Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le sociologue Michel Maffesoli à l'occasion de la sortie de son livre Homo eroticus aux éditions du CNRS, cueilli sur le site de l'Express. Un penseur, qui, s'il est parfois contestable ou irritant, n'en reste pas moins toujours stimulant...
"Il n'y a de pensée que lorsqu'il y a risque"
Vous venez, du côté de votre père, d'une lignée de libertaires italiens ; votre mère comptait de nombreux Cévenols dans sa famille. Est-ce de cette filiation plutôt épicée que vous vient votre goût de la provocation ?
Je l'ignore. Ce qui est certain, c'est que je n'aime pas penser droit. Dès 1982, lorsque j'ai fondé à la Sorbonne le Centre d'études sur l'actuel et le quotidien, j'ai choisi des sujets qui contrevenaient au politiquement correct. Ce pouvait être le Minitel rose, le poids et la fonction de l'image, la cuisine... A l'époque, la sociologie s'occupait des institutions, de l'établi, comme la politique ou la famille. Mon pari à moi consistait à dire que la vraie vie se trouve dans le quotidien, dans ce que l'on considère comme sans importance, dans le "banal". On l'a oublié, mais le jour du four banal, dans de nombreux villages, était celui du pain commun. Puis on a appelé banal ce qui n'est rien du tout. Je pense au contraire que c'est grâce à cette banalité que croît la société.
Vous brocardez le "conformisme intellectuel" de l'époque. De quel conformisme parlez-vous ?
De celui qui nous empêche de penser la postmodernité. Nous avons une frousse terrible du mot lui-même, alors que c'est pourtant bien lui qui définit la période actuelle. La France a inventé la modernité à partir du XVIIe siècle, avec le cartésianisme et la philosophie des Lumières. Sans doute est-ce pour cela qu'elle éprouve une énorme difficulté à aborder le changement de paradigme en jeu aujourd'hui. Nous ne voulons pas voir que les valeurs modernes - raison, progrès, travail - ne constituent plus une matrice féconde. Alors, on parle de "modernité seconde", de "modernité tardive", de "modernité avancée". Prenez la crise : selon moi, elle est bien plus qu'une crise financière. Elle est crise au sens étymologique de "crible". Nous sommes en train de vivre le passage au tamis des valeurs de la modernité.
Est-ce par non-conformisme que vous avez dirigé en 2001 la thèse d'Elizabeth Teissier, qualifiée de "non-thèse" par les membres du jury qui l'ont examinée?
Cela fait dix ans que cette histoire me poursuit ! [Il sourit]. En trente ans d'enseignement à la Sorbonne, j'ai fait passer 170 thèses, dont trois sur l'astrologie. Je suis, en ce domaine comme en beaucoup d'autres, un mécréant absolu. Ma règle en sociologie est la suivante : un fait, s'il est social, devient un fait sociologique. Il est là, on le traite. 50 % des Français consultent leur horoscope, et il ne me paraît pas infamant qu'une personne directement impliquée dans le sujet en question en parle. Le tout est de savoir comment elle doit en parler. A l'encontre de l'idée dominante en France - traiter les faits sociaux comme des choses -, je pense qu'il est possible d'intégrer la subjectivité. D'ailleurs, personne ne connaît le titre de cette fameuse thèse : "Situation épistémologique de l'astrologie à travers l'ambivalence fascination-rejet dans les sociétés postmodernes". Autrement dit, il s'agissait d'analyser comment les médias se comportaient par rapport à l'astrologie, et non de faire l'apologie de celle-ci.
Vous vous êtes également fait remarquer, l'an dernier, avec votre livre Sarkologies, où vous présentiez Nicolas Sarkozy comme un président "postmoderne", en phase avec le peuple et son époque. C'est pourtant François Hollande qui a été élu !
A quelques centaines de milliers de voix près, je vous le rappelle. Sarkozy, pour qui je n'ai pas d'appétences politiques, a un côté "enfant qui ne grandit jamais", un côté mafieux, qui sont en effet pour moi l'un des reflets de la postmodernité. La modernité, c'est l'adulte sérieux ; la postmodernité, c'est Dionysos, l'enfant éternel et créatif, qui s'appuie sur sa famille, ses proches, s'ajuste au coup par coup. L'élection de François Hollande montre que la France n'est malheureusement pas en phase avec l'esprit du temps. Je reviens à ce que je disais : notre pays a peur de la postmodernité. Il vit un processus de rétraction. Nous sommes retournés aux grandes valeurs du XIXe siècle : l'Etat providence, le fonctionnariat, la crainte de devoir se débrouiller avec la vie.
Hollande incarnerait le cocon protecteur ?
L'enfant éternel trafique parce qu'il n'y a plus de solution globale, juste des pistes à explorer sur le moment. Il est dans la "combinazione" permanente, ce qui est le propre du tragique contemporain - au sens étymologique de tragos, la trachée-artère, ce qui est rugueux par rapport à la veine. Le sale gosse Sarko "tchatchait", il réagissait à tout, à tel meurtre, tel incendie, en disant : "On va régler ça." Mais il ne pouvait que colmater puisqu'il n'y a pas de solution. Le Parti socialiste, lui, est un parti "dramatique" : il considère qu'il y a une solution morale pour la société dans son ensemble, qu'une issue est possible. La France, avec Hollande, a voté la normalité. Alors oui, nous trouverons une solution : un pays de fonctionnaires avec, à la clef, la production de normes. La "normopathie" est en marche ! Seulement, notre pays risque de passer à côté de l'évolution du monde actuel, qui exige de l'audace, des prises de risques. Même si je pense que nous serons, par la force des choses, contraints de revenir à une conception non sécurisante de l'existence, en laissant par exemple une flexibilité dans le travail. L'un de mes étudiants a réalisé une étude sur les jeunes, qui préfèrent les CDD aux CDI. Pourquoi ? Parce qu'ils savent que même les CDI peuvent s'arrêter, et parce qu'ils préfèrent conserver leur liberté. Nous avons devant nous une population franchouillarde de vieux cacochymes, qui ne mesure pas la vitalité et l'intensité juvénile de la société actuelle.
En quoi l'époque serait-elle vitaliste ?
Regardez dans quelle ambiance émotionnelle nous baignons - musicale, sportive, culturelle, religieuse, etc. Les affects sont omniprésents, et même dans des domaines d'où ils avaient été exclus : la politique, l'économie. Il suffit de voir les meetings actuels avec musique et cotillons ! La vie sociale est remplie de rumeurs, de buzz, d'irruptions des humeurs. On voit émerger de nouvelles formes de solidarité et de générosité - il s'agit là de deux liens essentiels, car ce sont eux qui font société. Le couch surfing ou la colocation, par exemple : les études montrent que leurs adeptes éprouvent le désir d'être ensemble pour être ensemble et pas seulement pour des raisons économiques. La vieille lune de l'hospitalité revient aujourd'hui, renouvelée grâce aux technologies.
Certains de ces mouvements restent encore assez confidentiels...
Ce qui n'est pour le moment réductible qu'à une classe de jeunes tend à se répandre dans l'ensemble du corps social par un processus de contamination. Au XIXe, le jeune qui arrivait sur le marché du travail n'avait d'autre choix que de s'habiller comme le bourgeois, en costume trois pièces. Aujourd'hui, le vêtement de l'enfant éternel, c'est le jean, et le bourgeois se met au denim. On veut rester jeune, parler jeune. On voit désormais des colocations intergénérations ou des colocations entre vieux.
Réjouissons-nous, alors : la société serait beaucoup moins individualiste qu'on ne le pense ?
Parler d'individualisme contemporain est une ineptie propagée par les journalistes, les hommes politiques et certains universitaires. Il suffit de sortir, d'allumer son portable, pour se rendre compte que nous sommes toujours "en relation avec", qu'il y a toujours autour de nous une communauté, et que les émotions font le lien. Au "cogito ergo sum, in arcem meum" de Descartes - "je pense donc je suis, dans la forteresse de mon esprit" - qui fonde l'individualisme moderne a succédé le "je m'éclate avec". Les gens se structurent en tribus, autour d'un goût partagé - sexuel, musical, religieux, sportif, etc. -, dans une volonté de vivre le présent plutôt que de se projeter. C'est pour cela que la res publica est devenue une mosaïque, et que nous devons en faire l'apprentissage, même si celui-ci est douloureux. Par un processus de balancier, l'individu a été remplacé par la personne. L'individu est un ; la personne est plurielle. Chacun de nous est plusieurs choses, en fonction des circonstances, de l'âge, etc. Aujourd'hui, je n'existe que par et sous le regard de l'autre. Dans la modernité, on se créait par soi-même, on cherchait à être sa propre loi, à être autonome, selon l'idéal rousseauiste. Voyez la mode : en fonction de la tribu à laquelle j'appartiens, je vais m'habiller, parler, me cultiver de telle ou telle manière. Ces lois de l'imitation se sont exprimées à la fin du XIXe, mais elles n'étaient pas contemporaines par rapport à leur temps.
De quand datez-vous la naissance de ce phénomène ?
Des années 1950, avec l'apparition du design, qui a esthétisé le quotidien. Est venue ensuite, dans les années 1960, l'effervescence des grands rassemblements. A partir de l'an 2000, ce qui s'était un peu perdu dans les sables a commencé à renaître. Regardez l'essor des communications horizontales grâce à Internet. Face à ce bouillonnement, notre intelligentsia reste décalée, alors que le grand public, lui, sent bien qu'il a envie d'"être avec", je dirais même de "coller" à l'autre, beaucoup plus que d'être autonome ! Il colle aux autres sur la plage, dans les concerts de musique, les apéritifs festifs, etc.
Ce que vous décrivez ressemble à l'ère prémoderne, médiévale, les technologies en plus.
Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, mais, à un certain moment, tel phénomène prend plus ou moins d'importance. Je pense que l'histoire de l'humanité obéit à une logique cyclique. C'est mon côté nietzschéen. Mais je suis aussi du peuple - notre entretien est parti de là. Si je dois quelque chose à mes origines populaires, c'est bien l'idée de la relativité du progrès.
"La réalité mesurable, quantifiable et statistiquement délimitée : voilà quel est l'alpha et l'oméga de l'idéologie positiviste qui a contaminé l'université", écrivez-vous dans votre dernier ouvrage. Tout de même : la réalité chiffrée reste encore un bon moyen de ne pas dire n'importe quoi !
Je n'en suis pas du tout sûr. Le chiffre est la religion moderne. Il nous sécurise. Ce n'est pas dire n'importe quoi que de mettre l'accent sur le qualitatif, pour voir ce qui meut en profondeur une manière d'être soi et avec l'autre, tout en veillant à ne pas laisser trop de place au subjectif. Les entretiens non directifs que nous pratiquons dans mon Centre, et qui m'avaient valu des critiques dans les années 1980, sont désormais fréquemment utilisés en sociologie !
On vous accuse d'être un sociologue de droite, bien servi par le pouvoir précédent.
Ça m'est complètement égal. Je pense, c'est vrai, que l'époque se prête plus au modèle de la débrouille incarné par Sarkozy, mais je ne partage pas les valeurs de la droite, pas plus que je ne suis de gauche. Il n'y a de pensée comme d'amour que lorsqu'il y a risque. J'ai toujours accepté la prise de risques. Et vous avez compris que je l'assumais.
Michel Maffesoli, propos recueillis par Claire Chartier (L'Express, 20 août 2012)