Crise de l’énergie : deux heures moins le quart avant le désastre
Ce qui préside à nos destinées, c’est le complot, mais un complot déconcertant : le complot de la médiocrité, la conjuration de l’incompétence, la conspiration de la nullité. On en a tous fait l’expérience dans nos vies professionnelles, quelles qu’elles soient. Souvent, les plus médiocres sont aux commandes. Quand ce n’est pas le cas, les meilleurs doivent se soumettre à l’étiage le plus bas. Les exceptions sont comme des anomalies. Combien de temps peut durer un système aussi structurellement défaillant ? Pas éternellement. L’Histoire est un cimetière d’aristocraties, enseignait le grand sociologue Vilfredo Pareto. La nôtre n’a pas encore été mise sous terre, mais ça ne saurait tarder. Aristocratie est du reste un bien grand mot. C’est plutôt un syndic de faillite, une collection de clones interchangeables, une « zéroligarchie » affectée d’un même défaut de fabrication et des mêmes vices cachés : prétention, arrogance, insuffisance.
Jusqu’ici, la nullité de cette caste était à toute épreuve, comme le chiendent, les infections nosocomiales, les OQTF ou les déficits abyssaux. Elle a résisté à la crise de 2008, au covidisme, aux crises migratoires à répétition, à la guerre en Ukraine. Survivra-t-elle à la crise de l’énergie ? Il est permis d’en douter. Nul besoin d’être un prophète pour annoncer que l’Union européenne se fissurera sous peu. La crise de l’énergie est son chef-d’œuvre technocratique. Un travail d’orfèvre du désastre qui a été méthodiquement programmé, minutieusement planifié, idéologiquement organisé.
L’État défaillant
Inutile d’accabler Poutine. Certes, l’Europe a délibérément choisi de se priver de 40 % de ses approvisionnements en gaz. Une folie. Mais c’est prêter au mage du Kremlin des pouvoirs qu’il n’a pas. La Russie aura surtout été un révélateur et un accélérateur. La crise de l’énergie a des racines plus profondes, plus malignes, plus structurelles. Vingt-cinq ans d’égarements, un quart de siècle d’aberrations, deux décennies et demie de balivernes et de chimères.
Sortons nos calculettes. Quand la facture d’un boulanger s’envole de 800 euros par mois à 10.000 euros, c’est une augmentation sèche de 1.150 % (jusqu’à 2.000 % pour certains). Comment expliquer cette hausse stratosphérique ? Tout indique qu’elle est artificielle, irrationnelle et factice. Pourquoi ? C’est qu’il est dans sa nature d’être d’abord spéculative. Tel est l’aboutissement, inscrit dans les archives des erreurs économiques, de la libéralisation du marché de l’énergie amorcée dans les années 1990. Ce devait être la panacée, suivant la croyance magico-religieuse dans les vertus immanentes de la concurrence libre et non faussée. Le marché de l’énergie européen devait être interconnecté, il est totalement déconnecté des coûts réels. Il devait être intégré, il est en train de nous désintégrer. Il devait tirer les prix vers le bas, il les tire vers le haut. Tout à l’avenant. Pas une décision qui ne se soit avérée pertinente. Partout l’imprévoyance, l’impréparation, le court-termisme. La politique funeste de la cigale, celle de la fourmi ayant été jugée par trop rétrograde.
En France, on se flatte de ne pas avoir de pétrole, on découvre qu’on n’a pas non plus de gaz. Pour autant, on n’a toujours pas d’idées. Quand on en a, c’est qu’on les a achetées à l’étranger, à des cabinets de conseil américains. Résultat : on construit des usines à gaz sans gaz et des voitures électriques sans électricité. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus d’État stratège. Il a disparu quelque part entre le traité de Maastricht et le traité de Lisbonne, aspiré par ce trou noir administratif qu’est l’Union européenne. L’État stratège, c’est aujourd’hui McKinsey plus Greta Thunberg. Du vent facturé au prix d’un cabinet new-yorkais et de l’éolien acheté au prix des cryptomonnaies – avant leur déroute. Rien d’étonnant à cela. C’est la génération climat qui fixe notre politique énergétique ; et son moteur auxiliaire est la génération startupper. La première veut sauver la planète, la seconde la privatiser. Mais la planète s’en fout. Elle est résiliente. Elle a survécu à quantité de crises, elle en traversera d’autres. Pas comme nous.
Au choix : ubuesque ou kafkaïen
L’écologie est une chose trop grave pour la confier aux écologistes. Dans leur esprit, la physique nucléaire, c’est de la pataphysique pour les clowns. Remercions la crise. Sans elle, la France était partie pour « tchernobyliser » son parc de réacteurs. Dénucléarisés, les Verts en auraient fait des ZAD et des centres d’art contemporain. Ubu roi repeint en vert.
Mais si l’enfer écologique est pavé de bonnes intentions, l’enfer néolibéral l’est tout autant. La crise actuelle est à ce point de jonction. La Commission a même inventé la bureaucratie libérale, parfait oxymore (comme une prison ouverte ou la bêtise éclairée), en additionnant les tares du néolibéralisme et les vices du dirigisme. En Union soviétique, les apparatchiks organisaient la pénurie à partir d’une conception dévoyée de l’égalité. Dans l’UE, Bruxelles organise la pénurie au nom d’une conception dévoyée de la concurrence. Cela s’appelait le Gosplan, en URSS ; cela s’appelle, chez nous, le paquet climat. C’est la même chose. Les causes divergent, mais les effets convergent.
Ce qu’a dit Emmanuel Todd des élites françaises s’applique au niveau de l’UE. Ce sont des aristocraties stato-financières hors-sol « en mode aztèque », c’est-à-dire qu’elles sacrifient leur propre population sur l’autel de leurs croyances. Elles vivent au crochet de l’État – qu’elles dépècent. Elles ne jurent que par le marché – dont elles ignorent les règles.
Au demeurant, il ne s’agit pas d’être pour ou contre le marché. Le marché est une réalité. Il fonctionne quand il s’agit d’acheter une baguette, c’est du moins ce que proclamait le professeur Adam Smith, qui disait que ce n’est pas de la bienveillance du boulanger que nous attendons notre repas, mais plutôt du soin qu’il apporte à la recherche de son propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à son humanité, mais à son égoïsme, résumait-il. À voir. Demandez à votre boulanger ce qu’il en pense. La libéralisation des biens de première nécessité reste toujours aussi problématique, hier des grains, aujourd’hui de l’énergie. À la veille de la Révolution, elle a abouti à la guerre des farines. Aujourd’hui à la crise de l’énergie.
Le mirage ravageur de la libéralisation
La libéralisation est le cache-sexe de la financiarisation. Libéraliser, en bon sabir bruxellois, c’est ouvrir à la spéculation des domaines jusque-là sanctuarisés, ce qu’était naguère la souveraineté énergétique. Aucun acteur privé n’est susceptible de se lancer dans la construction de réacteurs, qui requièrent des investissements courant sur des décennies (plus de cinquante ans, pour l’hydraulique). Nous sommes ici au cœur du régalien, pas du reaganien, comme se plaisent à croire les eurocrates.
Privatisé, le marché du gaz est devenu totalement opaque, volatil et incontrôlable, sans d’ailleurs aucun contrôle de la part de l’UE. Savez-vous que la Bourse du gaz, aux Pays-Bas, n’est même pas soumise aux règles les plus élémentaires de transparence, alors qu’il s’y échange 100 fois plus de gaz que les Européens n’en consomment réellement. Il y a dix ans, c’était dix fois plus – ce qui était encore dix fois de trop.
Bienvenue chez les fous ! À Bruxelles, cela s’explique. Mais à Paris ? Quel intérêt la France a-t-elle à démanteler EDF ? Ce qu’elle projetait de parachever il y a un an avec le délirant plan Hercule (chef-d’œuvre du naming, comme disent les Anglo-Saxons. Quand on fait un vilain coup, on le baptise d’un nom ronflant, le projet Hercule consistant à transformer notre Gulliver national en unités lilliputiennes).
On aurait pu en rester là, mais non. Errare humanum est, perseverare diabolicum. Le vieux dicton romain s’applique à la lettre à nos dirigeants. Car en juillet de cette année, ce sera au tour des particuliers de voir leur facture énergie déréglementée. Dérèglement : rien ne résume autant notre situation. Il est climatique, énergétique, idéologique. C’est lui, et pas Poutine, qui explique les variations du prix de l’énergie en forme de montagnes russes – et c’est bien la seule chose qui, ici, soit russe.
François Bousquet (Boulevard Voltaire, 3 janvier 2023)