Entretien avec Jean-Pierre Le Goff sur le nouvel individualisme
Marianne : Dans votre dernier livre, Malaise dans la démocratie, vous décrivez – et déplorez – l’avènement d’un « individualisme moderne ». Comment le définiriez-vous ?
Jean-Pierre Le Goff : Rassurons tout de suite nos lecteurs, tout n’est pas à jeter, loin de là, dans la modernité et je ne confonds pas la modernité avec ses évolutions problématiques de la dernière partie du xxe siècle que j’ai traitées dans mon livre. Pour le dire de façon schématique, avec l’avènement de la démocratie, l’individu a été amené à se détacher des communautés premières d’appartenance. Les Lumières ont valorisé l’usage de la raison, le recul réflexif, l’autonomie de jugement : c’est le bon côté de l’individualisme moderne. Mais ce dernier est ambivalent : il existe aussi une tendance au repli sur la sphère individuelle et une désaffiliation historique. Tocqueville l’avait brillamment pressenti quand il a écrit De la Démocratie en Amérique : « [Chaque homme] n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. »
Pendant longtemps, ce phénomène de repli a été contrebalancé par la vitalité d’un tissu associatif qui amenait l’individu à s’intéresser aux affaires de la cité. En France, le mouvement syndical, les associations d’éducation populaire comme « Peuple et culture », ou encore celles liées au christianisme qui s’investissaient dans le domaine social ont joué ce rôle, sur fond d’un sentiment d’appartenance national qui demeurait bien présent. On pouvait se quereller sur l’histoire du pays et son interprétation mais cette histoire constituait un arrière fond de référence. Cet équilibre entre individualisme, engagement et appartenance collective a été rompu et a débouché sur un individualisme de type nouveau.
Quand cet équilibre s’est il rompu ?
J-P LG : Dans mon livre, je parle du basculement qui s’est déroulé dans la seconde moitié du xxe siècle et il est possible de distinguer deux moments qui sont liés. D’abord, le tournant des années 1950-1960, après la phase de reconstruction de l’après-guerre, les sociétés démocratiques européennes ont inauguré une nouvelle phase de leur histoire, où la question du paupérisme – qui hantait la société depuis le xixe siècle et bien avant – a été globalement résolue. Avec le développement de la production, des sciences et des techniques, nous sommes entrés dans la « société de consommation, de loisirs et des mass-medias ». Les week-ends passés pour soi, les loisirs, la télé, la radio et la voiture... tout cela a érodé les rapports de sociabilité traditionnels. C’est dans ces nouvelles conditions sociales-historiques, que l’individualisme moderne s’est transformé. Cet individualisme ne correspond plus alors à la vision que la gauche, notamment, se faisait du citoyen-militant, à savoir quelqu’un qui serait constamment « impliqué » dans les affaires de la cité, avec un aspect dévoué et sacrificiel assez prononcé.
La deuxième étape renvoie à ce j’ai appelé « l’héritage impossible » de mai 68. Je parle bien de l’héritage impossible et non de l’événement historique lui-même. C’est ma différence avec Eric Zemmour et d’autres critiques qui ont un aspect « revanchard » : je ne règle pas des comptes avec l’événement historique et les soixante-huitards ne sont pas responsables de tous les maux que nous connaissons aujourd’hui. En France, l’événement mai 68 a été un événement à multiples facettes où ont coexisté la « Commune étudiante », une grève générale qui rappelait les grandes heures du mouvement ouvrier et une prise de parole multiforme qui a été largement vécue comme une véritable libération dans le climat de l’époque. L’événement historique Mai 68 n’appartient à personne, c’est un événement important de l’Histoire de France, et plus globalement des sociétés développées de l’après-guerre qui sont entrées dans une nouvelle phase de leur histoire et ont vu surgir un nouvel acteur : la jeunesse étudiante. Ce que le regretté Paul Yonnet a appelé le « peuple adolescent ». En ce se sens, à l’époque, Edgar Morin est l’un de ceux qui a le mieux perçu la caractère inédit de l’événement en caractérisant la « Commune étudiante » comme un « 1789 socio-juvénile ».
Et en quoi, donc, les suites de Mai 68 ont-elles selon vous transformé notre société, et mené au nouvel individualisme qui vous préoccupe tant ?
J-P LG : Cet « héritage impossible » est présent dans l’événement lui-même, plus précisément au sein de la « Commune étudiante », et il va se développer dans les années de l’après mai. Cet héritage comporte des éléments qui, au terme de tout un parcours de transgression et de désillusion, vont déboucher sur l’avènement d’un individualisme de déliaison et de désaffiliation. Je résumerai schématiquement ce legs en quatre points : l’autonomie érigée en absolu, le rejet de toute forme de pouvoir (forcément synonyme de domination et d’aliénation), la mémoire pénitentielle, et cette idée que l’homme est naturellement bon, que tout le mal vient du pouvoir, des institutions, de la morale… qui pervertissent cette bonté naturelle.
Des années post-soixante-huit à aujourd’hui, les pages sombres de l’histoire française, européenne et occidentale ont été exhumées et mises en exergue dans une logique de règlement de compte qui a conduit à une rupture dans la transmission. La responsabilité précise des « soixante-huitards », à qui l’on a fait porter bien d’autres chapeaux, est liée à cette rupture dans la transmission. Elle est importante et a notamment bouleversé notre rapport à l’enfant, à son éducation, à l’école… En 68, les slogans dénonçaient une société qui méprisait sa jeunesse - « Sois jeune et tais toi ! ». Depuis, c’est « sois jeune et parle ! », car on considère que l’enfant a en lui-même un potentiel de créativité méconnu, et l’on n’est pas loin de penser que tout ce qu’il peut dire est nécessairement salutaire et brillant…
Et s’il ne parle pas, c’est qu’il n’est pas « normal »… Alors, si c’est nécessaire, on pourra consulter les nombreux spécialistes de l’enfance qui ont les moyens psychologiques et pédagogiques de le faire parler… (il rit). C’est l’image inversée de l’enfant de l’ancien monde d’avant 68 qui a débouché sur une nouveau modèle éducatif dont les effets problématiques ont été longtemps masqués ou sous-estimés. À cette « révolution culturelle » va venir s’ajouter le développement du chômage de masse, la conjugaison des deux a produit des effets de déstructuration anthropologique
Selon vous, l’individualiste moderne qui peuple nos sociétés occidentales est un « faux gentil ». Pourtant, à première vue, il a l’air assez sympathique : pacifique, zen, ouverts aux autres cultures… Que lui reprochez-vous ?
J-P LG : J’essaie d’abord de comprendre comment fonctionne un individualisme de type nouveau. Pour le dire de façon schématique : il est très autocentré et sentimental, se vit comme le centre du tout, en ayant tendance à penser que le monde est la prolongation de lui-même. Contrairement aux apparences, il n’est pas si « ouvert » à l’autre qu’il y paraît, considérant celui-ci avant tout selon sa mesure et son bon plaisir, en ayant quelques difficultés à comprendre que le monde est plus compliqué que le schéma binaire des gentils et des méchants. Cet individualisme est gentil avec les gens qui lui ressemblent mais supporte difficilement les contraintes, les échecs, les contradictions et les conflits.
Cette structure de la personnalité est liée à une éducation historiquement inédite où les adultes ont placé les nouvelles générations dans des situations paradoxales. D’un côté, l’enfant a été extrêmement valorisé : depuis des décennies, il est « placé au centre »… Le bambin est considéré comme un génie méconnu à qui l’on offre enfin la possibilité d’épanouir toutes ses potentialités créatrices qui s’affirment comme on ne l’avait jamais vu auparavant ! Tous les enfants – c’est désormais comme une évidence –, sont des poètes qui s’ignorent ; on expose leur moindre gribouillis en les considérant sinon comme une œuvre d’art, du moins comme la preuve tangible de leur créativité… (il rit) D’ailleurs, globalement, les parents ne comprennent pas – de nombreux professeurs au bout du rouleau peuvent en témoigner – que l’aptitude brillante de leur bambin surinvesti par leurs attentes ne soit pas reconnue comme ils estiment qu’elle devrait l’être. En même temps: ces enfants sont abandonnés…
Abandonnés ? Mais vous disez à l’instant qu’ils étaient surinvestis et mis au centre de tout ?
J-P LG : C’est là tout le paradoxe : abandonnés, oui, par des parents qui bien souvent rechignent aux devoirs qu’implique le fait d’avoir un enfant et de l’éduquer, de l’aider et de l’accompagner dans le cheminement qui l’amènera vers l’âge adulte avec l’autorité et les contraintes qui en découlent. Du reste, ils n’ont pas trop le temps de s’en occuper. J’ai connu une féministe à la bonne époque qui disait à son enfant : « Tu ne m’empêcheras pas de vivre ma vie. » Quelle phrase terrible… D’un côté « l’enfant au centre », celui qui est l’objet de toutes les attentions et d’un amour quasi fusionnel, celui qui correspond à l’image fantasmée que s’en font les adultes, celui qu’on montre et qu’on affiche volontiers comme un petit roi, et de l’autre l’enfant contraignant (et agité) qui agace et vient contrarier le désir de vivre sa vie comme on l’entend en toute autonomie. Qu’on ne s’étonne pas alors de rencontrer de plus en plus en plus d’individus imbus d’eux-mêmes et prétentieux, en même temps que très anxieux et fragiles : c’est le résultat d’un profond bouleversement de ce que j’appelle dans mon livre le « nouveau terreau éducatif », lié notamment à la conjugaison de l’« enfant du désir » et de la « culture psy ».
Dans votre livre, vous reprenez et développez la notion que feu votre ami, le sociologue Paul Yonnet, appelait « l’enfant du désir d’enfant » – le fait que l’enfant n’est désormais plus une donnée de la nature, mais le fruit d’un désir (1). Le problème avec ces analyses qui décortiquent les conséquences de ces bouleversements sociologiques, tout comme ceux entrainés par le travail des femmes (qu’Eric Zemmour a quasi décrété catastrophe humanitaire), c’est qu’on ne voit pas toujours quelles conclusions en tirer… Prônez-vous de remettre les femmes aux fourneaux ?, d’interdire la contraception ?
J-P LG : Pas du tout ! Je pense que l’une des grandes luttes du xxe siècle a été celle de la libération des femmes. Je suis très critique vis-à-vis de l’idéologie féministe qui a versé dans le fantasme de la toute puissance dans l’après 68 et continue sous d’autres formes aujourd’hui, mais cela n’implique pas de nier le caractère émancipateur du combat des femmes qui a traversé le siècle et participe de l’individualisme démocratique au bon sens du terme : l’individu s’affirme comme un sujet autonome et responsable et ne se réduit pas au rôle social qu’on entend lui faire jouer. Comme je l’ai dit précédemment, cet individualisme a basculé à un moment donné vers de nouveaux horizons problématiques. Je ne veux pas pour autant revenir à la situation antérieure et je ne crois pas que cela soit possible. Je ne suis pas dans la nostalgie pavlovienne du « c’était mieux avant ». Si vous me permettez cette nuance paradoxale, je suis conservateur au sein même de la modernité et à partir des acquis de la modernité (2), ce qui permet d’examiner le passé en toute liberté en essayant d’en dégager un certain nombre de leçons.
Dans l’ancien type d’éducation, il y avait des violences, l’enfant était vu comme un petit animal à dresser, la famille s’ordonnait autour de la volonté du père, le statut du divorce était dur et l’on ne maîtrisait pas la contraception… Mais il ne suffit pas de dire cela pour être quitte en se donnant bonne conscience alors que les drames familiaux remplissent quotidiennement la rubrique des « faits divers ». Dans le domaine de l’éducation comme dans beaucoup d’autres, nous sommes dans un rapport dépréciatif au passé qui le considère comme ringard sinon barbare. On est dans le simplisme et la caricature. La réalité est beaucoup plus ambivalente : dans l’ancien monde, il y avait certes des aspects problématiques, cela pouvait être dur, injuste, mais les anciens n’étaient pas des « abrutis » ou des « beaufs » comme le gauchisme culturel l’a laissé entendre. Dans mon livre, j’ai voulu précisément mettre en lumière les conceptions différentes de la condition humaine qu’impliquent les anciennes et les nouvelles méthodes d’éducation. Cette mise en perspective de l’ancien et du nouveau monde permet de tirer des leçons. Il ne s’agit pas de croire que l’on pourrait appliquer pareillement les mêmes méthodes qu’auparavant, mais le passé peut être source d’inspiration et de rééquilibrage contre les impasses du nouvel individualisme et de ses méthodes d’éducation.
Quelles sont ces leçons ?
J-P LG : L’éducation était antérieurement liée à une conception pour qui les contraintes, la limite, le tragique étaient considérés comme inhérents à la condition humaine, tout autant que les plaisirs de la vie, la sociabilité et la solidarité. Devenir adulte c’était accepter cette situation au terme de tout un parcours qui distinguait clairement et respectait les différentes étapes de la vie marquées par des rituels qui inséraient progressivement l’enfant dans la collectivité. C’est précisément cette conception qui s’est trouvée mise à mal au profit nom d’une conception nouvelle de l’enfance et de l’adolescence qui a érigé ces étapes spécifiques de la vie en des sortes de modèles culturels de référence. Valoriser les enfants et les adolescents en les considérant d’emblée comme des adultes et des citoyens responsables, c’est non seulement ne pas respecter la singularité de ces étapes de la vie, mais c’est engendrer à terme des « adultes mal finis » et des citoyens irresponsables. Aujourd’hui, il y a un écrasement des différentes étapes au profit d’un enfant qui doit être autonome et quasiment citoyen dès son plus jeune âge. Et qui doit parler comme un adulte à propos de tout et de n’importe quoi. On en voit des traces à la télévision tous les jours, par exemple quand un enfant vante une émission de télévision en appelant les adultes à la regarder ou pire encore dans une publicité insupportable pour Renault où un enfant-singe-savant en costume co-présente les bienfaits d’une voiture électrique avec son homologue adulte… Cette instrumentalisation et cet étalage de l’enfant-singe sont obscènes et dégradants. Les adultes en sont responsables et les enfants victimes. Paul Yonnet a été le premier à mettre en lumière non seulement l’émergence de « l’enfant du désir » mais celui du « peuple adolescent ». Dans la société, la période de l’adolescence avec son intensité et ses comportements transgressifs a été mise en exergue comme le centre de la vie. Cette période transitoire de la vie semble durer de plus en plus longtemps, le chômage des jeunes n’arrange pas les choses et les « adultes mal finis » ont du mal à la quitter.
Tout ce qui va au delà peut apparaître comme une forme de déchéance, une insertion difficile dans une réalité contraignante et insupportable au regard de ses rêves et des ses désirs de jeunesse. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était et les « revivals », pas seulement musicaux, connaissent un succès sans précédent. Et voilà comment vous avez des gens à 70 printemps, qui gratouillent la guitare et qui jouent les Hell’s Angels avec leur couette et leurs boucles d’oreille sur des motos genre Harley Davidson… Je tiens à préciser que j’adore le jazz, le rock, la pop, la chanson française…, sans pour autant me limiter à ces genres musicaux, croire que tout se vaut et que n’existe pas une hiérarchie dans le domaine des œuvres culturelles, la musique classique demeurant pour moi une référence. Ma génération a saturé l’image de la toute puissance de la jeunesse et certains ex-soixante-huitards et quelques-uns de leurs descendants constituent des sortes « d’arrêts sur images » assez pathétiques. Mais l’âge et l’expérience aidant, on peut parvenir à une forme de réflexion et de sagesse qui allie la réflexion critique et la responsabilité. Je ne crois pas que tous les possibles de la vie soient ouverts jusqu’à 80 ans et plus... Le problème est que nombre de médias entretiennent l’illusion de l’éternelle jeunesse et jouent ce jeu à fond. Ils sont dans le jeunisme et dans la fête de la transgression socialement assistée à longueur de temps : le conformisme de l’anticonformisme où règnent les perpétuels adolescents et les nouveaux « m’as-tu-vu ». Nous arrivons au point limite de cette tendance qui s’épuise et finit par lasser les acteurs et les spectateurs de la transgression banalisée, de l’euphorie et de la dérision obligatoires.
Cet écrasement des différents stades ne se fait-il pas au détriment de l’adulte et de sa réflexion d’adulte ? On multiplie les micros-trottoirs de cour de récré sur l’actualité, Le Monde publie même une pleine page d’un dessinateur pour enfants afin d’expliquer la crise des réfugiés. L’arrière pensée étant : « la vérité sort de la bouche des enfants. » Est-ce que l’homme moderne ne se compromet pas dans une sorte de manichéisme enfantin ?
J-P LG : Oui, mais c’est largement un trompe l’œil. En vérité, c’est bien lui-même que l’adulte projette dans l’enfant. Sous prétexte de mettre en valeur le bambin, on nous refourgue l’image de l’enfant tel que nous voudrions qu’il soit. Les enfants sont devenus les miroirs dans lequel les adultes aiment percevoir non seulement une innocence première qu’ils ont perdue, mais une sorte d’adulte autonome en miniature, créateur et citoyen avant l’heure, l’image idéalisée d’eux-mêmes correspondant au modèle social du nouvel air du temps. Ce qui tend à nier le statut d’être infantile et dépendant et a l’avantage de croire que l’on n’aurait pas trop à s’en occuper. Du reste, on confie les enfants une bonne partie du temps à des spécialistes qui entretiennent et reproduisent cette même image de l’enfant autonome et citoyen. C’est en ce sens que, oui, il y a abandon par refus de reconnaître la fragilité de l’enfant et les devoirs que cela implique. Ce fantasme de l’enfant autonome, qui parle comme un adulte, qui a un point de vue sur tout et que l’on va solliciter pour qu’il corresponde à cette image, est une forme d’abandon. On peut résumer ce rapport paradoxal qui allie valorisation et rejet dans le phénomène de « l’enfant ours » courant dans certains milieux : dans les dîners, on va chercher le gamin pour le montrer à ses amis – « regardez comme il est beau et génial » – c’est tout juste si on ne le fait pas jouer du violon –, et puis au bout de quelques minutes : « Écoute maintenant c’est terminé, tu ne nous embêtes plus… » Le paradoxe sous-jacent reste le même : nous aimons intensément notre enfant que nous trouvons formidable et nous tenons à le faire savoir, mais il ne faudrait quand même pas qu’il nous empêche de vivre pleinement notre vie en toute autonomie. Cette situation paradoxale dans laquelle on place l’enfant est inséparable de la difficulté des adultes à devenir adultes, c’est-à-dire à quitter ce stade de la vie qu’est l’adolescence qui valorise l’intensité des sentiments dans le présent, entend passer outre les devoirs et les contraintes, pour qui la vie demeure éternellement ouverte sur tous les possibles. L’amour se doit d’être intense et fusionnel, autrement ce n’est pas vraiment de l’amour, d’où la grande difficulté à l’insérer dans la durée. Alors, à la première désillusion et engueulade, qui ne manquent pas de survenir au fil du temps, on se sépare ou on divorce !
On n’a qu’à revenir au mariage de raison, tant que vous y êtes…
J-P LG : (il rit). Bien sûr que non. L’alliance basée avant tout sur l’amour vaut mieux que les mariages arrangés de l’ancien monde, encore que, dans certains mariages arrangés, l’amour n’était pas toujours absent. Mais les sentiments sont devenus des critères essentiels de l’union, en dehors même de leur inscription dans un ordre généalogique et juridique qui les insère dans un temps long. Soumise à l’hégémonie des sentiments et à leur versatilité, l’union qui se veut authentique s’est en même temps fragilisée, passant facilement de l’amour fusionnel à la haine et au ressentiment, faute d’un décentrement et d’une référence à un ordre institutionnel pouvant permettre un recul salutaire face aux aléas et aux déconvenues d’un moment. Là aussi, le déni fonctionne à plein, tout particulièrement quand les séparations impliquent des enfants : on se rassure tant bien que mal en disant que les séparations et les divorces sont devenus banals et que cela pourrait se passer sans trop de dégâts, quitte à envoyer le ou les enfants chez un psy. Tous ces efforts pour effacer la responsabilité et la culpabilité des parents n’empêchent pas les enfants d’être les premières victimes de la désunion. On touche une différence essentielle entre l’ancien monde et le nouveau : comment l’on construit une famille dans la durée et comment l’institution que constitue le mariage permet de vous décentrer d’une relation duale de type fusionnel et simplement sentimentale, de vous inscrire dans une généalogie, dans un temps long qui tissent le fil des générations.
Comme quelques autres, vous déplorez une « pensée dominante », notamment dans les grands médias. Mais, enfin : entre Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Régis Debray, Marcel Gauchet ou encore vous–même, on ne peut pas dire que le « gauchisme culturel » pour reprendre votre notion soit si bien représenté en une des magazines, ni dans les ventes en librairies !
J-P LG : On assiste, c’est vrai, à la fin d’un cycle historique, mais, si j’ose dire celui-ci « n’en finit pas de finir »… Ceux qui sont nés dans la marmite du gauchisme culturel, c’est à dire ceux qui étaient adolescents après mai 68 ont développé une posture d’anticonformiste et d’imprécateur, rejouant la énième version de l’antifascisme, donnant constamment des leçons au peuple qui a voté Front national, avec les résultats que l’on sait. Ce que j’ai appelé le gauchisme culturel (3) a servi de substitut à la crise de la doctrine de la gauche dans les années 1980, à l’heure du mitterrandisme triomphant.
Son hégémonie est aujourd’hui battue en brèche (4) et ses représentants voient d’ailleurs que le vent tourne en leur défaveur, tout en continuant de se prétendre les représentants d’une certaine idée du Bien, d’une gauche pure, morale et authentique, contre toutes les « trahisons ». Ces gens-là vivent dans un monde de plus en plus coupé de la société et de ses évolutions qu’ils ne comprennent pas, les réduisant bêtement à la montée inexorable de la « réaction », du fascisme, de la xénophobie, du racisme et maintenant de « l’islamophobie » au moment même où la terreur islamique exerce ses ravages… Ils se sont créés un monde à part, angélique, où ils vivent dans l’entre-soi célébrant de grandes valeurs générales et généreuses : ouverture, multiculturalisme invertébré, gentillesse, pacifisme… Ce sont les gardiens des « villages Potemkine » de la post-modernité. Ils se tiennent chaud, y compris économiquement et socialement, dans un milieu à l’écart de l’épreuve du réel et ils ne cessent de célébrer leur monde rêvé sous la forme de multiples fêtes.
Tout se passe comme dans La ville qui n’existait pas, bande dessinée d’Enki Bilal et de Pierre Christin (5), une « cité à l’abri des autres hommes et de leurs cris, des autres villes et de leur crasse », ville littéralement mise sous une cloche transparente, ville aux couleurs chatoyantes, avec ses fêtes et ses défilés de carnaval, avec ses manèges et ses multiples attractions. En dehors de cette ville sous cloche, « parfaite et hors du temps », c’est la désolation, le chômage dans un paysage industriel en ruine… Cette bande dessinée qui date de la fin des années 1970 et a un côté science-fiction n’est plus si éloignée de la réalité ! Paris et les grandes métropoles mondialisées ressemblent à cette « ville qui n’existait pas ». Prenez par exemple Lille, qui voudrait devenir une capitale de l’art contemporain et dont les manifestations s’exposent dans nombre d’anciennes usines. Il n’est pas besoin d’aller bien loin en dehors de cette bulle pour voir la misère et la déstructuration liée au chômage de masse. C’est une fracture à la fois sociale et culturelle, accentuée par certains grands médias qui entretiennent à leur façon un monde fictif « où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ».
Quant aux succès de librairie, il ne faudrait quand même pas oublier les multiples best-sellers liés à l’écologie fondamentaliste – qui ne se confond pas avec les problèmes réels que posent l’écologie –, les succès des livres sur le bien-être, la réconciliation avec soi-même, avec les autres et avec la nature, les méditations et les exercices en tout genre qui développent, comme je le montre dans mon livre, un angélisme et un pacifisme qui tentent de mettre les individus à l’abri des désordres du monde et nous désarment face aux ennemis qui veulent nous détruire. Mais je vous l’accorde : on arrive peut-être à la fin de ce courant qui dure depuis des années. Les attentats terroristes, la vague de migrants qui arrivent en Europe, l’impuissance de l’Union européenne, les effets d’une mondialisation économique libérale, le chômage de masse… constituent autant d’épreuves auxquelles il est difficile d’échapper. Sauf à mener une sorte de « politique de l’autruche » qui me paraît encore être pratiquée par une partie de la classe médiatique, politique et intellectuelle française et européenne. Mais la coupure avec la réalité est telle qu’elle ne peut plus être dissimulée comme elle l’a été auparavant. A chaque fois, on « remet le couvercle », mais cela devient de plus en plus difficile et ça déborde…
C’est ce que vous appelez « le point limite » ? Il y a quoi derrière ?
J-P LG : Ce n’est pas parce que cette période historique est en train de finir que ce qui va suivre est nécessairement réjouissant. Le monde fictif et angélique qui s’est construit pendant des années – auquel du reste, à sa manière, l’Union européenne a participé en pratiquant la fuite en avant – craque de toutes parts, il se décompose et cela renforce le désarroi et le chaos. La confusion, les fondamentalismes, le communautarisme, l’extrême droite gagnent du terrain… Le tout peut déboucher sur des formes de conflits ethniques et des formes larvées de guerre civile y compris au sein de l’Union européenne. On en aura vraiment fini avec cette situation que si une dynamique nouvelle émerge au sein des pays démocratiques, ce qui implique un travail de reconstruction, auquel les intellectuels ont leur part. Il importe tout particulièrement de mener un travail de reculturation au sein d’un pays et d’une Europe qui ne semblent plus savoir d’où ils viennent, qui il sont et où il vont. Tout n’est pas perdu : on voit bien, aujourd’hui, qu’existe une demande encore confuse, mais réelle de retour du collectif, d’institutions et d’un Etat cohérent qui puissent affronter les nouveaux désordres du monde. Ce sont des signes positifs.
L’écrivain et journaliste Kamel Daoud a récemment annoncé qu’il entendait se mettre en retrait du journalisme (6). Ses mises en garde contre les dangers de l’islamisme lui ont valu, il y a un an, une fatwa émise depuis son pays, l’Algérie. Mais c’est apparemment les invectives du camp des « bien-pensants », et notamment la tribune d’un collectif d’anthropologues et de sociologues parue dans Le Monde, l’accusant d’islamophobie, qui aura eu raison de son énergie. Etes vous d’accord avec Jacques Julliard quand il écrit que « l’intimidation, l’interdit et la peur dominent aujourd’hui le débat » ?
J-P LG : Sur la question de l’islamisme, oui ! Avec un phénomène de prise en étau. Car vous avez d’un côté, l’islamisme radical qui exerce ses propres menaces, y compris sur la sécurité des personnes, et de l’autre côté, un phénomène de pression sourde, au sein même de la société. Certains pensent tout bas : « J’aurais des choses à dire mais je préfère les garder pour moi sinon cela risque de m’attirer des ennuis. » Quand on commence à raisonner de la sorte, on cède à une pression qui met en cause la libre réflexion et la liberté d’opinion. Ces dernières, oui, doivent faire face aux coups de boutoirs de la nouvelle police de la pensée et de la parole qui fait pression sur tout le monde en dégainant son accusation d’islamophobie à tout va et en n’hésitant pas à porter plainte à la moindre occasion.
Elisabeth Badinder dans les colonnes de Marianne, ou Chantal Delsol, dans celles du Figaro, évoquent les années 70, et les procès d’intention en fascisme à tout bout de champ…
J-P LG : Il peut y avoir de ça, mais la situation actuelle comporte une différence essentielle : aujourd’hui, quand vous accusez un tel ou un tel d’« islamophobie », vous désignez des cibles à des gens qui ne sont pas simplement dans le débat et la polémique avec les outrances et les schémas des années 1970. Vous les désignez à l’ennemi. C’est grave. Ces sociologues et anthropologues patentés ont tout de même dénoncé un intellectuel algérien qui connaît bien l’islamisme et fait preuve de courage en mettant sa vie en jeu. Il faut appeler un chat un chat. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de débat et de confrontation possibles, qu’il faille restreindre la liberté d’expression et les controverses, mais il faut faire attention. Le pluralisme, la critique et la polémiques sont inhérents au débat démocratique, mais encore s’agit-il d’ajouter que celui-ci n’a de sens que s’il existe un ethos commun impliquant un sens de la responsabilité, faute de quoi la référence à la liberté d’expression peut servir à justifier les dénonciations en tout genre.
Les réseaux sociaux bruissent désormais d’odieuses insultes du type « collabeur » à chaque coin de la toile… C’est quand même un climat pourri, qui empêche la libre réflexion et le débat de fond, pourtant absolument indispensables sur ces questions. Je crains que les difficultés et les pressions pour empêcher d’aborder librement les questions relatives à l’islam se développent au fil des ans sous prétexte de ne pas heurter la sensibilité de nos compatriotes de religion musulmane. Ce serait un grave coup porté à liberté de pensée et à l’Europe qui est précisément le « continent de la vie interrogée ». Dans ce domaine, les intellectuels ont un rôle important à jouer en faisant valoir une liberté de pensée qui n’est pas négociable.
Jean-Pierre Le Goff, propos recueillis par Anne Rosencher (Marianne, 13 mars 2016)
Notes
(1) Cf. « Comment être à la fois conservateur, moderne et social ? », Le Débat, n° 188, janvier-février 2016.
(2) Malaise dans la démocratie, Ed. Stock
(3) « Du gauchisme culturel et de ses avatars », Le Débat, n° 176, avril-mai 2013.
(4) « L’entretien du camp du Bien battue en brèche », Revue des deux mondes, février-mars 2016.