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libéralisme - Page 25

  • Le libéralisme mondialiste : un antihumanisme radical...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Michel Geoffroy, publié sur le site de Polémia et consacré à l'idéologie libérale mondialiste.

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    Libéralisme mondialiste : un antihumanisme radical

    La Secte a porté différents noms dans l’histoire. Les traditionalistes l’appelaient « modernité », les socialistes et les marxistes « bourgeoisie » ou « capitalisme ». Aujourd’hui les membres de la Secte se nomment « libéraux ». Leurs ennemis les désignent comme « mondialistes ». Mais peu importent les dénominations. Il serait oiseux, en effet, de vouloir établir des différences entre ces divers concepts car tout est lié de nos jours : le libéralisme s’est incarné dans le capitalisme, qui a rendu possible la mise en œuvre de ses principes ; le capitalisme est mondialiste ; et tous constituent aujourd’hui le visage de la modernité occidentale.

    La Secte

    La Secte a pris sa forme actuelle en Europe au sortir des guerres de religion. Elle s’est renforcée au XIXe siècle, après les guerres révolutionnaires et napoléoniennes.

    Elle repose sur une croyance, de laquelle tout découle. A savoir, comme l’écrit D. Hume, que « Tout homme doit être supposé une canaille ». L’homme serait non seulement incapable de Bien, incapable de vivre sans nuire à ses semblables, mais tous les malheurs du monde viendraient justement de sa prétention à vouloir détenir la vérité sur le Bien.

    De ce postulat anthropologique, qui rejoint certaines des croyances des anciens Cathares pour qui le monde était le royaume du Mal, la Secte en déduit que le seul moyen d’éviter le retour de ces malheurs consisterait à passer du gouvernement des hommes à celui des choses ; à mettre en place une machinerie sociale qui éliminerait justement toute référence transcendante au Bien et qui fonctionnerait de la façon la plus axiologiquement neutre possible, par un système de poids et de contrepoids automatiques. Cette machinerie aurait pour ressorts les mécanismes de l’économie de marché et du droit procédural.

    Si l’on peut toujours chercher à peser, voire à opposer, les différentes façons d’être « libéral », toutes se réfèrent à cette croyance commune car elle est essentielle à ce système de pensée.

    Le renversement des valeurs européennes

    Jusqu’à la constitution de la Secte, on croyait en Europe qu’une société devait reposer sur la vertu des citoyens et l’obéissance aux lois morales. On tenait l’égoïsme et l’indifférence à l’égard d’autrui comme autant de péchés ou de crimes. On pensait avec les Grecs que l’homme était un « animal politique » et qu’il ne pouvait se concevoir hors d’une Cité, hors de la communauté de ses semblables. On jugeait par référence à ce qui était Bien ou Mal pour la communauté, la tradition ou la religion. On pensait que, si l’homme était faillible, il était aussi capable d’amour et capable de faire le Bien. On admirait et respectait aussi l’œuvre des saints, des philosophes, des héros, des grands hommes, des grands capitaines, des explorateurs, des lettrés ou des savants qui nous avaient précédés et qui avaient forgé le monde, souvent en se sacrifiant eux-mêmes. Une large partie de la population autochtone en Occident croit encore à tout cela, au grand dam de la Secte, d’ailleurs.

    Mais pour les libéraux, nos pères étaient dans l’erreur. Le passé n’est que ténèbres.

    Ils affirment, en effet, qu’il faudrait fonder la société non plus sur les vertus mais sur les vices humains ; que seul l’intérêt individuel – c'est-à-dire l’égoïsme – permettrait de prendre les meilleures décisions possibles pour l’ensemble de la société, dès lors qu’il s’exprime au sein d’un marché libre de toute contrainte et de toutes préférences collectives.

    Le marchand et l’argent étaient jusqu’alors tenus en suspicion, mais les libéraux en font leur idéal humain. Ils affirment que c’est du commerce et non de l’Eglise, de la Loi ou de l’Etat que viendra la paix entre les hommes. Les nouveaux héros seraient désormais les marchands et les plaideurs.

    Les membres de la Secte déclarent croire que le moins mauvais ordre social naîtra non de la promotion de l’entente et de la solidarité entre les hommes, mais du choc permanent des instincts et des intérêts, libérés de toute retenue collective. C’est le miracle permanent de la « main invisible » du marché qui réaliserait cette performance jamais vue jusqu’alors.

    La Secte affirme enfin que le droit n’aurait pas à dire où est le Beau, le Bien et oùle Mal : ces distinctions ne seraient qu’une affaire purement privée. Le droit se résumerait à une procédure techniquement neutre qui doit seulement servir à éclairer les choix individuels, en se bornant, en outre, à ne fixer que ce qui est interdit.

    Un antihumanisme radical

    Même si ses membres se présentent aujourd’hui sous la forme de politiciens médiatiques, de puissants grands patrons, d’économistes distingués et de professeurs de faculté renommées, la Secte n’en professe pas moins un antihumanisme radical.

    Elle fournit une justification commode à l’expression des plus bas instincts et à la régression de l’homme. Car pour la Secte un égoïste n’est pas un vicieux : c’est, au contraire, quelqu’un qui prend de bonnes décisions qui bénéficieront finalement à tous, grâce à la magie du marché et du « doux commerce ». De même, un homme politique vertueux serait celui qui laisserait l’économie fonctionner toute seule et non pas celui qui chercherait à la maîtriser.

    La Secte affirme que tous les choix individuels seraient licites finalement – elle dit dans son langage que tous les hommes « naissent libres » – dès lors qu’ils ne nuisent pas à la liberté d’autrui, c'est-à-dire aux choix des autres. Pour ces croyants le Bien n’est donc plus la mesure de la liberté humaine. La liberté ne trouverait sa limite qu’en elle-même. Il fallait y penser et c’est surtout très pratique !

    La révolte contre les hommes

    Ces croyances bizarres seraient restées une curiosité intellectuelle, une hérésie parmi d’autres, si la Secte n’était parvenue à cumuler les pouvoirs politique, culturel et économique en Occident à la fin du XXe siècle et à s’incarner dans ce que l’on désigne aujourd’hui sous le vocable de « superclasse mondiale » ; et si elle n’avait accédé ainsi aux moyens de mettre en œuvre, en vraie grandeur et si possible à l’échelle de toute la planète, ses solutions miraculeuses.

    Car les « libéraux », hélas, ne se bornent pas à prôner gentiment un « laisser faire, laisser passer » et à faire que chacun puisse vaquer tranquillement à ses affaires. Depuis qu’ils sont au pouvoir, ils ne sont plus du tout « tolérants » ni « permissifs ». Car, comme ils veulent notre bien, ils n’ont de cesse de nous imposer leurs choix. Ce faisant, ils se comportent de la même façon que ceux dont ils prétendaient écarter les méfaits. Mais cela ne semble pas les troubler outre mesure.

    La déconstruction permanente de tout ordre social

    Les difficultés naissent, en effet, de ce que le libéralisme conséquent suppose la déconstruction permanente de tout ordre social, c’est-à-dire l’organisation d’une communauté humaine par rapport à des fins, des raisons et des normes hiérarchisées qui dépassent le seul intérêt immédiat de ceux qui la composent ici et maintenant. Car les bons apôtres libéraux nous expliquent que la « main invisible » n’est malheureusement censée fonctionner à son optimum que si la société est atomisée en individus. Mais, nous disent-ils, ce n’est pas grave puisque de ce chaos naîtra le moins mauvais des mondes possibles. C’est dans cette attente messianique que vit la Secte mais elle a hâte, hélas, d’annoncer la bonne nouvelle au reste du monde.

    En Novlangue la dérégulation

    Les « libéraux » se sont donc acharnés, avec la fureur des iconoclastes, à détruire tout ce qui fondait jusqu’alors l’ordre politique et l’état social de l’homme : l’Etat, la souveraineté politique, la suprématie des lois sur les traités internationaux, la souveraineté monétaire, les frontières économiques puis les frontières tout court, la citoyenneté (les étrangers ont les mêmes « droits » que nous, n’est-ce pas ?). On appelle cela en novlangue la dérégulation.

    Ils se sont aussi attaqués aux traditions qui rythmaient la vie sociale et donnaient un sens au vivre ensemble. La volonté de nous faire travailler le dimanche ne date pas de J. Attali, en effet : Marx la relevait déjà au XIXesiècle !

    La Secte s’est, bien sûr, efforcée aussi de délégitimer et de déconstruire toutes les protections sociales collectives, censées empêcher les individus de bien choisir sur le marché où serait leur véritable intérêt ; et aussi de s’adapter, vite, aux exigences de ce même marché. C’est ce qu’a toujours fait la Secte : qu’on se souvienne de la loi Le Chapelier portant dissolution des corporations sous la Révolution. La corporation – c'est-à-dire le regroupement des hommes en corps organique, conscient de son identité – voilà bien l’ennemi permanent de la Secte ! Car elle ne rêve que d’une société d’individus, d’un monde à la Robinson Crusoé.

    Il y a dans cette fureur iconoclaste une sorte de révolte symbolique contre le père, que certains ont déjà relevée : contre les dieux, contre l’Etat, contre l’autorité, contre la politique, contre la société des hommes justement. Ce n’est évidemment pas un hasard si la Secte n’a eu de cesse de délégitimer les valeurs viriles sur lesquelles était construit l’ancien monde et d’encourager le féminisme.

    Le dogme de la libération

    On a donc longtemps été trompés par le spectacle de l’extrême gauche pourfendant le capitalisme ou défendantla cause des « travailleurs » devant les caméras. Comme sur ce qui séparerait le libéralisme politique et social, d’une part, et le libéralisme économique, d’autre part.

    Ces oppositions sont factices car tous agissent dans le même sens pour la bonne raison qu’ils puisent aux mêmes racines idéologiques : à l’esprit des Lumières, c'est-à-dire à la prétention à reconstruire une société selon la seule raison, la leur.

    La révolution des mœurs introduite dans les années 1960 en Occident a servi, non pas à nous éviter le capitalisme, mais au contraire à accélérer la destruction de l’ordre social et la mise en place de la société des individus que réclamaient les libéraux. Le marché s’est très bien et très vite accommodé de ces révoltés qui portaient des « blue jeans », écoutaient de la musique pop et préconisaient de « jouir sans contraintes ». L’expression novlangue « libération des mœurs » ne vise qu’à essayer de positiver cette vaste opération de déconstruction.

    La Secte aime bien, en effet, nous dire à tout instant qu’elle nous « libère » et qu’elle nous apporte la « démocratie » ; que chaque avancée dans son sens serait une nouvelle « libération » et la disparition d’un affreux « tabou ». Elle aime d’ailleurs tellement les peuples qu’elle veut les « libérer », même quand ils ne demandent rien. Et s’ils ne se décident pas assez vite, elle ne répugne pas à employer la force des armes. Comme au bon vieux temps des guerres de religion.

    Mauvaise nouvelle : le Messie tarde à venir

    On n’insistera pas sur le fait que les résultats mondiaux ne sont cependant guère à la hauteur des promesses de la Secte des libéraux. Le Messie « abondance paisible » se fait curieusement attendre, du moins du plus grand nombre.

    La Secte prétendait posséder la recette certaine de la paix universelle. Mais en déconstruisant l’ordre social elle a surtout réussi à créer la guerre de tous contre tous. La fameuse société des individus est un oxymore, comme la « société ouverte ». Car l’homme « libéré » est un être qui devrait justement abandonner tout ce qui fait son humanité : son identité, sa culture, ses préférences (il ne faut pas « discriminer », n’est-ce pas ?), ses attachements (à son métier, à sa terre, à ses croyances) et ses solidarités ; bref, tout ce qui l’empêche d’être « performant ». Et il n’y a pas de démocratie sans peuple constitué.

    Les sociétés ainsi « libérées » sont curieusement devenues violentes, inquiètes et dépressives, des sociétés où la démographie et le travail déclinent mais où les interdits, les prohibitions, les proscriptions prolifèrent.

    Que dire aussi du remarquable succès obtenu par la suppression de frontières et l’encouragement « libéral » au développement des migrations de population (ne faut-il pas la liberté de circulation et d’installation pour tous ? N’est-ce pas un « droit de l’homme » ?) !

    Les diaboliques

    A l’égard de ceux qui sont de plus en plus nombreux à s’inquiéter des conséquences économiques, sociales et humaines de ses curieuses théories, la Secte répond, d’une façon péremptoire, que tout autre système serait bien pire encore.

    Hors le libéralisme, point de salut ! Sinon le totalitarisme, qui nous livrerait à la « bête immonde » qui sommeillerait toujours au fond de nous. On nous explique ainsi, sur l’air des lampions, que ce qui nous menacerait le plus aujourd’hui ce ne serait pas le chaos humain dans lequel on nous a précipités avec la destruction programmée des frontières et des Etats : non ce serait le terrible… protectionnisme.

    Ce qu’il y a d’ennuyeux, en outre, c’est que tout ce que nous voyons sous nos yeux a déjà été décrit et analysé dans le détail, notamment par les socialistes et les marxistes il y a bientôt 200 ans.

    Rappelons par exemple ce que K. Marx écrivait en 1848 : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner les instruments de production et donc les rapports de production, c'est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux (…). Tous les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées traditionnelles et vénérables, se dissolvent ; les rapports nouvellement établis vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d’une caste s’en va en fumée, tout ce qui est sacré est profané ».

    Ces lignes restent d’actualité pour la simple raison qu’elles décrivent le même processus, à la différence toutefois qu’il est désormais mondial et non plus seulement anglais ou allemand.

    Moralité : si vous critiquez la Secte, bon sang mais c’est bien sûr, c’est que vous êtes un affreux communiste, un socialiste débile ou pire encore.

    Car la Secte aime bien invoquer le Diable, à l’encontre de ceux, de plus en plus nombreux, qui doutent et qui murmurent.

    Mais quand on voit le monde dans lequel elle nous contraint de vivre, on finit par regretter, par aimer et par désirer ce qu’elle diabolise.

    Michel Geoffroy (Polémia, 29 mai 2011)

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  • Vive le populisme !...

    Le nouveau numéro du Choc du mois (n°42, mai 2011), est disponible en kiosque. On pourra lire un premier dossier consacré à la "planète gay", comprenant, notamment, un entretien avec Dominique Fernandez et un autre avec Renaud Camus. Un deuxième dossier est consacré à la mue populiste du Front national de Marine Le Pen, avec, notamment, une analyse du politologue Christophe Boutin. Et on trouvera aussi un entretien avec Alain Soral ainsi qu'un entretien avec Michel Guenaire pour son livre Les deux libéralismes (Perrin, 2011)... Et comme toujours, les rubriques "Monde", "Société" et "Culture"...

    Bonne lecture !

     

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    Au sommaire :

    Le bloc-notes de François-Laurent Balssa

    Monde
    Printemps arabe
    La campagne de Lybie de Sarko le Petit
    Le régime de Moubarak devait tomber, il est tombé

    Anti-impérialisme
    Comprendre l’Empire : Entretien avec Alain Soral

    Voyage dans la planète gay
    Tu seras homo, mon fils
    Le look fashion te branche ?
    L’autre promotion canapé
    Quand les homos basculent à droite, très à droite
    Quelques questions à Renaud Camus
    Mariage gay, bonjour tristesse
    Sur l’homosexualité et la fin des Temps
    L’âge d’or de la littérature homosexuelle
    Entretien avec Dominique Fernandez

     

    Société
    L’extrême droite est morte ? Vive le populisme !
    Super Marine
    Les deux hémisphères du cerveau populiste français
    Le populisme face à la haine du peuple : Entretien avec Christophe Boutin
    Le virage à gauche du Front National
    Oskar, Slobodan et les minarets
    Chronique : Simone veille
    Reportage : Facteur dans le 9-3, c’est un apostolat
    Un libéral en guerre contre le néo-libéralisme - Entretien avec Michel Guénaire
    Les dessous de la « grève du zèle » des magistrats
    Le Siècle : des hommes d’influence
    Je suis bi et je t’emmerde : Binationaux une espèce mutante
    L’étrange défaite : De mai 1940 au 11 septembre 2001

    Culture
    Exposition
    Sous l’égide de Mars : Total design
    Littérature
    Les vies de Malaparte
    En hommage à Jaime Semprun
    Le plouc était philosophe…
    Réédition
    Le conseiller sans prince
    Littérature
    Béru, reviens !
    Cinéma
    Tous les soleils
    BD
    Solide
    Au bon goût d’avant
    DVD
    Messagères des dieux
    Cochonneries industrielles

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  • "Le renouveau de la pensée critique est une exigence absolue..."

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien particulièrement riche donné en 2007 par Alain de Benoist à la revue Rébellion.

    alain de benoist, pensée critique, identité, capital, capitalisme, libéralisme, mai 68, révolte, peuple

    L’identité est au centre d’un remarquable essai que vous avez récemment publié. Pourquoi cette question est-elle devenue si brûlante de nos jours ? Comment concevoir un nouveau modèle communautaire qui ne soit pas un retour à l’archaïsme ?

    Le vaste mouvement de la modernité a été porté par l’idéologie du Même, c’est-à-dire par l’idée exprimée sous diverses formes que les différences entre les hommes ne sont que contingentes et transitoires. Le résultat a été la montée progressive d’un phénomène d’indistinction qui s’est traduit par une forte érosion des identités, tant individuelles que collectives, phénomène qui culmine aujourd’hui, puisque l’on entend maintenant dire un peu partout qu’« il n’y a plus de repères ». Les revendications identitaires que l’on voit fleurir actuellement, un peu partout elles aussi, sont une évidente réaction contre cet effacement des repères. Qu’elles s’ordonnent autour d’identités objectives ou subjectives, réelles ou fantasmées, elles constituent l’un des traits les plus significatifs de notre temps (on a d’abord revendiqué la liberté, puis l’égalité, puis l’identité), en même temps qu’elles confirment cette réalité paradoxale qu’on ne commence à s’interroger sur l’identité qu’au moment où celle-ci est menacée de disparaître ou a déjà disparu.

    Le problème est que tout le monde parle d’identité, mais que très peu se donnent la peine de dire ce qu’il faut entendre sous ce mot. C’est la source d’équivoques et de confusions sans nombre. Dans mon livre, Nous et les autres, j’ai donc voulu reprendre à nouveaux frais un travail de définition. J’ai d’abord essayé de montrer en quoi l’identité était une dimension essentielle, constitutive de soi, de la présence humaine au monde. Mais j’ai voulu aussi dénoncer certaines conceptions fautives, qui aboutissent parfois à une véritable pathologie de l’identité (ainsi lorsque l’on confond l’appartenance et la vérité). L’identité n’est pas pour moi une essence unidimensionnelle, mais une substance plurielle qui ne cesse de se transformer : elle ne définit pas ce qui ne change jamais, mais ce qui constitue notre façon singulière de changer. Elle ne peut s’énoncer uniquement par elle-même, mais appelle par définition une relation avec l’autre : tout sujet a besoin d’un autre pour se constituer (non pas d’un autre lui-même, mais d’un autre qui différe de lui), et c’est en cela que toute identité est dialogique. L’identité, en fin de compte, est une narration de soi destinée à structurer l’imaginaire symbolique – cet univers aujourd’hui menacé par le déferlement des valeurs marchandes.

    Votre intervention dans le débat sur la décroissance a provoqué l’hystérie de certains de ses tenants. Comment expliquer le succès de cette idée ? Est-elle vraiment pertinente ou se révèle-t-elle une nouvelle lubie issue de la mouvance altermondialiste ?

    Concernant une idée aussi révolutionnaire que celle de décroissance, il est à mon avis encore beaucoup trop tôt pour parler de « succès ». Disons seulement que cette idée fait aujourd’hui son chemin dans les esprits, au fur et à mesure que se répandent les préoccupations écologistes et qu’apparaît avec plus de clarté l’imposture de tout réformisme en ce domaine. La théorie part de ce constat très simple qu’une croissance infinie est impossible dans un monde fini. Or, ce simple constat, lorsqu’il est formulé de manière impérative ou normative, contredit frontalement un autre grand vecteur de la modernité, à savoir l’idéologie du progrès. Cette idéologie, dont Georges Sorel avait bien relevé le caractère essentiellement « bourgeois », prétend que l’histoire est orientée vers le mieux, que demain sera toujours meilleur, que l’arraisonnement de la Terre peut se poursuivre indéfiniment, qu’il est tout naturel de produire toujours plus afin de consommer toujours davantage, etc. De telles affirmations ne sont plus crédibles aujourd’hui. Nous savons que les réserves naturelles, à commencer par les réserves énergétiques, ne sont pas inépuisables. Nous voyons se multiplier et s’intensifier les dérèglements climatiques. Nous savons aussi que le saccage de la planète menace d’atteindre un niveau irréversible. Dans tous les domaines, il y a des limites. La prise en compte de ces limites amène à comprendre qu’il est parfois nécessaire de dire « C’est assez » plutôt que « Toujours plus ! »

    Mais il reste beaucoup à faire. Une certaine confusion continue à régner autour des modalités d’une possible décroissance – d’une « décroissance soutenable » –, laquelle ne saurait se confondre avec un retour en arrière ou, pis encore, avec la fin de l’histoire. Les partisans de la décroissance, qui ne se résument pas aux quelques hystériques auxquels vous faisiez allusion dans votre question, doivent faire face aux critiques conjuguées d’une gauche héritière du cartésianisme et de la philosophie des Lumières, qui a constamment défendu le productivisme, et d’une droite libérale, acquise depuis longtemps à l’axiomatique de l’intérêt et qui ne rêve que du déploiement planétaire du système du profit. Mettre en question l’idée de croissance indéfinie, c’est mettre en question le fondement même, voire la raison d’être, des sociétés « développées » sur le modèle occidental. C’est la raison pour laquelle il faudra du temps pour qu’elle s’installe durablement dans les esprits. La « pédagogie des catastrophes » ne peut être à cet égard qu’un adjuvant. Le travail le plus urgent doit s’opérer au niveau des idées. Comme l’a dit maintes fois Serge Latouche, il s’agit de « décoloniser l’imaginaire » en habituant nos contemporains à relativiser l’importance de l’économie et à ne plus laisser les valeurs marchandes gouverner l’intégralité du système des désirs et des besoins.

    Vous avez récemment préfacé la réédition du livre d’Edouard Berth, « Les méfaits des intellectuels », tandis que la revue « Eléments » publie ces jours-ci un dossier sur l’histoire du socialisme français. Pourquoi cet intérêt pour un courant révolutionnaire longtemps oublié ? Une alternative socialiste, fidèle à ces valeurs et qui serait capable d’apporter de nouvelles réponses aux défis de notre temps, vous semble-t-elle souhaitable ?
    C’est l’évidence même. A un moment où la droite se confond plus que jamais avec le système de l’argent, tandis que la plupart des partis « de gauche » n’hésitent plus désormais à vanter les mérites du marché, il m’a paru important de « revisiter » quelques uns des grands courant du socialisme français, à commencer par le plus intéressant d’entre eux, le syndicalisme révolutionnaire, dont Georges Sorel, Edouard Berth et Hubert Lagardelle furent les théoriciens et dont les thèses, soutenues par Victor Griffuelhes et Emile Puget, triomphèrent pendant quelque temps au sein de la CGT, à l’époque de la célèbre « charte d’Amiens ». Non par vaine nostalgie, bien entendu, car les conditions d’existence des travailleurs sont aujourd’hui bien différentes de ce qu’elles étaient à la fin du XIXe siècle, mais parce qu’il y a beaucoup de leçons à tirer – sous réserve de ne pas tomber dans l’interprétation anachronique ou dans l’idéalisation romantique – de l’étude de ce puissant mouvement socialiste et ouvrier qui, lorsque l’on y regarde de près, échappe à la plupart des clivages que nous connaissons aujourd’hui. Je viens de parler du syndicalisme révolutionnaire. Mais la relecture de Proudhon, Blanqui, Vallès, Pierre Leroux, Benoît Malon, etc. s’impose tout autant.

    Au cours des dernières années, vous avez souvent abordé l’œuvre de Karl Marx dans vos écrits. Comment percevez-vous l’apport du philosophe allemand dans votre réflexion ? Quelle actualité a pour vous l’analyse marxienne ?
    Une actualité certaine. Encore faut-il le lire sans la dévotion des marxistes orthodoxes ni la mauvaise foi des « antimarxistes » professionnels qui, sans l’avoir jamais lu, se bornent sans rire à le présenter comme le « précurseur du Goulag ». Allons à l’essentiel. Marx n’a pas seulement été l’un des premiers à exposer de façon convaincante comment le capitalisme organise l’expropriation des producteurs sur laquelle il se fonde, il a surtout été celui qui, de manière véritablement géniale, a compris que le système capitaliste est un système anthropologique – ce que j’appelle moi-même la Forme-Capital – plus encore qu’un système purement économique. Les pages insurpassables qu’il a consacrées au « fétichisme de la marchandise », à partir desquelles Georges Lukács a pu formuler en 1923 la notion de « réification » (Verdinglichung), illustrent parfaitement la façon dont l’appropriation de la Terre par le Capital introduit une véritable « chosification » des rapports sociaux, où l’homme n’est pas seulement assujetti à la marchandise, mais se transforme lui-même en marchandise. Ce dispositif d’arraisonnement monstrueux n’est pas sans rappeler ce que Heidegger a écrit à propos du Gestell, comme système de fuite en avant dans l’illimité.
    Sans doute Marx commet-il l’erreur de survaloriser la seule économie, ce qui l’amène à attendre le salut de l’avènement d’une autre forme d’organisation économique, au lieu de mettre en question l’économie elle-même comme valeur (c’est un point sur lequel, à travers Ricardo, il reste dépendant de l’école classique). Il veut de même libérer le travail, là où il aurait fallu envisager de se libérer du travail lui-même. Il développe une philosophie linéaire de l’histoire qui n’est qu’une transposition profane de l’historicisme chrétien. Il souligne à juste titre la réalité des luttes de classe (que la droite s’est toujours entêtée à ne pas reconnaître), mais a le tort d’en faire le seul et unique moteur de l’histoire humaine. Il a très bien compris que la bourgeoisie, détentrice du capital – et à laquelle il fait crédit d’avoir liquidé le système féodal parce qu’il y voit un préalable indispensable à l’avènement d’une société sans classes –, trouve dans l’accumulation de ce capital la source de son pouvoir et que les forces productives se développent dans le sillage de sa domination de classe. Mais il a eu tort de ne caractériser la bourgeoisie que comme la classe détentrice des moyens de production, sans voir qu’elle était aussi et surtout porteuse de valeurs nouvelles.

    Ce qu’il dit des « contradictions » internes du capitalisme peut être critiqué à la lumière de l’histoire effectivement advenue. Marx croit de manière un peu naïve que l’exploitation dont le prolétariat est victime suffira à faire naître une conscience de classe que le parti communiste saura orienter dans le sens de la révolution (« la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs »). Il pense que cette exploitation s’accroîtra toujours de la même façon, sans réaliser que la hausse des salaires, qui transforme les producteurs en consommateurs, permettra aussi au capital d’accroître ses profits (à quoi bon augmenter sans cesse la production s’il n’y a personne pour l’acheter ?). De même, il pense que le poids croissant du capital fixe (« constant ») va réduire inexorablement la part de l’exploitation directe des prolétaires dans la valeur de la marchandise, ce dont il déduit sa théorie de la baisse tendancielle du taux de profit. Or, grâce aux progrès technique et aux gains de productivité, le poids du capital fixe n’a pas étouffé le profit, l’accumulation ayant toujours trouvé jusqu’à présent de nouveaux champs où se déployer. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit soit complètement à abandonner, car les entreprises ont aussi tendance aujourd’hui à perdre sur des marchés stagnants, ou soumis à une concurrence sauvage, ce qu’elles gagnent grâce à la compression des salaires.

    Vous disiez à l’instant que les conditions d’existence des travailleurs sont aujourd’hui bien différentes de ce qu’elles étaient à la fin du XIXe siècle. Voulez dire par là qu’il n’y a plus aujourd’hui de classe ouvrière ? Ni de classes sociales ?

    Il y a toujours des classes sociales, et la classe ouvrière continue de représenter en France environ six millions de personnes. (Notez en revanche que dans les années 1960, il y avait encore à l’Assemblée nationale une centaine d’anciens ouvriers parmi les députés, alors qu’ils ne sont plus que trois ou quatre aujourd’hui). Mais pour exister en tant que classe, il ne suffit pas d’exister « en soi », il faut aussi exister « pour soi ». Ce qui a disparu, ce ne sont pas les classes sociales, mais la culture de classe et l’esprit de classe.

    Le « génie » du capitalisme moderne a été de fragmenter toutes les catégories sociales « dangereuses » par le biais de divisions nouvelles, pour lui inoffensives. Nous vivons dans une société qui est à la fois de plus en plus fragmentée et pourtant de plus en plus homogène dans ses aspirations et ses valeurs. Il y a eu une époque, pas si lointaine, où chaque milieu social avait sa façon de voir le monde, sa culture propre, parfois même sa propre langue. La vie moderne a supprimé tout cela. Le compromis fordiste s’est traduit par un embourgeoisement généralisé. Tout le monde veut plus ou moins les mêmes choses, avec seulement plus ou moins de moyens de se les procurer. Les enfants de la classe bourgeoise ont les mêmes loisirs que ceux de la classe ouvrière. Ils voient les mêmes films, écoutent les mêmes chansons, ont les mêmes distractions, veulent aller en vacances aux mêmes endroits, fréquentent les mêmes boîtes, etc. Tout le monde aime Johnny Halliday, le rap, les programmes des disc-jockeys, la Star Academy, Harry Potter et les play-stations. Là encore, la seule distinction est induite par le fric : on a plus ou moins d’argent à dépenser, mais on le dépense de la même façon.
    Il n’y a de moins en moins de culture propre aux classes populaires parce que l’imaginaire symbolique de la société toute entière a été converti aux valeurs marchandes. Le modèle anthropologique libéral (l’homme n’est qu’un producteur-consommateur dont la conduite la plus normale est de toujours rechercher à maximiser son meilleur intérêt tout en s’appliquant à consommer toujours plus) s’est imposé dans les esprits. La mimétique sociale et la logique du profit ont fait le reste. A l’ère du capitalisme cognitif et de l’économie « immatérielle », de la toute-puissance des marchés financiers et de la dictature des actionnaires, la planète se transforme en un unique marché, où le capital déploie ses stratégies à sa guise.
    Mais l’individualisation des comportements et la crise généralisée des structures institutionnelles (partis, syndicats, Eglises, etc.) jouent aussi leur rôle. Personne ne raisonne plus en fonction d’un projet collectif intéressant la société globale. Les infirmières, les enseignants, les intermittents du spectacle manifestent pour défendre leurs conditions de travail, mais leur protestation ne s’étend jamais aux travailleurs en général. Ils ne manifestent que pour eux-mêmes, et cessent de se mobiliser dès que leurs revendications ont été plus ou moins satisfaites. Les salariés victimes d’un licenciement arbitraire, d’une délocalisation sauvage ou d’un dépôt de bilan se mobilisent pareillement de façon ponctuelle, sans jamais manifester de solidarité avec le monde du travail en général.

    Quel sens donnez-vous exactement à l’expression « classes populaires » ?

    De nos jours, les classes populaires ne se résument plus à la classe ouvrière. Hier principalement constituées d’ouvriers d’industrie, mais aussi de paysans pauvres (nous vivions encore dans une culture rurale), elles comprennent aujourd’hui aussi des employés des services, des salariés du commerce, des petits employés, du personnel soignant, un prolétariat du tertiaire dispersé et sans tradition de luttes, etc. Elles ne sont donc pas homogènes. Il y a de fortes différences – plus fortes même qu’il y a trente ans – entre ceux qui paient un loyer et ceux qui sont parvenus à devenir propriétaires d’une petite maison, entre les urbains et les (derniers) ruraux, les salariés du privé et ceux du secteur public, etc. Mais les points communs restent plus nombreux qu’on ne le dit. Les classes populaires se caractérisent notamment par la petitesse de leur statut social et professionnel, une moindre sécurité économique, une tendance éventuelle à la précarité (mais pas toujours), un certain éloignement par rapport à ce que Bourdieu appelait le « capital culturel », c’est-à-dire les ressources culturelles socialement avantageuses.
    Robert Castel n’a pas tort de critiquer la représentation de la société selon un schéma dualiste opposant sommairement, d’un côté une vaste majorité de classes moyennes, de l’autre l’ensemble des pauvres, des précaires et des exclus. Les classes populaires se distinguent en réalité des unes comme des autres. De ce point de vue, on a sans doute surestimé l’incontestable basculement en direction des classes moyennes induit par le compromis fordiste. De nombreux travaux publiés jusqu’autour de 1995 se sont attachés à décrire la « moyennisation » de la société française sous l’effet de la consommation de masse, de la diffusion de l’éducation publique (en fait, bien souvent, une semi-acculturation à la culture scolaire), de l’essor des services, etc. La croyance en cette « moyennisation » est l’un des facteurs qui expliquent la façon dont les partis de gauche se sont progressivement coupés du peuple. Le mouvement de grèves de 1995, les scores réalisés par le FN auprès des classes populaires et, surtout, l’échec de Lionel Jospin à la présidentielle de 2002 ont amené les spécialistes à y regarder d’un peu plus près. Ce qui les a amenés à redécouvrir le poids démographique et sociologique de catégories qu’on avait un peu hâtivement déclaré disparues.
    Une autre erreur, bien dénoncée par Annie Collovald, consiste à représenter les classes populaires comme des milieux voués, maintenant que le communisme a disparu, à se laisser séduire par les sirènes du « populisme ». Dans cette optique, le « populisme » sert de repoussoir commode pour discréditer les classes populaires, décrites comme particulièrement perméables aux idées simplistes, xénophobes et autoritaires, et pour légitimer la coupure des grands partis « de gouvernement » et du peuple. Les sondages montrent qu’en réalité, le Front national, au cours des vingt dernières années, a touché un double électorat, à la fois populaire et petit-bourgeois, et que c’est surtout son électorat petit-bourgeois (qui, à la dernière élection présidentielle, s’est massivement reportée sur Nicolas Sarkozy) qui a fait ses choux gras de l’« idéologie » simpliste qu’on prête en général au populisme.

    Vous avez souvent insisté sur la nature ambivalente du Travail. A la fois aliénation et source du lien social, sa transformation a provoqué des bouleversements considérables dans la société actuelle. Quelles devraient être, selon vous, sa place et sa nature dans une activité humaine libérée des impératifs du profit ? Le monde du travail est-il toujours aujourd’hui la première victime du Capital ?
    J’ai souvent critiqué l’idéologie du travail, car je crois qu’il n’y a rien de « naturel » – et moins encore de « moral » – dans le fait intrinsèque de travailler. Hannah Arendt et bien d’autres auteurs ont rappelé que le travail était regardé dans l’Antiquité comme une activité inférieure, relevant de la sphère de la nécessité par opposition à celle de la liberté. Les Grecs, il est vrai, posaient la vita contemplativa comme supérieure même à la vita activa. Mais ils distinguaient aussi le travail de toutes sortes d’autres activités et occupations. Dans les cultures monothéistes, au contraire, le travail est connoté positivement, pour des raisons essentiellement morales : du fait de la faute originelle, l’homme doit « travailler à la sueur de son front », et le travail est un devoir au même titre que le jeûne ou la prière. Le travail au sens moderne du terme, c’est-à-dire fondamentalement le travail salarié, ne s’est pourtant imposé en Europe que progressivement, et non sans se heurter à de très fortes résistances. Il ne s’est jamais défait de son ambiguïté constitutive. D’un coté, le travail représente une incontestable aliénation ; de l’autre, il a aussi été perçu comme une « libération », voire une « rédemption ». La gauche comme la droite ont d’ailleurs participé, chacune dans le registre qui lui était propre, à l’exaltation du travail. Enfin, j’aurai garde d’oublier que le fait d’avoir un statut de travailleur à l’intérieur du système de production, a joué un rôle essentiel dans la formation de l’identité ouvrière.

    Où en sommes-nous aujourd’hui ? Le salariat n’a cessé de se généraliser, du fait notamment de la disparition de la société rurale, ce qui fait que tout un chacun en subit désormais les contraintes. Le travail est toujours l’un des derniers repères sociaux, en ce sens qu’il reste porteur d’identité (par opposition au chômeur, que sa condition prive de toute identité sociale). Mais en même temps, le travail tend à devenir une denrée rare, comme témoigne l’apparition, dans la plupart des pays occidentaux, d’un chômage qui n’est plus seulement conjoncturel, mais structurel, ce qui permet au capital d’accentuer sa pression à la baisse sur les salaires.

    Dans le même temps, on peut dire que la Forme-Capital n’a jamais été aussi agressive et prédatrice qu’aujourd’hui. Renouant avec l’époque de ses débuts, mais désormais totalement mondialisé – il a en effet cessé d’être ordonné à la puissance des nations –, le capitalisme du « troisième type » ou « turbo-capitalisme » a mis en œuvre un peu partout un programme de compression des revenus salariaux, de remise en cause (voire de démantèlement) des droits sociaux et de précarisation de l’emploi. Parallèlement, ce qu’il faut bien appeler l’effondrement du système scolaire a mis fin au mirage de l’« éducation pour tous », comme au rêve inconséquent de l’égalité par la massification et le nivellement. Le phénomène de l’exclusion, enfin, marque une aggravation du sort de ceux qui la subissent par rapport à ce qu’était autrefois l’aliénation de type classique. Hier, l’exploitation de la force de travail des ouvriers n’empêchait pas ces derniers d’être intégré dans la pyramide sociale, fût-ce au niveau le plus bas. L’exclusion, elle, retranche purement et simplement de la société. Il y avait hier des exploités, mais dont on avait encore besoin (pour les exploiter précisément) ; il y a aujourd’hui des « inutiles ». Cette aggravation marque un changement de nature, pas seulement un changement de degré.
    L’avènement de la société « en sablier » consacre la fin de la théorie du « déversement » (Alfred Sauvy), selon laquelle les profits accumulés au sommet de la pyramide sociale finissent un jour ou l’autre par redescendre vers la base, améliorant ainsi le niveau de vie général. L’examen de l’évolution des revenus montre que les pauvres sont toujours plus pauvres, les riches toujours plus riches – et que les inégalités s’accroissent aussi entre les nations.
    Pour les libéraux, le chômage n’est que le résultat de la paresse des chômeurs (qui « préfèrent toucher des subventions » plutôt que de chercher un travail, en clair : qui refusent d’accepter n’importe quel travail à n’importe quel niveau de rémunération) et de charges salariales trop élevés. Or, la modération salariale est la règle depuis plus de vingt ans, mais l’emploi n’a jamais été au rendez-vous. Aujourd’hui, la nouvelle idée dominante est que la « flexibilité » serait le meilleur moyen de créer des emplois. Cette idée, qui n’est pas très nouvelle – elle correspond à la vertu d’« adaptation » auxiliaire de la sélection naturelle dans la perspective sociale-darwiniste –, se répand d’autant plus aisément que nous vivons maintenant dans un monde « liquide », comme dit Zygmunt Bauman, c’est-à-dire dans un monde dominé par les flux et les reflux, et non par des organisations traditionnelles de type bureaucratique ou hiérarchisé. Dans ce nouveau contexte, les libéraux expliquent toujours le chômage par un niveau de salaires trop élevé et par le fait que les chômeurs sont inutilement dédommagés, ce qui les inciterait à ne rien faire. Mais ils assurent que, parmi les facteurs empêchant la modération salariale, il faut désormais privilégier les variables institutionnelles qui rendent comptent de la « rigidité » du marché du travail. Ces variables sont aussi censées expliquer les différences de taux de chômage existant d’un pays à l’autre. L’idée générale est que, pour un niveau de croissance donné, un pays pourrait créer beaucoup ou peu d’emplois en fonction uniquement du degré de réglementation du marché du travail, ce qui est absurde. On le voit aujourd’hui très bien en Allemagne, qui est l’un des pays où depuis dix ans les salaires ont été le plus contenus et où le chômage a le plus augmenté. Les vraies causes du chômage sont en fait à rechercher, d’abord du côté d’une évolution générale de la société, qui permet de produire toujours plus de biens et de services avec toujours moins d’hommes, ensuite du développement de l’économie financière au détriment de la production réelle, enfin de la croissance des revenus du capital et de l’inégale distribution des gains de productivité.

    Si les classes sociales sont toujours là et si la Forme-Capital n’a jamais été aussi agressive, pourquoi ne se révolte-t-on pas ?

    C’est la grande question. Bien entendu, on peut toujours dire que les gens ne se révoltent pas parce qu’ils n’ont finalement pas tant de raisons de se plaindre de leur sort. Réponse optimiste qu’on entendra sans doute aussi longtemps qu’il y aura de l’essence à la pompe et des produits dans les rayons des supermarchés. Mais si cela est vrai, pourquoi constate-t-on en même temps autant de détresses affectives, de misères matérielles, de souffrances sociales ? Pourquoi les cabinets des psychologues ne désemplissent-ils pas ? Pourquoi ce recours massif aux antidépresseurs ? Pourquoi cette déperdition visible d’énergie, cette anomie collective, cet anonymat de masse, cette dissolution du lien social ? Il y a bien un malaise dans la civilisation, comme le disait Freud. 
    Il n’en est pas moins vrai que toux ceux qui prédisaient, il y a encore vingt ans, qu’une fois dépassé un certain niveau de chômage on assisterait inévitablement à une révolte sociale violente, ont été démentis par les faits. L’explication traditionnelle est que le chômage étant aujourd’hui indemnisé, au moins durant une certaine période, les conditions de la révolte sont du même coup désamorcées. Une autre explication, plus subtile, est que les chômeurs se perçoivent eux-mêmes comme démunis de tout, y compris de la capacité de se mobiliser au sein d’une société où ils ne parviennent pas à s’insérer, tant matériellement que psychologiquement. Je pense que les causes véritables sont à rechercher plus loin.
    Comment rendre compte, par exemple, de ce fait paradoxal que les catégories sociales qui auraient « objectivement » le plus de raisons de se révolter, sont en pratique celles qui se révoltent le moins ? Tout un courant de la sociologie des mouvements sociaux s’est affronté à ce paradoxe, d’abord aux Etats-Unis (F.F. Piven et R.A. Cloward), puis en Europe. Ses travaux sont intéressants dans la mesure où ils remettent en cause l’idée parfaitement intuitive, conforme au sens commun, qui postule un lien mécanique de cause à effet entre la prise de conscience et la révolte, ou encore entre le mécontentement et le refus violent de ce qui le suscite. On sait aujourd’hui que la domination ou l’exploitation subie peut se traduire aussi bien par la résignation, la dépression ou la somatisation que par la contestation violente, surtout lorsque cette domination est en partie masquée par le clinquant des distractions quotidiennes, et surtout par l’incapacité de ceux qui en sont victimes à s’appréhender eux-mêmes comme un groupe unitaire ayant un même statut social et des intérêts communs. La « conscience malheureuse » peut ainsi demeurer en même temps une « fausse conscience », une conscience aliénée, et ses effets peuvent aussi s’exercer au plus profond des corps.

    La plus grande force de la Forme-Capital est d’avoir fait croire à sa « naturalité ». Toutes les grandes idéologies ont cherché à naturaliser leurs fondements, afin de leur fournir un socle de légitimité. L’idéologie libérale a ainsi fait croire, d’abord que l’échange marchand est la forme naturelle de l’échange (par opposition, par exemple, au système du don et du contre-don), ensuite que la dynamique des échanges marchands engendre tout naturellement la formation du capital comme rapport de production et le capitalisme comme mode de production. Dans cette perspective, l’expropriation des producteurs et la transformation en marchandises des conditions et des acteurs du processus de production ne sont plus perçues que des conséquences inévitables d’une évolution « naturelle ». L’aliénation se définit aujourd’hui plus que jamais comme un phénomène de fausse conscience. Les gens ont intériorisé l’idée qu’au fond, il n’y a pas d’autre société possible. Ils ressentent un profond malaise à vivre dans cette société, mais ils y vivent sous l’horizon de la fatalité. Les plus cultivés ont à l’esprit tout ce qui a pu être tenté dans le passé et qui n’a pas marché (ou qui a débouché sur le pire). Ils en déduisent qu’il n’y a rien à faire, sinon peser pour obtenir un peu d’amélioration à la marge. Ils sont de ce fait tous devenus réformistes. Dans le meilleur des cas, les salariés participent d’un vaste « ras-l’bol » mal défini qui s’exprime dans le « vote protestataire », sans aller au-delà. Ajoutez à cela que nous ne sommes plus à l’époque des explosions, mais des implosions. A l’ère de la société hygiéniste, festive, aseptisée, ceux qui sont en désaccord profond avec ce qui les environne ne cherchent plus à faire la révolution. Leur rébellion s’exprime plutôt dans le retrait : ils se retirent du jeu. Dans le meilleur des cas, ils se disent que la vraie vie est ailleurs et ils s’efforcent de se construire un « ailleurs » à leur mesure. Ce peut être l’aventure ou le cocon.

    Combien de temps cela peut-il durer ?

    Tout ce que l’on peut dire, c’est que l’histoire est ouverte – ce qui ne signifie nullement que tout soit à tout moment possible, mais simplement qu’il n’y a pas d’état social-historique qu’on puisse regarder comme définitif. Nous vivons aujourd’hui une « époque de basses eaux », comme disait Castoriadis. Il n’en sera pas toujours ainsi. Mais le problème est que la demande est aussi conditionnée par l’offre, et que l’offre aujourd’hui s’est singulièrement tarie. Le socialisme s’est trop longtemps orienté vers des revendications purement quantitatives, qui étaient certes légitimes et nécessaires, mais qui ne résument pas tout ce à quoi l’homme aspire. Quand le niveau de vie du plus grand nombre a commencé à monter, le mouvement socialiste s’est trouvé en partie désarmé. A l’époque du compromis fordiste, une partie de la classe ouvrière a troqué son intégration aux classes moyennes contre sa renonciation à toute visée révolutionnaire. Depuis la chute du système soviétique, les partis de gauche ne sont en outre jamais parvenus à surmonter leur crise d’identité. Le parti communiste et le parti socialiste, après avoir assisté à la disparition de leur base sociologique, ont eux-mêmes choisi de se couper définitivement du peuple et sont devenus, l’un (le PC) un parti social-démocrate, l’autre (le PS) un parti social-libéral. Faute de trouver les moyens théoriques de surmonter la désagrégation de ses modèles de référence, la gauche a finalement capitulé en rase campagne en se ralliant à l’économie de marché. Il faut bien dire que, sociologiquement parlant, elle s’était déjà goulûment réconciliée avec l’argent ! Cette capitulation a beaucoup contribué à répandre l’idée selon il n’y a pas d’alternative au système en place (le célèbre « TINA » : « There is no alternative »). Elle a du même coup totalement infléchi les modalités théoriques et pratiques de l’action politique de gauche. Ne se proposant plus de travailler à l’avènement d’une autre société possible, la gauche ne peut plus avoir d’autre ambition que d’ajouter un peu de « conscience sociale » à des évolutions jugées irrésistibles. A l’ultralibéralisme, elle se contente donc d’opposer un « social-libéralisme » qui ambitionne d’infléchir un peu la mise en œuvre des évolutions en cours, sans plus en contester les fondements. Le réformisme triomphe ainsi complètement, et avec lui l’idée qu’on peut seulement « aménager » ou réformer à la marge une fuite en avant que rien ne saurait véritablement endiguer.

    Cette dérive a certes ouvert à la « gauche de la gauche » un espace politique où des acteurs plus radicaux cherchent à s’implanter, mais sans offrir d’autre alternative qu’une surenchère verbale à tonalité essentiellement morale. Le verbiage gauchiste conjugue posture « révolutionnaire » immature, base sociale bourgeoise, ultralibéralisme en matière de mœurs et surenchère moraliste à des mobilisations ponctuelles en faveur de secteurs de plus en plus périphériques de la société. On ne trouve chez ces groupes aucun véritable programme, aucune alternative clairement définie, mais – comme aussi chez beaucoup d’altermondialistes – un discours sans contenu assorti d’une ignorance totale de ce qu’est la politique. La plupart se bornent à faire dans l’assistance « humanitaire ». Les plus « révolutionnaires » s’intéressent plus au lumpenprolétariat qu’au peuple, plus aux marginaux et aux « sans papiers » qu’à la classe ouvrière à laquelle ils ne croient plus. Leur erreur est de croire qu’ils trouveront une force révolutionnaire de rechange dans ce que Marcuse appelait les « sinistrés du progrès », improbable catégorie recouvrant aujourd’hui surtout les travailleurs clandestins, le lumpenprolétariat, la « racaille » des banlieues, etc. C’est là une faute stratégique majeure, car le peuple se sent profondément étranger à cette catégorie, dont il réprouve souvent carrément les agissements (ce qui se comprend aisément, car il en est la première victime).

    Une erreur parallèle consiste à faire consister l’action politique de gauche dans la défense et la promotion de modes vie alternatifs défendus par les groupes ultraféministes, les homosexuels, les partisans de la dépénalisation de la drogue, ce qui revient à militer pour un « libéralisme culturel » qui, sous couvert de déstabiliser conventions et préjugés, exalte à la manière « bo-bo » toutes sortes de comportements marginaux, dont il s’applique à faire autant de normes nouvelles. Cette façon de faire est l’héritière directe de l’hédonisme bourgeois (qui n’a cessé de coexister avec le bourgeoisisme vieux style, austère et bien-pensant), voire d’un libertinage antisocial qui, comme tel, a toujours profondément choqué la « common decency » populaire.

    Quel regard avez-vous porté sur la campagne présidentielle de mai 2007 ? Quelle signification revêt la victoire de Nicolas Sarkozy ? Quel type de modèle de société incarne-t-il à vos yeux ?

    Au départ, Sarkozy était avant tout le candidat du patronat, de la grande bourgeoisie, du complexe militaro-industriel français (qui contrôle désormais l’essentiel du système des médias) et des néoconservateurs américains. George W. Bush a d’ailleurs été le premier chef de l’Etat à féliciter celui qui, à peine élu, a tenu à « lancer un appel à nos amis américains pour leur dire qu’ils peuvent compter sur notre amitié » (on n’avait encore jamais vu un nouveau président saluant avec chaleur un autre peuple que celui qui l’a élu !). Ses commanditaires attendent maintenant un retour sur investissement. En clair : qu’il mette un terme à l’« exception française », sur le double plan du système social et d’une politique étrangère qui n’avait avant lui jamais totalement rompu avec la tradition gaullienne d’indépendance.
    Cependant, Sarkozy n’aurait jamais pu l’emporter avec les seuls suffrages de la grande bourgeoisie libérale. Son coup de génie est d’être parvenu, durant sa campagne électorale, à séduire des segments importants de la petite et moyenne bourgeoisie qui soutenait auparavant le Front national. Ayant pris la pleine mesure de ce phénomène nouveau qu’est la logique (et la crainte) du déclassement social, Nicolas Sarkozy a dès le premier tour raflé dans l’électorat de Le Pen les deux tiers des petits artisans et commerçants, des employés, des travailleurs indépendants et des couches inférieures de la petite bourgeoisie salariée, public au profil autoritaire, hostile au libéralisme des mœurs, mais favorable au libéralisme économique – celui qui conjugue traditionnellement goût du profit et crispations xénophobes. C’est le ralliement de cette droite autoritaire, aspirant à une « remise en ordre », qui lui a permis de franchir au premier tour la barre des 30 % et d’être élu au second.
    Sarkozy a ainsi réussi à agréger deux électorats différents et aux intérêts matériels divergents, réussissant le prodige de séduire à la fois la droite sécuritaire et les cadres supérieurs gavés aux stock-options, les tenants de l’ordre moral et les night-clubbers de la jet society, ceux qui profitent de la mondialisation et ceux qui en sont les victimes, ceux qui se « lèvent tôt » et ceux qui se couchent au petit matin, le monde du travail et celui de Star Academy, les patrons du CAC 40 adeptes du darwinisme social et les classes moyennes inférieures porteuses d’une revendication individualiste-égalitaire qui se concilie très bien avec le culte du chef et le désir d’ordre et d’autorité. Un exploit qui se laisse à bien des égards comparer au vote Bush aux Etats-Unis. Reste à savoir ce qu’il en adviendra.

    Les dernières élections furent aussi l’occasion de remettre en cause l’« héritage » de Mai 68. Cette crise charnière de l’histoire contemporaine est accusée de tous les maux qui traversent la société française. En même temps, la génération de 1968 est au pouvoir en politique et dans les grandes entreprises. Que pensez-vous aujourd’hui du bilan du mouvement de Mai 68 en France ?

    On ne peut rien comprendre à ce qui s’est passé en Mai 68 si l’on ne réalise pas qu’à l’occasion de ces journées qui se voulurent révolutionnaires deux types d’aspiration totalement différents se sont exprimés. Mai 68 fut d’abord, indéniablement, une protestation contre la politique-spectacle et le règne de la marchandise, un retour à l’esprit de la Commune, une mise en accusation radicale des valeurs bourgeoises. Je ne peux avoir que de la sympathie pour cet aspect du mouvement, même s’il s’y mêlait bien entendu beaucoup de naïveté juvénile. Mais il y eut aussi un autre Mai 68, d’inspiration strictement hédoniste et individualiste, qui se bornait à contester l’ordre moral du moment, que l’avènement des « Trente glorieuses » avait déjà commencé à faire craquer. Les uns défendaient l’ascèse révolutionnaire, les autres voulaient avant tout « jouir sans entraves ». Or, ces derniers ont très vite réalisé que ce n’est pas en faisant la révolution ni en se mettant « au service du peuple » qu’ils allaient satisfaire leurs désirs. Ils ont vite compris au contraire que ceux-ci seraient plus sûrement satisfaits dans une société libérale permissive. Ils se sont donc tout naturellement rallié au capitalisme libéral, ce qui n’est pas allé, pour nombre d’entre eux, sans quelques avantages sonnants et trébuchants. Installés dans les état-majors politiques, les grandes entreprises, les grands groupes éditoriaux et médiatiques, ils ont surtout conservé de Mai 68 le souvenir nostalgique d’une grande « fête ». « Sous les pavés, la plage », disaient-ils. Ils ont eu Paris-Plage. Les autres, les vrais contestataires, ceux dont les travaux étaient susceptibles de contribuer à un renouveau de la pensée critique, ne sont plus qu’une poignée. La mise en cause de l’« héritage » de Mai 68 dont vous parlez est donc profondément équivoque. Il faut savoir de quel Mai 68 on parle. Avec le recul du temps, on voit bien aujourd’hui qu’il y en a eu au moins deux. Sans oublier la touche d’exotisme apporté par le courant maoïste, qui n’a pas survécu aux avatars de la Révolution culturelle, mais dont les représentant ont souvent évolué d’une façon plus intéressante que les trotskystes, toujours prisonniers de leur vision policière de l’histoire.

    Le triomphe de l’idéologie néolibérale n’est-il pas en grande partie dû à l’absence d’un corps de doctrine assez consistant pour lui faire face ? Sur quelles bases une nouvelle pensée rebelle pourrait s’affirmer ?

    Il y a bien entendu de multiples causes à ce « triomphe » de l’idéologie néolibérale que vous évoquez. L’une de celles dont on parle le moins est la division de ses adversaires qui, prisonniers de l’obsolète distinction droite-gauche, ne parviennent pas (et, bien souvent, ne veulent pas) engager entre eux un véritable dialogue, pour ne rien dire des actions communes qu’ils pourraient aussi entreprendre. La Forme-Capital constitue aujourd’hui le centre du système en place : cette centralité implique l’union des périphéries qui la regardent comme l’ennemi principal. Le renouveau de la pensée critique ou « rebelle » est aussi une exigence absolue – même si la question de l’articulation de la théorie et de la pratique est devenue aujourd’hui plus complexe que jamais. L’objectif, c’est de tout faire pour favoriser à tous les niveaux l’autonomie individuelle et collective vis-à-vis de la logique marchande, remédier à la dé-liaison sociale, réhabiliter l’engagement dans la vie publique et la légitimité d’un grand projet de civilisation fondé sur des valeurs partagées et la claire conscience d’un destin commun. Mais dans l’immédiat, le plus important sans doute est de lutter contre cette idée qu’il n’y a pas d’alternative au modèle actuel de société, de faire comprendre aux gens qu’ils ne vivent pas sous l’horizon de la fatalité. Je l’ai déjà dit, l’histoire reste ouverte. Le « triomphe » de l’idéologie néolibérale, dans la mesure même où il marque une apogée, peut aussi bien signifier le début de la fin. J’ai toujours été convaincu que le système de l’argent périrait par l’argent. Ce n’est évidemment une raison pour s’en tenir à l’expectative. L’attente des catastrophes ne constitue pas un programme. L’esprit révolutionnaire, c’est de continuer toujours, quoi qu’il en coûte, à faire ce que l’on pense devoir être fait. 

    Mais il est incontestable qu’il y a aujourd’hui une certaine indifférence des classes populaires à la politique, indifférence encouragée par toutes sortes de phénomènes de société bien connus (consommation, télévision, loisirs, etc.). Cette indifférence montre, soit que les classes en question n’attendent plus rien du politique (elles n’y croient plus), soit qu’elles ne perçoivent pas leur condition sociale comme suffisamment insupportable pour se mobiliser. Les deux hypothèses ne sont d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre, les classes populaires balançant fréquemment, comme je l’ai déjà dit, entre l’acception et l’intériorisation de la domination qu’elles subissent et le vote protestataire qui leur permet de se manifester contre elle de façon minimale. Quoi qu’il en soit, il est sûr que les classes populaires sont aujourd’hui les moins bien armées pour saisir et participer au jeu politique, donc pour donner à leurs votes une portée conforme à leur rationalité propre. En même temps, ce n’est que de ces classes populaires, au sens large, que l’on peut attendre quelque chose, et non de la grande bourgeoisie, qui tient au système par toutes ses fibres. Ce devrait évidemment être le but d’un véritable parti populaire de chercher à remédier à cet état de choses, en donnant à ces milieux, non seulement les moyens de peser sur l’action publique, mais aussi de se doter d’une unité symbolique leur permettant de s’appréhender eux-mêmes comme une force collective réelle.

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  • La crise, causes et solutions...

    Vous pouvez regardez ci-dessous un débat extrêmement intéressant sur la crise, ses causes et ses éventuelles solutions entre Jean Robin, animateur du site Enquête & Débat, et Michel Drac, responsable des éditions Le Retour aux Sources, et auteur de plusieurs essais. 


    Echec et mat : Michel Drac et Jean Robin par enquete-debat

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  • Le scandale des délocalisations...

    Eric Laurent, journaliste sur France Culture, spécialiste des relations internationales, vient de publier chez Plon Le scandale des délocalisations. Une enquête qui démontre, s'il en était besoin, le caractère néfaste de la politique de recherche du profit à court terme menée pour le seul intérêt des actionnaires...

     

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    "Cette enquête plonge au coeur du phénomène qui angoisse le plus les français : la perte de leur emploi lié à des délocalisations. L'ouvrage montre que bien souvent le choix de délocaliser n'est économiquement pas fondé et crée plus d'effets négatifs que d'avantages pour l'entreprise. L'enquête révèle également comment des politiques, impuissants et dépourvus de courage, s'efforcent de cacher à l'opinion la gravité du phénomène. Elle décrit aussi la stratégie d'un grand nombre de sociétés, y compris dans les secteurs de pointe, qui financent leur délocalisation en se faisant octroyer des aides massives des régions ou de l'Etat puis ferment ensuite leurs usines sur le territoire français dès qu'elles ont empoché l'argent. Elle révèle enfin les mécanismes pervers de l'Union Européenne qui encourage le transfert d'emplois et d'usines vers les pays à bas coût. Un livre où le lecteur découvrira que par une choquante inversion ce sont les salariés qui sont menacés et au contraire les actionnaires qui sont protégés."

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  • Prêt à jeter...

    Nous reproduisons ci-dessous un article du blog économique et social consacré à une remarquable émission d'Arte sur l'obsolescence programmée, diffusée le 15 février 2011. Le reportage, visible gratuitement pendant sept jours, est mis en lien à la fin de l'article.

     

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    Prêt à jeter

    Tout le monde se souvient que les machines à laver, les réfrigérateurs marchaient facilement 25 ans lorsque nous étions enfants. Aujourd'hui faire tenir de tels appareils plus de 10 ans est un exploit. Je me souviens de mon avant-dernière machine à laver. J'avais voulu prendre une grande marque allemande et de haute technologie : écran couleur, calcul de la dureté de l'eau, pesée du linge, nombreux programmes automatiques. Elle est tombée en panne 4 ans après son achat et le réparateur indiquait (à tort ou à raison) qu'il fallait changer deux capteurs et le bloc électronique, qu'il fallait commander les pièces, qu'il ne les aurait pas avant un mois et que le cout total de la réparation n’était pas encore connu, mais était équivalent à 200 ou 350 euros minimum. J'ai alors décidé de la changer, mais cette fois j'ai pris un modèle de base et je me suis bien renseigné sur internet par rapport à la fiabilité de telle ou telle marque.

    Les ampoules

    Le documentaire présente l'origine de l'obsolescence programmée. Est à l'origine de cette terrible idée le cartel des fabricants d'ampoules. Les marques Phoebus, Osram, Philips, la Compagnie de Lampes et General Electric se sont regroupées en 1925 pour imposer une durée de vie de 1000h maximum par ampoule au lieu de 2500 h constatées en moyenne. Les fabricants devaient prendre des échantillons de leur production et les tester régulièrement. Les résultats étaient consignés et partagés. Un barème de pénalités financières avait été défini pour ceux qui ne jouaient pas le jeu. C'est ainsi que la durée classique de vie d'une ampoule fut considérée par tous comme étant de 1000 heures garanties. En réalité, déjà à cette époque nous savions faire des ampoules durant facilement 2500 h. Tout le monde connait le mystère de l'ampoule de la caserne de pompier de Livermore qui est restée allumée depuis 1901 soit près d'un million d'heures. Bien plus que les meilleures ampoules de la plus haute technologie du moment... Cette ampoule est si connue, qu'il a été installé une webcam en face d'elle pour que le web entier puisse l'admirer. Une webcam est déjà tombée en panne et a dû être remplacée alors qu'elle brille toujours. Elle fut fabriquée en 1895 !

    Le cartel de fabricants s'est finalement fait "pincée" en 1942 pourtant, le procès qui a eu lieu 11 ans après la découverte de cette entente et qui a interdit cette pratique n'a finalement pas permis de rallonger la durée de vie des ampoules qui est restée, à l'époque, de 1000 h au lieu des 2500 h que le fabricant savait faire sans effort ni sur cout. Des brevets concernant la fabrication d'ampoules durant plus de 100 000 h ont été très vite enterrés.

    L'idée de l'obsolescence programmée vient du fait que les industriels ont eu peur que les produits à trop longue durée de vie ne leur permettaient pas de vivre. L'essor du crédit a accéléré la tendance. Ainsi, certains en ont même profité pour calquer la durée de vie de leurs produits sur la durée du crédit nécessaire pour les acheter.

    Les exemples du reportage

    Les exemples d'obsolescence programmée ne manquent pas que ce soit dans le passé ou actuellement. Le documentaire raconte l'histoire de Dupond de Neumour qui lorsqu'il a inventé le nylon, proposait des bas pour femmes qui avaient une durée de vie presque infinie. L'entreprise a vite chargé ses ingénieurs de diminuer fortement leurs qualités, car sinon il n'en vendraient pas assez. Progressivement la formule chimique du nylon a été adaptée, les additifs le protégeant des UV et de l'oxygène ont été réduits afin qu'il soit moins résistant. Le reportage montre le cas d'école que constituent les batteries d'iPod volontairement programmées pour durer 18 mois environ et n'étant pas couvert par la garantie d'Apple. Une "class action" a été engagée par des clients, mais Apple a finalement négocié des bons d'achat pour le plaignant et accepté d'augmenter sa garantie et d'inclure la batterie dans cette dernière. Il montre également le cas d'une imprimante à jet d'encre bas de gamme de marque Epson qui possède un compteur d'impression et se met en défaut après 18 000 impressions. Il existe un petit logiciel russe que réinitialise le composant électronique qui mémorise le nombre d'impressions. Automatiquement, l'imprimante repart.

    Ceux que j’ai rencontrés

    Je connais d'autres cas de ce genre : les cartes mémoire des appareils photo ont parfois un compteur du même type qui compte le nombre de formatages et tombent volontairement en échec après une certaine valeur. Les cartouches d'imprimantes qui possèdent une petite puce électronique qui ne sert à rien, juste à empêcher que l'on recharge la cartouche. J'ai connu le cas d'un fabricant de vélo qui, en sortie d'usine, faisait volontairement une entaille sur le pédalier afin que celui-ci casse plus rapidement. Que penser de ces vis cruciformes qui, entre les branches de la croix, ont une deuxième croix moins profonde ?Aujourd'hui, on nous vend à prix d'or les nouvelles ampoules d'éclairage LED en nous indiquant volontairement des durées de vie gigantesques, mais leur calcul est faux. Il ne se base que sur le composant qui éclaire, les LED, et rarement sur l'électronique qui l'accompagne. Conséquence : c'est l'électronique qui casse en premier et souvent très tôt. Ainsi, une ampoule à LED de marque Xanlite sur les 3 que j'ai achetés a duré moins de 6 mois, c'est un record absolu de non-longévité.

    L’obsolescence technique

    La miniaturisation de l'électronique est un bon prétexte pour ne plus permettre de réparer les gadgets. Trop intégrée, trop petits et peu chers, leur réparation devient de fait trop couteuse. En Afrique, en Inde et en Chine, où la tradition de la réparation des objets est encore vive, dois nous rappeler un passé pas si ancien où l'on arrivait encore à faire réparer en franc nos télévisions et chaines HIFIS. Je vous défie, aujourd'hui de trouver un réparateur (surtout un SAV connu) capable de réparer quoi que ce soit sauf si c'est trivial. Que penser des fabricants qui, sous prétexte de préservation de leur propriété industrielle, interdisent l'ouverture de leurs produits par une personne autre que leur SAV ? N'est-ce pas une volonté délibérée de nous empêcher de le réparer ? Libre au SAV de la marque de juger l'appareil comme HS... Que penser des fabricants qui utilisent des vis non conventionnelles ou qui soudent les coques des appareils ?

    L’obsolescence technologique et de design

    Un classique de l'obsolescence programmée est de sortir un produit design, à la mode, mais volontairement légèrement dépassé. Il est ainsi facile de sortir un nouveau produit un peu mieux tous les ans et qui donne l'envie au consommateur de remplacer son ancien produit. Apple est passé maitre dans ce domaine. En proposant des téléphones avec des innovations, mais aussi des manques impardonnables, donne envie au consommateur de changer son téléphone chaque année. Il n'y a même plus besoin de programmer physiquement son obsolescence. Les changements de technologies sont également très pratiques : en passant du vinyle au CD, de la VHS au VCD, du VCD au DVD, du DVD au Blue Ray, nous sommes sans cesse obligés de renouveler des appareils qui marchent encore bien et qui n'avaient pas, à priori besoin d'être remplacés.

    L’obsolescence des services

    Une manière d'implémenter discrètement une obsolescence programmée à un produit est finalement de ne plus supporter ses évolutions et ses pièces détachées. Chaque téléphone portable, même de la même marque, à un chargeur différent. Ainsi, le changement du portable force le changement de tous les accessoires de ce dernier. Accessoires souvent vendus avec de confortables marges contrairement aux téléphones.

    Le matériel n'a pas le monopole de l'obsolescence programmée, le logiciel aussi. Ainsi, que penser de la volonté de Microsoft de ne plus supporter et vendre Windows XP alors que ce dernier est certainement la seule solution pour faire encore fonctionner de vieux ordinateurs peu puissants ? Que penser du fait que le couple Windows 7 associé à Office 2010 Pro nécessite 15 fois plus de puissance processeur, 71 fois plus de mémoire vive et 47 fois plus d’espace disque que le couple Windows 97 et Office 97 ? L'obsolescence des logiciels implique l'obsolescence du matériel informatique qui doit être toujours plus puissant, même pour une personne qui fait toujours des tâches de même complexité (écriture de textes). Autre possibilité : un constructeur propose sur l'emballage d'un produit électronique, une possibilité de mise à jour du produit. Nous avons l'impression, en l'achetant, que sa durée de vie technologique sera plus longue. Le piège, surtout pour des marques moins connues, est que les fameuses mises à jour ne seront jamais disponibles ou disponibles durant un temps très court. J'ai acheté il y a 7 ans une chaine HIFI avec une prise USB de marque Philips. Le logiciel marchait très bien en Windows XP, mais lorsque j'ai renouvelé mon PC, trois ans après, le logiciel n'était pas compatible avec Windows Vista et la connexion USB n'a jamais plus marché faute de pilote sur le site de Philips ! Énervant !

    L’obsolescence numérique

    La Gestion numérique de Droits (DRM) est très certainement une tentative de l'industrie de l'audiovisuel de créer une obsolescence programmée des biens de consommation culturels. Les protections des DVD et Blue Ray, les DRP des fichiers vidéo et audio ne sont-ils pas, par les limitations de reproduction qu'ils imposent, des obsolescences programmées numériques ? Faire payer le client plusieurs fois pour le même produit ou le même service étant la finalité.

    L’obsolescence intelligente et autres solutions

    L'obsolescence pourrait être intelligemment utilisée pour des produits qui, nous le savons, sont en train d'être grandement améliorés par de nouvelles technologies. Également dans le cas de produits qui ont un rendement qui baisse fortement au cours de temps. Leurs maintiens dans la vie de tous les jours pouvant polluer plus qu'un produit neuf. Mais cela nécessite une analyse complète du cycle de vie et de fabrication. Attention toutefois que l'argument écologique ne soit pas un énième moyen pour créer artificiellement une obsolescence. Notons également que la location avec maintenance est un bon moyen pour forcer les fabricants à produire de la qualité. Si les couts de non-qualité et de maintenance sont directement supportés par lui-même, il ne pourra que travailler sur la longévité des produits. Nous pouvons également rappeler l'intérêt des associations de consommateurs dans ce débat. Tester les matériels, dénoncer les abus, se lancer dans des procès lorsque ces abus sont avérés est également un bon contrepouvoir. Si les "class action" ne sont pas un remède miracle, ils ne peuvent qu'aller dans le bon sens. Il est frappant de voir qu'en franc nous n'en avons toujours pas, car les lobbys des industriels ont tout fait pour éviter cette éventualité. Ainsi, malgré de nombreuses promesses politiques nous n'avons toujours pas la possibilité de nous défendre en groupe, lorsque nous subissons un préjudice global ! Une autre piste à ne pas négliger : changer la loi et obliger les fabricants à une garantie de 10 ans minimum. Mais, comme pour les "class action" vous pouvez être certains que cela ne se fera pas.

    L’idéologie et croissance économique

    Évidemment, tout ceci est lié à l'appât du gain. Certains industriels défendent leurs attitudes par un souci altruiste de fournir du travail à des ouvriers. Bien entendu ce n'est que l'aspect présentable de l'iceberg. La vérité est plutôt que, pour satisfaire l'idéologie de croissance économique, il faut que l'on vende toujours plus de produits. Mais si certains pays ont grandement besoin de se développer et donc d'avoir une croissance positive, les pays déjà industrialisés doivent, au contraire, trouver un modèle alternatif. Si nous continuons ainsi et que toute la planète s'y met, il nous faudrait 7 planètes pour y parvenir. Bien sûr la France est plus raisonnable que les USA par exemple. Mais si le monde entier vivait comme les français, il faudrait tout de même deux planètes ! Il n'y a donc pas de quoi se venter et nous ne détenons aucune solution durable. Il faudrait remonter a notre façon de vivre dans les années 60 pour que notre mode de vie de soit équilibré.

    Blog économique et social (16 février 2011)

     


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