Nous reproduisons ci-dessous un texte assez étonnant de l'économiste souverainiste Jacques Sapir, publié par le site de l'hebdomadaire Marianne, qui évoque le recours à la dictature pour rétablir une démocratie indépendante dans notre pays. Un signe parmi d'autre que la crise économique pourrait rapidement prendre un tournure politique dans les mois à venir, voire se transformer en crise de régime...
L'une des leçons les plus claires que l’on puisse tirer du mouvement social de ces dernières semaines est qu’il a bénéficié d’une très forte légitimité, chose qui va de pair avec le discrédit qui frappe une bonne partie des élites politiques. Le gouvernement et le président ont voulu opposer à cela la légitimité qu’ils tirent de l’élection. Le conflit de légitimité ne saurait pourtant exister que dans la tête de quelques-uns. Il relève en fait de l’ignorance dans laquelle se trouvent nombre de commentateurs.
L’élection ne garantit pas en effet la légitimité pour la totalité du mandat, ainsi que le prétendent tant les porte-paroles du gouvernement que ceux du président. Ceci revient à oublier, ou à ignorer, la différence qui existe entre le « Tyrannus absque titulo » et le « Tyrannus ab exertitio ».
Dans le premier cas, on appelle « Tyran », ou frappé d’illégitimité, celui qui arrive au pouvoir par des voies injustes. Ceci n’est pas le cas du pouvoir actuel et nul n’a contesté les élections tant présidentielles que législatives, ni leurs résultats. Mais, -et l’on voit ici que la légitimité ne se confond pas avec la légalité-, nous avons un second type de « Tyran », celui qui est « arrivé au pouvoir par des voies justes et qui commet des actes injustes ». Tel est le cas devant auquel nous sommes confrontés aujourd’hui.
De fait, et exprimés en termes modernes, ceci revient à dire qu’un candidat ne saurait à la veille de son élection tout prévoir et faire des promesses couvrant la totalité du champ des possibles. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le législateur a, fort justement, proscrit le mandat impératif. Quand le candidat désormais élu doit faire face à des éléments imprévus, ou doit prendre des décisions par rapport auxquelles il ne s’est engagé que de manière très vague, il doit nécessairement faire la preuve de nouveau de sa légitimité et ne saurait la tenir pour acquise du simple fait de son élection.
Or, nous avons typiquement sur la question des retraites un débat sur la « justice », qui renvoie aux principes mêmes de notre Constitution, tels qu’ils sont exprimés dans son préambule. Notons, d’ailleurs, que ce débat fut précédé par quelques autres, qui ne plaidaient pas franchement pour le gouvernement.
En cherchant à passer « en force », en refusant le débat sur le fond, le pouvoir a été contraint d’exercer des moyens qui, étant dès lors dépourvus de légitimité, sont devenus par eux-mêmes des facteurs de trouble et de désordre. Il se propose désormais de doubler la mise en jetant en chantier le projet d’un nouveau traité européen qui sera probablement appelé à être ratifié en contrebande par des majorités de circonstance.
La constitution de ce pouvoir en « Tyrannus ab exertitio » se révèle dans ses actes présents comme dans ses desseins futurs.
Ceci ne fait que révéler la crise de la Démocratie que nous vivons de manière particulièrement intense depuis 2005 et qui s’est révélée au grand jour par l’abstention phénoménale lors des élections européennes. Dans une telle situation, les trajectoires que peuvent décrire les mouvements sociaux dépassent, et de très loin, leurs objectifs immédiats. Certains ont remarqué la dimension « anti-Sarkozy » qu’avait revêtue le mouvement. Mais nul ne s’est interrogé sur son origine. Dans ce mouvement s’est exprimée très profondément l’illégitimité du pouvoir et le refus de cette illégitimité par le peuple.
La Tyrannie appelle alors la Dictature. Ce mot ne doit pas être ici entendu dans son sens vulgaire, qui en fait un synonyme du premier, mais bien dans son sens savant. La Dictature est en effet une partie intégrante de la Démocratie. Il s’agit de la fusion temporaire des trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) dans le but de rétablir les principes de la Démocratie. C’est bien un pouvoir d’exception, mais dans le cadre des principes de l’ordre démocratique.
Il faut donc poser la question de savoir si, pour rétablir la Démocratie et par là la souveraineté du peuple, compte tenu des dérives que nous connaissons depuis certaines années, il ne nous faudra pas en passer par l’exercice de la Dictature. Cette dernière n’aurait alors pas d’autres buts que de rétablir dans son intégralité les principes de notre Constitution, tels qu’ils sont inscrits dans son préambule où l’on affirme le principe d’une République sociale. Quand j’ai évoqué, il y a quelques semaines, la possibilité de gouverner par l’article 16 pour mettre entre parenthèses certains des traités qui font obstacle à l’accomplissement des principes contenus dans le préambule de notre Constitution, je ne pensais pas à autre chose.
Il est certes possible que l’on puisse éviter encore d’y avoir recours, et que l’on puisse sauver notre démocratie si malade et si mal traitée. Mais, ce sera par la combinaison des formes actuelles avec une organisation permanente d’une partie de la population dans les Comités d’Action et de Résistance et par le recours, sur des questions précises et avec un libellé clair, au référendum.
Cependant, plus nous avançons et nous éloignons des principes de la Démocratie et plus la Dictature apparaîtra comme la seule issue qui nous reste possible. Tel est, aussi, l’enjeu de ces dix-huit mois qui nous séparent des échéances électorales de 2012.Jacques Sapir (Marianne, 4 novembre 2010)