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Points de vue - Page 396

  • Retour à l'âge de pierre...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site Regards sur le renversement du monde...

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    Retour à l'âge de pierre

    L’Irak ? Un pays laïque, proclamant des valeurs socialistes, assurant d’une main de fer une coexistence pacifique entre communautés ayant renoncé à toute prétention au pouvoir. Et une dictature.

    La Syrie ? Un pays laïque, sans trace de Charia dans sa loi, proclamant des valeurs socialistes, assurant une relative égalité entre hommes et femmes,  et garantissant d’une main de fer la coexistence de religions, de tribus et de clans opposés. Et une dictature.

    La Yougoslavie ? Un pays fait de l’association plus ou moins consentie entre les pièces d’un puzzle qui jadis participait à l’Empire austro-hongrois, un pays laïque et socialiste où la paix civile était maintenue au prix d’une main de fer.

    Faudra-t-il dire bientôt la Tunisie ? Rongé par l’affairisme et la corruption, sans doute, un pays où l’égalité des droits des femmes et des hommes était une réalité, un pays dont la charia ne réglait pas les mœurs, un pays dont la dernière campagne électorale a vu des femmes « en cheveux » voter, et même figurer sur des affiches – est-ce la dernière fois ?

    Rien de commun avec le Malawi sans doute. Le Malawi, pays laïque, d’inspiration socialiste, a travaillé à acquérir son autonomie alimentaire et à organiser son agriculture pour récuser toute dépendance à l’égard du colonisateur britannique. En rupture avec les préceptes de la Banque mondiale, des institutions internationales, du consensus de Washington, en refusant la culture d’OGM et l’ouverture aux multinationales de l’exploitation de la terre – à fins d’exportation, bien sûr.

    Rien de commun ? Rien, sinon que plane sur chacun de ces pays, et sur combien d’autres, l’ordre du colonel américain de Apocalypse now voyant ses hélicoptères sérieusement accrochés par les résistants vietnamiens : « Ramenez moi ça à l’âge de pierre ! ». Arrivent les bombardiers bourrés de bombes au napalm, qui effectivement ramènent le village et les collines alentour à l’âge de pierre. Nul ne sait ce que sera la situation des pays cités, et de quelques autres, dans une génération. Mais à court terme, le bilan est autre que celui qui est annoncé ; des puissances, des Nations, ont été brisées, et ramenée au sous-développement. L’Irak, comme le Liban, sort d’une occupation étrangère dégradé, appauvri, fractionné en communautés irréconciliables, mobilisé sur des conflits internes et des partitions internes qui l’éliminent en tant que puissance autonome, et ce pays laïque est retombé dans un obscurantisme religieux qui se traduit par le départ des derniers Chrétiens de Bagdad ; qui est sûr que les Chrétiens coptes, demain, pourront survivre dans une Egypte dont le printemps salué pourrait bien précéder un hiver précoce ? Chacun voit bien quelles puissances, et quel nouvel ordre mondial, souhaitent que bien vite la Syrie et l’Iran, avant le Pakistan et la Chine, suivent la voie de l’Irak et d’un Afghanistan détruits ; il ne faut aucun obstacle à la domination de ceux qui se veulent seuls maîtres du monde. Ils sont moins nombreux à se souvenir des crimes commis par l’Otan contre la Serbie, des bombardements à l’uranium enrichi perpétrés contre un peuple européen en Europe, par ceux il est vrai qui ont perpétré contre Dresde l’un des actes terroristes les plus remarquables de l’histoire ( Dresde n’étant ni un pôle industriel, ni un centre de l’armée allemande, ni une cible militaire, mais le centre de regroupement des familles fuyant l’avance soviétique ), moins nombreux encore à en tirer les conséquences. Car le sous-développement est tout le contraire d’une fatalité, il faut y voir une stratégie décidée, raisonnée et en œuvre de destruction des puissances émergentes, des pôles de résistance à l’Empire, ou simplement d’ouverture de marchés fermés, ou de bases géographiques utiles. L’ex-Yougoslavie durablement réduite à l’anarchie et les haines ou les rivalités ethniques, religieuses et nationales habilement ravivées, les Etats-Unis ont tranquillement pu établir l’une de leurs plus importantes bases militaires et sécuriser – ou contrôler – une zone stratégique pour l’approvisionnement en pétrole de l’Europe et la surveillance de l’est de la Méditerranée. A la faveur d’une décision judiciaire contestable, suscitant la mise en question du respect des Droits de l’homme, et à partir de la mise en cause des subventions publiques à l’agriculture ( qui a compté les subventions aux agriculteurs américains ? ),  la suspension de toute aide internationale au Malawi, ajoutée à la hausse des prix des matières premières, place de nouveau ce pays indépendant sous le contrôle de ses anciens colonisateurs, qui sauront faire fructifier ses terres, mais à leur profit, et depuis la City – comment peut-on vivre au Malawi ?

    La question intéressante porte sur l’Union européenne. Ce n’est pas par hasard si fleurissent ici et là des analyses qui dénoncent un prétendu «  IVème Reich » en cours de constitution. Ce n’est pas par hasard si la très réelle crise des déficits publics européens passe pour une condamnation sans appel de la spécificité européenne, des systèmes sociaux et plus encore, de l’ambition européenne. La quête d’une autonomie stratégique européenne, engagée avec panache lors de l’agression américaine contre l’Irak, n’a pas eu de suite, elle parait aujourd’hui enterrée. Quel homme d’Etat européen s’est levé pour dénoncer la manipulation des « armes de destruction massive » que ne détenait pas Saddam Hussein, engager la quête et l’élimination au moins politique de ses auteurs ? Le processus continu qui faisait de l’euro la seconde monnaie de réserve mondiale, en passe de faire concurrence au dollar, est lui aussi interrompu ; le privilège de faire payer ses dettes par les autres ne doit pas être contesté ! Et d’ailleurs, quelques-uns des pays qui refusaient d’utiliser le dollar sont la cible désignée des prétendues « révolutions démocratiques » en cours ; c’en est fait, et pour longtemps, du projet de place régionale de la finance islamique. Qu’en sera-t-il du projet de place asiatique ?

    L’anesthésie stratégique dans laquelle sont plongés les Européens depuis un demi-siècle les empêche sans doute encore de reconnaître leurs vrais ennemis, et de compter leurs forces. La confusion du monde, qui n’oppose plus des Nations les uns aux autres, mais des systèmes de pouvoir, des réseaux ou des mafias, aux peuples en quête de leur autonomie, aux Nations en recherche de leur souveraineté, participe de cette apesanteur stratégique étendue. Sans doute pas par hasard. Et comment ne pas entendre la disparition du mot qui résume tout ce qui s’est appelé ici et pour nous liberté, souveraineté, capacité à choisir son destin, et à se donner ses lois, et qui se dit République ?

    Hervé Juvin (Regards sur le renversement du monde, 27 octobre 2011)

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  • Un choix existentiel...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Claude Bourrinet, cueilli sur Voxnr et consacré à la crise de l'Europe.

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    Le choix économique est un choix existentiel

    Entre effet de manche et coup de menton, une remarque en apparence anodine, destinée à justifier certaines palinodies, comme l’ « aide » massive accordée aux Etats endettés, ou l’accroissement substantiel du Fonds de Soutien financier, voire l’idée de plus en plus concrète de gouvernement économique de l’Union, jette une lumière crue sur la capacité réelle de ceux qui ont entrepris de diriger le destin de l’Europe. Le traité de Maastricht, nous dit-on, ne prévoyait pas que dût se produire une crise. Aucune autre absurdité, parmi d’autres, ne saurait mieux singulariser cette entreprise aussi utopique et sournoise que fut l’instauration d’un grand marché montrant maintenant sa faillite. Car elle dénote un trait psychologique saillant chez la technocratie politique libérale. Elle ne doute jamais. Ou, plutôt, adoptant les présupposés anthropologique de Fukuyama, elle considère que la libre concurrence, le flux illimité et sans frein des hommes et des marchandises, doit à terme aplanir les obstacles immémoriaux entre les peuples, faciliter l’entente universelle et procurer à tous le confort de vie qui rend impensable le ressentiment, la haine et le conflit. Qui se souvient qu’en 1992 on nous promettait des emplois à gogo, et que, un peu plus tard, la création de la monnaie unique allait les démultiplier.

    Or, paradoxalement, les crises s’enchaînèrent, tirant à hu et à dia les gouvernements qui, en pompiers dépassés par les foyers d’incendies multiples, s’empressaient, en tenant toujours les mêmes discours lénifiants, d’éteindre ici et là ce feu qu’on avait allumé.

    Les peuples, du moins ce qu’il en reste, n’y comprenaient goutte. Des voix s’élevaient, de-ci, de-là, chez tel intellectuel, tel prix Nobel, mais très minoritaires, et de toute façon inaudibles parce qu’on les occultait, ou qu’elles étaient noyées dans le tsunami des commentaires avisés de spécialistes rémunérés au mensonge. Qui pouvait comprendre, s’il n’était spécialiste ? Le langage de la technique, aussi crédible soit-il à l’intérieur de chaque domaine spécifique, n’est jamais si utile que quand il brouille les pistes. Dans le périmètre des sciences économiques, l’usage de termes anglo-saxons, d’abréviations et de schémas mathématiques, ne sont pas en mesure de clarifier une situation qui se précipite en cahotant, comme un véhicule qui a perdu son chemin. On invoque alors les dérives, laissant entendre qu’il existerait un ordre normal à une organisation qui ne l’est pas, on désigne un Kerviel, un voyou, pour suggérer que le système, dont on affiche pourtant l’amoralisme avec quelque jubilation, puisse devenir moral.

    Si bien que l’on est plus près d’une certaine vérité quand on réagit de façon épidermique quand, dans le même temps où la bourse joue du yoyo en engraissant les spéculateurs, on assiste, impuissant, à la destruction des emplois, à la désindustrialisation du pays, et à l’arrogance sans retenue des bénéficiaires d’une mondialisation dont on peut considérer qu’elle est une agression sans mesure des riches contre les pauvres, et du désert culturel contre l’ethnodiversité du monde.
    Si l’on se fiait aux déclarations officielles, chaque action entreprise serait un triomphe historique, et la solution enfin trouvée. Si la misère, tant sociale que culturelle, se répand comme un désert humain, pendant que dans le même temps l’immobilier s’envole, et le parc portuaire des bateaux de loisir prolifère, c’est que quelque chose est en route, un phénomène relativement simple, même si la sarabande des chiffres et la valse des réunions au sommet embrouillent la surface d’une eau pourtant aussi limpide que la vérité. Au fond, si l’on suivait son instinct, il y aurait longtemps qu’on aurait imité Jésus, qui, un fouet à la main, renversait les étals des marchands du temple.

    Mais le temps des révolutions semble révolu. L’insurrection populaire est un soubresaut historique qui, sous couvert de changer de société, accélère un processus de « modernisation ». Il est bien évident que les peuples ont toujours été floués. Finalement, seule la révolution de Cromwell réussit à lier, dans un commun projet de pillage marchand, entreprise poursuivie par les Etats unis d’Amérique, toutes les classes nationales, les mêlant dans une sorte de fraternité de brigandage. Orwell, certes, a souligné combien cette mise en place de cette société de l’argent roi s’est faite avec quelque difficulté, mais enfin, elle parvint à ses fins, et ce n’est pas sans surprise que nous, vieille civilisation où la notion de Res publica a toujours été vivante, voyons que, par-delà le Channel, la chose publique n’ait été perçue que comme un problème de gestion économique, et les convictions comme autant de choix de la vie privée.

    L’absence de réactions sérieuses face à la destruction de plusieurs siècles de culture sociale et politique, sur le vieux continent, dont l’exemple de « primaires », données comme « expérience «démocratique » ou comme « modernisation de la vie publique », n’est qu’une déclinaison, parce qu’elle avalise l’existence de deux niveaux d’engagement, montre bien la profondeur de l’anglosaxonnisation des mœurs. Il n’existe plus, en fait, de frontière étanche entre l’appréhension du politique, et, par exemple, la variété des choix de consommation, ou bien la superficialité du monde du spectacle.

    Lorsqu’on parcourt l’ouvrage qu’Alain Peyrefitte consacra à De Gaulle (« C’était De Gaulle »), on est frappé non seulement par la capacité qu’avait le général de se projeter dans l’avenir, mais aussi par une culture historique profonde, autant dire une distance, que n’ont plus nos hommes politiques. Car, contrairement à ce qu’on laisse entendre, il n’était pas contre l’Europe. Si celle-ci, à ses yeux, devait devenir une confédération, une « Europe des Nations », il soulignait, en critiquant le Traité de Rome, combien c’était s’enfermer que de commencer par l’économie. Non qu’il eût fallu le faire par la culture, comme l’aurait regretté, dans une phrase apocryphe, Jean Monnet, ce qui ne signifie pas grand-chose, mais, comme les structures mentales de sa génération, nourrie de Maurras, de Nietzsche et de Napoléon, l’y poussaient, par le politique. La grande politique, devrions-nous ajouter. C’est pourquoi De Gaulle sacrifia l’Algérie française pour risquer l’aventure nucléaire et asseoir la réputation mondiale de la France, c’est ainsi qu’en 1966 il expulsa l’Otan, c’est enfin pour cette raison qu’il se méfia tout le temps d’une Europe qu’il croyait à bon escient infestée de libéraux et de complices des Anglais et des Américains.

    Il est donc juste de répéter, encore et toujours, que l’économie, le paramètre économique, pour expliquer le monde et le sauver, est un leurre, un piège, une fausse équation : la résolution d’une de ses composantes ne peut aboutir au bonheur, à l’épanouissement, à la réalisation des individus et des peuple. Car le choix de l’ardente obligation économique est une option existentielle. On aboutit par là toujours à un problème moral, voire à une problématique de moraliste. Pourquoi d’ailleurs exempter de la faute des peuples qui ont cru toucher des dividendes à l’abandon de leur honneur et de leurs traditions ? Il est bien évident que l’absence de combattivité, jusqu’à la catastrophe personnelle, qui touche son foyer, son emploi, son quartier, n’est jamais si visible que par l’avidité souvent frustrée de profiter des miettes du système. C’est l’hybris qui est cause du dysfonctionnement, ou, pour mieux dire, du fonctionnement naturel d’une logique qui s’est éloignée radicalement de la nature, du bien commun, de la décence. C’est en voulant accumuler, en désirant s’enrichir, en croyant que la jouissance matérielle n’a pas de fin, et que, pire, elle peut remplacer la joie humaine, le sens de la vie, que nous avons été conduits au désastre.

    On nous dit que la gouvernance économique, dont l’Allemagne va prendre la tête, se met en place. On nous fait miroiter une Fédération européenne. Tout cela est vain, trompeur. On ne cherche qu’à améliorer l’intégration d’un espace à un autre, mortifère, empoisonné. Rien ne change radicalement rien, et d’autres crises adviendront, de plus en plus sévères. Il s’agit donc d’inverser la vision, les priorités. Ce n’est pas les pieds qu’il faut privilégier dans la marche, mais l’intelligence, l’esprit, le sens moral. Ce n’est pas l’addiction matérialiste qu’il faut encourager, mais la fierté d’être libre, indépendant, pourvu d’une direction qui travaille vraiment pour la civilisation européenne, qui soit vraiment patriotique. Ce n’est pas le « comment ?» qu’il faut poser, mais le « Pourquoi ? »

    Claude Bourrinet (Voxnr, 28 octobre 2011)

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  • Bien creusé, la taupe !...

    Dans sa chronique du 1er novembre 2011 sur RTL, Eric Zemmour, à partir du cas exemplaire de l'"homoparentalité", analyse avec brio le travail de sape mené au sein de l'éducation nationale par les agents d'influence de la mouvance libérale-libertaire, généralement formés au sein des groupuscules trotskistes, dans le but d'imposer au peuple des réformes "sociétales" dont il ne veut pas...

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  • Les professeurs contre l'école ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Claude Bourrinet, cueilli sur Voxnr et consacré à la crise de l'école et à la responsabilité que portent dans celle-ci les professeurs...

     

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    Les professeurs contre l'école

    L’évolution du système éducatif dans notre pays est arrivée à un point tel qu’il est presque impossible de sauver quoi que ce soit de ce désastre, d’autant plus que le débat n’a pas vraiment eu lieu, que la caste des pédagogues a pris le pouvoir au sein du système, et que les décisions sont arrêtées ailleurs que dans les instances souveraines de la Nation. A qui s’étonnerait que les partis gouvernementaux soient, depuis des lustres, incapables de produire un programme éducatif digne de ce nom, et se contentent de modifier à petites doses mesurées la forme et le contenu de l’enseignement, il faudrait souligner à quel point un tel projet existe, mais dans les logiciels des instances libérales internationales, comme l’OCDE, qui ne visent pas moins qu’à promouvoir l’intégration à la logique économiste, et à déraciner définitivement les consciences pour les formater à l’idéologie mondialiste. Cette utopie totalitaire se pare bien entendu des séductions les mieux pourvues en bonnes intentions, et ce n’est pas le moindre des paradoxes que les militants libertaires aient donné les gages politiques et éthiques nécessaires à l’arraisonnement libéral d’une institution qui a toujours été destinée à sauvegarder la beauté, la gratuité et l’humain dans un monde soumis aux pressions les plus destructrices.

    D’innombrables analyses ont vu le jour pour tenter de dénoncer cette entreprise mortelle pour notre avenir en tant que peuple libre, et la polémique a fait rage, bien vainement, à vrai dire. Car cela fait longtemps que, dans notre pays, et même en Europe, aucun débat n’est plus possible, comme l’a montré le référendum confisqué de 2005 sur la constitution européenne, et singulièrement dans le domaine éducatif, où se conjuguent les réflexes militants, voire fanatiques, et des stratégies arrivistes, propres à des individus qui ont vu dans le pédagogisme une bonne occasion de faire avancer leurs carrière. C’est là, à vrai dire, un mal français, traditionnel dans notre Histoire, où la bureaucratie la plus imperméable au doute s’est souvent targuée de faire le bien en considérant les administrés comme un peuple colonisé. Même le pouvoir n’y peut mais. Ainsi De Robien a-t-il essuyé, il y a quelques années, l’humiliation de voir les bureaux du ministère, et tout l’appareil, prendre le contre-pied de ses velléités de retrouver un peu de bon sens dans l’apprentissage de la lecture.

    Toutefois, on ne s’est pas posé des questions fondamentales sur le succès maintenant quasi définitif de cette entreprise de démolition. Comment le corps social, les parents, les décideurs politiques, les acteurs culturels, les intellectuels, et, plus singulièrement, les enseignants eux-mêmes, ont-ils pu accepter un état des choses qui, pour le moins, est consternant, et dont tout le monde, sauf certains cyniques, s’accorde à dire qu’il est parvenu à une ruine catastrophique ? Il est certain que nous nous heurtons à un non dit, parce que, d’une certaine manière, existent des connivences de fond, voire une complicité plus ou moins explicite. Pourquoi en effet les professeurs, pourtant si véhéments quand il s’agit de leurs retraites, n’ont-ils pas réagi face au désastre annoncé ? Pourquoi les syndicats, loin de s’opposer à une évolution dont tout être sachant penser pouvait prévoir les conséquences, ont-ils au contraire nourri le dynamisme par une rhétorique égalitariste ? Pourquoi la souffrance des enseignants, subie de façon si douloureuse, et les cris d’angoisse souvent proférées dans les salles de profs, n’ont-ils abouti à rien, et, au contraire, se sont transformés en soumission plus ou moins consentie ?

    C’est là un mystère à vrai dire. Mais à y regarder de près, on peut y trouver une explication, ou plutôt différentes raisons qui prennent racine dans l’histoire du corps enseignant.

    D’un point de vue sociologique, l’instituteur et le professeur appartiennent aux classes moyennes. Leur situation économique et sociale s’est améliorée durant les trente glorieuses, en fonction des nécessités de massification de l’enseignement, et du besoin qu’on avait d’enseignants mieux formés et motivés. Il faut ajouter à ce constat que ces enseignants, pour beaucoup d’entre eux, sont issus de familles liées au milieu, qu’ils vivent souvent en couple, et que leur pouvoir d’achat et leurs habitus ont contribué à créer une niche culturelle spécifique, que la garantie de l’emploi, grâce au statut de fonctionnaire, a solidifiée, sinon pétrifiée. Certes, la massification de l’Ecole a comporté des effets pervers. Le métier s’est dégradé, l’autorité du corps s’est dépréciée aux yeux des parents et des élèves, la valeur de la culture transmise a été dévalorisée, et, conséquemment, les revenus ont tendu à baisser en proportion d’un respect déclinant. A terme, le métier se transformant en « coaching » éducatif et en mission éducative, il est prévisible que les « avantages » matériels ou symboliques vont fondre rapidement, phénomène qui devient de plus en plus manifeste. Toutefois, l’effet « niche » a joué, et a encore préservé un minimum de confort chez ceux qui n’ont pas la malchance d’être contractuels. Il est fort à parier que le corps professoral réagira quand les « privilèges », pas seulement pécuniaires, comme les vacances, le temps hebdomadaire de travail etc., seront vraiment mis en cause, bien qu’une telle fatalité soit annoncée depuis longtemps. Mais combien restera-t-il d’enseignants titulaires ? et quel sera leur degré de combattivité ?

    Il est néanmoins assuré que les « grands récits » s’étant estompés à l’orée des années 80, avec le substrat idéologique qui pouvait faire de maints enseignants des contestataires, et la société de consommation, avec ses lâchetés, sa veulerie, sa laideur, sa vulgarité, ayant colonisé l’ensemble de la société, les petits bourgeois que sont les profs ne pouvaient échapper à cet anéantissement des réflexes immunitaires, et à la corruption universelle. Dans les salles des profs, on parle davantage du e-commerce que des Indiens du Chiapas, n’en déplaise à José Bové.

    Un autre facteur, et non des moindre, a accéléré la dislocation d’un projet éducatif, qui prend ses sources dans la Grèce antique : c’est la dépolitisation des enseignants. Nous sommes loin de la contre-culture des années soixante, et de la prédominance du parti communiste dans l’intelligentsia. Contrairement à ce que peuvent penser des gens de droite, la gauche n’est pas si populaire dans les écoles. En tout cas ne s’agit-il pas de cette gauche qui agissait contre l’argent, mais de celle qui se nourrit de la bienpensance conformiste actuelle, qui va des droit de l’homme au mariage des homosexuels, en passant par les sans papiers et l’anti-racisme. Autrement dit, le prolétariat, les pauvres autochtones ont disparu des imaginations et des paroles, au profit d’un vague sentimentalisme qu’on arbore par acquis de conscience. Mais le virus gaucher est toujours présent. Non certes dans sa traduction positive, marxiste ou communiste, mais dans la détestation de tout ce quoi, de près ou de loin, ressemble à des racines indigènes. Il est resté, chez des semi-intellectuels pourvus de quelques diplômes, ce réflexe encouragé par des médias dont on suit quotidiennement la logorrhée, sans esprit critique, de l’universalisme abstrait, de la fascination de l’ « Autre », de la survalorisation de légendes blanches ou noires, de ce mélodrame historique colporté par les idéologues du système, qui permet de justifier des pratiques que tout être sains condamnerait au nom du bon sens. Les élèves sont vus comme des victimes, la culture – dédaignée comme source d’injustice et d’inégalité, ou tout simplement parce qu’on n’en a pas le goût– est rejetée, dans la mesure même où on ne lit plus depuis belle lurette, et qu’on partage la sous-culture américanisée avec ses propres élèves. Ajoutons à cela que les humanités, quand elles n’ont pas été trahies par ceux qui devraient les défendre (il faut savoir que la moitié des certifiés n’ont pas passé le concours externe), passent après des disciplines plus « valorisantes » et « intégratrices », et des pratiques « maternelles », « protectrices », indulgentes pour les faiblesses humaines, sa paresse, sa propension au plaisir, et qu’il est devenu presque honteux de se prévaloir des grands textes, des auteurs, du patrimoine culturel de notre pays, au risque d’être déconsidéré par ce terme rédhibitoire d’ « élitiste ».

    Au point donc que les principaux ennemis des professeurs, qui n’ont jamais pris la peine de s’informer, de lire les rapports, d’écouter les Cassandre, sont les professeurs eux-mêmes.
     
    Claude Bourrinet (Voxnr, 11 octobre 2011)
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  • La dynamique chaotique de l'été 2011...

    Nous reproduisons ci-dessous une analyse de Bernard Wicht, cueillie sur Le Polémarque, le site de Laurent Schang, et consacrée aux évolutions chaotiques de la crise en cours. Spécialiste des questions stratégiques, Bernard Wicht est l'auteur de L'OTAN attaque (Georg, 1999) et de Guerre et hégémonie (Georg, 2002). Il a aussi publié récemment un court essai intitulé Une nouvelle Guerre de Trente ans ? - Réflexions et hypothèses sur la guerre actuelle (Le Polémarque, 2010). 

     

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    La dynamique chaotique de l'été 2011

    L'été 2011 a été riche en péripéties à l'échelle mondiale. Dans l'ordre économico-financier, on a assisté successivement au quasi-défaut de paiement du trésor américain, à un quasi-krach boursier et à la poursuite de la chute vertigineuse de la monnaie européenne. Dans un ordre plus politique, on a assisté à l'escalade de la violence dans le monde arabo-méditerranéen, aux protestations massives en Espagne et en Israël, aux émeutes en Grèce et aux révoltes à Londres. L'été touchant à peine à sa fin, on peut s'attendre peut-être encore à d'autres événements de cette envergure.

    Alors que dire ? Peut-on dégager une interprétation d'ensemble de ces événements au-delà des commentaires déjà fournis par la presse ? Un tel exercice semble difficile. Car, finalement ces événements ne font que confirmer ce que nous savions déjà, c'est-à-dire l'instabilité des États (y compris les plus avancés) et la fragilité croissante de leur base. La confirmation de cette analyse est sans doute un élément important qui valide la pertinence des réflexions antérieures et de l'approche développée à ce sujet[1]. On pourrait ainsi se contenter d'un « je vous l'avais bien dit ! » et de toute l'autosatisfaction l'accompagnant.

    Mais, en matière de prospective stratégique, l'autosatisfaction est généralement mauvaise conseillère ; c'est un oreiller de paresse particulièrement pernicieux en période de transformation rapide. Essayons donc de dépasser cet état d'esprit. Que peut-on déceler derrière les événements de cet été ? De notre point de vue, ceux-ci mettent en évidence trois paramètres de base : 1) la théorie du chaos, 2) la réduction du citoyen, 3) l'effondrement de l'espace méditerranéen.


    1. La théorie du chaos

    Cette succession d’événements en l’espace de moins de quatre semaines nous renvoie à la théorie du chaos telle que formulée par les scientifiques depuis quelques décennies. Cette théorie postule en effet que le chaos n’est pas si « chaotique » et qu’il recèle son ordre propre qu’il convient de découvrir[2]. Cet ordre n’étant pas donné a priori, les scientifiques l’appréhendent de la manière suivante : 1) les phénomènes apparaissent à première vue aléatoires, sans lien les uns avec les autres, 2) seule une observation attentive permet de distinguer, à la longue, la mise en place d’une certaine logique, 3) l’accumulation de ces phénomènes finit par atteindre un seuil critique, au-delà duquel une simple perturbation peut entraîner des conséquences disproportionnées (effet papillon).

    À la lumière de cet été 2011, on saisit immédiatement tout l’intérêt de cette théorie. Dans la série d’événements susmentionnés, il ne semble pas y avoir de liens ni de corrélations les reliant les uns aux autres : la chute de l’euro n’est apparemment pas reliée aux révoltes de Londres, elles-mêmes n’ayant semble-t-il aucun lien avec le printemps arabe, et ainsi de suite. On comprend en revanche, dans ce contexte, combien une « perturbation mineure » pourrait déclencher…. une catastrophe !

    Pour le stratège, c’est une situation très difficile à gérer. Le déclencheur peut paraître insignifiant, anodin… et pourtant se révéler décisif, si le seuil général des perturbations a atteint un niveau critique : on serait donc tenter de faire référence à la formule biblique, « sois prêt car tu ne sais pas quand le jour viendra ».


     

    2. La réduction du citoyen ?

    Dans le monde occidental, que ce soit les émeutes grecques, le mouvement espagnol des indignés, les manifestations israéliennes ou les révoltes londoniennes, grosso modo deux types d'acteurs semblent se dessiner dans ces affrontements. D'un côté, on voit des couches de populations sans participation effective au pouvoir, aspirant à une « vie meilleure » mais sans projet ni ambition politiques. Leurs rassemblements sont spontanés, endémiques, au gré de l’actualité – vite réunis, vite dissous. C'est un peu ce que certains sociologues nomment des « mobilisations dans l'urgence » sans véritable plan ni programme[3], c’est-à-dire des agitations, des affoulements ou encore des éclatements tels que ceux que l’on retrouve dans les sociétés postmodernes, en matière musicale notamment (techno, metal, rave party). Les révoltes de Londres indiquent également qu’une partie de ces populations est très volatile et que l'embrasement peut intervenir de manière presque instantanée, sur la base d'un simple incident (par exemple un contrôle policier qui tourne mal). De l'autre, c'est l'État et son appareil sécuritaire « musclé » ; à Londres comme ailleurs la logique n'est pas celle de la négociation, du dialogue social et des réformes mais bel et bien uniquement celle de la répression. Dans tous les cas, l'essentiel des forces policières et militaires est déployé à l'intérieur du pays. Ce redéploiement en direction de la sécurité intérieure caractérise l'évolution générale de l'État moderne depuis la fin de la Guerre froide: c'est le passage de l'État militaro-territorial (orienté vers l'ennemi extérieur commun) à l'État pénal-carcéral (tourné vers le maintien de l'ordre à l'intérieur)[4]. En Europe occidentale ce schéma semble devoir se solidifier au gré des manifestations, des protestations violentes, des émeutes et des révoltes, conduisant à une centralisation accru de l'appareil étatique, au renforcement de son pouvoir coercitif au nom du maintien de l'ordre tandis qu'à l'opposé, une partie de la population va échapper de plus en plus à son contrôle en s'enfonçant dans les labyrinthes de l'économie grise et informelle, des zones de non-droit et des autres formes de marginalité.

    Cette dérive vers l'État policier et son affrontement avec les strates sociales précitées pose la question du citoyen. Qu'advient-il de lui dans cet affrontement ? Certes ce dernier attend de l'État qu'il garantisse l'ordre afin de pouvoir vaquer à ses activités quotidiennes. Mais au-delà de ces préoccupations immédiates, qu'en est-il de sa liberté : il semble évident que sa marge de manœuvre se réduise à celle d'un simple contribuable sous le regard des caméras de surveillance. Dès lors quid de son avenir en tant qu'acteur politique ? Pour reprendre une image cinématographique, c'est un peu le Troisième homme, après l'État et ses adversaires précités.

    Pour mémoire, dans l'histoire de l'État moderne le citoyen s'est vu reconnaître des droits et des libertés généralement « par négociation », c'est-à-dire lorsqu'il a pu représenter une force économique (pas d'impôt sans représentation) ou militaire (citoyen-soldat) dont l'État ne peut se passer et pour laquelle il est prêt à faire des concessions. C'est ce marchandage, selon le principe do ut des (impôt) ou do ut facias (service militaire), qui est au fondement de la participation politique du citoyen au pouvoir. Par conséquent, on peut se demander quel est le marchandage que le citoyen peut faire fonctionner aujourd'hui pour re-trouver ses droits et ses libertés politiques. Là aussi, la réponse n'est pas aisée parce que, si le citoyen paie toujours ses impôts, l'élite politique au pouvoir censé le représenter a d'ores et déjà quitté le cadre national pour rejoindre l'espace global de l'hyper-classe mondiale. Désormais, les préoccupations de cette élite ne sont plus celles du citoyen ; ce sont celles de sa propre image médiatique, de sa place sur le marché global que ce soit en tant que leader d'opinion, « faiseur de roi », top manager, « touche-à-tout génial », courtisan de haut vol et autres nouveaux métiers de la communication (au sens large) créés dans le sillage de la mondialisation[5]. Quant au service militaire, il n'est pas réaliste d'envisager le retour des armées de conscription ; aujourd'hui pour faire la guerre l'État n'a plus besoin du citoyen, il recourt à des professionnels... tour à tour commandos ou gendarmes.

    Dans ces circonstances, la question de la liberté citoyenne est posée. Précisons que nous entendons ici par « citoyen » non pas un cortège ou une foule défilant dans les rues de la capitale pour demander l'augmentation des allocations chômage, la limitation du temps de travail ou le respect des conventions salariales. Dans notre perspective, de telles démarches s'apparentent à celles de sujets réclamant « du pain et des jeux » à leur souverain et obtenant de celui-ci la réponse bien connue, « le peuple n'a plus de pain, qu'il mange de la brioche ». La notion de citoyen à laquelle nous nous référons ici est celle liée à la res publica, la participation effective à la gestion des affaires communes. Où se trouvent aujourd’hui les réactions citoyennes de cette sorte ?

    Cette question demeure pour l’instant sans réponse.

     


    3. L’effondrement de l’espace méditerranéen

    À la faveur de l’été, le printemps arabe semble s’être transformé en automne, voire en hiver ! Il ne s’agit pas là, malheureusement, d’une simple formule de style mais d’une réalité qui risque de toucher, au-delà du monde arabo-musulman, l’espace méditerranéen dans son ensemble. En effet, alors que la façade sud de la Méditerranée s’enfonce dans une anarchie durable (on ne distingue aucun élément structurel – économie, commerce – susceptible de donner à ces sociétés une stabilité et une durabilité minimales), la façade nord « ne va pas mieux » : Portugal, Espagne, Italie, Grèce (sans parler de l’espace balkanique) sont en pleine déconfiture, au bord de la faillite. Certes, les plaies de la façade nord ne sont pas liées à celles du sud, mais la conjugaison des deux peut provoquer l’effondrement de toute la zone : non pas une crise, une urgence complexe que l’on peut résorber à court terme moyennant interventions et programmes internationaux d’assistance, mais un marasme persistant s’étalant sur plusieurs décennies et transformant l’ensemble de cet espace en une vaste « Somalie »[6]. Car, que ce soit la banqueroute des États de la façade nord ou la déliquescence du printemps arabe, cette double évolution est de nature historique et institutionnelle : dans le cas du nord, la fin du cycle de l’État-nation ; dans le cas du sud, la fin sans lendemain des nationalismes arabes nés de la décolonisation.

    Il convient donc de s’interroger sur la signification d’un tel effondrement du point de vue historique. On a tendance à l’oublier, l’équilibre de l’espace méditerranéen est d’une grande importance pour l’Europe et les historiens s’en sont périodiquement fait l’écho dans leurs travaux. Or, dans cette optique, il est intéressant de se remémorer l’ouvrage de l’historien belge Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne[7]. Quelque peu éclipsée par les travaux de Fernand Braudel, l’étude de Pirenne mérite néanmoins toute notre attention dans le climat actuel. L’historien avance en effet que la conquête arabe au temps de Mahomet a provoqué la fermeture de ce qui constituait jusqu’alors le centre de gravité du monde de l’époque. Cette fermeture conduit alors l’Europe à se détourner de la Méditerranée pour regarder vers le nord et commencer à construire ainsi les bases de son identité occidentale : selon Pirenne, Charlemagne – le grand empereur d’Occident – ne se comprend pas sans Mahomet et la fermeture de l’espace méditerranéen engendré par celui-ci. En l’occurrence, la question intéressante soulevée par Pirenne n’est pas tant celle de la conquête arabe ou du grand empereur d’Occident, mais la mise en évidence de l’interaction géo-historique existant entre l’Europe et la Méditerranée, la dépendance géopolitique de l’Europe vis-à-vis de cet espace et l’impact que sa transformation peut avoir sur l’évolution de notre continent.

    C’est cette relation qui nous intéresse ici : que peut signifier de nos jours une telle fermeture ? On objectera sans doute qu’à notre époque la Méditerranée ne revêt plus du tout la même importance qu’elle pouvait avoir au début du Moyen Âge, notamment en matière d’échanges économiques et commerciaux ; elle n’est pas non plus le pivot géographique de la globalisation. Mais la question qui nous intéresse n’est pas celle-ci, à savoir l’importance économique et commerciale de cet espace pour l’Europe contemporaine. C’est en revanche celle de la transformation de cet espace en une vaste zone de chaos avec la coupure que cela implique. La réflexion de Pirenne prend donc tout son sens. Selon lui en effet, c’est précisément cette coupure qui provoque la naissance de l’identité occidentale, voire la renaissance carolingienne. En d’autres termes, Pirenne voit dans cette coupure, à terme plutôt une naissance, un nouveau départ et non un repli.

    La rupture de la zone méditerranéenne qui se profile aujourd’hui à l’horizon, laisse-t-elle entrevoir un nouveau départ pour l’Europe ? A première vue, on serait tenter de dire non : la crise de la monnaie unique et les difficultés qui en découlent pour les grands États (France, Royaume-Uni, Italie, Espagne), le risque de désindustrialisation de l’Europe que comporte cette crise ne devraient pas s’améliorer avec l’écroulement de la façade sud de la Méditerranée… au contraire ! L’afflux de réfugiés, l’économie grise et les trafics de tous ordres qui se mettront immanquablement en place devraient représenter un défi et une charge supplémentaires pour les États européens déjà gravement affaiblis. Dès lors, l’affaissement du sud de l’espace méditerranéen devrait surtout accentuer celui de l’Europe occidental… dans un premier temps en tout cas ! Mais ensuite… ?

    Le monde occidental est probablement à la veille d’un changement macro-historique d’outil de production : le passage de la société industrielle (en crise depuis les années 1970) à la société de l’information. Or une telle transition signifie également la mutation des modes d’organisation sociale, économique et sans doute politique ; la fin des grandes structures hiérarchiques au profit de structures plus petites, plus flexibles, moins hiérarchisées dans lesquelles l’individu peut à nouveau avoir le sentiment de jouer un rôle, de s’engager en faveur d’une cause, de participer à la promotion d’une idée ou d’un projet… bref, de re-prendre son destin en main. On pense ici notamment au système open source, au travail coopératif de type wiki, aux formes d’organisation « sans tête », à l’importance du story telling au détriment de la gestion proprement dite. C’est le rapport homme-machine qui change radicalement et, comme le dit Karl Marx, lorsque l'outil de production se transforme, « ce sont tous les rapports de production qui changent, donc les rapports des humains entre eux, et c'est en définitive, la vision (Weltanschauung), bref les valeurs de base et les structures de la société qui se transforment »[8].

    Avouons que cette perspective du changement d’outil de production éclaire d’un jour nouveau la rupture de l’espace méditerranéen : non plus uniquement un défi supplémentaire mais aussi en quelque sorte une opportunité, celle de se re-construire, par exemple en termes d’identité et de dynamique nouvelle.

    Précisons notre propos. Institutionnellement les États européens sont dans l’impasse ; ils sont incapables de se réformer et restent prisonniers des structures et des formes de gouvernance héritées de l’ère industrielle, en particulier tout l’appareil bureaucratique lié à l’État-providence. Cependant, à l’intérieur de cette instance, de ce cadre étatique apparemment figé, la substance se recompose : des bassins de dynamisme et de prospérité économiques et commerciales se distinguent grâce au patient développement d’un dense réseau de PME tournées vers la qualité et l’innovation, de banques privées de taille moyenne, de petits instituts de recherche. On trouve de tels pôles de croissance principalement en Italie du Nord, en Alsace, en Flandres, en République tchèque et en Suisse. Alors que les États cherchent désespérément à conserver les acquis du passé, les sociétés précitées vivent déjà dans le monde de demain. Pour elles, l’ère de l’information avec ses structures souples est déjà une réalité. De notre point de vue, ces sociétés sont annonciatrices d’une renaissance[9] !

    Paradoxalement cependant, ces pôles de dynamisme et d’innovation tournés vers l’avenir sont aussi les principaux foyers de ce qu’on appelle de nos jours le « populisme » et que l’on qualifie habituellement comme une réaction de repli identitaire face à la mondialisation, une volonté de retour à un passé idéalisé. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent et cette qualification du populisme est trompeuse : car pour pouvoir se projeter ainsi dans l’avenir, pour affronter avec succès le jeu « sans pitié » de la globalisation, pour avoir la volonté de gagner et d’avancer sans cesse, ces pôles ont besoin d’un projet collectif fort, apte à les mobiliser et à les distinguer des « autres ». Or avec la disqualification des valeurs nationales et l’omniprésence des références globales dominées par le « politiquement correct », un tel projet collectif doit forcément rechercher ses repères à l’échelle locale : d’où le recours à une langue (respectivement un dialecte), une culture et des traditions régionales. Ceci d’abord – comme c’est le cas de tout projet collectif – dans le but de se distinguer des « autres », de désigner un « extérieur » vis-à-vis duquel on pourra ensuite se rassembler. Dans le contexte de la mondialisation, de la californisation des goûts et des terroirs, de l’uniformisation des valeurs, il faut donc considérer que la « fermeture » et plus encore la recherche d’autonomie ne sont pas les caractéristiques des sociétés qui se replient et reculent, mais plutôt de celles qui avancent et se positionnent pour l’avenir. Pas étonnant dès lors que la plupart de celles-ci soient animées, culturellement ou politiquement, de sentiments séparatistes ou, dans le cas de la Suisse, d’un refus d’adhérer à l’Union Européenne[10].

    Si maintenant, on met cette dynamique en parallèle avec l’effet exposé par Pirenne quant à la fermeture de l’espace méditerranéen, alors on pourrait bel et bien obtenir, ce retournement, ce « nouveau départ » que l’historien belge mentionne dans son analyse de la relation Mahomet-Charlemagne…, par exemple une entrée décisive dans l’ère de l’information et, par ricochet, une opportunité nouvelle pour le citoyen actuellement réduit à sa fonction de simple contribuable…

    …dans quel délai ?

    L’été 2011 n’est-il qu’une répétition générale, les grands bouleversements sont-il à venir ? Difficile de se prononcer, on peut néanmoins garder à l’esprit l’équation suivante : les sociétés complexes sont fragiles, les sociétés fragiles sont instables et les sociétés instables sont imprévisibles.

    Bernard WICHT

    Privat-docent, Institut d’études politiques et internationales

    Université de Lausanne

    [1]Cf. notamment nos études intitulées : « Une révolution militaire en sous-sol : le retour du modèle Templiers », Stratégique, no 93-96, avril 2009, p. 709-731 ; « État failli et faillite de l’État », G. Csurgaï ed., Les enjeux géopolitiques des ressources naturelles, Lausanne, l’Âge d’Homme, 2006, p. 34-68

    [2]Pour un bref aperçu, cf. James GLEICK, La théorie du chaos : vers une nouvelle science, trad., Paris, Flammarion, 1988.

    [3]Cf. en particulier, Michel MAFFESOLI, La part du diable : précis de subversion postmoderne, Paris, Flammarion, 2002.

    [4] Sur la recomposition de l’État moderne, cf. notamment, Michel FORTMANN, Les cycles de Mars : révolutions militaires et édification étatique de la Renaissance à nos jours, Paris, Economica, 2010 ; Loïc WACQUANT, Punir les pauvres : le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Paris, Agone, 2004.

    [5]L’affaire DSK en fournit une bonne illustration.

    [6] Cf. en particulier, « La Libia può diventare una nuova Somalia », Limes : rivista italiana di geopolitica, http://temi.repubblica.it/limes/la-libia-puo-diventare-una-nuova-somalia/24408?printpage=undefined (consulté le 29 septembre 2011).

    [7]Henri PIRENNE, Mahomet et Charlemagne, Paris, PUF, 2005 (Quadrige). Sur les controverses qui ont entouré cet ouvrage, voir l’entrée « Henri Pirenne » sur Wikipédia.

    [8] Cité chez, Marc LUYCKX GHISI, Surgissement d’un nouveau monde, Monaco, éditions Alphée, 2010.

    [9]Il faut s’être promené une fois sur le campus de la société Novartis à Bâle pour prendre conscience que le terme « renaissance » n’est pas utilisé à la légère : près de 8'000 chercheurs de toutes nations s’y côtoient dans un espace de plusieurs km², dessiné par les plus grands architectes, où chaque bâtiment fait l’objet d’une conception spécifique tout en s’harmonisant avec le plan d’ensemble. En d’autres termes, une sorte de « cité idéale » au service de la science, du savoir et de l’innovation. http://www.novartis.ch/fr/about-novartis/basel-campus/index.shtml

    [10]En particulier, Hervé JUVIN, Le renversement du monde : politique de la crise, Paris, Gallimard, 2010 ; cf. également Alain TOURAINE, Après la crise, Paris, Seuil, 2010. Il est intéressant de relever que deux auteurs, l’un américain et l’autre israélien, aboutissent à des conclusions très similaires lorsqu’ils s’interrogent sur les causes du développement exponentiel des start-up de très haut niveau en Israël plutôt que dans d’autres pays développés plus grands et mieux équipés : leur réponse principale touche la culture d’un petit pays constamment en lutte et sous pression. C’est ce « climat » et cet état d’esprit qui constitue, selon eux, le moteur de la compétitivité, de l’innovation et de l’esprit d’entreprise. Si l’étude comporte certes un certain plaidoyer pro domo, les facteurs culturels qu’elle met en évidence sont pleinement pertinents (ennemi commun, nécessité de survie stimulant l’esprit de compétition, étroite imbrication des modes de vie civile et militaire). Dan SENOR/Saul SINGER, Start-up Nation : The Story of Israel’s Economic Miracle, New York, Twelve, 2009.

    Article publié sur le site Le Polémarque (15 octobre 2011)

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  • Chérie, j'ai rétrécie le peuple !...

    Nous reproduisons ci-dessous une chronique de Christophe Guilluy publiée sur le site Les influences. Christophe Guilluy est l'auteur d'un essai intitulé Fractures françaises (Bourin, 2010), qui a bousculé quelques dogmes de la bien-pensance.

     

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    Chérie, j'ai rétrécie le peuple

    Dans l’espace médiatique et politique, certains think tanks pèsent plus que d’autres. C’est le cas, dans la période récente, de la fondation progressiste Terra nova et de l’Institut Montaigne. Si l’un est classé à gauche et l’autre plutôt à droite, les deux sont libéraux et donc en phase avec les choix économiques de la classe dirigeante ce qui n’est pas vraiment surprenant puisque, de gauche ou de droite, ces laboratoires d’idées sont financés par les mêmes donateurs, pour l’essentiel, on retrouve des entreprises du CAC 40.

    Le problème est que ces cercles de réflexions ne se contentent pas de faire la promotion du libre-échangisme. Ils produisent aussi de « la représentation sociale ». Et, force est de constater, que, en la matière, ils ont été plutôt efficaces. Les analyses sociales de la fondation Terra Nova ont ainsi très largement été adoptées par le parti socialiste. L’idée que la gauche devrait se concentrer sur un nouvel électorat constitué par des couches supérieures et les minorités, en abandonnant au passage la classe ouvrière, imprègne déjà le PS d’en haut. De la même manière, l’institut Montaigne contribue à imposer l’idée que l’avenir des classes populaires et de la jeunesse se joue désormais en banlieue. L’ennui est que l’essentiel des classes populaires et de la jeunesse populaire ne vit pas sur ces territoires. De gauche à droite, les think tanks libéraux diffusent ainsi une vision très restrictive des classes populaires. Le problème est que cette représentation est désormais adoptée par une majorité des classes dirigeantes.

    L’invisibilité des classes populaires majoritaires à l’écart des grandes métropoles

    Il faut dire que l’idée d’une société divisée entre des classes supérieures et moyennes et des catégories populaires issues de l’immigration a un grand mérite : elle permet de mettre en avant des catégories sociales en phase avec la mondialisation. Cette sociologie est d’ailleurs précisément celle des grandes métropoles c’est-à-dire des territoires qui ont le plus bénéficié de la mondialisation. Dans cette représentation, les catégories populaires, pourtant majoritaire, et qui vivent à l’écart des métropoles dans des espaces périurbains, ruraux et industriels, disparaissent, avec elles, la question sociale. Cette dernière laisse alors la place à une question sociétale, celle de la place des minorités ; soit une thématique bien peu subversive pour les tenants du libre-échange mondialisé.

    Exit la question sociale, exit aussi la recomposition sociale sans précédent à laquelle on assiste avec l‘implosion de la classe moyenne et l’émergence d’une nouvelle classe populaire. S’il n’existe pas de conscience de classe, l’employé du lotissement pavillonnaire, l’ouvrier rural, l’indépendant, le chômeur du bassin minier mais aussi le petit paysan se reconnaissent dans une perception commune de la mondialisation et de ses effets. Cet ensemble forme désormais un ensemble socio-culturel cohérent et définit les contours d’une nouvelle « classe populaire ». Une classe populaire qui s’abstient beaucoup pour les élections, à l’exception notable des Présidentielles.

    Christophe Guilluy (Les infuences, 22 octobre 2012)

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