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  • L’e-Euro : outil de souveraineté européenne ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Philippe Henon et Michel Makinsky cueilli sur Geopragma et consacré à la stratégie européenne concernant la création d'une crypto-monnaie...

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    L’e-Euro : outil de souveraineté européenne

    Faut-il le rappeler, la monnaie est un instrument souverain émis par une autorité monétaire disposant, dans le meilleur des cas, d’une indépendance lui permettant de gérer la valeur de cette monnaie loin des contingences du politique. Cette souveraineté monétaire ne se limite pas au seul droit d’émettre, mais s’étend au droit de réglementer c’est-à-dire, entre autres, d’en contrôler la masse en circulation, sa valeur et d’avoir un droit de regard sur certains champs de son utilisation s’agissant notamment des flux externes pour lesquels des contreparties étrangères se voient dès lors opposer des lois monétaires nationales.

    Toutes les monnaies ne se valent pas si l’on peut dire. En effet, en dépit d’un déficit public américain qui atteint les 12% du PIB et d’une dette publique abyssale qui frôle les 29 trillions de dollars[1] (environ 125% du PIB), le dollar bénéficie de la puissance économique mais aussi militaire des États-Unis. La devise américaine est une valeur refuge. En période d’incertitude, les investisseurs se désengagent des régions à risques pour placer leur argent sur les marchés financiers américains réputés sans risques. En captant une part non négligeable de l’épargne mondiale, les États-Unis peuvent ainsi financer leurs déficits budgétaire et commercial. Pour le moment en tout cas.

    Grâce à cette profondeur de liquidités, le dollar devient également un enjeu d’influence politique fort : étalon mondial, monnaie d’échange sur les marchés internationaux, destination d’investissement des réserves de banques centrales… Il constitue une arme diplomatique de première envergure s’agissant notamment des politiques d’embargos et après tout, rappelons qu’il s’agit d’un instrument souverain.

    Cependant, depuis les années 2000, les monnaies occidentales reculent dans les réserves de change des banques centrales hormis l’Euro qui fluctue de manière constante autour des 20% de parts de marché après avoir atteint un pic historique en 2009 à 28% avant la crise des dettes souveraines de 2011. Le FMI indique que ce repli est encore plus marqué pour le dollar qui atteint son niveau le plus faible depuis 25 ans, « tombant » à un niveau néanmoins toujours plus que respectable de 59%[2] contre 71% en 1999… L’Euro ne semble malheureusement pas profiter du recul du dollar, en raison sans doute de la politique monétaire mise en œuvre et des incertitudes tant économiques que politiques.  

    Les investisseurs pourraient-ils se détourner du dollar ? La People’s Bank of China[3] pourrait-elle amplifier la vente des titres américains qu’elle détient ? Ce n’est pas certain : la prudence inspire Pékin qui ne souhaite pas nécessairement susciter une baisse significative de la valeur du dollar qui pourrait à certains égards lui être préjudiciable. Il reste néanmoins que la Chine dispose ici d’un levier parmi d’autres. La transition énergétique signe-t-elle la fin du pétrole, marché historiquement en dollars ? Sans céder à la tentation vaine des scénarios apocalyptiques inopérants, une diminution progressive (et relative selon les zones géographiques) du rôle du pétrole dans le ‘mix’ énergétique peut affecter cette devise au fur et à mesure de la régression programmée des énergies fossiles. L’évolution de la dette publique américaine et les évolutions géopolitiques obligent les banquiers centraux à peser tous les scenarii

    Sans lien de causalité, dans le contexte de cette érosion possible des monnaies de référence, d’autres systèmes ont émergé ; initialement sur des bases libertaires, ils ont désormais la capacité de devenir systémiques et de concurrencer les monnaies de banques centrales. La valorisation mondiale des crypto-actifs fait l’objet de diverses estimations fluctuantes autour des 2,5 trillions de dollars. Face à ce succès grandissant, les banques centrales ont été obligées de se positionner pour protéger leur monopole de création monétaire. Elles ont ainsi été forcées à envisager, pour rester concurrentielles, d’une part de se doter elles-mêmes de monnaies digitales dont la valeur serait adossée à la monnaie de référence, d’autre part d’envisager une réglementation adaptée pour maîtriser ce nouvel écosystème sans pour autant étouffer l’innovation.

    En effet, si les citoyens et leurs entreprises réalisaient à l’avenir l’essentiel de leurs transactions sur des systèmes privés en se passant de la monnaie officielle, comme l’Euro ou le dollar, le risque de déstabilisation serait considérable pour le système financier. Le cas Libra de Facebook en est d’ailleurs l’illustration. Compte-tenu de la taille du réseau de Facebook (près de 3 milliards d’utilisateurs), ce cryptoactif assis sur un panier de devises (stablecoin) dont Facebook souhaitait faire une monnaie d’échange entre ses utilisateurs constituait un risque pour les monnaies internationales. La FED a rapidement repris en main le sujet… La BCE a marqué son opposition à la circulation d’un Diem en Euros (le remplaçant édulcoré de Libra). La FED et la BCE ont raison.

    La Chine, et c’est une première au monde, vient d’interdire l’utilisation des crypto-monnaies sur son propre territoire et expérimente sa propre monnaie digitale de banque centrale. Son projet s’inscrit dans une double volonté de contrôle des géants de l’Internet en interne et de promotion du Yuan sur la scène internationale.

    Autre exemple, en Iran, alors que des milliers de ‘fermes’ illicites sont utilisées par de nombreux opérateurs (autant pour des transactions commerciales extérieures que comme outil de spéculation, mais aussi pour des activités de marché noir au profit de structures hors contrôle), le think tank de la présidence de la République a élaboré sous le mandat du précédent chef de l’Etat (H.Rohani) une feuille de route pour une monnaie digitale. La Banque Centrale d’Iran (BCI), à l’image de sa consoeur chinoise, se prépare à réguler l’ensemble de ce domaine (bitcoin et monnaie virtuelle assise sur la devise nationale). L’approche iranienne s’inspire de celle de Pékin. Notons que la technologie utilisée en Iran provient sans doute de Chine (la ‘ferme’ sinistrée il y a quelques temps en Iran était opérée par des chinois…). La BCI a déjà accordé plusieurs licences à des opérateurs dont un important acteur turc ; elle entend réserver cet usage à des exportations licites. Le Parlement se prépare également à légiférer. Parallèlement, les autorités procèdent à des fermetures massives d’installations illicites, mais semblent impuissantes à les éliminer pour reprendre le contrôle de cette situation car celles-ci disposent de puissants appuis haut placés dans le régime. La constitution d’un e-toman ou e-rial répond à un objectif prioritaire pour la République Islamique : contourner les sanctions américaines, et éviter le dollar, afin de permettre aux exportations iraniennes de pouvoir être payées plutôt que de recourir aux seuls mécanismes de barter en marchandises[4]. L’Iran a cruellement besoin d’argent et le recours à une monnaie digitale serait une arme efficace pour contribuer à desserrer l’étau américain. Pareillement, l’émergence d’un e-Yuan est pour la Chine un outil pour parer les sanctions et pressions américaines et échapper au carcan du dollar[5].

    Soyons prudents : ne cédons pas aux sirènes alarmistes. Pékin ne vise pas la marginalisation du dollar dans les transactions internationales, pas plus que Téhéran (en dépit de discours martiaux). Mais cet outil est un moyen de protection. Ajoutons que Moscou, plus discrètement, travaille aussi sur ces orientations.

    Dans le contexte du renforcement croissant des liens entre ces 3 acteurs, le recours à des devises digitales assises sur des monnaies nationales est une tendance non seulement macro économique mais également géopolitique si ces partenaires en arrivent à coordonner leurs actions.

    Les défis et obstacles à franchir sont encore nombreux. Par nature, en quelque sorte, la monnaie digitale est vue (non sans raison) avec suspicion par toutes les autorités et organes de régulation traquant l’argent sale, le financement du terrorisme, les activités illicites. Les monnaies digitales vont a priori directement à l’encontre de l’orientation générale d’une transparence et d’une traçabilité accrues suscitée par les révélations de dissimulations ou d’optimisations fiscales abusives (cf les Pandora Papers). Le Gafi vient d’actualiser ses lignes directrices[6] sur les fournisseurs d’actifs virtuels. De son côté, le Trésor américain  a perçu l’émergence des monnaies virtuelles et a publié en octobre 2021 de nouvelles « Lignes Directrices de conformité aux sanctions pour l’Industrie des monnaies virtuelles ». L’administration américaine s’emploie ainsi à affiner son arsenal réglementaire, et le cas échéant, de sanctions.

    De plus, la concurrence avec les crypto-actifs reste un combat intense à mener pour les banques centrales comme en témoigne François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France en janvier 2020 : « La monnaie, ça ne peut pas être privé. La monnaie c’est un bien public de souveraineté. C’est une réflexion que nous commençons, parce qu’elle pose énormément de questions. » Puis en juillet 2021, « sur l’Euro numérique nous devons être prêts à agir aussi rapidement que nécessaire sans quoi nous risquerions une érosion de notre souveraineté monétaire, ce que nous ne pouvons tolérer. »  

    La France et l’Europe auraient grand tort néanmoins de ne pas tirer parti de ce nouveau champ des possibles encore insoupçonné. La Présidence Européenne française en 2022 est l’occasion de développer ce leadership. Une monnaie a besoin d’être gérée pour assurer sa valeur, ce que les crypto-actifs n’assurent pas. Des opérateurs régulés telles que les banques ou établissements de paiement sont essentiels pour intermédier la distribution de cette monnaie numérique auprès des citoyens avec un taux de confiance sur la solvabilité de ces intermédiaires et sur la sécurité des transactions.

    En Europe, les pays adoptent une position judicieuse mais sans doute conservatrice. Ils ont signé en janvier 2019 l’accord « Joint statement on stablecoins[7] » déclarant en substance qu’aucun stablecoin ne devrait porter atteinte à la stabilité financière, à la sécurité et à l’efficacité des systèmes de paiement, à la concurrence loyale ainsi qu’à la souveraineté monétaire existant dans l’Union européenne. La Banque de France expérimente néanmoins depuis l’an dernier l’utilisation d’un Euro numérique pour les échanges interbancaires. En parallèle, elle participe aux réflexions de la BCE sur un usage plus large de la monnaie. L’émission d’un E-Euro numérique permettrait de combiner les qualités de la monnaie centrale en termes de confiance et de liquidité avec les facilités d’usage d’une monnaie digitale.

    Au-delà de l’optimisation exceptionnelle apportée par une monnaie digitale (quelques secondes de délai pour une monnaie digitale contre 3 à 5 jours pour un virement hors Union Européenne actuellement, un coût de quelques centimes contre parfois plusieurs dizaines d’Euros…), les infrastructures de paiement actuelles sont composées de multiples strates qui se sont accumulées au cours du temps et constituent autant de portes pour accéder aux informations et identifier les transactions. Il faut ici rappeler que Swift Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, dont le siège social est en Belgique à La Hulpe près de Bruxelles, fonctionne sous la forme d’une coopérative et que la part d’actionnariat dépend de la proportion d’utilisation des messages swifts… autant dire qu’avec 40,4% des paiements internationaux réalisés en dollars, certaines influences y sont plus marquées que d’autres, comme en témoigne d’ailleurs l’Accord Swift[8] signé en 2010. Il s’avère que les Etats-Unis ont abusé, si ce n’est détourné les dispositions de l’Accord supposé contribuer à la lutte contre le terrorisme international, en se servant de l’accès aux informations sur des transactions licites opérées par des entreprises étrangères avec l’Iran pour exercer des moyens de pression, et le cas échéant recueillir des éléments permettant de prononcer des sanctions extraterritoriales à leur encontre. De ce point de vue, il serait indispensable que l’Union Européenne exige d’insérer dans cet accord une disposition interdisant aux administrations et juridictions américaines d’utiliser Swift pour contraindre, voire poursuivre et sanctionner des entreprises ou banques européennes.

    De plus, sur un plan très technique, un e-Euro est concrètement un objet fait de lignes de code informatique auquel il est désormais possible d’ajouter des propriétés additionnelles opérables dans le monde des paiements… identité du détenteur, conversion possible ou non dans une devise – dans certaines transactions il y a en effet un risque de conversion intermédiaire utilisant notamment le dollar et donc d’enclenchement du fameux US Nexus (88% des transactions de change impliquent le dollar, il y a donc plus de liquidités sur ces paires de devises).

    20% de part de marché pour l’Euro sur les paiements internationaux est bien médiocre eu égard au marché et à l’importance stratégique qui devrait revenir à la zone Euro. La France doit prendre le leadership sur la monnaie numérique et augmenter la part de marché de l’Euro dans les transactions internationales. Est-il encore acceptable que des places de marché internationales (métaux, matières premières, pétrole) n’utilisent que le dollar pour les cotations et les transactions ? Est-ce normal que des biens fabriqués en Europe tels des Airbus soient encore vendus uniquement en dollars ?

    Détrôner le roi dollar ne serait ni simple ni souhaitable. Il s’agit d’instaurer un nouvel équilibre, incluant le respect des partenaires et de leur souveraineté et de mettre aussi un terme à un mode de concurrence déloyale. La transition monétaire nécessite un temps long et être le premier en la matière donne des privilèges incommensurables. Il ne s’agit plus dès lors d’incantations mais de rapports de force géopolitiques à mettre en œuvre pour faire progresser l’Euro.

    Il se trouve que les circonstances présentes confortent l’urgence d’un renforcement de celui-ci. La Commission européenne, après avoir conclu le 31 août 2021 son bilan de l’application du règlement de blocage 2271/96 destiné à protéger les opérateurs européens contre les sanctions et menaces de sanctions extraterritoriales américaines (sur des transactions jugées licites en Europe), a lancé une consultation, notamment auprès des organisations nationales représentant les entreprises, sur les amendements et modifications utiles pour accroître l’efficacité de ce règlement. Or, cette dernière est en quelque sorte minée ab initio par une disposition (article 5 alinéa 2) qui permet aux entreprises européennes dont les intérêts seraient menacés par des législations extraterritoriales, de solliciter de la Commission européenne une dispense de se soumettre au règlement qui leur impose de ne pas se conformer aux dites législations extraterritoriales. Il suffit donc de demander à être exclu du règlement de blocage pour en être exonéré… (et donc se soumettre de son plein gré à l’extraterritorialité américane)!

    Toujours à titre d’illustration et, en raison des contraintes pesant sur elles, très peu d’entreprises ont avoué à la Commission avoir renoncé à commercer avec l’Iran à cause des menaces ou risques de sanctions américaines et déposé une requête de dispense de conformité. Si les autorités européennes avaient interrogé les nombreuses sociétés qui ont interrompu leurs opérations avec l’Iran, celles-ci auraient répondu avoir simplement changé leur politique commerciale devant un marché moins… attractif. Il nous semble peu probable que modifier le règlement puisse résoudre cette impasse et protéger les Européens des futurs rapports de force à venir et ce, quels qu’en soient les pays d’origine. De toute façon il conviendrait de demander la suppression de l’article 5 alinéa 2 du règlement. Ce dernier conserve une valeur de simple message politique sans grande portée pratique. Une exception naîtra-t-elle de la première action contentieuse introduite en Allemagne où il a été invoqué ?[9].

    Nous notons au passage que le risque de menaces (comme de parades) attachées aux sanctions extraterritoriales (ou non) est bien loin de se limiter aux Etats-Unis. La Chine, en particulier, a prononcé le 22 mars 2021 des sanctions (qui ne sont pas extraterritoriales) retirant à un certain nombre de personnalités et d’organisations l’accès au territoire chinois, mais aussi (ce qui est moins connu) interdisant aux entreprises qui leur sont liées de mener des transactions avec la Chine. Il est intéressant de noter aussi que d’une part, le 9 janvier 2021, le ministère chinois du commerce (Mofcom) a publié un décret (Executive Order) bloquant les législations extraterritoriales étrangères. Puis, le 10 juin 2021, Pékin a adopté une législation anti-sanctions, qui prévoit de sanctionner toute entité qui d’une façon ou d’une autre participera à des mesures hostiles à la sécurité de la Chine. La panoplie des représailles (non précisées) est sans doute vaste[10]. On comprend tout de suite que ce dispositif ne peut être assimilé au règlement communautaire européen, tout simplement parce que la puissance et la détermination politique de la Chine ne sont pas vraiment comparables à celles de l’Union Européenne qui serait bien en peine d’infliger des ‘punitions’ du même ordre.

    Si la territorialité des sanctions possibles est manifeste, en revanche, comme le soulignent certains experts, le flou règne quant à ce qui pourrait affecter citoyens et entreprises hors du champ des juridictions chinoises

    Enfin, en matière d’imperium juridique, l’implication spectaculaire de la Chine dans l’élaboration des normes internationales reflète une volonté d’y imprimer sa marque en profitant de rapports de forces qui lui sont favorables. Ainsi, à l’occasion de la mise en place accélérée des projets liés aux Routes de la Soie, Pékin organise et impose un système de normes[11] et règles qui risque de bouleverser l’ordre international. Une forme nouvelle et subtile d’extraterritorialité[12] à la chinoise qui ne dit pas son nom n’est pas loin.  

    D’autres pistes de défense des intérêts européens (représailles commerciales, sanctions contre les intérêts des Etats, formes diverses de protection(nisme ?) seront certainement évoquées ici ou là. Nous doutons de leur efficacité réelle tant qu’elles ne seront pas assorties de l’insertion au sein de tout accord commercial avec les pays concernés (les négociations transatlantiques pourraient ne pas être un cas unique) d’un ‘chapitre bloquant’ reprenant les conditions indispensables à la liberté et la sécurité des transactions européennes avec des tiers, sous peine d’un refus de l’Union Européenne de signer un tel accord. Il nous semble que l’Euro digital pourrait apporter une contribution plus pragmatique et plus constructive (pour l’ensemble des parties).

    In fine, l’Euro aura été pensé comme un moyen de cohésion et de commerce. Il serait grand temps d’ambitionner d’en faire un instrument de puissance et de souveraineté. Le dollar apparaît de plus en plus contesté sur le fond par des monnaies émergentes et l’Euro reste second de loin. Nous avons ainsi une longueur d’avance sur les autres monnaies et notamment sur le Yuan chinois dont la convertibilité est par ailleurs encore très limitée. En tous les cas, il n’est pas encore près de devenir une monnaie de réserve… Mais l’outil digital chinois, que nous évoquions plus haut, pourrait changer la donne… Pékin ne veut assurément pas la marginalisation du dollar, contraire à ses propres intérêts, mais veut mettre un terme à l’utilisation de cette devise par Washington à des fins autres que celles d’un outil commun de transactions. La Chine n’accepte plus (elle semble faire des émules) que le dollar serve d’outil coercitif d’alignement politique et de moyen d’éliminer ou de neutraliser des concurrents sur de nombreux marchés.

    Il faut saisir rapidement l’opportunité qu’elle soit technique ou géopolitique. Sous réserve d’une profondeur de liquidité suffisante et d’une innovation dont nous avons parfois encore le secret, un E-Euro activement soutenu par la France pourra se placer comme réponse à l’ascension des cryptomonnaies, promouvoir un leadership européen et assurer une meilleure immunité face aux outils de la coercition économique qui deviendraient juridiquement et opérationnellement inopérants.

    Notre dernière doléance : pour un Euro renforcé, il faut désormais également que certains Etats se décident à une trajectoire budgétaire acceptable sans quoi l’Euro finira par ressembler à une pyramide de Ponzi dans laquelle les problèmes des uns sont reportés sur l’Union sans jamais être réglés. Le délai d’écroulement de cette pyramide avant l’heure de vérité est-il vraiment trop éloigné pour être d’importance à nos politiques?

    Philippe Henon et Michel Makinsky (Geopragma, 8 novembre 2021)

     

    Notes :

    [1]   Données US Treasury « Total Public Debt outstanding »au 28/10/2021

    [2]   Enquête du FMI sur la composition en monnaies des réserves de change officielles (COFER) du 5 mai 2021

    [3]   Banque Centrale Chinoise

    [4] Voir Michel Makinsky, « L’Iran : enjeu nucléaire, élections présidentielles et relations extérieures », Institut d’Études de Géopolitique Appliquée, Juin 2021.

    [5]  Selon une analyse de la Deutsche Bank, le Yuan digital a pour vocation d’accélérer les transactions intérieures et à l’extérieur, de renforcer le Yuan face aux autres devises : Deutsche Bank, Digital Yuan : what is it and how does  it work ?, 14 juillet 2021. Sur la dimension géopolitique de cet outil, notamment à l’égard des sanctions américaines, voir : Evan Freidin, China’s digital currency takes shape, The Interpreter, Lowy Institute, 8 septembre 2021.Voir aussi : Le Digital Yuan: remise en question chinoise de l’ordre monétaire mondial ?  Ecole de Guerre Economique, 4 juin 2021 et : China’s Digital Yuan: An Alternative to the Dollar-Dominated Financial System – Carnegie India – Carnegie Endowment for International Peace, 31 août 2021.

    [6]   https://www.fatf-gafi.org/publications/fatfrecommendations/documents/guidance-rba-virtual-assets-2021.html

    [7]   https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2019/12/05/joint-statement-by-the-council-and-the-commission-on-stablecoins/#

    [8]   L’accord Swift est un traité international entré en vigueur le 1er août 2010 entre l’Union européenne et les États-Unis. Il donne aux autorités américaines l’accès aux données bancaires européennes stockées sur le réseau de la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT), dans le but de lutter contre le terrorisme, sous certaines conditions de protection de la vie privée des citoyens.

    [9]   Une question préjudicielle a été posée à la Cour Européenne de Justice (CJUE) par une Cour d’appel allemande dans l’affaire Bank Melli Iran c/ Telekom Deutschland Gmbh qui avait suspendu ses services à cette banque au motif qu’elle était sur la liste des entités sanctionnées par les Etats-Unis.La juridiction allemande a demandé à la CJUE si le Règlement de Blocage pouvait faire obstacle à cette suspension. Le 12 mai 2021 l’avocat général a rendu son opinion indiquant que le Reglement (art. 5§1) pouvait être invoqué pour s’opposer à l’interruption des services. Au passage il critique l’obligation de solliciter une dispense pour s’exonérer du respect du Règlement. La décision de la CJUE est attendue avec intérêt. Environ 80% des décisions suivent les conclusions de l’avocat général. Voir : https://lupicinio.com/en/the-advocate-general-delivers-his-opinion-on-the-interpretation-of-the-european-unions-blocking-statute-bank-melli-iran-v-telekom-deutschland/.

    [10] Voir : Alan Hervé « Œil pour œil, dent pour dent » ou quand la Chine adopte une législation en réponse aux sanctions internationales, Le Club des Juristes, 30 juin 2021.

    [11] La France peut-elle contribuer au réveil européen dans un XXIème siècle chinois ? Rapport d’information N°846 de Mme Gisèle Jourda, MM. Pascal Allizard, Edouard Courtial, André Gattolin et Jean-Noël Guerini, Sénat, 22 septembre 2021.

    [12] Certains experts chinois énoncent qu’il est pertinent pour Pékin de développer un corpus juridique à caractère explicitement extraterritorial  :Zhengsing Huo,Man Yp,Extraterritoriality of Chinese Law : Myths, Reality and the Future, The Chinese Journal of Comparative Law,12 mai 2021 : https://academic.oup.com/cjcl/advance-article-abstract/doi/10.1093/ cjcl/cxab004/ 6274891?redirectedFrom=fulltext .

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  • Pourquoi Tsipras a capitulé ?...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la crise grecque et à la capitulation de Tsipras devant le diktat de l'Union européenne...

     

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    « Finalement, la volte-face d’Aléxis Tsípras s’explique très bien »

    On ne comprend plus grand-chose à ce qui se passe en Grèce. Grâce ou à cause d’Aléxis Tsípras, les Grecs ont massivement voté « non » aux diktats lors du référendum du 5 juillet, mais deux jours plus tard le même Tsípras acceptait de se soumettre à des mesures encore plus coercitives…

    Le 5 juillet, les Grecs ont dit non, massivement non, à la politique d’austérité imposée par l’Union européenne. C’est la première fois qu’un peuple était appelé à se prononcer sur la sauce à laquelle on prétendait le manger. Plus précisément, c’est la première fois qu’un peuple se voyait donner la possibilité de se prononcer politiquement sur une doctrine économique, en l’occurrence la dogmatique de l’orthodoxie néolibérale imposée par les prêteurs usuriers de l’oligarchie mondiale. Ce n’est pas rien. Et cela restera une date historique, quoi qu’il se soit passé par la suite. Exactement comme le « non » français du 29 mai 2005, qui fut lui aussi bafoué.

    La volte-face d’Aléxis Tsípras a surpris tout le monde, mais s’explique finalement très bien. Tsípras ne voulait pas quitter la zone euro, et les Grecs ne le voulaient pas non plus. Or, le maintien dans la zone euro impliquait l’austérité. Vouloir conserver l’euro sans avoir l’austérité, c’est vouloir un cercle carré. Face aux exigences toujours plus dures de l’Eurogroupe et de la Troïka, Aléxis Tsípras n’avait le choix qu’entre renverser la table ou passer dessous. N’ayant pas voulu la renverser, il a suffi de le menacer d’une expulsion de son pays de la zone euro pour l’amener à capituler.

    Une monnaie unique n’est viable qu’entre des pays de structure et de niveau économique comparables, ou bien alors comme monnaie d’une Europe politiquement unifiée, aujourd’hui inexistante, avec ce que cela implique de transferts financiers entre les pays les plus riches et les plus pauvres. La Grèce n’aurait jamais dû rentrer dans l’euro, car son économie ne peut pas fonctionner avec une monnaie qui n’est qu’un mark étendu.

    Et maintenant, que va-t-il se passer ?

    On repart pour un tour. Plutôt que de restructurer la dette grecque, ce qui aurait impliqué des pertes pour les banquiers ayant investi dans cette dette, on va continuer à accorder de nouveaux prêts à une entité en faillite, avec en contrepartie des exigences d’une ampleur jamais vue, qui ne pourront être satisfaites qu’au prix d’un nouvel appauvrissement, d’une nouvelle baisse des rentrées fiscales, d’une déflation qui alourdira le poids de la dette, sans aucune possibilité de redressement de la situation ni possibilité de procéder aux réformes de structure nécessaires.

    Les perroquets qui répètent des propos de bistrot peuvent bien dauber sur la « fainéantise » des Grecs et la « gabegie des fonctionnaires ». Ils feraient mieux de consulter les chiffres de l’OCDE. En 2014, les Grecs ont travaillé en moyenne 2.042 heures, soit plus que les Français (1.489 heures) et les Allemands (1.371 heures). En 2011, les fonctionnaires représentaient en Grèce 8 % de l’emploi, contre 11 % en Allemagne. En réalité, Joseph Stiglitz et Paul Krugman, tous deux prix Nobel d’économie, l’ont dit avec netteté, et l’ancien ministre Yánis Varoufákis n’a lui aussi cessé de le rappeler, l’économie grecque s’est effondrée, non pas en dépit, mais à cause des mesures d’austérité qu’on lui a imposées. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on se retrouvera dans quelque temps exactement dans la même situation qu’auparavant. Le FMI prévoit déjà que le taux d’endettement atteindra d’ici deux ans 200 % du PIB. D’ici là, une crise politique est plus que probable. Comme disait le regretté Philippe Muray, « le réel est reporté à une date ultérieure ».

    Mais en plaçant la Grèce sous tutelle politique, administrative et financière, au moyen d’un véritable coup d’État de fait, l’Union européenne a également révélé son véritable visage. La « Déclaration » adoptée à Bruxelles le 12 juillet est à cet égard sans équivoque : « Le gouvernement [grec] doit consulter les institutions [européennes] et convenir avec elles de tout projet législatif dans les domaines concernés avant de le soumettre à la consultation publique ou au Parlement. » On savait déjà, grâce au « théorème de Juncker » (« Il ne peut pas y avoir de choix démocratiques contre les traités européens »), que l’idéologie dominante repose sur ce principe simple que les contraintes économiques et sociales édictées par l’oligarchie ne peuvent en aucun cas être modifiée par des résultats électoraux. On voit maintenant, les résultats du référendum ayant été transformés en leur exact contraire par une sorte de diktat de Versailles à l’envers (« La Grèce paiera ! »), que l’aboutissement logique de l’orthodoxie néolibérale est bien de faire disparaître toutes les souverainetés politiques au profit d’une coalition de puissances privées et de transformer les nations européennes en autant de colonies ou de protectorats soumis à la « politique de la canonnière » des firmes multinationales et des marchés financiers.

    Dans le « dénouement » de cette affaire, quel a été le rôle joué par Barack Obama ? Dans quelle mesure la Grèce peut-elle figurer sur l’agenda de la Maison-Blanche ?

    Obama est un pragmatique : l’accord qu’il vient de négocier avec l’Iran en est la preuve, tout comme sa décision de mettre fin au blocus contre Cuba. Tout comme les dirigeants de l’Union européenne, plus qu’une contagion financière de la crise grecque, c’est une contagion politique et idéologique qu’il redoute. Il sait enfin que la Grèce est un pays clé de l’OTAN, et il veut l’empêcher de se tourner vers Moscou. Le cas échéant, si la situation continue à se détériorer, les États-Unis n’hésiteront pas à susciter un coup d’État militaire. Le parakratos, l’« État souterrain » mis en place à l’époque de la guerre froide par les services américains, ce « para-État » qu’on avait vu se mobiliser au moment de la triste dictature des colonels, est loin d’avoir disparu.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 1er août 2015)

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  • Après le « Moment grec » : dernier inventaire avant recomposition ?...

    Nous reproduisons ci-dessous une analyse intéressante de David Desgouilles, cueillie sur son blog Antidote et consacrée à la crise grecque et à ses répercussions sur le paysage politique français. L'auteur est un collaborateur régulier de Causeur.

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    A qui profitera le « Moment grec » ? - Dernier inventaire avant recomposition

    Maintenant que l’actualité grecque a perdu de la vitesse et en attendant que les prochains épisodes débarquent sur nos écrans, il est utile de faire un point sur les bouleversements que cette séquence à produit sur notre échiquier politique et les enseignements qu’on peut en tirer. Le « Moment grec » est l’un de ceux qui permettent d’établir un état des lieux politique et idéologique.

    Puisque le Premier ministre grec Alexis Tsipras en a été l’acteur principal, voyons d’abord du côté de ceux qui se considèrent comme ses partenaires politiques privilégiés en France. On y trouvait le Front de gauche, les frondeurs du PS et une partie des écologistes. Comme l’a expliqué notamment Frédéric Lordon, cette séquence permet à tous, et notamment à ceux qui se réclament de la gauche radicale, de comprendre qu’il ne peut y avoir, de son point de vue, « d’euro sympa ». L’intransigeance du gouvernement allemand, du CDU au SPD, ôte les dernières illusions quant à la possibilité de mettre la monnaie européenne au service de leurs idées. Pire, il est même l’outil privilégié utilisé contre leurs idées. Comme aurait dit un humoriste très apprécié à gauche,  s’ils ne le voient pas maintenant, « ce n’est pas des lunettes qu’il leur faut mais un chien ». Jean-Luc Mélenchon a toujours dit que si, arrivé au pouvoir, il se heurtait au refus allemand, il opterait pour la fin de l’euro. Aujourd’hui, il sait que le refus est définitif. Il faudra suivre ses prochaines déclarations avec attention sur ce thème. Quant aux frondeurs, on a pu observer qu’ils avaient tous voté l’accord signé la semaine dernière, alors même qu’ils savent – et parfois disent – que cet accord a été extorqué à Tsipras. Croient-ils encore à la possibilité d’un « euro sympa » ?  Il nous est difficile de sonder les reins et les cœurs, mais leur foi doit être sacrément ébranlée. En tout cas, Arnaud Montebourg a décidé de convier Yanis Varoufakis à sa traditionnelle Fête de la Rose de Frangy-en-Bresse, fin août. L’ancien ministre grec des finances a conseillé à Tsipras, la nuit du référendum, de réquisitionner la Banque de Grèce et de mettre en place un système de monnaie parallèle, ce qui aurait permis de montrer la détermination du gouvernement et d’anticiper un éventuel Grexit. Tsipras n’a pas souhaité l’écouter. Varoufakis a ensuite voté contre l’accord à la Vouli. Inviter celui qui incarne aujourd’hui le Non grec n’est pas anodin pour Montebourg. Va-t-il prendre un virage sur l’euro en ses terres bressanes dans quelques semaines ? On attend son discours avec impatience. De ce point de vue, nous ne croyons pas à une évolution de Cécile Duflot sur la question. Entre deux maux, l’austérité et l’adhésion à tout ce qui pourrait ressembler à du chevènementisme, l’ancienne ministre du logement a sans doute fait son choix ad vitam aeternam. Jean-Luc Mélenchon l’a appris à ses dépens lors de la sortie de son dernier pamphlet contre l’Allemagne.

    Du côté de la gauche hollando-vallsaise, la question de l’euro est aujourd’hui complètement religieuse. On doit sauver l’euro « à tout prix », parce que l’euro, c’est l’Europe, et l’Europe, c’est la Paix. A partir de ce constat, aucune négociation n’est possible avec l’Allemagne dans la mesure où cette dernière est certaine que ses interlocuteurs ne sacrifieront jamais l’euro et qu’ils feront tout pour le sauver. Ils sont ainsi prêts à tous les sacrifices et tous les renoncements programmatiques. Schaüble peut tout demander à un gouvernement dirigé par cette frange de la gauche. Il gagnera. Pour l’instant, il joue avec la France et l’Italie comme un gros matou avec des souris. Si « l’euro sympa » c’est fini, « l’euro-religion » n’est pas mort.

    Du côté des Républicains et de l’UDI, il y a certes une part « d’euro-religion » mais pas seulement. On a pu observer lors du « Moment grec » une manifestation de fascination quasi-unanime devant le duo Merkel-Schaüble. C’est bien de ce parti qu’on a entendu le plus conspuer Alexis Tsipras. L’ordo-libéralisme de type allemand constitue un objectif à lui seul. L’euro n’est pas une religion comme au PS hollandais, et a justement l’objectif de ne pas être « sympa » comme le souhaitait la gauche radicale. Il est un outil au service d’un modèle qu’on vénère. Pas une feuille de papier à cigarette sur cet objectif entre Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, Xavier Bertrand et François Fillon. Une seule grande voix discordante par rapport à cette ligne, celle d’Henri Guaino. Entre son discours et celui des différents candidats possibles à la primaire, il n’y a plus un fossé mais le Grand Canyon. Toutefois, l’ancien candidat spécial ne préconise pas comme Jean-Pierre Chevènement un démontage de la monnaie unique. S’il souhaite préserver l’existence de cette dernière, c’est par prudence et par crainte qu’une telle opération ne provoque une crise financière mondiale, suscitant davantage de malheurs encore que le statu quo. Si Nicolas Sarkozy et Alain Juppé sont cohérents en soutenant l’idée d’un euro obligeant mécaniquement la France à effectuer les réformes dont ils rêvent, souhaitant une législation fiscale et sociale équivalente à celle de notre voisin d’outre-Rhin, qu’en est-il de François Fillon et de Xavier Bertrand ? Souvenons-nous qu’ils défendirent quant à eux le Non avec Philippe Séguin, ce dernier ayant prophétiquement annoncé les écueils d’une monnaie unique non assise sur un gouvernement vraiment fédéral. On ne comprend pas vraiment, à vrai dire, la fascination de ces deux-là pour l’ordo-libéralisme allemand alors que leur attachement ancien à la souveraineté, tout en revendiquant des idées libérales, devrait leur suggérer de regarder ce qui se passe de l’autre côté… de la Manche. Bertrand et Fillon pourraient en effet assumer un souverainisme libéral à l’anglaise, mais ce n’est pas le cas.

    Qui pourrait bien emprunter ce modèle dans les prochaines  années ? Ce ne sera pas Nicolas Dupont-Aignan, dont le noyau des troupes provient de la frange gaulliste sociale qui militait naguère pour Séguin et Pasqua. Il tente bien, parfois, d’apparaître plus « libéral » que Marine Le Pen, empruntant une sémantique destinée aux petits patrons, aux commerçants et aux artisans, mais ce n’est visiblement pas son ADN. D’ailleurs, si Jean-Pierre Chevènement lui fait des avances et sera présent aux universités de DLF à la rentrée, ce n’est pas pour faire du Cameron. Finalement, celle qui pourrait incarner à l’avenir ce souverainisme libéral, combinant hostilité à l’euro et à l’intégration européenne, mais dans un esprit plus britannique, c’est sans doute Marion Maréchal Le Pen, en menant cette bataille à l’intérieur du FN contre sa tante et Florian Philippot. Ces deux derniers, même s’ils essuient pour le moment la tempête provoquée par le vieux patriarche, demeurent les grands bénéficiaires du « Moment grec ». L’idée qu’il n’y a pas « d’euro sympa » leur permet de gagner la bataille face au Front de gauche, qui les accusait d’être défaitistes en promouvant directement la sortie de l’euro. De surcroît, aux yeux des ouvriers et des employés, ils apportent une cohérence d’ensemble contre les différentes facettes du libéralisme mondialisé. Non seulement ils s’opposent à l’euro depuis plus longtemps, mais ils sont opposés à la libre circulation des marchandises, des capitaux… et des hommes. Pour séduire les classes populaires, le sans-frontiérisme de la gauche radicale constitue en effet un handicap et le demeurera, même si elle fait son aggiornamento sur l’euro.

    Si les crises à répétition de l’euro vont certainement revenir, la prochaine bataille, le prochain « Moment » devrait survenir au moment des votes du traité transatlantique. La gauche radicale sera-t-elle plus à l’offensive que le FN et surtout plus audible ? Le PS cèdera-t-il encore sur ce dossier à l’intransigeance allemande par foi dans la construction européenne, malgré son ministre euro-critique Matthias Fekl, au centre des négociations ? La droite classique LR-UDI demeurera-t-elle la meilleure élève d’Angela Merkel ? Des recompositions auront-elles enfin lieu à cette occasion ?

    Ces enjeux pèseront davantage que le résultat des élections régionales, à n’en pas douter.

    David Desgouilles (Antidote, 21 juillet 2015)

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  • Pourquoi l'euro ne survivra que si l'Europe fait exploser le schéma mental dépassé qui l'a fait naître...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par David Engels au site Atlantico et consacré à la crise de l'euro. Professeur d'histoire romaine à l'Université libre de Bruxelles, David Engels a récemment publié un essai passionnant intitulé Le déclin - La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013).

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    Pourquoi l'euro ne survivra que si l'Europe fait exploser le schéma mental dépassé qui l'a fait naître

    Atlantico : Dans quelle logique la création de la monnaie unique s'inscrivait-elle ? A quels besoins, de la France et de l'Allemagne notamment, répondait-elle ?

    David Engels : La création de l’euro suivait deux logiques différentes. D’un côté, les forces pro-européennes, face aux résistances des États-nations, ont simplement poursuivi leur démarche traditionnelle de faire avancer l’unification européenne de manière indirecte, c’est-à-dire en lançant des initiatives et dynamiques économiques ou juridiques peu spectaculaires à prime abord, mais dont les conséquences logiques devaient mener obligatoirement à une unification politique plus grande. D’un autre côté, la chute du mur et la réunification allemande avaient éveillé, surtout du côté français, d´intenses craintes concernant une hégémonie économique, puis politique allemande. Dans cette logique, la dissolution de la Deutsche Mark dans l’euro devait constituer un point de non-retour et arrimer définitivement l’économie allemande à celle de ses voisins occidentaux.

    Ces deux approches ont très clairement échoué, comme le démontre la crise grecque : jamais l’unification européenne n’a été aussi contestée qu’aujourd’hui, vu que le moyen (l’économie libérale) semble de plus en plus avoir remplacé le but (l’unité de l’espace culturel européen) ; et à aucun moment depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, l’Allemagne n’a été si puissante, non seulement économiquement, mais aussi politiquement. C’est pourquoi la gestion de la faillite grecque renferme en même temps les clefs du futur européen : si la pression économique ("plaire aux marchés") et institutionnelle ("le respect des traités") devaient l’emporter, il est à craindre que l’Union européenne se transforme définitivement en simple caisse de résonance des intérêts de l’ultralibéralisme mondialisé ; en revanche, si la peur de la pression populaire grecque, espagnole, portugaise et italienne force les institutions à revoir leur copie, cela pourrait permettre – espérons-le – un revirement prometteur.

    Dans quelle mesure peut-on dire que l'Europe investit toujours ses ambitions politiques à travers l'euro ? Qu'est-ce qui l'illustre ? 

    David Engels : Comme je l’ai dit, la concertation et la fusion des intérêts économiques ont longtemps servi de moteur à l’unification européenne. Il s´agissait certainement du chemin de la moindre résistance ; néanmoins, il s´agissait aussi du chemin de la lâcheté. Au lieu de mettre sur la table la question de la création ou non des États-Unis de l’Europe, l’on a préféré poser un certain nombre de faits accomplis devant mener, très indirectement, au même résultat. La création de l’euro devait être le couronnement de cette tactique. En temps "normal", ce calcul aurait très bien pu réussir, car les crises systémiques passagères auxquelles l’on s’attendait auraient simplement servi, comme d’habitude, à constituer d’habiles prétextes afin de compléter l’unité monétaire par un contrôle budgétaire commun. Mais personne ne s’attendait à la gravité de la situation que nous vivons aujourd’hui ; gravité due au déclin économique et démographique indéniable de notre continent, à l’abandon de plus en plus marqué de nos valeurs culturelles communes par les instances politiques-mêmes qui prétendent les défendre, et au triomphe d’un système ultra-capitaliste mondial, imposant, comme seul remède à toute question, l’austérité financière, la privatisation et le démantèlement de la solidarité sociale.

    La collision de ces divers facteurs a fait tomber l’Union européenne dans un tel discrédit que les peuples européens commencent de plus en plus à s’opposer à cette institution ; non pas par rejet de l’idée européenne, mais afin de la défendre contre les tendances visant à utiliser l’Europe comme premier pas vers la constitution d’un genre d'État universel ultra-libéral fusionnant toutes les grandes cultures humaines en un grand réservoir de main d’œuvre appauvrie et matérialiste et donc entièrement soumise au bon vouloir des banques et grandes multinationales. La crise grecque a clairement révélé ces tendances au grand jour et fait de cet affrontement une question de principe, car le véritable choix n’est pas (ou n’est plus) entre la sortie grecque de l’euro ou sa soumission aux propositions des "institutions", mais entre l’Europe de l’austérité et des "traités" ou l’Europe des peuples et de la solidarité.

    Pourtant, le monde a bien changé depuis les années 1990, avec l'élargissement de l'Europe, une inflation plutôt maîtrisée via la BCE, l'après-guerre n'apparaissant plus comme une référence géopolitique pour les peuples européens... En quoi le modèle européen construit autour d'une monnaie commune est-il aujourd'hui en partie obsolète ? 

    David Engels : Je ne dirais pas du tout que la monnaie commune est obsolète, mais au contraire, qu’il est temps pour les peuples de l’Europe de tirer les leçons de la crise grecque et de faire un pas de plus vers l’unification. Ceci non seulement afin d’éviter qu’un tel problème se reproduise et qu’un État puisse obliger tous les autres à payer pour ses dettes, mais aussi afin de s’approprier pleinement l’outil monétaire pour résister à la fois au dumping social et à l’éradication de nos valeurs culturelles et de notre style de vie par une immigration effrénée. Le véritable choix qui se pose aujourd’hui est celui entre l’Europe du "bricolage", dont les autonomies nationales ne sont maintenues qu’au prix de leur alignement idéologique, ou une Europe institutionnellement encore beaucoup plus unie, mais en même temps légitimée par une vraie démocratie parlementaire directe.

    Le retour aux monnaies et gouvernements nationaux n’est pas une véritable option, au moins au long terme ; au contraire, ce serait la pire chose qui puisse arriver à l’Europe, car étant donné la faiblesse démographique, sociale, industrielle et économique déplorable de notre continent, la plupart des nations tomberont vite dans le giron des pouvoirs périphériques comme les États-Unis, la Russie ou la Chine, ou seront simplement submergés par l’immigration et l’islamisation. Ce qu’il faut, c’est donc une véritable politique sociale et financière européenne commune, non dans l’esprit de la destruction de la solidarité sociale et de l’austérité économique, comme le défend l’Allemagne, mais au contraire, dans une perspective visant à assurer le contrôle démocratique sur l’étendue de la solidarité et à créer de l’emploi par de grands projets infrastructurels paneuropéens capables de rivaliser avec les dépenses énormes que les Chinois font dans ce domaine.

    A quoi pourrait ressembler une alternative à l'euro en tant que principal fédérateur ?

    David Engels : L’euro n’a pas besoin d’une alternative, mais d’un contrôle démocratique qui puisse assurer qu’il ne puisse plus jamais se retourner contre les intérêts des peuples qui l’on créé. Car ce qui importe, ce ne sont pas les institutions ou outils, mais l’esprit et les objectifs qui les animent. Au lieu de baser la cohésion de la zone-euro sur l’adhésion quasi-religieuse de tous les gouvernements européens aux doctrines de l’ultra-libéralisme et de la compétitivité sans limites (quitte à saboter tous les gouvernements ne rentrant pas dans ce carcan comme le gouvernement Tsipras), l’euro pourrait devenir, au contraire, le moteur principal empêchant la concurrence déloyale entre Est et Ouest, Sud et Nord, et constituer le moyen d’une véritable unification tarifaire et sociale. Au lieu de défendre, coûte que coûte, une "stabilité" monétaire au court terme, payée par la déconstruction sociale et la désolidarisation des peuples avec leurs élites, l’euro devrait servir de vecteur d’une véritable stabilité stratégique au long terme, basée sur l’autonomie des ressources, le rétablissement de l’équilibre démographique et sur le retour de l’industrie. Et au lieu d’être un outil d’austérité dont ne bénéficient, finalement, que les banques (renflouées à coup de subventions de la part de la main publique) et les grandes entreprises (profitant de la privatisation du secteur public), l’euro pourrait servir d’agent principal à la création de l’emploi et de l’assainissement des infrastructures publiques qui en ont un besoin immense. Le tout est de vouloir et d’oser ; et si le peuple grec a bien montré une chose lors du référendum de dimanche, c’est qu’il est toujours possible de résister, et que le sentiment d’honneur et de confiance en soi peut, même aujourd’hui, l’emporter sur l’intimidation et l’égoïsme.

    David Engels (Atlantico, 7 juillet 2015)

     

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  • Et à la fin, c'est toujours Bruxelles qui gagne ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une chronique d'Éric Zemmour sur RTL, datée du 26 février 2015 et consacrée à l'accord que le gouvernement grec mené par la coalition Syriza a passé avec les "institutions" européennes. L'analyse est d'une cruelle lucidité. Une leçon à retenir...

     


    "Les Grecs se sont couchés", juge Éric Zemmour par rtl-fr

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  • La situation après les élections du 25 mai...

    Nous avons cueilli sur RussEurope un entretien donné par l'économiste hétérodoxe Jacques Sapir au site italien Antidiplomatico et consacré aux résultats des élections européennes...

     

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    La situation après les élections du 25 mai

    Aux élections européennes du 25 mai, c’est de France qu’est arrivé à Bruxelles  le message le plus fort avec le Front national comme premier parti du Pays et son programme qui demande clairement la sortie de l’Euro. Il s’agit d’un véritable tremblement de terre comme l’a défini le premier Ministre Manuel Valls. D’après vous qu’est-ce qui a poussé les Français à faire ce choix ?

     

    Le choix des français s’est fait pour de nombreuses raisons lors de ces élections. Certaines tiennent à la nature du processus dit de construction européenne. Il est clair que pour beaucoup, voter pour le Front National c’était envoyer le message le plus clair à Bruxelles que l’on refusait tant l’Euro que l’UE. De ce point de vue, si d’autres partis, comme le Front de Gauche, avaient eu des positions plus claires, et plus compréhensibles, le résultat aurait pu être un peu différent. Les progrès réalisés par le parti « gaulliste » Debout la République, qui a presque atteint les 4% des votes est symptomatique de ce qu’un discours clair est immédiatement porteur dans ce contexte.

     

    D’autres raisons tiennent à la situation particulière qu’il y a aujourd’hui en France. Il y a en particulier une montée de l’exaspération contre la politique d’un gouvernement, et d’un Président, qui défait aujourd’hui ce que près de quarante années de luttes sociales avaient construit. Ici encore, à tort ou à raison, le Front de Gauche n’a pu recueillir la part qui était logiquement la sienne dans ce vote d’exaspération en raison de position peu lisibles par l’électorat. Pourtant, la sanction par rapport au vote PS a été très claire et l’effondrement de la popularité de François Hollande le confirme.

     

    Enfin, il y a un vote d’adhésion aux thèmes développés depuis maintenant un peu plus de trois ans par le Front National. Dans ces thèmes, il ne faut pas sous-estimer (ni sur-estimer d’ailleurs) un sentiment si ce n’est de xénophobie mais en tous les cas de lassitude face à l’immigration telle qu’elle se développe aujourd’hui. Pour de nombreux français aux revenus très modestes, les nouveaux arrivants sont en concurrence directe avec eux sur de nombreux points (comme l’obtention de logements ou la santé). Je remarque d’ailleurs que de nombreux français issus de l’immigration des années 1960 à 1980 ont voté Front National. Il suffit d’analyser le vote quartier par quartier pour le voir. Ainsi, dire que ce vote est un vote « raciste » est une idiotie complète, même s’il y a des racistes au Front National, comme il y en a d’ailleurs dans d’autres partis, hélas. Mais, on a mal mesuré le sentiment de vulnérabilité des française des classes populaires à l’arrivée de la vague actuelle d’immigration. Très souvent ce sont des anciens immigrés, naturalisés français, qui se sont intégrés dans la société française, et qui considèrent que les nouveaux arrivants ont plus de droits qu’eux ou mettent en cause les mêmes budgets sociaux sur lesquels ils ont des avantages. Ce phénomène explique le basculement vers le vote Front National des Français les plus modestes.

     

    De ce point de vue, les manifestations des jeunes lycéens et étudiants, guère plus de quelques milliers pour toute la France, ont été très symptomatiques. Dans le cas de la manifestation de Paris, qui a été la plus importante, vous aviez presque uniquement des « blancs » et des « bourgeois ». Il n’y avait pratiquement pas de jeunes issus des lycées professionnels. Aujourd’hui la « protestation » contre le vote FN ne se manifeste que dans les classes supérieures de la société et c’est sans doute cela le véritable « tremblement de terre ».

     

    Le prochain Parlement européen accueillera trois groupes qui se sont opposés dans leurs campagnes électorales aux politiques de Bruxelles, Berlin et Francfort, avec à leur tête :  Marine Le Pen,  Nigel Farage et pour la gauche A. Tsipras. Réussiront-ils à créer un bloc d’opposition compact pour empêcher la technocratie européenne de continuer dans son projet d’austérité ?

     

     

    Je ne crois pas. Je ne sais pas si le Front National va réussir à constituer un groupe au Parlement Européen, mais il est clair qu’il y a trop de différences entre le FN, UKIP ou Syriza. En un sens, ceci vérifie le fait qu’il n’y a pas de peuple européen et que la dimension nationale du vote est toujours prééminente. Après, il est possible qu’au moment des votes des alliances se réalisent, et ceci est même à souhaiter.

     

     

    Le PPE et le PSE seront obligés de tomber les masques du rôle de la fausse opposition  et finiront, comme c’est le cas dans différents pays, par se coaliser pour former la prochaine Commission. Ne craignez-vous pas que ces « ententes européennes élargies » ne favorisent une ultérieure perte de souveraineté nationale, sans tenir compte du cri de détresse qu’ont lancé les peuples européens ?

     

    Je crains qu’hélas ce cri de détresse ne soit pas entendu, parce que les partis du PPE et du PSE ont systématiquement ignorés les réactions et les réticences des peuples depuis maintenant près de 25 ans. Nous aurons une coalition pour faire du Parlement Européen une chambre d’enregistrement de décisions technocratiques prises par la commission.

     

     

    D’après vous, quels sont les premières mesures que les nouveaux groupes eurosceptiques qui se sont créés au Parlement européen devraient proposer dans les trois mois ?

     

    Si une alliance est possible, elle devrait se faire autour des mots d’ordres suivants. Tout d’abord, interruption des négociations avec les Etats-Unis du traité de libre-échange transatlantique. C’est un traité léonin, qui va contribuer encore plus au démantèlement du modèle social européen. On a aujourd’hui la preuve que la politique des Etats-Unis est extraordinairement agressive contre l’Europe et les européens. Ensuite, ces partis devraient s’entendre pour refuser toute mesure aggravant les politiques d’austérité qui sont aujourd’hui mises en œuvre en Europe. Sur cette base, il est même possible que des alliances de circonstances soient possibles avec le groupe des « Verts », voire avec certains membres du PSE.

     

     

    La propagande pré-électorale des gouvernements au pouvoir et de Bruxelles        voulait nous rassurer sur la situation économique actuelle, toutefois les économies   de l’Italie, de la Hollande et du Portugal se sont contractées et la France est dans une situation de stagnation. De surcroît, la zone euro est dans une situation de basse inflation – déflation pour de nombreux pays – qui rend de moins en moins soutenable la trajectoire débit/PIB. Dans un tel contexte, pensez-vous que la zone euro risque de connaître une nouvelle crise qui pourrait remettre en question les outils créés ou bien que  «  le pire est derrière nous »  comme on nous le dit ?

     

    Le risque d’une nouvelle crise est d’ores et déjà présent. C’est cela qui obligé M. Mario Draghi, le Président de la Banque Centrale Européenne à agir le 5 juin. Mais, les limites de son action montrent aussi son impuissance de fond. Les seules choses qu’il a pu faire ont été d’introduire un taux négatif sur les dépôts et de mettre en place un nouveau LTRO (1) au profit des banques pour un montant de 400 milliards d’euros, au moment d’ailleurs où il faudra rembourser le premier. Ce n’est absolument pas l’équivalent du « quantitative easing » de la réserve fédérale. On sait que les taux négatifs ont une efficacité plus que limitée. Quand au LTRO, il y en avait déjà eu un en 2012. Il est donc intéressant de regarder comment a réagi le taux de change entre l’Euro le Dollar. Le 5 juin au matin, il était tombé à 1,35 USD pour 1 Euro. Il est remonté à 1,36 dès le soir. C’est la preuve que Draghi n’a plus cette capacité qu’il avait il y a deux ans de charmer les marchés. Ces derniers veulent du tangible. Mais, cela, Draghi ne peut le faire sans un conflit majeur avec l’Allemagne. Par ailleurs, les marchés vont maintenant regarder de très prés l’évolution de la situation dans des pays comme la Grèce, mais aussi l’Italie et la France. Touts les conditions pour une nouvelle phase de crise dans la zone Euro dès cet été ou dès septembre sont réunies.

     

    Nous savons que vous suivez de près la crise ukrainienne. Quel est votre jugement d’ensemble sur l’action de l’UE ? Quelle serait, à l’échelle européenne, la meilleure stratégie à adopter pour sortir de cette dangereuse impasse ?

     

    L’action de l’UE a été très néfaste. Elle a mis, de fait, l’Ukraine devant un choix impossible, celui entre l’Europe et la Russie. Or, compte tenu de la complexité et de la fragilité de ce pays, c’était le type même de choix qu’il fallait éviter. Ensuite, les dirigeants de l’UE ont fermé les yeux sur les dérives du mouvement populaire de la place Maidan. Ce mouvement, commencé comme une protestation contre la corruption du régime, a commencé à dériver dès le mois de décembre 2013 quand il a été hégémonisé par des partis d’extrême-droite. Enfin, l’UE a soutenu implicitement le coup d’Etat qui a provoqué le départ du Président Yanoukovitch. Or, un accord avait été signé entre l’opposition et le pouvoir et des élections étaient normalement prévues. Mais, tout cela a été balayé par le coup d’Etat. Désormais, nous vivons une crise de l’Etat ukrainien, avec des référendums d’auto-détermination qui se sont tenus dans la partie est du pays, et qui conduit désormais à une véritable guerre civile. Le gouvernement de Kiev utilise ses avions et ses hélicoptères contre les insurgés, c’est à dire le même niveau de violence qui avait été le prétexte à une intervention en Libye et qui avait suscité l’émotion de la communauté internationale en Syrie. Il serait urgent que l’UE fasse pression sur les autorités de Kiev pour qu’elle proclame un cessez le feu et qu’elles ouvrent immédiatement des négociations inconditionnelles avec les insurgés. Au-delà, il est clair qu’il faut des élections à une Assemblée Constituante, qui seule pourra déterminer la nature et le degré de fédéralisation du pays, et un engagement de toutes les parties extérieures en présence, tant l’UE que la Russie, de respecter l’indépendance et la neutralité de l’Ukraine.

     

     

    En tant qu’économiste de référence en la matière, pensez-vous que les résultats de ces dernières élections ont renforcé la bataille intellectuelle contre la monnaie unique ou non ?

     

    Je pense que c’est parce que nous avons marqué des points importants dans le combat intellectuel que l’on a eu des résultats marqués par cette vague d’euro-scepticisme aux dernières élections du 25 mai. Mais, il est dans le même temps clair que le résultats de ces élections, tant le niveau d’abstention que la montée des forces euro-sceptiques, va rendre bien plus audible les discours que nous tenons depuis des années sur l’Euro.

    Jacques Sapir (RussEurope, 7 juin 2014)

     

    Note :

    1- Long term refinancing operations, prêts à long terme accordés aux banques par la BCE.

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