Vous vous êtes déjà exprimé sur Boulevard Voltaire à propos de la langue française. Vous en avez souligné le déclin et, surtout, les mauvais usages. Dites-en plus…
Kŏngzĭ, alias Confucius, disait : « Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté. » La perte du sens des mots fait partie de l’effondrement général des repères qui caractérise notre époque. D’où l’importance des définitions. Si l’on ne s’accorde pas sur ce que les mots désignent, il n’y a plus de débat possible, mais seulement un dialogue de sourds. Beaucoup de nos contemporains emploient déjà un mot pour un autre, ce qui traduit leur confusion mentale. Mais les mots sont aussi des armes, et le flou sémantique en est une autre. Il vise avant tout à discréditer ou à délégitimer. Employés de façon systématiquement péjorative, certains mots deviennent des injures (populisme, communautarisme, par exemple). La novlangue orwellienne alimente les polémiques à la façon d’une technique d’ahurissement. On ne peut répondre à cette dérive qu’avec une exigence de rigueur.
Alors, prenons quelques exemples. « Extrême droite » ? En quoi est-elle extrême ? En quoi est-elle de droite ?
Il y a chez les politologues deux écoles pour traiter de l’« extrême droite ». Les uns y voient une famille « extrêmement de droite », qui se borne à radicaliser des thématiques attribuées à tort ou à raison à la droite. Les autres préfèrent l’analyser à partir de la notion d’extrémisme, ce qui ne fait guère avancer les choses car cette notion est elle-même problématique (où commence-t-elle ?). Dans le discours public actuel, l’« extrême droite » est un concept attrape-tout, dont l’usage ressortit à une simple stratégie de délégitimation. Il est évident que, dès l’instant où l’« extrême droite » peut aussi bien désigner un sataniste néonazi qu’un catholique réactionnaire, un gaulliste souverainiste et un nostalgique de Vichy, un adversaire de l’avortement et un partisan de l’eugénisme, un national-bolchevique et un contre-révolutionnaire, un monarchiste et un défenseur convulsif de la laïcité, une telle expression est vide de sens. Elle n’a aucune valeur heuristique, phénoménologique ou herméneutique. À ceux qui l’emploient, il faut seulement demander quel contenu ils lui donnent, à supposer bien sûr qu’ils soient capables de le faire. La plupart en sont incapables.
Antifascisme sans fascistes ? Ce dernier est mort depuis 1943 avec le putsch du maréchal Badoglio. On continue pourtant à nous faire peur avec…
Il n’existe aucune définition scientifique du fascisme qui fasse l’unanimité chez les spécialistes. En toute rigueur, le mot ne s’applique qu’au ventennio mussolinien et, par extension, aux mouvements des années 1930 qui ont cherché à l’imiter. Le nazisme, fondé sur le racisme et l’antisémitisme, qui furent étrangers au fascisme jusqu’en 1938, constitue un cas tout à fait à part. La désignation du mouvement hitlérien comme « fascisme allemand » appartient à la langue du Komintern, c’est-à-dire de Staline. Bien entendu, on ne peut parler des « idées fascistes », ni les stigmatiser, sans en avoir lu les principaux théoriciens : Giuseppe Bottai, Giovanni Gentile, Carlo Costamagna, Berto Ricci, Alfredo Rocco, Ugo Spirito, Sergio Panunzio, etc. Le fascisme associe des thématiques qui ne lui appartiennent pas en propre (et qui me sont pour la plupart totalement étrangères), mais ce qui lui appartient en propre, c’est de les avoir réunies d’une manière spécifique. Le plus important est de bien voir qu’il est lié à une époque. Indissociable de l’expérience des tranchées, caractéristique de l’ère des masses, le fascisme n’est pensable que sous l’horizon de la modernité. Né de la guerre (la Première Guerre mondiale), il est mort de la guerre (la Seconde). Son souvenir peut susciter ici ou là des nostalgies pittoresques, comme l’épopée napoléonienne ou la résistance des Chouans, mais il n’est plus d’actualité à l’époque postmoderne.
Le « fascisme » est devenu aujourd’hui un mot passe-partout, susceptible lui aussi de désigner n’importe quoi : fascisme vert, fascisme rose, sans oublier le fascisme islamique (l’« islamo-fascisme », pour parler comme les néoconservateurs américains qui ont créé cette chimère). On a même inventé des dérivés comme « fascisant » ou « fascistoïde ». Les Allemands parlent à juste titre de Gummiwort, de « mot-caoutchouc ». Quant à l’« antifascisme », qui prête à sourire, sa principale différence avec l’antifascisme des années 1930, c’est qu’il est absolument sans danger. Se dire antifasciste à l’époque du fascisme réel, c’était prendre un risque sérieux. Aujourd’hui, c’est un excellent moyen de faire carrière en s’affichant d’emblée comme un adepte de l’idéologie dominante. Il y a quelques années, voulant protester contre des expulsions d’immigrés clandestins, des hurluberlus étaient venus manifester près de la gare de l’Est en pyjamas rayés. Ils ressemblaient moins à des déportés qu’à des zèbres.
Tout « anti » court par ailleurs le risque de tomber dans la spécularité. Pierre-André Taguieff a bien montré comment l’antiracisme manifeste une propension certaine à « raciser » les racistes, réels ou supposés. Il en va de même de l’antifascisme, de l’anticommunisme, de l’anti-islamisme, etc. Comme le disait en substance Aristote, il n’y a de contraires que du même genre. On devrait méditer pendant quelques heures sur cette observation.
Anticommunisme sans communistes ? Même punition, même motif… Là, le « socialo-communisme » fait frémir les lecteurs du Figaro. Mais c’est un peu le même théâtre d’ombres…
Le fascisme est en partie né d’une réaction au bolchevisme. L’époque des communismes est comme celle des fascismes : elle est derrière nous. Le Parti communiste français est devenu un parti social-démocrate, et le « dernier pays communiste du monde », la Chine, est aujourd’hui l’un des agents les plus actifs du capitalisme mondial. On peut même se demander si ce pays a jamais été vraiment communiste et si le maoïsme n’a pas été avant tout un radical avatar du vieux despotisme asiatique. Se dire aujourd’hui fasciste ou antifasciste, communiste ou anticommuniste, c’est avancer en regardant dans le rétroviseur. C’est surtout se tromper d’époque et, de ce fait, rester aveugle aux problématiques qui s’annoncent. Les militaires ont une invincible tendance à concevoir les prochaines guerres sur le modèle de celles qu’ils ont connues. Les civils ont du mal à penser un monde où ils n’ont jamais vécu. Il n’y a pire défaut pour quiconque veut entreprendre une action sociale ou politique que de n’avoir pas conscience du moment historique qui est le sien.
Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 1er août 2013)