de manœuvre de sa nièce. Enfin, parce que son offre d’union à LR – une OPA sur une coquille vide et une main tendue à des gens qui n’en veulent pas – va vite trouver ses limites.

    Patrick Buisson (L'Opinion, 31 juillet 2019)

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  • Le mouvement des Gilets jaunes est-il terminé ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François Bousquet, cueilli sur Figaro Vox et consacré au mouvement des Gilets jaunes. Journaliste, François Bousquet est rédacteur en chef de la revue Éléments et auteur de Putain de Saint Foucault - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015) La droite buissonnière (Rocher, 2016).

     

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    Le mouvement des ‘’Gilets jaunes’’ est-il terminé?

    Son Panthéon, c’est la fosse commune. Ses Champs-Élysées, un rond-point. Sa garden-party, un barbecue. Voici, résumée à gros traits, la France périphérique, entrée par effraction dans l’actualité à l’automne 2018. Avant qu’elle ne se revête de jaune, quasiment personne ne voulait en entendre parler. Trente ans déjà que cette France-là a été rejetée dans les ténèbres extérieures. Un trou noir. Des millions de vies en jachère, enterrées vivantes sous les décombres des politiques de la ville, entre deux friches industrielles, entre deux commerces fermés, entre deux fermes à l’abandon, entre deux vagues d’immigration. Un pays englué dans ce que Louis Chauvel, l’un des très rares chercheurs, avec Christophe Guilluy, à avoir vu venir le mouvement des «gilets jaunes», a appelé la «spirale du déclassement», le grand fait social des trente dernières années. Or, ce déclassement est passé quasi inaperçu du pays central puisque la scène du crime a été rejetée dans les marges hexagonales: le peuple disparu, occulté des écrans-radars médiatiques. Il a refait surface, à l’automne, en bloquant les péages et en occupant les ronds-points, point nodal de cette périphérie, symbole de sa circularité: on tourne en rond dans un périmètre de 30 à 50 km, où tout a fermé, les usines, les épiceries, les cafés.

     

    Pour une fois, ce n’était pas la rue qui manifestait, mais la route. Pour une fois, ce n’était pas la ville qui se soulevait, mais la campagne. Une sorte de démocratie participative 2.0 à ciel ouvert. Des réseaux sociaux aux réseaux routiers. Du jamais vu. Partout, un même slogan, peu ou prou: «Baissez les prix et le mépris!» Aucun mouvement dans l’histoire récente n’avait suscité un tel engouement. Il est parvenu à coaguler une colère jusque-là disséminée, à l’image de la France périphérique dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Comment donner corps à ce mécontentement beaucoup plus homogène que l’inventaire à la Prévert à quoi on l’a trop souvent réduit, mais socialement atomisé et géographiquement dispersé? Un symbole - le gilet jaune - y est parvenu.

    Au plus fort du mouvement, un vent de panique a soufflé sur l’Élysée. Impossible de ne pas songer à la prise des Tuileries ou à la fuite à Varennes, imprimées dans l’imaginaire collectif, au vu des images saisissantes du couple présidentiel poursuivi dans les rues du Puy-en-Velay, début décembre, après l’incendie de la préfecture. Alors pour beaucoup la jacquerie menaçait de se transformer en grand brasier collectif, la révolte en révolution. Mais le mouvement s’est progressivement délité en raison même de sa nature éruptive et fiévreuse, autant populaire que populiste.

    Il faut dire que la réponse de l’exécutif a été à la hauteur de la vague jaune. Quelque 80 000 forces de l’ordre mobilisées chaque week-end, filtrant les gares et les péages aux portes des grandes villes noyées dans d’épais nuages de lacrymogène, l’emploi de LBD controversés, une surabondance de gardes à vue, des expulsions chahutées de ronds-points, des cahutes démontées, et même des lésions de guerre au dire de certains médecins.

    Résultat: entre le dernier trimestre 2018 et le premier trimestre 2019, le mouvement a muté. D’une année à l’autre, ce n’étaient plus les mêmes lieux de manifestation, ni les mêmes manifestants, ni les mêmes options politiques. L’extrême gauche - qui regardait jusque-là les gilets jaunes comme l’expression d’un poujadisme honni et attardé - s’est invitée au cœur des défilés. Le cahier de doléances a été capté et détourné. À la demande de reconnaissance de la France périphérique s’est substituée une demande d’assistance qui n’était pas initialement à l’ordre du jour. Jusqu’au RIC, certes central, mais qui a viré à l’assemblée citoyenne avec les habituelles rêveries autogestionnaires du gauchisme. Les «gilets jaunes» demandaient un référendum sur les questions régaliennes, dont les enjeux liés à l’insécurité culturelle, pas sur la piscine municipale. Ils plébiscitaient même, à la différence des jacqueries d’Ancien Régime, le retour de l’État, mais un État qui aurait rempli le contrat hobbesien qui nous lie à lui. Or, il apparaît de plus en plus à beaucoup qu’il ne le remplit plus tant il a cessé d’être protecteur. Les sacrifices fiscaux et les contraintes légales qu’il exige n’ont plus la contrepartie attendue. C’est donc la nature même du pacte politique que les «gilets jaunes» ont remis en cause. D’où la crise, générale, massive, de la représentation, tant politique et syndicale que médiatique. Cette crise de la représentation est si forte qu’elle a eu ironiquement raison des «gilets jaunes»: qui les représente? Question restée en suspens jusqu’à ce jour.

     

    Le philosophe Alain de Benoist a pu dire au début du mouvement que les «gilets jaunes» étaient en mesure d’exercer leur pouvoir destituant, en attendant d’exercer leur pouvoir constituant. Ce pouvoir de révocation, focalisé autour de la personne du Président («Macron démission!»), a échoué en raison même de la structure volatile du mouvement: son horizontalité, son spontanéisme, son inaptitude organique à se structurer, ses micro-rivalités intestines. Le «narcissisme des petites différences», pour parler comme Freud, a triomphé de l’unanimisme initial: dès qu’une tête dépassait, elle était dans la foulée coupée.

    On touche ici les limites de la révolte populaire, observables sur la très longue durée. La vérité, c’est que le peuple ne s’organise pas tout seul, il est organisé. Il ne s’institue pas tout seul, il est institué. Il y a toujours une avant-garde, révolutionnaire ou pas ; une élite, conservatrice ou pas. Que nous disent la vague populiste ou le mouvement des «gilets jaunes»? Que le peuple cherche un bon pasteur, le bon pasteur. Certes il veut choisir son maître, mais il cherche un maître, à l’instar des hystériques selon le psychanalyste Lacan, lequel ajoutait qu’elles ne cherchaient un maître que pour pouvoir le dominer. C’est de cela qu’il s’agit ici. Mais manifestement, les «gilets jaunes» ne l’ont pas trouvé dans les assemblées citoyennes.

    Quid aujourd’hui de la révolte? Il y a toujours des chasubles jaunes au-devant des voitures, mais c’est désormais plus un phénomène de persistance rétinienne. Il y a toujours des gens qui battent le pavé chaque samedi pour maintenir une flamme plus que vacillante, mais le cœur n’y est plus. Post politicum animal triste.

    Il n’empêche: il y a un avant et un après. Les raisons de la colère des «gilets jaunes» n’ont pas disparu dans le grand débat macronien. Elles sont objectives, structurelles, stratégiques. Elles augurent l’ouverture d’un nouveau cycle de révoltes, hors des corps intermédiaires, hors des médiations politiques traditionnelles défaillantes. Le harcèlement des élus et des permanences de la LREM, la grogne paysanne contre le Ceta, la réforme des retraites à venir, une économie structurellement en berne incapable de produire des richesses tangibles (la tertiarisation), les nouvelles vagues migratoires attendues, tout laisse à penser que les braises ne se sont pas éteintes, qu’elles ne demandent qu’à enflammer de nouveau la périphérie, pour peu que cette dernière apprenne de ses erreurs, renouvelle ses modes d’intervention et d’organisation, trouve enfin un débouché politique.

    François Bousquet (Figaro Vox, 14 août 2019)

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  • Le non du peuple

    Les éditions du Cerf viennent de publier un essai de Gabriel Robin et de Benjamin Demeslay intitulé Le non du peuple. Journalistes les deux auteurs publient notamment des articles dans L'Incorrect.

     

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    " Pourquoi la France et l'Europe sont-elles en crise ? Quels antagonismes paraissent aujourd'hui insurmontables ? Comment expliquer la partition sociale et culturelle de notre continent ?
    Pour répondre à ces questions, Gabriel Robin et Benjamin Demeslay racontent et analysent l'histoire de la formation des nations en Occident en identifiant les étapes au cours desquelles les fragmentations au sein des peuples se sont produites : du traité de Westphalie en 1648 à l'avènement de l'Union européenne, en passant par l'éclosion des Lumières au XVIIIe siècle ou encore l'effondrement des empires après la Première Guerre mondiale. Étude historique mais aussi politique, ce livre traite des bouleversements contemporains, comme la fin du clivage gauche-droite, la montée des populismes, la lente disparition de la classe moyenne sous les effets conjoints de la mondialisation et de la globalisation.
    Géopolitique, philosophie, littérature, histoire et même pop culture, voici un ouvrage pour saisir les enjeux du présent à la lumière des événements du passé. "

     

     
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  • De la diplomatie publique à la guerre du vrai...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de François Bernard Huyghe, cueilli sur son site Huyghe.fr et consacré à l'émergence d'une compétition des visions du monde... Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François-Bernard Huyghe enseigne à la Sorbonne et est l'auteur de nombreux essais sur le sujet, dont, récemment, La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015) et Fake news - La grande peur (VA Press, 2018). Avec Xavier Desmaison et Damien Liccia, François-Bernard Huyghe vient de publier Dans la tête des Gilets jaunes (VA Press, 2019).

     

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    De la diplomatie publique à la guerre du vrai

    Le projet d’influencer politiquement une population étrangère ou de mener une expansion idéologique hors de ses frontières est tout sauf neuf : il est fait mention d’agents d’influence chez Énée le Tacticien (IV° siècle avant notre ère) ou chez Sun Tsu (probablement mort en 470 av. J.C.). Mais les moyens techniques de diffusion de chaque époque limitent longtemps de telles stratégies : les idées des Lumières ou celles de 89 se répandent au rythme de l’imprimerie ou des voyageurs en diligence et ne touchent qu’une minorité. Et si, au moment de la guerre de 14-18, le cinéma et la photo ouvrent des espoirs de « conquérir les cœurs et les esprits » aux premiers théoriciens de la propagande (Creel, Ponsonby, Lippmann), il faut bien que les idées trouvent leurs vecteurs.

    Parler aux populations

    Pour simplifier, nous partirons de la guerre froide et du projet théorisé aux États-Unis sous le vocable de « diplomatie publique », terme qui se popularise au milieu des années 60 et une discipline qui s’enseigne toujours aujourd’hui. C’est d’abord une réponse à la propagande internationale soviétique. Vue de Washington, celle-ci paraît d’autant plus redoutable qu’elle s’appuie sur une double médiation : les partis frères de la III° internationale et le succès des idées marxistes ou anti-impérialistes auprès des intelligentsias, plus peut-être un peu de desinformatsya pour tromper la presse du monde libre. Après quelques essais de guerre culturelle surtout menée par la CIA - subventions cachées à des intellectuels anti-totalitaires, à des livres ou à des films pensant bien, voire à des expressions plastiques ou musicales plus modernes que le « réalisme soviétique » - la chose est systématisée par la création de l’US Information Agency fondée en 1953.

    Cette diplomatie qui s’adresse aux peuples par dessus la tête (et la censure) de leurs dirigeants est surtout connue pour avoir subventionné des radios (Voice of America, Radio Free Europe) émettant au-delà du rideau de fer en plusieurs langues. Elles devaient présenter une vitrine politique, économique et culturelle, qui fasse contraste avec l’univers communiste et surtout qui fasse envie. Plus subtilement, la diplomatie publique crée aussi des réseaux humains, à travers, par exemple, les bourses de la fondation Fullbright : elles servent à attirer les jeunes élites internationales, les futurs dirigeants de leur pays, pour leur faire connaître et aimer le mode de vie américain et les idées qui l’inspirent. Après le 11 septembre, certains plaideront aux États-Unis pour une « nouvelle diplomatie publique » destinée à combattre les idées islamistes ou obscurantistes et qui s’appuierait cette fois davantage sur les réseaux sociaux et la « société civile » (au sens des ONG, des think tanks ou des mouvements d’opinion internationaux). Mais globalement la stratégie reste la même. Elle résume dans la trilogie contrer, montrer, former.

    Contrer implique de combattre et délégitimer une idéologie adverse structurée, dans un jeu planétaire à deux où un seul doit l’emporter. Cette action de réfutation se réclame du principe de réalité : si seulement les gens réalisaient, ils seraient guéris des illusions de l’esprit malade et ils penseraient comme nous. Il s’agit donc de les guérir des mensonges des régimes autoritaires ou des doctrinaires. Montrer veut dire que la diplomatie publique est envisagée comme une révélation de vérités factuelles : en voyant notre mode de vie, notre véritable politique, notre culture, notre bonheur de vivre, notre liberté, sans la déformation qu’impose la propagande adverse, les gens ne peuvent manquer de se convertir à nos valeurs évidentes et universelles. Former, enfin, est sensé produire des individus libres et conscients qui participeront à ce processus de libération. Beaucoup à Washington, surtout chez les républicains, pensent que leur camp l’emportera parce que la supériorité politique intrinsèque des régimes occidentaux, leurs performances, la cohérence idéologique du libéralisme et, maintenant, la force de la communication des médias sans frontière vont dans le même sens.

    La diplomatie publique repose sur un volontarisme : créer des médias ad hoc, diffuser de bons messages, animer des réseaux, produire un contre-discours, autant de techniques qui s’apprennent et se subventionnent. Tout cela suppose un ennemi avec un projet de domination, sa rhétorique et ses moyens de diffusion, éventuellement prêt à profiter de la liberté d’expression occidentale pour désinformer les médias et contaminer les esprits. L’affrontement entre deux représentations du monde est symétrique dans ses objectifs (convertir) s’il ne l’est pas dans ses moyens (partis frère nationaux contre médias internationaux par exemple). À une déstabilisation/conquête de l’est doit répondre une subversion/libération de l’ouest et quelqu’un comme Reagan, qui n’avait probablement pas lu Gramsci, pensait volontiers que les idées (celles des think tanks par exemple) et les images que l’on produit comptent dans une lutte planétaire pour l’hégémonie idéologique.


    Un pouvoir sans contrainte

    La situation change avec la chute du communisme et son implosion idéologique, accélérée en partie grâce à la diplomatie publique pensent les uns, davantage par la culture mondiale de masse, diffusée par exemple par les chaînes télévisée de RFA visibles en RDA, diront les autres.
    Dans les années 90, un concept s’impose comme prophétie autoréalisatrice (le succès du mot prouvant celui de la chose) : soft power. En inventant ce vocable, lui-même assez « doux » ou mou pour mêler les idées d’attractivité, d’automaticité et de non coercition, le doyen Joseph Nye synthétise des tendances qui paraissent alors évidentes. Souvent présenté comme la « capacité de faire faire à d’autres ce qu’ils n’auraient pas fait autrement », donc ayant des finalités et une efficacité géopolitiques, le soft power tient à la fois de l’indéniable séduction de la culture américaine (allant du prestige de ses universités au succès des ses fast foods) et de la capacité du pays à amener les autres à adopter son point de vue, ses normes et ses objectifs. Le soft power serait donc à la fois ce qui plaît universellement - que l’on désire imiter ou acquérir- et ce qui s’imposera universellement - pourvu, notamment, que l’administration US sache paraître multilatérale et compréhensive avec les autres nations. La logique du soft power est celle de l’image d’un pays incarnant le futur de la globalisation. Mais cette image est exportée par des relais (des médias, des organisations gouvernementales et non gouvernementales, des élites formées au mode de penser du futur). Répandre le soft power consiste aussi à trouver des alliés et à répandre des codes juridiques, économiques, moraux, culturels, etc.
    Mais qui dit universel (ou naturel) pense souvent idéologique. L’idée va pourtant être contestée que valeurs et modèles made in U.S.A. s’imposent par le double effet de leur triomphe historique et de leur accord avec les aspirations de l’homme éternel.
    Bien entendu, l’anticipation d’un soft power s’imposant en douceur connaît vite ses ratés. Ni la conflictualité, ni la contradiction des valeurs (à commencer par celles qu’exprime l’antiaméricanisme), ni la résistance à l’unification de la planète ne se dissipent si vite au profit de la mondialisation heureuse. Le soft power américain se trouve confronté à ce que beaucoup analysent d’abord un peu hâtivement comme les derniers soubresauts de l’archaïsme.

    Il y a d’abord la nécessité morale supposée d’intervenir militairement contre un Saddam, un Milosevic, un Kadhafi stigmatisés par la conscience internationale. La criminalisation du coupable (tyran présenté d’abord comme ennemi de son propre peuple, massacreur, envahisseur, détenteur d’armes qui menacent le monde...) et la pédagogie d’une coalition internationale désintéressée, n’ayant d’ennemis que ceux du genre humain, tout cela nécessite des dispositifs de persuasion. La synergie des télévisions internationales par satellite (CNN en tête), des dispositifs militaires de psyops, guerre de l’information et autres, plus l’intervention d’agences de communication spécialisées dans la diabolisation de l’ennemi, les fameux spin doctors opère le travail de persuasion de l’opinion. Et la théorie s’adapte vite à la pratique : Joseph Nye produit le concept de smart power. Son principe est qu’une politique étrangère doit combiner « intelligemment », au mieux, séduction culturelle, pressions diplomatiques et économiques et actions militaires. Hillary Clinton adoptera le principe avec enthousiasme.

    Toute stratégie de changement de régime ne passe pas forcément par les armes. Dès la décennie 1990, l’exportation de la démocratie est soutenue par des dispositifs qui brouillent un peu la frontière entre la diplomatie publique stratégie et le soft power processus. Dès 1961, l’USAID (US Agency for International Development) finançait outre l’aide au développement des organisations comme le National Endowment for Democracy chargé d’aider à l’expansion démocratie libérale, pendant que la Freedom House, une Ong datant de la seconde guerre mondiale soutenait des organismes extérieurs « favorables aux droits civiques ». Selon la même logique le Freedom Support Act de 1992 est voté par le Congrès pour implanter« la liberté et le marché ouvert » dans l’ex-empire soviétique.

    Après la chute du Mur, les organisations publiques ou privées (dont les fameuses Fondations pour une Société Ouverte de G. Soros) engagent de gros moyens soit pour « former » de futurs dirigeants à la démocratie libérale, soit pour aider des groupes activistes pro-occidentaux à contrôler les élections dans leur pays, pour leur apprendre à mener des actions non violentes, les inciter à se doter de médias, notamment numériques. Et finalement leur montrer comment renverser leurs gouvernements autocratiques et antiaméricains. Sur un modèle testé en Serbie par OTPOR (mouvement de jeunes activistes serbes) en 2000, le schéma ressert dans toutes les révolutions dites de couleur : des roses en Géorgie 2003, orange en Ukraine 2004, des tulipes au Kirghizistan 2005, « en jean » en Bieléorussie 2005, « du cèdre » au Liban 2005. Bien entendu qu’il y ait une volonté « subversive » du Département d’État ou de fondations comme la Albert Einstein, qui enseigne littéralement l’art de la révolte ou de la résistance non violente, n’implique pas que le renversement de tous les autocrates soit l’œuvre de conspirations internationales, ni qu’il n’y ait pas de causes objectives à ces révoltes. La dimension technologique du processus est importante : dès 2010, H. Clinton déclare que les États-Unis soutiendront partout le droit de l’homme à se connecter sur Internet et aideront les cyberdissidences.

    Au moment du printemps arabe, une jeunesse qui n’est ni nationaliste ni islamiste, qui se réclame d’un idéal de démocratie à l’occidentale a appris à employer les réseaux sociaux comme outil international de mobilisation. Et ce à la barbe des autocrates qui pensaient leur pouvoir assuré par le contrôle des médias locaux. Du coup, les commentateurs sont tentés de prêter comme un pouvoir intrinsèquement libérateur au Web 2.0 et de suggérer un quasi déterminisme numérique : là où il y a Google, Facebook et Twitter, il y aura ouverture, libéralisme et démocratie. L’Histoire balaiera vite ces illusions.

    Mais le bouleversement le plus marquant est que l’Occident s’est redécouvert un ennemi principal avec le terrorisme djihadiste. Le onze septembre non seulement déclenche la spirale des engagements militaires, mais l’attentat pose un question douloureuse : « pourquoi nous haïssent-ils ? » qui devient vite « comment les déradicaliser ? ». La lutte contre la contagion idéologique suppose un contre-discours : réapparition d’actions de diplomatie publique, coopération avec les ONG, rechercher de méthodes quasi thérapeutiques pour guérir de cet extrémisme violent considéré comme une maladie psychologique. Les djihadistes savent jouer dans tous les registres : affrontement militaire ou de guérilla sur le terrain, terrorisme qui est, après tout, une propagande par le fait et un acte symbolique et propagande tout court. Al Qaïda (plus « web 1.0 » avec ses sites et ses forums de discussion) puis Daech (produisant pour le Web 2.0 des messages vidéos sophistiqués mais aussi capable de mettre en contact ses partisans sur les réseaux sociaux) sont parfaitement adaptés numérique. Le spectre du cyberdjihadisme capable de faire du prosélytisme et de la coordination en ligne et, demain peut-être, de mener de grandes cyberattaques de sabotage hante le monde. Et, en sens inverse, les recettes de guerre froide - mettre en contradiction les mensonges avec la réalité heureuse et tolérante de l’Occident - ne sont plus adaptés à un adversaire qui connaît notre culture ou notre technique mais possède un autre codes de valeur et un autre système d’autorité.

    De façon générales, deux des postulats du soft power commencent à poser question : que l’expansion « horizontale » d’une culture ou vision du monde (américaine, occidentale, globale ?) soit irrésistible et que la solidarité « verticale » de la mondialisation entraîne dans le même sens le changement technologique, l’économique, le politique et le culturel vers un modèle ouvert et global.

    Peurs occidentales

    La dernière phase que nous vivons est celle d’une inquiétude occidentale et du passage à une attitude défensive. Le phénomène a une dimension politique : les régimes autoritaires ne disparaissent pas et nombre de démocraties deviennent illibérales, tandis que monte l’influence de la Russie et de la Chine, les deux puissances dites « révisionnistes » de l’ordre mondial. Une second dimension est idéologique : les populismes avancent avec leurs idées conservatrices et identitaires. La troisième est médiologique : les moyens de communication internationaux, et surtout les réseaux sociaux, ne véhiculent pas nécessairement les idées « d’ouverture », bien au contraire. C’est donc un renversement de la trilogie sur laquelle se fondait théoriquement le soft power.

    Du reste, jamais en panne de néologismes, les think tanks ont produit des concepts sensés décrire ce changement :
    - la guerre hybride (hybrid warfare), un mélange d’interventions militaires classiques, de soutien à des mouvements de rébellion armée et de propagande internationale que mènerait la Russie
    - la weaponization de l’information, c’est-à-dire sa transformation en arme de déstabilisation que ce soit sous la forme de cyberattaque ou de désinformation et intoxication
    - le sharp power (pouvoir « aigu » qu’exerceraient la Chine et surtout la Russie) équivalents négatifs ou nihilistes du soft power occidental
    - etc.
    Tout un vocabulaire, qu’il serait trop long d’analyser ici, se met en place, en particulier dans les milieux proches de l’Otan, et tente de décrire des périls inédits qui constituent autant d’explications à la marche déplorable du monde.

    Ainsi, le Brexit, l’élection de Trump, voire le referendum catalan attribués à l’interférence russe (fake news et propagande par ses médias internationaux), à l’action déstabilisatrice des réseaux populistes, écosystème des fantasmes et des rumeurs, plus, d’une certaine façon à la technologie elle-même qui permet à chacun de s’enfermer dans sa « bulle de confirmation » en ligne avec ceux qui pensent comme lui. Ces explications oscillent entre la responsabilité d’une intervention déloyale facilitée par Internet et une sorte d’abaissement de l’esprit critique de la population, désormais prête à croire n’importe quoi, l’efficacité machiavélienne du message et la réceptivité niaise du public. Dans tous les cas, la perte d’attractivité de nos « valeurs » d’ouverture, de libéralisme et de progrès est assimilée à une sorte de panne de la vérité (certains philosophent déjà sur le thème de l’ère de la « post-vérité ») ; le faux serait serait trop convaincant et le vrai ne saurait plus se faire connaître (en dépit du soutien des gouvernements, des experts, des élites, des médias classiques, etc. pour rétablir la vérité). C’est un peu court : la crise du soft power ne peut s’expliquer ni par une manipulation d’un quelconque service, ni par les désordres psychiques des classes inférieures.

    À l’évidence, il faut revenir sur bien des espérances. Il y d’abord concurrence sur le strict plan du soft power. La Chine combine de plus en plus offensives de charme et de prestige avec des discours plus rassurants sur le multilatéralisme. On parlera aussi de soft power indien, coréen, qatari, etc., tant ces politiques se sont banalisées. Et, bien sûr, l’Europe jouit de son capital de sympathie et d’attractivité, la diplomatie culturelle de la France n’étant pas le plus mauvais moyen de la développer. Mais la conversion à des valeurs ou à des idées (à supposer que la Chine ou la Russie veuillent vraiment nous convertir à une quelconque doctrine) n’est pas seulement affaire de télévisions internationales, de trolls, de journalistes sympathisants ou d’algorithmes. Ni de bonne conduite à l’ONU. Il y a aussi des facteurs objectifs et, en dehors même de la personnalité de Trump - qui n’incarne guère le soft power - et de ses velléités isolationnistes qui déstabilisent ses alliés européens : les États-Unis ne sont plus l’hyperpuissance hard et soft en même temps. Pour ne donner qu’un exemple, la semaine où nous écrivons (en Juin 2018) l’échec du G7 chaotique fait contraste avec l’harmonie de l’Organisation de coopération de Shangaï. Peu de gens soutiendraient encore que l’ordre international libéral s’impose spontanément partout où pénètre Internet et où se développe le libre-échange.

    L’idée même d’un modèle idéologico-culturel destiné à remporter une sorte de compétition planétaire a trouvé ses limites : d’autres visions du monde qui s’implantent chacune dans leur aire géographique, culturelle ou spirituelle. Ne plus avoir d’ennemi unique est aussi un grand désavantage, et personne ne peut songer sérieusement à mettre dans le même sac le djihadisme sunnite et les ambitions chiites, le révisionnisme de l’ordre international préconisé par Pékin et par Moscou, les populismes européens, etc. L’idéologie de la fin des idéologie, plus qu’à des rhétoriques efficaces, s’est surtout heurtée à la pluralité indéracinable des identités et des croyances.

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 31 juillet 2019)

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