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crise - Page 35

  • Réinventer la société de confiance

    Nous reproduisons ici un texte intéressant de la philosophe franco-italienne Michela Marzano, intitulé "Réinventer la société de confiance" et publié par le quotidien Le Monde le samedi 6 novembre 2010.

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    Réinventer la société de confiance

    Voilà quinze ans, dans un livre consacré à la "société de confiance", Alain Peyrefitte, pourtant ancien ministre du général de Gaulle, nous vantait les mérites des modèles anglo-saxons, affirmant notamment qu'ils permettaient à chacun de se dépasser constamment dans des "entreprises risquées mais rationnelles".

    Ces dernières années, les élites françaises ont cherché sans relâche à promouvoir ce modèle idéal de "confiance compétitive". Il fallait "être performant" et "ne jamais se soucier des autres". La confiance n'était plus synonyme que de "self estime". L'une des raisons du succès de Nicolas Sarkozy, en 2007, a été justement sa capacité à mobiliser les électeurs autour de l'idée de réussite personnelle.

    Le fameux "travailler plus pour gagner plus". Pour quel résultat ? La crise a mis à jour les contradictions d'un tel discours. Elle a montré les limites d'un volontarisme à outrance. Les manifestations récentes contre la réforme des retraites ne sont pas, on le sait, une simple protestation contre un allongement de quelques années de cotisation mais aussi le symptôme d'une grande déception et d'un grand désarroi. Peut-on se limiter à croire, comme un Claude Bébéar, que les citoyens ne seraient descendus en masse dans la rue que parce qu'ils "dénigrent le travail, se disent fatigués et aspirent aux congés et à la retraite" (Le Monde du 1er novembre) ?

    Une chose est sûre. La fatigue française est bien réelle. Mais elle n'est pas une propriété intrinsèque du "Français-paresseux-par-nature" comme voudraient le faire croire certaines élites, se berçant de telles niaiseries pour éviter de se remettre en cause. La fatigue actuelle est le résultat d'une longue suite de contes de fée et de mensonges auxquels les citoyens avaient fini par adhérer et dont ils découvrent depuis peu l'inanité.

    Ce peuple qui, depuis 1789 et 1848, n'avait cessé d'opposer aux puissants du monde le rire moqueur de Gavroche, s'était progressivement laissé convaincre par les sirènes d'un certain management. Il avait accepté l'idée qu'il suffisait de croire "en soi-même" et de ne jamais compter sur les autres pour réussir sa vie. La société se partageait entre les "winners" et les "loosers", entre ceux qui croyaient n'avoir besoin de rien, ni de personne, et ceux qui avaient la faiblesse de croire aux autres.

    La crise a eu le mérite de montrer qu'il ne suffit pas de "vouloir pour pouvoir" et que, sans coopération et solidarité, "notre monde peut être un enfer", comme le disait déjà Hannah Arendt. Tous les jours, dans les entreprises, ils sont des milliers à le vivre dans leur chair. Pas besoin d'aller chercher des exemples dramatiques chez France Télécom ou Renault.

    EXEMPLARITÉ

    Prenons ce salarié qui, à l'approche de la cinquantaine, et après s'être voué à son travail en essayant d'être toujours "flexible", se voit remercié car "trop coûteux". Ou ces seniors qui connaissent un véritable parcours du combattant, se traînant d'entretien en entretien, à la recherche d'un nouvel emploi. Qui dit que ces Français ne veulent pas travailler ? Qui croit qu'ils dénigrent le travail ? Ne voudraient-ils pas simplement une société plus juste ?

    Globalisation et mutation technologique poussent certes au changement. Mais elles ne poussent pas nécessairement aux dérives oligarchiques et au cynisme triomphant. Une société plus juste est toujours possible. Elle est même la condition du retour de la confiance en l'avenir. Elle passe par le refus de cette fausse "société de confiance" vantée par l'idéologie néolibérale moribonde.

    Il faut retrouver le chemin de la coopération et de la confiance mutuelle. Mais cette confiance-là ne se décrète pas. Pour qu'elle puisse surgir à nouveau dans ce pays et se développer, elle doit pouvoir s'appuyer sur des preuves tangibles. Pas de confiance sans fiabilité. Or, c'est là que le bât blesse. Tout ce qui manque à nos élites, aujourd'hui, c'est d'être fiable. On dira que ce propos est "populiste". L'accusation est commode. Jugeons sur actes. Les chefs d'entreprise, les politiques, les médias parlent d'exemplarité. Mais ce sont toujours, comme par hasard, les autres qui doivent être exemplaires. Pas ceux qui demandent des efforts. Pis. En France, un grand manager est désigné comme "courageux" lorsqu'il taille dans ses effectifs, tandis qu'il négocie âprement, et parfois en douce, ses stocks options et sa retraite chapeau.

    Le pouvoir politique n'est pas en reste. Les ministres sarkozystes susurrent à l'oreille des Français la petite musique des "sacrifices nécessaires et partagés" pendant qu'ils redonnent à Mme Bettencourt et à ses semblables des millions d'euros au titre du bouclier fiscal. On pourrait multiplier à l'envi les preuves de ce double discours. Comment s'étonner que les Français doutent de la fiabilité de ceux en qui ils sont censés placer leur confiance ? C'est là que réside, en profondeur, le malaise du pays.

    En a-t-il toujours été ainsi ? Les esprits cyniques tentent de s'en convaincre. Sans doute n'est-il pas aisé de demander à ceux qui nous gouvernent de ressembler aux vrais héros de l'Antiquité, toujours prêts à se sacrifier eux-mêmes avant de demander le sacrifice des autres. Mais il est des modèles plus réalistes. En 1940, les Anglais savaient bien qu'en leur proposant du "sang et des larmes", Churchill prendrait sa part de l'effort et qu'il n'irait pas se prélasser sur un yacht ou dans un paradis fiscal… A la même époque, les élites françaises de la "drôle de guerre" donnaient, elles, la triste image de pantins désabusés et insouciants, comme l'avait souligné Marc Bloch dans L'étrange défaite (Gallimard, 1990). En va-t-il si différemment aujourd'hui ?

    Cette crise étrange, qui frappe l'économie réelle mais épargne les profits de la finance, empêche probablement les plus fortunés de bien en saisir les enjeux. Les élites de cette "drôle de crise" sont un peu comme les élites de la "drôle de guerre". Elles se trompent de diagnostic. Souhaitons qu'elles sortent vite de leurs illusions pour reconquérir la confiance des Français et croire en un avenir commun.

    Michela Marzano, philosophe, professeur des universités à Paris-Descartes (Le Monde, 6 novembre 2010)

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  • Le gaullisme, une boussole pour la crise ?

    A l'heure où l'on commémore De Gaulle pour mieux trahir son oeuvre, nous reproduisons ici ce texte de Laurent Pinsolle, gaulliste libre, qui souligne toute l'actualité de la pensée gaulliste. Alors, comme l'écrivait Régis Debray : à demain De Gaulle ! 

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    Le gaullisme, une boussole pour sortir de la crise

    Demain, ce sera le 40ème anniversaire de la mort du plus grand homme de notre histoire ainsi que l’occasion de se pencher sur ce qu’il a pu faire pour la France et les Français. Mais plutôt que de conjuguer le gaullisme au passé, c’est au futur que son message prend encore plus de valeur.


    Une crise de la globalisation néolibérale

    Les crises récurrentes de l’économie mondiale depuis une quinzaine d’années ont deux raisons clairement identifiées : la globalisation et la déréglementation économique qui a abouti à une forme d’anarchie, commerciale, monétaire et financière. En effet, d’une part la libéralisation de la finance a conduit à une explosion du montant des transactions (aujourd’hui égales à 70 fois le PIB mondial), non pas du fait de l’épargne, mais d’un recours accru au crédit par l’effet de levier.

    Cette augmentation de la demande d’actifs a provoqué une hausse de leur prix mécanique puisque l’offre n’a pas pu suivre la demande. Cette progression, indépendante de leur valeur réelle, provoque des bulles qui finissent par éclater quand leur valeur dévie trop de la réalité, comme lors du krach de la bulle Internet en 2001 ou celle de l’immobilier étasunien en 2008. Il est terrifiant de constater la proximité des deux bulles, qui illustre l’irrationalité congénitale des marchés.

    Cette libéralisation touche également le commerce et là, le phénomène a été parfaitement analysé par Maurice Allais ou Jean-Luc Gréau. La mise en concurrence des salariés des pays dits développés avec ceux des pays en voie de développement, dans un monde où les entreprises peuvent investir comme bon leur semble, a provoqué une vague massive de délocalisations, rayant de la carte occidentale bon nombre d’industries (jouet, textile, électronique…).

    Pire, cette concurrence déloyale pousse à la baisse les salaires des classes populaires et des classes moyennes dans les pays dits développés du fait du rattrapage de productivité. Non seulement la globalisation néolibérale casse la croissance des pays du Nord, mais en plus, elle transmet de plus en plus rapidement et de plus en plus violemment la moindre crise d’un pays à l’ensemble de la planète, comme on a pu le voir en 2001 ou en 2008.

    La réponse gaulliste

    A ce moment, on pourra se demander ce que peut bien faire le gaullisme dans cette analyse de la crise. Le Général de Gaulle a présidé pendant les Trente Glorieuses. En quoi son message pourrait bien nous guider dans ces temps nouveaux de la globalisation néolibérale ? La première objection est que les défenseurs du système actuel persistent à se référer à des penseurs d’il y a deux siècles comme Ricardo, qui vivait dans un monde largement plus différent du nôtre que celui des années 60.

    Et puis, le Général a démontré pendant toute sa vie qu’il était capable de voir loin. En 1965, il affirmait que « le laissez-faire, le laissez-passer appliqué à l’économie (…) a souvent (…) donné au développement une puissante impulsion. Mais on ne saurait méconnaître qu’il est en résulté beaucoup de rudes secousses et une somme énorme d’injustices ». Qui pourrait mieux résumer en deux lignes les conséquences négatives de la globalisation néolibérale ?

    Mieux, il nous a laissé en héritage plusieurs principes fondamentaux qui sont autant de réponses à la crise actuelle. C’est lui qui a insisté pendant toute sa vie pour que le progrès économique profite à tous, réclamant sans cesse une troisième voie entre le communisme et le capitalisme dont il dénonçait les excès, tout en reconnaissant son attachement à l’économie de marché. Il refusait cette corbeille, « où la politique de la France ne se fait pas ». L’Etat doit rester au-dessus de la libéralisation.

    En outre, pour lui, il ne pouvait pas y avoir le moindre compromis avec la souveraineté nationale, seule garante de l’intérêt général, et qui est désormais opprimée par les traités européens. Il s’appuyait sur les frontières et était favorable à l’autosuffisance alimentaire alors que l’UMP et le PS ont laissé démanteler la PAC pour laquelle il s’est tant battu. Bref, les remèdes à la crise, relocalisation, règlementation, rétablissement des frontières, sont profondément gaullistes.

    La pensée du Général de Gaulle est un des seuls systèmes de pensée alternatifs cohérent dont découlent directement les réponses à la crise. Comme il le disait,  « puisque tout recommence toujours, ce que j’ai fait sera tôt ou tard une source d’ardeur nouvelle, après que j’aurai disparu ».
     
    Laurent Pinsolle (Blog gaulliste libre, 5 novembre 2010)

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  • 20 000 milliards de dollars !...

    Analyste financier et observateur lucide des milieux de la bourse, Edouard Tétreau a passé ces trois dernières années aux Etats-Unis et a pu observer aux premières loges le déroulement de la crise. Avec 20 000 milliards de dollars - chroniques de la folie américaine, publié chez Grasset, il nous offre une portrait sans fard d'un pays malade et au bord de l'explosion ...

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    "Vous voulez la bonne ou la mauvaise nouvelle ?
    La bonne : l’Amérique est de retour. Le « Yes we can » de Barack Obama semble avoir galvanisé un pays sous tension, sorti d’une crise sans précédent aucun depuis 1929, et en voie de guérison.
    La mauvaise : l’Amérique aura bientôt (2020) atteint le seuil de 20.000 milliards de dollars de dette publique. Premier créancier : la Chine. D’après Edouard Tétreau, qui conjugue dans ce livre hilarant mais effrayant le talent de l’humoriste et le fiel du pamphlétaire, la première puissance mondiale ne remboursera jamais sa dette. Vous vous en fichez ? Vous avez tort : c’est VOUS qui allez payer.
    Après Analyste, plongée au cœur de la folie des marchés financiers, le nouveau Tétreau nous précipite dans l’œil du cyclone : l’aberration de la puissance américaine, du Kansas à Manhattan, d’une chambre forte à un bureau de lobbyiste. En trois parties, Requiem, Born Again, Apocalypse, c’est l’Amérique dans tous ses états : la religion comme marché, les 75 millions de chiens domestiques sur-nourris, les vautours de Wall Street qui ne savent rien, disent-ils, des produits toxiques, un taux d’intérêt à 79,9 %, la faillite de Lehman Brothers vue d’un balcon privilégié, mais aussi l’immigration galopante, l’hispanisation de la société, le dynamisme de la Silicon Valley, une visite à Detroit ou à Palo Alto, la Californie propre ou le Mexique en surchauffe. « Je ne connais pas de pays où l’amour de l’argent tienne une plus large place dans le cœur de l’homme. » La phrase de Tocqueville n’a pas pris une ride… "

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  • Guerre économique : l'offensive américaine !

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    Guerre économique ?... Cela y ressemble ! Dans un article publié le mardi 19 octobre 2010 par Le Monde et intitulé Superpuissance américaine, Martin Wolf, journaliste économique britannique, rédacteur au Financial Time et membre du Forum économique de Davos, indique que les Etats-Unis ont décidé de mener une politique monétaire expansionniste, sans se soucier des conséquences pour les autres pays. En clair, ils vont faire marcher la planche à billets pour surmonter leurs très graves difficultés économiques :

    "[...] Pour parler crûment, les Etats-Unis voudraient pousser le reste du monde à l'inflation tandis que le monde cherche à engager l'Amérique dans la déflation. Or les Etats-Unis devraient forcément l'emporter car ils disposent d'une réserve inépuisable de munitions : il n'existe aucune limite à la quantité de dollars que la Réserve fédérale américaine (Fed) peut émettre. La seule chose dont il faut discuter, ce sont les conditions de la reddition du reste du monde : les changements nécessaires dans les taux de change nominaux, et les politiques intérieures des différents pays.

    Ceux qui souhaitent savoir jusqu'à quel point la politique américaine pourrait devenir agressive peuvent se reporter au discours prononcé par William Dudley, président de la Banque de réserve fédérale de New York, qui affirme que "des taux d'intérêt très faibles peuvent contribuer à faciliter le processus d'ajustement en soutenant la valorisation des actifs, y compris en rendant les logements plus accessibles et en autorisant certains emprunteurs à réduire les remboursements des intérêts de leur dette".

    L'actuel faible niveau de l'inflation est en effet potentiellement désastreux. Au pire, l'économie américaine pourrait succomber à une déflation par la dette. Les rendements et l'inflation américains se sont d'ores et déjà engagés sur le chemin du Japon des années 1990. La Fed veut donc enrayer cette tendance. C'est pourquoi un nouveau train de mesures d'assouplissement quantitatif semble imminent. Les responsables américains feront tout le nécessaire pour éviter la déflation. La Fed poursuivra ses efforts jusqu'à ce que le pays soit suffisamment "reflaté". Ce que ces mesures causeront au reste du monde n'est pas son souci.

    Les conséquences sont évidentes : cette politique renchérira les actifs à long terme et encouragera les capitaux à aller dans des pays (comme la Suisse) où les politiques monétaires sont moins expansionnistes, ou dans des pays offrant de meilleurs rendements (comme les économies émergentes). Et c'est précisément ce qui se passe. L'Institute for International Finance de Washington prévoit que les apports nets de capitaux étrangers dans les pays émergents devraient dépasser les 800 milliards de dollars (573 milliards d'euros) en 2010 et 2011.

    Les bénéficiaires des apports de capitaux, qu'il s'agisse de pays avancés ou émergents, seront confrontés à des choix épineux : laisser s'apprécier le taux de change, ce qui risque de détériorer la compétitivité extérieure ; intervenir sur les marchés des devises, au risque d'accumuler des dollars non souhaités, de mettre en péril la stabilité monétaire intérieure et de détériorer la compétitivité extérieure ; ou alors entraver les apports de capitaux au moyen de taxes et de contrôles. Dans le passé, les gouvernements ont choisi de combiner les trois méthodes. Ce sera à nouveau le cas dans les circonstances actuelles.

    [...] Au lieu d'une coopération sur l'ajustement des taux de change réels et des comptes extérieurs, les Etats-Unis cherchent à imposer leurs vues en faisant tourner la planche à billets.

    D'une façon ou d'une autre, les Etats-Unis finiront par gagner cette guerre : soit ils pousseront le reste du monde à l'inflation, soit ils feront monter les taux de change nominaux des autres devises par rapport au dollar. Malheureusement, les conséquences seront également très inégales, les économies les moins protégées (comme le Brésil ou l'Afrique du Sud) se trouvant contraintes de s'ajuster tandis que d'autres, protégées par leurs contrôles des changes (comme la Chine), seront en mesure de mieux gérer leur ajustement.

    Il serait de loin préférable que tout le monde cherche une solution collective. [...] Qu'une telle solution soit nécessaire, personne n'en doute. Sur la volonté d'y parvenir, les doutes abondent. Au plus noir de la crise, les dirigeants mondiaux se serraient les coudes. Désormais, la Fed va leur serrer la gorge un par un."

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  • Vers la fin du monde moderne ?...

    Nous avions annoncé la parution aux éditions Res Publica de La fin de monde moderne, un essai d'Alexandre Rougé, journaliste vinicole et engagé, dont on peut lire les talentueux  articles dans Le Choc du Mois. Nous reproduisons ici la préface que lui a donné, pour cet essai, Alain de Benoist. Bonne lecture !

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    Préface à La fin du monde moderne

    Au XVIIIe siècle, la modernité, dont les racines sont beaucoup plus anciennes, a trouvé sa légitimation théorique dans l’idéologie du progrès. Celle-ci, formulée notamment par Condorcet (Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, ouvrage posthume paru en 1795), s’articule autour d’une affirmation simple : l’humanité, depuis ses débuts, est engagée de manière unitaire dans une perpétuelle marche en avant qui associe l’amélioration de ses conditions d’existence à l’amélioration continuelle de l’homme. Il en résulte que la nouveauté (le novum) vaut pour elle-même au seul motif qu’elle est nouvelle. Cette marche en avant équivaut à un affranchissement du passé. Les sociétés traditionnelles déterminaient en effet leurs règles et leurs principes en fonction de ce qui paraissait avoir fait ses preuves dans le passé (la tradition, les ancêtres) : le terme grec archè renvoie aussi bien à l’« archaïque » qu’à ce qui fait autorité. C’est même l’ancienneté des coutumes qui en garantissait en quelque sorte la valeur. Convaincues de la réalité du progrès, les sociétés modernes se légitiment au contraire par une promesse d’avenir. Elles ne sont pas plus libres – bien qu’elles pensent souvent l’être –, mais déterminées par la certitude de « lendemains qui chantent » : l’hétéronomie par le futur remplace l’hétéronomie par le passé. C’est pourquoi elles tendent à ne voir que « préjugés » et « superstitions » dans la façon de faire des Anciens. Elles aspirent, elles, à un Homme nouveau, émancipé de tout ce qui, auparavant, faisait obstacle à la grande marche en avant du progrès.

     

    L’idéologie du progrès est un historicisme. Reprenant la conception unilinéaire et vectorielle d’une histoire ayant un début et une fin absolus, qui provient de la Bible, mais en l’énonçant sous une forme profane (l’avenir remplace l’au-delà, tandis que le bonheur se substitue au salut), elle adhère de ce fait à l’idée de nécessité historique : l’histoire se dirige nécessairement dans une direction, et son trajet la porte nécessairement vers le meilleur. Mais c’est aussi un universalisme, car il s’agit d’une histoire globale, à laquelle tous les peuples sont également appelés à participer, certains d’entre eux pouvant seulement accuser du « retard », tandis que d’autres sont plus « en avance », ce qui autoriserait les seconds à presser les premiers de les rejoindre (et d’adopter leur modèle), fût-ce au prix de mesures coercitives. Comme déjà chez saint Augustin, l’humanité est regardée comme un seul et même organisme, indéfiniment perfectible et qui ne cesse de grandir.

     

    Bien entendu, après Condorcet, les théoriciens du progrès, libéraux ou « progressistes », se diviseront sur la direction du progrès, le rythme et la nature des changements censés l'accompagner, éventuellement aussi sur ses acteurs principaux. Mais tous seront d’accord pour définir le progrès comme un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c'est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l'a précédée. Cette définition comprend un élément descriptif (un changement intervient dans une direction donnée) et un élément axiologique (cette progression est interprétée comme une amélioration). Il s'agit donc d'un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n'arrête pas le progrès) et irréversible (il n'y a pas globalement de retour en arrière possible). L'amélioration étant inéluctable, il s'en déduit que demain sera toujours meilleur.

     

    Longtemps défendue comme un article de foi, l’idéologie du progrès ne s’en heurte pas moins aujourd’hui à des doutes qui ne cessent de s’étendre. Les totalitarismes du XXe siècle et les deux guerres mondiales ont sapé l'optimisme qui prévalait au siècle précédent. Les désillusions sur lesquelles se sont fracassées bien des espérances révolutionnaires ont suscité l'idée que la société actuelle, si désespérante et privée de sens qu'elle puisse être, est malgré tout la seule possible : la vie sociale est de plus en plus vécue sous l'horizon de la fatalité. L'avenir, qui apparaît désormais imprévisible, inspire plus d'inquiétudes que d'espoirs. L'aggravation de la crise paraît plus probable que les « lendemains qui chantent ».

     

    Il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour croire que le progrès matériel rende l'homme meilleur, ou que les progrès enregistrés dans un domaine se répercutent automatiquement dans tous les autres. Dans la « société du risque » (Ulrich Beck), le progrès matériel apparaît lui-même comme ambivalent. On admet qu'à côté des avantages pratique qu'il confère, il a aussi un coût. On voit bien que l'urbanisation sauvage a multiplié les pathologies sociales, et que la modernisation industrielle s'est traduite par une dégradation sans précédent du cadre naturel de vie. La destruction massive de l'environnement a donné naissance aux mouvements écologistes, qui ont été parmi les premiers à dénoncer les « illusions du progrès ». On redécouvre qu’il y a dans tous les domaines des limites ou des frontières. Les réserves naturelles ne sont pas inépuisables, et aucun arbre ne peut monter jusqu’au ciel. Même dans le domaine sportif, la recherche de la performance quantifiée atteint ses limites, puisque la plupart des records ne sont plus battus désormais que par des dixièmes ou des centièmes de seconde. Le développement de la technoscience, enfin, soulève avec force la question des finalités. Le développement des sciences n'est plus perçu comme contribuant toujours au bonheur de l'humanité : le savoir lui-même, comme on le voit avec le débat sur les biotechnologies, est considéré comme porteur de menaces. Dans des couches de population de plus en plus vastes, on commence à comprendre que plus n'est pas synonyme de mieux. On distingue entre l'avoir et l'être, le bonheur matériel et le bonheur tout court.

     

    Pourtant, la thématique du progrès reste prégnante, ne serait-ce qu'à titre symbolique ou mythique. La classe politique continue d'en appeler au rassemblement des « forces de progrès » contre les « hommes du passé », et de tonner contre l'« obscurantisme médiéval » (ou les « mœurs d'un autre âge » de telle ou telle catégorie de population). Dans le discours public, le mot « progrès » conserve globalement une résonance ou une charge positive (« c’est quand même un progrès »). L'orientation vers le futur reste également dominante. Même si l'on admet que ce futur est chargé d'incertitudes menaçantes, on continue à penser que, logiquement, les choses devraient globalement s'améliorer dans l'avenir. Relayé par l'essor des technologies de pointe et l'ordonnancement médiatique des modes, le culte de la nouveauté reste plus fort que jamais. On continue aussi à croire que l'homme est d'autant plus « libre » qu'il s'arrache plus complètement à ses appartenances organiques ou à des traditions héritées du passé. L'individualisme régnant, conjugué à un ethnocentrisme occidental se légitimant désormais par l'idéologie des droits de l'homme, se traduit par la déstructuration de la famille, la dissolution du lien social et le discrédit des sociétés traditionnelles, où les individus sont encore solidaires de leur communauté d'appartenance. Mais surtout, la théorie du progrès reste largement présente dans sa version productiviste. Elle nourrit l'idée qu'une croissance indéfinie est à la fois normale et souhaitable, et qu'un avenir meilleur passe nécessairement par l'accroissement constant du volume de biens produits, que favorise la mondialisation des échanges. Cette idée inspire aujourd'hui l'idéologie du « développement », qui continue à regarder les sociétés du Tiers-monde comme (économiquement) en retard par rapport à l'Occident, et à faire du modèle occidental de production et de consommation l’exaltant destin de toute l'humanité.

     


    *

     

    L’idéologie du progrès a également été critiquée d’un point de vue théorique, cette critique s’étendant souvent (mais pas toujours) au monde moderne, puisque celui-ci a trouvé son principal vecteur dans cette idéologie. Pour résumer les choses de façon rapide, on peut dire que cette critique a, dans l’histoire des idées, emprunté deux formes principales.

     

    La première est d’ordre métaphysique, et s’opère généralement au nom de la Tradition. Ceux qui en ont donné la formulation la plus rigoureuse, ou du moins la plus ambitieuse, se réfèrent en général à une Tradition primordiale, dont les hommes se seraient progressivement écartés. L’image de l’Age d’Or, reformulant la croyance au Paradis terrestre, n’est pas loin. En un lointain passé, les hommes auraient vécu dans l’harmonie résultant de leur respect ou de leur conformité à des principes éternels. Après quoi, par une série d’étapes s’enchaînant les unes aux autres de façon quasi nécessaire, ils auraient entamé une longue déchéance. « Comme la chute se continue jusqu’à épuisement des possibilités les plus inférieures de l’état terrestre, écrit Jean Borella, la société est forcée d’accroître les contraintes obligatoires. Les lois prolifèrent, tachant, sans y parvenir, de combler par leur démultiplication réticulaire le vide de plus en plus béant qu’engendre l’effacement des principes dans le cœur humain ». Il y a donc bien eu évolution, mais cette évolution, à partir d’une sorte de péché originel (l’entrée dans l’histoire ?), est en fait une involution. On remarquera qu’ici l’idée de nécessité historique, si présente dans l’idéologie du progrès, est conservée, mais que son sens est strictement inversé. Ce que les uns regardent comme progrès toujours plus accentué serait à interpréter comme déclin toujours plus affirmé. Dans cette perspective, le monde moderne est considéré comme l’apothéose du déclin, le point d’aboutissement d’une dissociation, d’une dissolution généralisée. (D’autres parleront de « fin de cycle », la nécessité historique gouvernant selon eux des cycles appelés à se succéder éternellement). L’homme a pris la place de Dieu, et finalement ce sont les objets qui ont pris la place de l’homme.

     

    Telle est par exemple la critique formulée par Julius Evola (Révolte contre le monde moderne, 1934) et, plus encore, par René Guénon dans deux ouvrages célèbres (La crise du monde moderne, 1927 ; Le règne de la quantité et les signes des temps, 1945), où l’opposition temporelle du monde traditionnel et du monde moderne rejoint l’opposition spatiale entre l’Orient et l’Occident. Pour Guénon, la « dégénérescence spirituelle de l’Occident » résulte d’un « éloignement des principes » accéléré par l’« action de dissolution » exercée par certains milieux.

     

    La seconde critique, incontestablement plus terre à terre, mais peut-être aussi plus réaliste, s’opère sous un angle historique et sociologique. Ses tenants se bornent à constater que l’avènement du monde moderne va de pair avec un certain nombre de phénomènes sociaux et politiques observés de longue date : la promotion de la classe bourgeois aux dépens des classes populaires et de l’aristocratie, la montée de l’individualisme aux dépens des solidarités organiques propres aux sociétés traditionnelles, l’épanouissement des valeurs marchandes aux dépens des valeurs non négociables, la montée de l’indistinction due à la diffusion de l’idéologie du Même, la perte des repères qui en résulte, la toute-puissance de la technoscience (définie par Heidegger comme « métaphysique réalisée », surtout depuis que la pensée cartésienne a posé l’homme comme maître souverain d’une nature transformée en pur objet de sa maîtrise), l’appauvrissement spirituel qui va de pair avec l’enrichissement matériel, l’avènement enfin du système de l’argent, ce dernier n’étant pas pris seulement comme un moyen d’échange, mais comme l’équivalent universel qui permet d’estimer et de retraduire toutes les qualités dans le langage de la quantité. « L’argent est tout, domine tout dans le monde moderne », disait Péguy. La modernité a remplacé le sentiment par la sentimentalité, la morale par la « moraline », l’humanité par l’« humanitaire », la sensibilité par la sensiblerie. La modernité, c’est la logique de l’avoir contre celle de l’être. Et en même temps le « tout à l’ego ».

     

    Cette seconde critique a été le fait d’un nombre considérable d’auteurs, appartenant à des horizons politiques plus différents qu’on ne le croit souvent. Après Georges Sorel (Les illusions du progrès, 1908), elle est présente chez Péguy – « Tout le monde est malheureux dans le monde moderne […] La misère du monde moderne, la détresse du monde moderne est une des plus profondes que l’histoire ait jamais eu à enregistrer » –, et après lui chez Bernanos. On la trouve, au tournant des années 1930, chez des auteurs ayant subi l’influence plus ou moins marquée de René Guénon (André Breton, René Daumal, Roger Caillois, Raymond Queneau, Antonin Artaud, etc.), mais aussi chez des précurseurs de l’écologisme contemporain, comme Bernard Charbonneau. C’est d’ailleurs dans l’entre-deux guerres que le sentiment d’une « crise » du monde moderne commence à se répandre : Freud écrit Malaise dans la civilisation (1931), Paul Valéry publie ses Regards sur le monde actuel (1931), tandis que Husserl s’interroge sur La crise des sciences européennes (1935). Une critique analogue se retrouve chez un contempteur du « système technicien » comme Jacques Ellul qui, dénonçant avec force le fondement idéologique du positivisme, montre que l’homme croit se servir de la technique, alors que c’est lui qui la sert, mais aussi chez Martin Heidegger, avec sa critique du Ge-stell, ou dispositif général d’arraisonnement du monde.

     

    La critique de la modernité, ou tout au moins de certains de ses aspects, s’observe aussi chez Karl Marx, avec sa dénonciation du fétichisme de la marchandise et de la « réification » (Verdinglichung) des rapports sociaux en régime capitaliste. Il y a d’ailleurs une critique du monde moderne d’inspiration marxiste, qui naît en France en 1926 autour de la revue Philosophies, avec des hommes comme Georges Friedmann et Paul Nizan, et se développe en Allemagne avec les travaux de Theodor Adorno et Max Horkheimer sur La dialectique de la raison (1944). Dans une période plus récente, il faudrait encore citer Ivan Illich, qui s’en prend aux formes de « contre-productivité » sécrétées par la civilisation industrielle, et plus récemment les théoriciens de la décroissance qui, tel Serge Latouche, plaident contre l’hybris, la démesure et la négation des limites qui caractérisent l’hyperconsommation marchande et le productivisme contemporain.

     

    A laquelle de ces deux critiques s’identifie le plus Alexandre Rougé ? Il me semble qu’il se situe un peu à l’intersection des deux. Il est plus proche de la première quand il parle du monde moderne comme le résultat d’une « grande profanation », quand il décrit l’homme comme un « animal avant tout religieux », quand il prône un retour ou un recours au sacré (tout en qualifiant de « pléonasme » l’expression « croyance illusoire »), enfin quand il appelle ses contemporains à redécouvrir l’importance de l’amour, injonction qui n’est d’ailleurs pas dénuée d’équivoque (s’agit-il d’éros ou d’agapè ?). Il est en revanche plus proche de la seconde quand il condamne avec brio les tares de la société marchande, décrit le libéralisme comme l’« idéologie moderne par excellence », stigmatise l’idéologie du « développement » et rappelle que le capitalisme, avant d’être un système économique, déploie tout un système anthropologique fondé sur une conception bien précise de l’homme (l’Homo œconomicus qui cherche en permanence à maximiser son meilleur intérêt matériel) et de la vie sociale (comme sphère soumise à l’expansion illimitée de l’accumulation du capital sur une planète tendanciellement transformée en un vaste marché homogène).

     

    Alexandre Rougé annonce par ailleurs la « fin du monde moderne ». C’est même le titre de son livre. « Ce qui prend fin aujourd’hui, écrit-il, c’est la vision profane du monde et de la vie ». « La modernité, ajoute-t-il, succombe à sa propre logique, poussée à l’extrême ». Elle se « liquéfie » – ce qui n’est pas faux, puisque nous sommes entrés à tous égards dans une société « liquide » (Zygmunt Bauman), faite de flux et de reflux, de vagues éphémères et transitoires, qui ne laissent plus rien apercevoir de ferme ou de durable.

     

    Il y a là un certain optimisme. En un sens, le plus dur est passé, puisque le monde moderne se termine ! Dans l’un de ses livres, René Guénon écrivait pour sa part que, « si tous les hommes comprenaient ce qu’est le monde moderne, celui-ci cesserait d’exister ». Formule saisissante s’il en est, mais qui laisse songeur. Comme l’a bien noté Jean Borella, « toute critique est un savoir de l’illusion. Mais le savoir de l’illusion n’équivaut pas à sa disparition ». Annoncer la fin du monde moderne n’est-il alors qu’une proclamation de principe, un effet de rhétorique ? Ou bien peut-on dire qu’objectivement, le monde moderne touche à sa fin parce que ses principes (ou son absence de principes) ont épuisé tout ce sur quoi il pouvait déboucher ? Prophète du présent, Alexandre Rougé fait-il une description objective ou se borne-t-il à exprimer sa conviction que c’est fini, tout simplement parce que ça ne peut plus durer ? Le débat reste ouvert, évidemment.

     

    Mais il faut aussi réaliser que nous habitons nous-mêmes le monde moderne. En proclamer la fin montre que nous lui sommes étrangers, mais c’est encore en son sein que nous sommes condamnés à vivre cette « étrangèreté ». Nous ne nous reconnaissons pas dans le monde moderne, et en même temps il est notre monde, notre univers, le décor de nos existences. Autre question, enfin : la fin du monde moderne est-elle de nature à permettre un retour en arrière ? Permettrait-elle de retrouver par exemple des formes sociales et spirituelles que nous avons depuis longtemps oubliées ou perdues ? Ou bien faut-il contraire, battant en quelque sorte la modernité sur son propre terrain, miser sur l’après-modernité – la postmodernité au sens plein du terme – plutôt que sur l’avant-modernité ? Là aussi, le débat est ouvert.

     

    C’est en tout cas ce genre de questions stimulantes que l’on est amené à formuler à la lecture de l’essai d’Alexandre Rougé. Elles sont autant de raisons de le lire. Peut-être l’auteur n’échappe-t-il pas à un certain style incantatoire, qui abonde en affirmations « définitives » et, en leurs diverses guises, cent fois répétées. Mais il faut avant tout y voir un cri du cœur. Derrière la tristesse et l’amertume, parfois la rage, on sent dans ces pages une aspiration à un plus-être, à une récupération de ce dont l’homme a été méthodiquement spolié et dépouillé.

     

    Certains cris du cœur sont contagieux, et c’est peut-être ainsi que l’on en finira avec les tares de la modernité. N’oublions pas que même le béton le plus dur finit par se fissurer, que même la nuit la plus noire contient la promesse d’une lumière, que même la boue la plus envahissante finit un jour par sécher.

     

    Alain de Benoist

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  • La banlieue désintégrée

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    Nous reproduisons ici l'éditorial du dernier numéro d'Eléments, actuellement en kiosque, intitulé "La banlieue désintégrée" et signé Robert de Herte (alias Alain de Benoist).

    Nous vous rappelons qu'il est possible de commander ce numéro ou de s'abonner sur le site de revue.

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    La banlieue désintégrée

    Dans les années 1950, Robert Lamoureux chantait: «Banlieues, banlieues, paradis des gens heureux». C'était la banlieue «populaire», proche du faubourg, chantée par Jacques Prévert et René Fallet, photographiée par Édouard Boubat et Robert Doisneau. Celle des réseaux d'entraide et de solidarité entre «gens de peu». Un demi-siècle plus tard, la banlieue tend à devenir synonyme d'enfer pour une population de sans-espoir, faite d'otages et de témoins impuissants. C'est qu'entre-temps les banlieues ont été transformées en décharges où l'on a rejeté, expulsé à la périphérie, tout ce que l'on ne voue lait pas voir - déchets urbains et « hommes en trop» - dans des grandes villes transformées en dortoirs pour cadres supérieurs et néo-petits-bourgeois «branchés». Autant dire un centre de tri de l'humanité par le capitalisme tardif.

    Aujourd'hui, du fait de l'immigration, le problème des banlieues se ramène pour la droite à un problème ethnique, pour la gauche à un problème social. La vérité est que les deux aspects sont indissociables, mais surtout que le phénomène des banlieues va bien au-delà. C'est dire qu'on ne peut l'appréhender en s'en tenant, d'un côté à la « culture de l'excuse», de l'autre aux fantasmes sur 1'«islamisation». Il ne faut en effet pas confondre les communautés au sens sociologique et au sens politique. Les banlieues ne se composent pas tant de «communautés» organisées que d'un caravansérail de populations différentes artificiellement juxtaposées. Celles-ci ne se divisent pas non plus de façon manichéenne entre discriminants et discriminés, possédants et dépossédés. Tout ne s'y résume pas à un problème de surveillance et de contrôle, à la façon dont on surveillait les «classes dangereuses» à l'époque où l'habitat constituait une forme de discipline sociale.

    Nous l'avons déjà dit ici même, les «jeunes des cités» ne remettent nullement en question le système qui les exclut. Ils cherchent moins la reconnaissance qu'un raccourci vers l'argent, qu'un branchement plus direct sur les réseaux du profit. Quoi qu'aient pu en dire certains sociologues, rien de moins contestataire que la violence des banlieues - violence brute, manifestation de mauvaise humeur convulsive qui ne s'assortit ni d'un discours politique ni de l'ombre d'une revendication. Ce n'est pas une révolte du «rien» au sens de: «Nous ne sommes rien, soyons tout! », c'est une révolte pour rien, et qui ne débouche sur rien. Les bandes de crapules qui règnent par le trafic, la violence et la terreur sur les populations des quartiers «sensibles» sont plutôt la dernière incarnation en date de ce que Marx appelait le lumpenprolétariat. «Le lumpenprolétariat, disait Engels, cette lie d'individus corrompus de toutes les classes, qui a son quartier général dans les grandes villes, est le pire de tous les alliés possibles». Les « racailles» n'aiment pas le populo, mais le pognon. Leur modèle, ce n'est pas l'islam ou la révolution. Ce n'est pas Lénine ou Mahomet. C'est Al Capone et Bernard Madoff. (Délinquance pour délinquance, il faut d'ailleurs rappeler que celle des grands prédateurs financiers en col blanc fait chaque jour plus de dégâts que celle de toutes les racailles» de banlieues réunies) . A une époque où l'économie criminelle est devenue un sous-produit de l'économie globale, leur seule ambition est de recycler à la base, de façon brutale, des pratiques qui règnent déjà au sommet. De devenir les «golden boys des bas-fonds» (Jean-Claude Michéa).

    Les «jeunes des banlieues», dont on dénonce partout le refus ou l'incapacité de s'intégrer dans la société, sont de ce point de vue parfaitement intégrés au système qui domine cette même société. Présenter la délinquance des jeunes comme le résultat mécanique de la misère et du chômage, c'est s'épargner de voir ce qui, dans la logique même du système d'accumulation du capital légitime en profondeur leur attitude: des valeurs exclusivement tournées vers le profit et la réussite matérielle, le spectacle de l'argent facile, dont l'exemple vient d'en haut. C'est du même coup masquer la violence inhérente aux rapports sociaux propres au système capitaliste – le retour d'un capitalisme sauvage, auquel répond logiquement la nouvelle sauvagerie sociale. La désintégration des banlieues résume à elle seule la décomposition du monde occidental. Elles sont le symptôme d'une dé-liaison sociale, d'une dissociation généralisée. L'échec de 1'« intégration» ne résulte pas seulement de l'absence de volonté de s'intégrer, mais aussi de la disparition de tout modèle expliquant pourquoi il faudrait s'intégrer. Et d'ailleurs, s'intégrer à quoi? Un pays, une société, un système de valeurs, un supermarché? «Une société elle-même en voie de désintégration n'a aucune chance de pouvoir intégrer ses immigrés, écrivait Jean Baudrillard, puisqu'ils sont à la fois le résultat et l'analyseur sauvage de cette désintégration». Les immigrés souffrent d'une crise d'identité dans une société qui ne sait plus elle-même qui elle est, d'où elle vient ni où elle va. On s'étonne qu'ils méprisent le pays où ils vivent, mais ce pays est incapable de donner de lui-même une définition. On veut que les «jeunes» aiment une France qui, non seulement ne les aime pas, mais ne s'aime plus.

    A une époque où plus de 50 % de la population mondiale vit désormais dans les villes, et plus du tiers des citadins dans des bidonvilles, il n'est par ailleurs pas exagéré de parler de «banlieuisation» du monde. Partout, en effet, sont à l'œuvre les mêmes tendances d'urbanisme antisocial qui ont abouti aux banlieues actuelles.

    La« banlieue» d'aujourd'hui ne se comprend que si l'on est conscient de la profonde mutation qui, à l'époque de la modernité tardive, a affecté la ville. La grande métropole a cessé d'être une entité spatiale bien déterminée, un lieu différencié, pour devenir une «agglomération», une zone dont les métastases («unités d'habitation», «grands ensembles» et «infrastructures») s'étendent à l'infini en proliférant de manière anarchique dans des périphéries qui glissent lentement dans le néant. Henri Lefebvre parlait d'un nécessaire «droit à la ville ». Mais la grande ville n'est plus un lieu. Elle est un espace qui se déploie grâce à la destruction du site et à la suppression du lieu. Elle est dé-mesure et il-limitation. Elle est pure extension, c'est-à-dire dé-localisation au sens propre. C'est en ce sens qu'elle réalise l'idéal de l'urbanisme comme technique historiquement associée à l'invention de la perspective, c'est-à-dire à la géométrisation intégrale de l'espace, et du rationalisme fonctionnel, c'est-à-dire de l'hygiénisme appliqué à l'architecture, qui aboutit au déploiement de l'espace systématisé.

    Comme l'écrit Jean Vioulac, l'urbanisation «n'est plus l'installation de l'homme dans le site de la ville, c'est-à-dire dans un centre, un pôle à partir duquel le monde puisse se déployer et faire sens. La banlieue se définit par l'absence de pôle, elle est un espace urbain qui a rompu les amarres avec son, ancien centre sans pour autant se reconstituer elle-même à partir d'un centre. La ban-lieue est bannie de tout lieu, elle est le bannissement même du lieu [ ... ] Elle est l' ápolis redoutée par Sophocle». La banlieue est devenue un non-lieu. On y vit (ou on y survit), mais on n'y habite plus. Le drame est que la société actuelle, qui s'en désole, dénonce des maux (urbanisme sauvage et immigration incontrôlée) dont elle est la cause et déplore les conséquences d'une situation qu'elle a elle-même créée.

    Robert de Herte (Eléments n°137, octobre-décembre 2010)

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