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christianisme - Page 5

  • Brève histoire de l'idée de progrès...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte d'Alain de Benoist, tiré de la revue Nouvelle École (n° 51, année 2000) et consacré à l'histoire de l'idée de progrès. Ce texte a ensuite été réédité dans le recueil de textes de cet auteur, intitulé Critiques - Théoriques (L'Âge d'Homme, 2003). 

     

     

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    Une brève histoire de l'idée de progrès

    L'idée de progrès apparaît comme l'un des présupposés théoriques de la modernité. On a même pu y voir, non sans raison, la véritable « religion de la civilisation occidentale ». Historiquement, cette idée se formule plus tôt qu'on ne l'a dit, autour de 1680, dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes, à laquelle participent Terrasson, Perrault, l'abbé de Saint-Pierre et Fontenelle. Elle se précise ensuite à l'initiative d'une seconde génération, comprenant principalement Turgot, Condorcet et Louis Sébastien Mercier.

    Le progrès peut se définir comme un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c'est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l'a précédée. Cette définition comprend un élément descriptif (un changement intervient dans une direction donnée) et un élément axiologique (cette progression est interprétée comme une amélioration). Il s'agit donc d'un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n'arrête pas le progrès) et irréversible (il n'y a pas globalement de retour en arrière possible). L'amélioration étant inéluctable, il s'en déduit que demain sera toujours meilleur.
      
    Les théoriciens du progrès se divisent sur la direction du progrès, le rythme et la nature des changements qui l'accompagnent, éventuellement ses acteurs principaux. Tous adhérent néanmoins à trois idées-clés : 1) Une conception linéaire du temps et l'idée que l'histoire a un sens, orienté vers le futur. 2) L'idée de l'unité fondamentale de l'humanité, tout entière appelée à évoluer dans la même direction. 3) L'idée que le monde peut et doit être transformé, ce qui implique que l'homme s'affirme comme maître souverain de la nature.

    Ces trois idées proviennent à l'origine du christianisme. A partir du XVIIe siècle, l'essor des sciences et des techniques entraîne leur reformulation dans une optique sécularisée.

    Chez les Grecs, seule l'éternité est réelle. L'être authentique est immuable : le mouvement circulaire qui assure l'éternel retour du même dans une série de cycles successifs est l'expression la plus parfaite du divin. S'il y a montée et descente, progrès et déclin, c'est à l'intérieur d'un cycle auquel ne peut qu'en succéder un autre (théorie de la succession des âges chez Hésiode, du retour de l'âge d'or chez Virgile). D'autre part, la détermination majeure vient du passé, non du futur : le terme archè renvoie avant tout à l'origine (« archaïque ») en tant qu'autorité (« archonte », « monarque »).

    Avec la Bible, l'histoire devient un phénomène objectivable, une dynamique de progrès qui vise, dans une perspective messianique, à l'avènement d'un monde meilleur. La Genèse assigne à l'homme la mission de « dominer la Terre ». La temporalité est le vecteur grâce auquel le meilleur est appelé à se dévoiler progressivement dans le monde. Du coup, l'évènement peut avoir un rôle salvateur : Dieu se révèle historiquement. La temporalité est en outre orientée vers le futur, de la Création à la Parousie, du Jardin d'Eden au Jugement dernier. L'âge d'or n'est plus dans le passé, mais à la fin des temps : l'histoire finira, et elle finira bien, au moins pour les élus.


    Cette temporalité linéaire exclut tout éternel retour, toute conception cyclique de l'histoire, à l'image de l'alternance des âges et des saisons. Depuis Adam et Eve, l'histoire du salut se déroule selon une nécessité arrêtée de toute éternité, chemine avec l'ancienne Alliance et, dans le christianisme, culmine dans une Incarnation qui ne saurait se répéter. Saint Augustin sera le premier à tirer de cette conception une philosophe de l'histoire universelle englobant toute l'humanité, celle-ci étant appelée à progresser d'âge en âge vers le mieux.


    La théorie du progrès sécularise cette conception linéaire de l'histoire, d'où découlent tous les historicismes modernes. La différence majeure est que l'audelà est rabattu sur l'avenir, et que le bonheur remplace le salut. Dans le christianisme, le progrès reste en effet eschatologique plus qu'historique au sens propre. L'homme doit chercher à faire son salut ici-bas, mais en vue de l'autre monde. Il n'a pas, d'autre part, la maîtrise du plan divin. Enfin, le christianisme condamne le désir insatiable et pose, comme le stoïcisme, que la sagesse morale réside dans la limitation plus que dans la multiplication des désirs. Seul le courant millénariste, s'inspirant de l'Apocalypse, fait précéder le Jugement dernier de mille ans de règne terrestre. Sécularisant la vision d'Augustin, il inspirera la postérité spirituelle de Joachim de Flore.


    Pour parvenir à sa formulation moderne, la théorie du progrès avait donc besoin d'éléments supplémentaires. Ceux-ci apparaissent à partir de la Renaissance, et s'épanouissent à partir du XVIIe siècle.


    L'essor des sciences et des techniques, ajouté à la découverte du Nouveau Monde, nourrit alors l’optimisme en paraissant ouvrir le champ d'une infinité d'améliorations possibles. Francis Bacon, qui est le premier à utiliser le mot « progress » dans un sens temporel, et non plus spatial, affirme que le rôle de l'homme est de maîtriser la nature en connaissant ses lois. Descartes propose pareillement aux hommes de se rendre maîtres et possesseurs de la nature. Celle-ci, écrite « en langage mathématique » pour Galilée, devient alors muette et inanimée. Le cosmos n'est plus porteur de sens par lui-même. Il n'est plus qu'une mécanique, qu'il faut démonter pour la connaître et l'instrumentaliser. Le monde devient pur objet de l'homme-sujet. L'homme éprouve la conviction que, grâce à la raison, il peut ne s'en remettre qu'à lui-même.


    Le cosmos des Anciens cède ainsi la place à un monde nouveau, géométrique, homogène et (probablement) infini, gouverné par des lois de cause à effet. Le modèle qui s'y applique est un modèle mécanique, plus particulièrement celui de l'horloge. Le temps lui-même devient homogène, mesurable : c'est le « temps des marchands », qui remplace le « temps des paysans » (Jacques Le Goff). La mentalité technicienne surgit de ce nouvel esprit scientifique. La technique a pour but principal d'accumuler des utilités, c'est-à-dire d'aider à produire des choses utiles.


    Il y a convergence évidente entre cet optimisme scientifique et les aspirations d'une classe bourgeoise en passe de s'imposer sur des marchés nationaux dont la création est allée de pair avec celle des royaumes territoriaux. La mentalité bourgeoise tend à ne considérer comme valables, voire comme réelles, que les seules quantités calculables, c'est-à-dire les valeurs marchandes. Georges Sorel verra plus tard dans la théorie du progrès une « doctrine bourgeoise ».


    Au XVIIIe siècle, les économistes classiques (Adam Smith, Bernard Mandeville, David Hume) réhabilitent de leur côté le désir insatiable : les besoins de l'homme, selon eux, sont toujours susceptibles d'être augmentés. Il est donc dans la nature même de l'homme de toujours vouloir plus et d'agir en conséquence, en cherchant en permanence à maximiser son meilleur intérêt. Jointe à l'optimisme ambiant, cette argumentation tend à relativiser ou à effacer dans les esprits la thématique du péché originel.


    Avec une particulière insistance, on souligne alors le caractère cumulable du savoir scientifique. La conclusion qu'on en tire est le caractère nécessaire du progrès : on en saura toujours plus, donc tout ira toujours mieux. Un bon esprit étant « composé de tous ceux qui l'ont précédé », il s'en déduit la constante supériorité des Modernes : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants », dit Bernard de Clairvaux, repris par Fontenelle. Il n'y a donc plus d'autorité des Anciens. La tradition est au contraire perçue comme faisant par nature obstacle à la marche en avant de la raison. La comparaison du présent et du passé, toujours à l'avantage du premier, permet du même coup de dévoiler le mouvement de l'avenir. Le mouvement comparatif devient ainsi prédictif : le progrès, posé d'abord comme le résultat de l'évolution, s'instaure comme le principe de cette évolution.

    Une autre idée, déjà formulée par saint Augustin, est celle d'une humanité conçue comme un organisme unitaire, qui aurait progressivement quitté l'enfance des « premiers âges » pour entrer dans l'« âge adulte ». Turgot parle ainsi du « genre humain, considéré depuis son origine [...] qui paraît aux yeux du philosophe un tout immense qui lui-même a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès ». Le mécanicisme cède ici la place à la métaphore organiciste, mais il s'agit d'un organicisme paradoxal, puisque l'on n'y envisage ni le vieillissement ni la mort. Cette idée d'un organisme collectif devenant perpétuellement « plus adulte » donnera naissance à l'idée contemporaine du « développement » compris comme croissance indéfinie. Au XVIIIe siècle, elle conforte un certain mépris de l'enfance, qui va de pair avec le mépris des origines et des débuts, toujours regardés comme inférieurs.


    La notion de progrès implique encore l'idolâtrie du novum : toute nouveauté est a priori meilleure du seul fait qu'elle est nouvelle. Cette soif du nouveau, systématiquement posé comme synonyme de meilleur, va rapidement devenir l'une des obsessions de la modernité. En art, elle débouchera sur la notion d'« avant-garde » (qui a aussi ses contreparties en politique).


    La théorie du progrès possède désormais toutes ses composantes. Turgot, en 1750, puis Condorcet, l'expriment sous la forme d'une conviction qui se formule simplement : « La masse totale du genre humain marche toujours à une perfection plus grande ». L'histoire de l'humanité est ainsi perçue comme définitivement unitaire. Ce qui est conservé du christianisme est l'idée d'une perfection future de l'humanité et la certitude que l'humanité se dirige vers une fin unique. Ce qui est abandonné, c'est le rôle de la Providence, dont la raison humaine prend la place. L'universalisme se fonde désormais sur une raison « une et entière en chacun », débordant tous les contextes, excédant toutes les particularités.


     Parallèlement, l'homme est posé, non seulement comme un être de désirs et de besoins sans cesse renouvelés, mais aussi comme un être indéfiniment perfectible. Une anthropologie nouvelle en fait une table rase, une cire vierge à la naissance, ou bien lui attribue une « nature » abstraite, entièrement dissociée de son existence concrète. La diversité humaine, individuelle ou collective, est regardée comme contingente et indéfiniment transformable par l'éducation et le « milieu ». La notion d'artifice devient centrale et synonyme de culture raffinée. L'homme n'est plus censé accomplir son humanité qu'en s'opposant à une nature dont il lui faut s'affranchir pour se « civiliser ».


    L'humanité doit alors s'affranchir de tout ce qui pourrait entraver l'irrésistible marche en avant du progrès : les « préjugés », les « superstitions », le « poids du passé ». On touche ici, indirectement, à la justification de la Terreur : si l'humanité a le progrès pour fin nécessaire, quiconque fait obstacle au progrès peut à bon droit être supprimé ; quiconque s'oppose au progrès de l'humanité peut à bon droit être placé hors humanité et décrété « ennemi du genre humain » (d'où la difficulté de réconcilier les deux affirmations kantiennes de l'égale dignité des hommes et du progrès de l'humanité). Les totalitarismes modernes (communisme soviétique, national-socialisme) généraliseront cette idée qu’il y a des « hommes en trop », dont la seule existence empêche l’avènement d’un monde meilleur.


    Cette attitude de rejet de la « nature » et du « passé » est fréquemment représentée comme synonyme d'un affranchissement de tout déterminisme. En réalité, la détermination par le passé est remplacée par la détermination par l'avenir : c'est le « sens de l'histoire ».


    L'optimisme inhérent à la théorie du progrès s'étend rapidement à tous les domaines, à la société et à l'homme. Le règne de la raison est censé déboucher sur une société à la fois transparente et pacifiée. Supposé avantageux pour toutes les parties, le « doux commerce » (Montesquieu) est appelé à substituer l'échange marchand au conflit, dont les causes « irrationnelles » seront progressivement éliminées. L'abbé de Saint-Pierre énonce ainsi, bien avant Kant, un « projet de paix perpétuelle », que critiquera durement Rousseau. Condorcet propose de perfectionner rationnellement la langue et l'orthographe. La morale elle-même doit présenter les caractères d'une science. L'éducation vise à habituer les enfants à se débarrasser des « préjugés », source de tout le mal social, et à faire usage de leur seule raison.


    La marche de l'humanité vers le bonheur est ainsi interprétée comme le parachèvement du bonheur moral. Pour les hommes des Lumières, étant donné que l'homme agira à l'avenir de façon toujours plus « éclairée », la raison se perfectionnera et l'humanité deviendra elle-même moralement meilleure. Le progrès, loin de n'affecter que le cadre extérieur de l'existence, transformera donc l'homme lui-même. Un progrès acquis dans un domaine se répercutera nécessairement dans tous les autres. Le progrès matériel entraîne le progrès moral.


    Sur le plan politique, la théorie du progrès est très vite associée à un animus antipolitique. Le regard porté sur l'État par les théoriciens du progrès est néanmoins ambigu. D'un côté, l'État bride l'autonomie de l'économie, regardée comme la sphère de la « liberté » et de l'action rationnelle par excellence : William Godwin dit que les gouvernements créent par nature des obstacles à la propension naturelle de l'homme à aller de l'avant. De l'autre, il permet à l'homme, dans la tradition contractualiste inaugurée par Hobbes, d'échapper aux contraintes propres à l'« état de nature ». L'État peut donc être à la fois obstacle et moteur du progrès.


    L'idée la plus courante est que la politique doit elle-même devenir rationnelle. L'action politique doit cesser d'être un art, gouverné par le principe de prudence, pour devenir une science, gouvernée par le principe de raison. A l'image de l'univers, la société peut être regardée comme une mécanique, dont les individus sont les rouages. Elle doit donc être gérée rationnellement, selon des principes aussi réguliers que ceux que l'on observe en physique. Le souverain doit être le mécanicien chargé de faire évoluer la « physique sociale » vers « la plus grande utilité publique ». Cette conception inspirera la technocratie et la conception administrative et gestionnaire de la politique que l'on retrouvera chez un Saint-Simon ou un Auguste Comte.


    Une question particulièrement importante est de savoir si le progrès est indéfini ou s'il débouche sur un stade ultime ou terminal qui serait, soit une nouveauté absolue, soit comme la restitution plus « parfaite » d'un état originel ou antérieur : synthèse hegelienne, société sans classes restituant le communisme primitif (Marx), fin de l'histoire (Fukuyama), etc. Se trouve du même coup posée la question de savoir si le but final, au cas où il y en aurait un, peut être connu par avance. Sur quoi débouche le progrès, pour autant qu'il débouche sur autre chose que lui-même ?

    Ici, les libéraux ont tendance à croire à un progrès indéfini, à une amélioration sans fin de la condition humaine, tandis que les socialistes lui assignent plutôt une fin heureuse bien déterminée. Cette seconde attitude fait confluer progressisme et utopisme : le changement perpétuel est censé déboucher sur l'état stationnaire, le mouvement de l'histoire n'est posé que pour mieux en envisager la fin. La première attitude n'est toutefois pas plus réaliste. D'une part, si l'homme est en marche vers la perfection, celle-ci, en tant qu'elle est appelée à se réaliser, devra bien un jour cesser de se perfectionner. D'autre part, s'il n'y a pas de but connaissable du progrès, comment peut-on encore parler de progrès, puisque seule la reconnaissance d'un but donné permet d'affirmer qu'un état nouveau représente, au regard de ce but, un progrès par rapport à l'état antérieur ?

    Une autre question tout aussi importante est celle-ci : le progrès est-il une force incontrôlée qui intervient d'elle-même, ou bien les hommes doivent-ils intervenir pour l'accélérer ou supprimer ce qui l'entrave ? Le progrès est-il d'autre part régulier et continu, ou bien implique-t-il des sauts qualitatifs brusques et des ruptures ? Peut-on accélérer le progrès en intervenant dans son cours ou risque-t-on, ce faisant, de retarder son accomplissement ? Ici encore, les libéraux, tenants de la « main invisible » et du « laisser-faire », se séparent des socialistes, plus volontaristes, sinon révolutionnaires.

    C'est au XIXe siècle que la théorie du progrès connaît en Occident son apogée. Elle se reformule toutefois dans un climat différent, marqué par la modernisation industrielle, le positivisme scientiste, l'évolutionnisme et l'apparition des grandes théories historicistes.


    L'accent est alors mis sur la science plus que sur la raison, au sens philosophique du terme. L'espoir se généralise d'une organisation « scientifique » de l'humanité et d'une maîtrise par la science de tous les phénomènes sociaux. C'est le thème sur lequel reviennent inlassablement Fourier, avec son Phalanstère, Saint-Simon, avec ses principes technocratiques, Auguste Comte, avec son Catéchisme positiviste et sa « religion du progrès ».


    Les termes de « progrès » et de « civilisation » tendent en même temps à devenir synonymes. L'idée de progrès sert de légitimation à la colonisation, censée diffuser partout dans le monde les bienfaits de la « civilisation ».


    La notion de progrès se reformule à la lumière de l'évolutionnisme darwinien, l'évolution du vivant étant elle-même réinterprétée comme progrès (notamment chez Herbert Spencer, qui définit le progrès comme évolution du simple au complexe, de l'homogène à l'hétérogène). De ce fait, les conditions du progrès se transforment sensiblement. Le mécanicisme des Lumières se conjugue désormais avec l'organicisme biologique, tandis que son pacifisme affiché cède la place à l'apologie de la « lutte pour la vie ». Le progrès résulte désormais de la sélection des « plus aptes » (les « meilleurs »), dans une vision concurrentielle généralisée. Cette réinterprétation conforte l'impérialisme occidental : parce qu’elle est « la plus évoluée », la civilisation de l'Occident est aussi nécessairement la meilleure.


    C'est alors la vogue maximale de l'évolutionnisme social. L'histoire de l'humanité est divisée en « stades » successifs, marquant les différentes étapes de son « progrès ». La dispersion des différentes cultures dans l'espace est retransposée dans le temps : les sociétés « primitives » renverraient aux Occidentaux l'image de leur propre passé (ce sont des « ancêtres contemporains »), tandis que l'Occident leur présenterait celle de leur avenir. Condorcet faisait déjà passer l'humanité par dix étapes successives. Hegel, Auguste Comte, Karl Marx, Freud, etc. proposent des schémas analogues, allant de la « croyance superstitieuse » à la « science », de l’ère « théologique » à l’ère « scientifique », de la « mentalité primitive » ou « magique » à la mentalité « civilisée » et au règne universel de la raison.


    Conjuguée au positivisme scientiste, qui touche au premier chef l'anthropologie et nourrit l'illusion qu'on peut dans l'absolu mesurer les cultures en valeur, cette théorie donne naissance au racisme, qui perçoit les civilisations traditionnelles, soit comme définitivement inférieures, soit comme provisoirement en retard (la « mission civilisatrice » des puissances coloniales consistant à leur faire combler ce retard), et postule qu'il existe un critère universel, un paradigme surplombant, permettant de hiérarchiser les cultures et les peuples. Le racisme apparaît ainsi directement lié à l'universalisme du progrès, qui recouvre lui-même un ethnocentrisme inconscient ou masqué.

    On ne discutera pas ici de la critique de l'idée de progrès, qui, à l’époque moderne, commence chez Rousseau, ni des innombrables théories de la décadence ou du déclin qu'on a pu lui opposer. On notera seulement que ces dernières représentent souvent (mais pas toujours) le double négatif, le reflet spéculaire, de la théorie du progrès. L'idée d'un mouvement nécessaire de l'histoire est conservée, mais dans une perspective inversée : l'histoire est interprétée, non comme progression constante, mais comme inévitable régression (ponctuelle ou généralisée). En fait, la notion de décadence ou de déclin apparaît tout aussi peu objectivable que celle de progrès.



    Depuis vingt ans au moins, les ouvrages se multiplient sur les désillusions du progrès. Certains auteurs vont jusqu'à dire que l'idée de progrès n'est plus qu'une « idée morte » (William Pfaff). La réalité est sans doute plus nuancée. La théorie du progrès est aujourd'hui sérieusement mise en question, mais il ne fait pas de doute qu'elle se survit sous des formes diverses.


    Les totalitarismes du XXe siècle et les deux guerres mondiales ont de toute évidence sapé l'optimisme des deux siècles précédents. Les désillusions sur lesquelles se sont fracassées bien des espérances révolutionnaires ont suscité l'idée que la société actuelle, si désespérante et privée de sens qu'elle puisse être, est malgré tout la seule possible : la vie sociale est de plus en plus vécue sous l'horizon de la fatalité. L'avenir, qui apparaît désormais imprévisible, inspire plus d'inquiétudes que d'espoirs. L'aggravation de la crise paraît plus probable que les « lendemains qui chantent ».


     L'idée d'un progrès unitaire est battue en brèche. On ne croit plus que le progrès matériel rende l'homme meilleur, ou que les progrès enregistrés dans un domaine se répercutent automatiquement dans les autres. Dans la « société du risque » (Ulrich Beck), le progrès matériel apparaît lui-même comme ambivalent. On admet qu'à côté des avantages qu'il procure, il a aussi un coût. On voit bien que l'urbanisation sauvage a multiplié les pathologies sociales, et que la modernisation industrielle s'est traduite par une dégradation sans précédent du cadre naturel de vie. La destruction massive de l'environnement a donné naissance aux mouvements écologistes, qui ont été parmi les premiers à dénoncer les « illusions du progrès ». Le développement de la technoscience, enfin, soulève avec force la question des finalités. Le développement des sciences n'est plus perçu comme contribuant toujours au bonheur de l'humanité : le savoir lui-même, comme on le voit avec le débat sur les biotechnologies, est considéré comme porteur de menaces. Dans des couches de population de plus en plus vastes, on commence à comprendre que plus n'est pas synonyme de mieux. On distingue entre l'avoir et l'être, le bonheur matériel et le bonheur tout court.


    La thématique du progrès reste cependant prégnante, ne serait-ce qu'à titre symbolique. La classe politique continue d'en appeler au rassemblement des « forces de progrès » contre les « hommes du passé », et de tonner contre l'« obscurantisme médiéval » (ou les « mœurs d'un autre âge »). Dans le discours public, le mot « progrès » conserve globalement une résonance ou une charge positive.


    L'orientation vers le futur reste également dominante. Même si l'on admet que ce futur est chargé d'incertitudes menaçantes, on continue à penser que, logiquement, les choses devraient globalement s'améliorer dans l'avenir. Relayé par l'essor des technologies de pointe et l'ordonnancement médiatique des modes, le culte de la nouveauté reste plus fort que jamais. On continue aussi à croire que l'homme est d'autant plus « libre » qu'il s'arrache plus complètement à ses appartenances organiques ou à des traditions héritées du passé. L'individualisme régnant, conjugué à un ethnocentrisme occidental se légitimant désormais par l'idéologie des droits de l'homme, se traduit par la déstructuration de la famille, la dissolution du lien social et le discrédit des sociétés traditionnelles du Tiers-monde, où les individus sont encore solidaires de leur communauté d'appartenance.


    Mais surtout, la théorie du progrès reste largement présente dans sa version productiviste. Elle nourrit l'idée qu'une croissance indéfinie est à la fois normale et souhaitable, et qu'un avenir meilleur passe nécessairement par l'accroissement constant du volume de biens produits, que favorise la mondialisation des échanges. Cette idée inspire aujourd'hui l'idéologie du « développement », qui continue à regarder les sociétés du Tiers-monde comme (économiquement) en retard par rapport à l'Occident, et à faire du modèle occidental de production et de consommation l’exaltant destin de toute l'humanité. Cette idéologie du développement a parfaitement été formulée par Walt Rostow, qui énumérait en 1960 les « étapes » que doivent parcourir toutes les sociétés de la planète pour accéder à l'univers de la consommation et du capitalisme marchand. Comme l'ont montré divers auteurs (Serge Latouche, Gilbert Rist, etc.), la théorie du développement n'est finalement qu'une croyance. Tant qu'on aura pas abandonné cette croyance, on n'en aura pas fini avec l'idéologie du progrès.

    Alain de Benoist ( Nouvelle Ecole n° 51, année 2000)

     

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  • Le nihilisme européen...

    "J'enseigne de dire non en face de tout ce qui rend faible - de tout ce qui épuise.

    J'enseigne de dire oui en face de tout ce qui fortifie, de ce qui accumule les forces, de ce qui justifie le sentiment de la vigueur.

    Jusqu'à présent on n'a enseigné ni l'un ni l'autre : on a enseigné la vertu, le désintéressement, la pitié ou même la négation de la vie. tout cela sont les valeurs des épuisés."


    Les éditions Mille et une nuits viennent de rééditer en format de poche Le nihilisme européen, le premier livre de La volonté de puissance, l'ouvrage posthume de Friedrich Nietzsche.

     

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    "Dès les années 1880 Nietzsche projette un ouvrage qui exposerait toute sa philosophie, mais il ne peut le mener à bien. Juste après sa mort, sa soeur Elisabeth établit le texte à partir de fragments, selon le plan laissé par l’auteur en mars 1887. Le Nihilisme européen est le premier des quatre livres de La Volonté de puissance : 86 fragments qui dressent le bilan de la situation philosophique de l’Occident moderne, caractérisé par le nihilisme d’une société malade, épuisée, décadente, « où le faible se nuit à lui-même ». Nietzsche analyse l’essence du nihilisme comme une dévalorisation de la vie et de l’existence. Il y voit trois responsables : le christianisme, l’esprit rationnel et l’esprit critique, et leur donne un nom : Kant, Rousseau, Schopenhauer, Wagner."

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  • Dans la tête de Richard Wagner...

    Les éditions Fayard viennent de publier une énorme étude de Christopher Looten consacrée à Richard Wagner et intitulée Dans la tête de Richard Wagner - Archéologie d'un génie. Christopher Looten, compositeur et théoricien de la musique, a puisé dans les milliers de pages d'écrits du maître de Bayreuth pour présenter sa pensée et ses sources d'inspiration. Indispensable pour tous les wagnériens !

     

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    "Richard Wagner avait une opinion sur tout : de la mode à l’atome, en passant par la tragédie grecque, Schiller ou Darwin. Il vénérait Goethe et admirait Balzac, trouvait les vêtements des Allemandes indécents et vantait la nudité grecque. Shakespeare était à ses yeux le plus grand poète allemand et il se voyait lui-même comme le successeur d’Eschyle. 
    Rarement lus, les dix volumes des Œuvres en prose où Wagner expose ses opinions demeuraient jusqu’à aujourd’hui un domaine inexploré. Christophe Looten en a extrait les pensées du compositeur pour nous les offrir dans une nouvelle traduction. Les cent dix sujets de cette autobiographie intellectuelle sont enrichis de commentaires, de nombreuses citations du Journal de Cosima, ainsi que de passages de lettres inédites en français. 
    Il nous restitue une image fidèle d’un aspect encore méconnu du compositeur : l’homme de culture, le lecteur, le bibliophile, exemple même de l’artiste génial de la fin du XIXe siècle. 
    Ce voyage dans l’esprit d’un des plus grands génies de la musique nous fait entrer dans le monde de Richard Wagner. Guidés par l’un de ses meilleurs connaisseurs, nous allons à la rencontre d’un homme dont la musique exerce toujours une fascination incomparable."

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  • Le paganisme, recours spirituel pour l'Europe ?...

    Les éditions L'Aencre viennent de publier Le Paganisme - Recours spirituel et identitaire de l'Europe, un ouvrage de Gilbert Sincyr, préfacé par Alain de Benoist.

    Le livre peut être commandé auprès des éditions Dualpha.

     

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    "Suite à une déclaration de Benoît XVI indiquant que « spirituellement, les chrétiens sont des sémites », l'auteur s'est senti interpellé. Dans ce livre, il souhaite démontrer ce qui oppose Sémites et Européens dans leurs spiritualités. De Stonehenge au Parthénon en passant par Lascaux, d'Odinn à Homère et Athèna, il nous explique ce qui est spécifique du paganisme européen, comparé aux valeurs bibliques du judéo-christianisme. Plus généralement, il oppose l'esprit du paganisme européen à celui du monothéisme proche-oriental. La première partie, destinée aux enfants, présente l'histoire d'Iris, fille de Zeus, parcourant une Europe païenne pour y découvrir sa spiritualité. La seconde partie est une confrontation entre les conceptions bibliques et païennes, de l'homme et du monde.

    Gilbert Sincyr nous invite à retrouver nos valeurs ancestrales, non pas par un retour formel aux Dieux de la mythologie, forme spirituelle d'une époque passée, mais par un recours à l'esprit qui les a fait naître, et qui nous identifie en tant qu'Européens."

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  • Des hommes, des dieux et des commentaires...

    La publication du texte de Marie-Thérèse Bouchard, Des mous et des dieux, consacré au film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux, n'a pas laissé certains de nos lecteurs indifférents !... Nous publions ci-dessous une belle réponse de Claude Bourrinet.

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    Evidemment, aimer un film que le grand public semble consacrer n’est pas de bon aloi. Des navets récoltent trop souvent les lauriers d’une notoriété frauduleuse. Mais cette fois-ci, le bon goût est au rendez-vous, et, beaucoup plus rare, la spiritualité la plus exigeante. Et ce qui en résulte, c’est une émotion exempte de démagogie, de facilités cynique, de ce machiavélisme qui fait pleurer Margot. Qu’en aurait fait Hollywood ? L’art du cinéma authentique consiste à nous confronter à la vérité. Par le mensonge de l’art, précisément, mais à condition qu’il soit aussi généreux qu’un conteur qui dit le conte, qui entre dans l’âme en respectant les yeux et les oreilles.

    Là, nous sommes vraiment face à Dieu, et avec les hommes.

    Xavier Beauvois avait fait un pari, très risqué. Celui d’être lui-même, de rendre franchement la réalité vécue d’une tragédie. C’était un défi presque irréalisable, car, de fraîche mémoire, le sacrifice consenti de moines cisterciens-trappistes dans un pays qui reste encore si douloureusement présent dans notre Histoire, aurait pu clapoter dans le docu-fiction, le facsimilé de reportage racoleur, l’enquête réaliste mensongère, qui cache autant de roublardise qu’un journaliste du petit écran. Là, on est en plein dans le monde, tel qu’il est, et largement au-delà, dans l’éternité, qui est peut-être la seule réalité.

    L’image est une éthique, en effet, et ses mouvements, son rythme, son cadrage. Quelques panoramiques sur les âpres collines du Nord Atlas, paysages filmés, nous dit-on, au Maroc, mais si semblables à ceux de l’Algérie, violente terre qui reste comme une boule au creux du ventre. On partage le regard, le sublime, l’extase. Et puis ce sont les interstices misérables de maisons jamais finies, les ruelles boueuses, les escaliers ruinés, les murs effrités, et la chaude communauté nord africaine, si massive, dans le Bien comme dans le Mal.

    Et ce sont encore des couloirs fuligineux, des cellules en désordre, la pauvreté assumée, une existence vouée au travail qui rapproche des hommes, à la prière qui offre à Dieu.

    L’art subtil du film est d’interpénétrer les deux, insensiblement, par touches successives, comme autant de tableaux d’un chemin de croix, avec la fin prévisible, l’holocauste accepté. On suit, on partage, on comprend ces hommes dont la chair hésite face aux couteaux. La sauvage tuerie du début, l’égorgement de Croates sur un chantier, comme les moutons qu’on saigne à l’Aïd, nous rappelle à la réalité nue, celle de la mort annoncée. Les hommes sont des êtres pour la mort. C’est dire que l’horizon de tout être, peu ou prou, reste la disparition irrémédiable, et la fin d’un corps qui nous est toujours à nous-mêmes présent, même s’il nous est parfois source d’embarras. Car de lui naît le désir, et d’abord de vivre, de voir la lumière du jour, l’appel de l’aube, la fermeture du soir. Et y compris le ronflement en est le souvenir lors même que le sommeil semble nous en éloigner.

    Toute notre société nous conseille de le sauvegarder, ce corps. Ses plaisirs, ses sophismes, ses vérités mêmes persuadent qu’il n’est pas de plus grand bien que la vie. Et c’est bien sûr vrai. Mais qu’est une vie qui se prend comme centre ?

    L’intérêt du film provient en effet de la découverte progressive de l’inanité d’une existence qui se suffirait à elle-même. La lâcheté, la réticence à mourir, la peur de la douleur, la frayeur devant des hommes en armes, redoutables guerriers sans pitié, d’une religion qui se veut ennemie, des tortionnaires, des terroristes enfin, tout cela ramène à l’humain tremblement des chairs, à l’angoisse qui serre la poitrine et fait vaciller la voix. Car ces moines ne sont pas des héros. Nulle faconde. Petit à petit, nous nous sentons comme eux, à leur place, et sans doute partisans de ceux qui veulent fuir. Et soudain, l’évidence : une vie ne vaut rien sans autre chose, qui la transfigure. Bien sûr, ce sont là des mots, et il faut être croyant pour placer Jésus Christ au centre du questionnement. La réponse aux questions n’est d’ailleurs jamais capturée, comme dans des filets, par de hardis pêcheurs sûrs de leur technique. Au contraire, elle vient d’elle-même, et ce n’est pas l’une des moindres surprises du film qu’elle surgit dans la joie. Après, tout peut arriver. L’existence paraît légère, la liberté rend fort.

    Philosopher, c’est apprendre à mourir, disait Socrate. Le film « Les hommes et les dieux » nous transporte en pleine Antiquité. Ou plutôt, c’est le problème éternel de l’homme qui se pose, de donner sens à sa vie.

    Par là peut naître la vraie fraternité. Non celle qui orne les plateaux télé, mais celle qui vient de l’épreuve, et d’une rencontre entre des hommes qui croient en quelque chose. On songe aux face à face homériques, aux échanges de dons entre héros. Le sang peut ainsi être ce don, pour que s’entrevoit, au moins, deux religions que d’aucuns voudraient qu’elles s’entretuent. Les Talibans sont d’un côté comme de l’autre, et trouvent leur bonheur dans le massacre. Trop de malentendus sont attisés pour des intérêts douteux. Les Islamistes, comme les fondamentalistes chrétiens, prospèrent sur des montagnes de morts. Les très belles images d’amitié entre chrétiens et musulmans plaident pour l’inverse. Je crois profondément que les civilisations, par leurs religions, leurs traditions, peuvent se retrouver par le haut. La contemplation, le sacré, la beauté, l’acceptation de l’humaine condition, exactement le contraire de la civilisation de consommation actuelle, sont les valeurs qui sauveront le monde.

    Claude Bourrinet (2 décembre 2010) 

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  • Défense du paganisme !

    Les éditions Mille et une nuits viennent de publier dans La petite collection (une collection de poche à petits prix) Défense du paganisme - Contre les Galiléens de l'Empereur Julien (dit L'Apostat). Sol Invictus !

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    "C’est à Antioche, quelques mois avant sa mort tragique, que l’Empereur Julien (331-363) rédige un pamphlet Contre les Galiléens, qui dénonce avec vigueur la prétention à l’universalité de la petite secte chrétienne. Mais au-delà de la critique de cette nouvelle religion, c’est à une véritable apologie du paganisme qu’il se livre. 
    Il n’était alors pas trop tard pour empêcher le triomphe annoncé du christianisme, mais le règne de Julien fut beaucoup trop bref. S’il l’avait emporté, la face du monde en eût été changée et il ne serait pas resté dans l’Histoire comme l’Apostat... 
    Rétrospectivement, ce texte apparaît donc comme le chant du cygne de la religion grecque."

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