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Entretiens - Page 64

  • «Le “wokisme” prospérera tant qu'il n'aura pas d'opposition structurée contre lui»...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné au Figaro Vox par Nicolas de Pape et consacré au wokisme.  Journaliste, romancier et essayiste, Nicolas de Pape vient de publier Tout doit disparaître (Edilivre, 2021).

     

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    «Le “wokisme” prospérera tant qu'il n'aura pas d'opposition structurée contre lui»

    FIGAROVOX. - Dans votre livre, vous abordez ce qui constitue selon vous «une révolution culturelle sans précédent». Comment la définissez-vous et en quoi est-elle inédite ?

    Nicolas DE PAPE. - On vit aujourd'hui l'avènement d'une sorte de tyrannie des minorités au caractère quasi-religieux, hystérisant le politiquement correct et animée par des croyants dont le but, pas toujours avoué, est d'en finir avec «l'Occident» vécu comme une réminiscence systémiquement patriarcale, raciste, post-coloniale et discriminatoire d'un autre âge. Cette révolution s'incarne notamment dans ce qu'on appelle aujourd'hui les «wokes», c'est-à-dire les «éveillés» aux discriminations, lesquelles seraient en quelque sorte inscrites dans les gènes de notre civilisation.

    C'est sans doute la première fois dans l'histoire contemporaine qu'une révolution de ce type mobilise autant d'acteurs en même temps : ce que l'on nomme à tort «l'État profond», en réalité des personnes influentes qui partagent la même idéologie. Ce qui rend cette révolution également inédite est bien sûr la révolution numérique portée par les «Big Tech» (les fameux GAFAM – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) qui servent d'amplificateur au wokisme et dont les dirigeants partagent partiellement l'idéologie.

    Le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, a investi des centaines de millions de dollars lors de la dernière campagne présidentielle américaine «pour des élections justes» mais qui visaient clairement à empêcher la réélection de Donald Trump et permettre celle de Joe Biden. Celui-ci a clairement surfé sur le wokisme, notamment en nommant un ministre transgenre. Récemment, la presse a salué le courage d'une lanceuse d'alerte au sein de Facebook, Frances Haugen. Le paradoxe est qu'elle critique son ancien employeur, non pas parce que celui-ci attente à la liberté d'expression, mais parce qu'il ne censure pas suffisamment les «réactionnaires» anti-progrès.

    Dans The Game, le journaliste italien Alessandro Barrico explique que les «hippies milliardaires» de la Silicon Valley se vivent comme des révolutionnaires dont les inventions numériques empêcheront à jamais la résurgence des tyrannies du 20e siècle. La transformation de Facebook en «Meta», un méta-monde que M. Zuckerberg espère peuplé d'avatars, fait penser au film d'anticipation Matrix des sœurs Wachowski (toutes deux transsexuelles d'ailleurs) dans lequel les humains vivent dans des bocaux et croient vivre une existence rêvée mais qui est purement numérique. On le voit : cette idéologie percole, encouragée par l'industrie du loisir, Hollywood et Netflix…

    Quels sont les faits et les réalités qui nous permettent de mesurer l'ampleur du phénomène ?

    Ces néo-révolutionnaires utilisent les bonnes vieilles recettes du théoricien Gramsci : «agit-prop» (agitation propagande) via des manifestations incessantes dénonçant un «racisme imaginaire» (Pascal Bruckner) ; utilisation des médias de masse et mobilisation de la jeunesse, future génération au pouvoir, cours de déconstruction machiste pour les hommes, etc.

    En second, lieu on voit l'apparition d'une série de néologismes complaisamment utilisés en boucle par les médias, comme le «féminicide». Auparavant, on parlait de crime passionnel lorsqu'un homme tuait son épouse ou sa compagne. Certes, les violences faites aux femmes sont une plaie sociétale mais ce mot néoféministe laisse entendre que nous vivrions dans une société systémiquement patriarcale.

    Du côté de l'écologie radicale qu'on peut associer à cette néo-révolution en vertu de l'intersectionnalité des luttes - tout en nous annonçant un cataclysme climatique -, elle a inventé les termes de «justice climatique» et d'«écocide». Pensez qu'on songe à inscrire ce dernier dans le droit pénal international... Dans les démocraties aussi, la langue est une arme de destruction massive. Voyez le Robert qui a introduit le pronom «iel» dans sa dernière édition… Les nouveaux croyants utilisent la technique du salami : ils avancent par tranche et ne reculent jamais, insultant leurs adversaires pour les intimider.

    Ce mouvement se caractérise selon vous par une offensive menée contre la figure paternelle...

    Lorsqu'Agnès Buzyn, ancienne ministre de la Santé, s'exclame qu'une femme ou même une grand-mère peut être un père, elle participe de la relativisation du statut du père. Tout est interchangeable ! Or, même dans les familles traditionnelles, le père n'est que l'homme que la mère désigne aux enfants comme leur papa. Son statut est très fragile. Avec le phénomène des mères célibataires militantes et l'homoparentalité (pour laquelle je n'ai pas d'opposition de principe), des enfants peuvent être privés de père. Pour les garçons, il fallait alors avoir l'intelligence de la part des couples lesbiens d'adjoindre une forte figure virile autour de la famille comme un parrain par exemple. Mais puisque le masculin et le féminin n'ont plus tellement d'importance aujourd'hui, est-ce bien nécessaire ?

    Vous dressez le portrait de Jordan Peterson, un psychologue canadien qui s'évertue à déconstruire les arguments néo-féministes. Avons-nous des Jordan Peterson en France ?

    À ma connaissance, le seul intellectuel ressemblant peu ou prou à Jordan Peterson en France est le sociologue Mathieu Bock-Côté qui est… Canadien lui-aussi. L'avantage de Jordan Peterson est qu'il est psychologue clinicien. Il peut donc démonter, exemples cliniques à l'appui, la théorie du genre. Mais l'espoir en France vient des femmes avec notamment la philosophe et journaliste Peggy Sastre qui officie au Point et à Causeur et qui propose une lecture biologique et évolutionniste des questions sexuelles et de genre. Des journalistes comme Elisabeth Lévy et Natacha Polony ne s'en laissent pas conter.

    En Belgique, nous avons la professeure honoraire de l'Université libre de Bruxelles, l'historienne Anne Morelli, femme de gauche et féministe historique qui déconstruit souvent les arguments des néo-féministes. Elle a d'ailleurs signé la Tribune du Monde avec Catherine Deneuve sur «la liberté d'importuner, indispensable à la liberté sexuelle». Pour elle, c'est devenu «à la mode» d'être féministe. Aux États-Unis, les wokes sont tenus en respect par les TERF (Trans-exclusionary radical feminist), des femmes féministes «binaires» presque aussi radicales qui estiment que les transgenres «invisibilisent» le vrai combat pour le droit des femmes. Les TERF pensent à juste titre que permettre à des athlètes trans devenues femmes de participer à des compétitions sportives avec les femmes biologiques est une injustice. Imaginez que Rafael Nadal concoure chez les femmes… Il gagnerait encore 13 autres Roland-Garros !

    Comment la Belgique, votre pays, réagit-elle à cette révolution culturelle ?

    La Belgique est idéologiquement coupée en deux, entre une Flandre très à droite et une Wallonie très à gauche. Le seul parti wallon «de droite», le Mouvement réformateur est plus ou moins l'équivalent de la République en marche. En Wallonie, un «cordon sanitaire» créé jadis contre d'authentiques néofascistes, s'applique désormais à tous ceux qui se situent à la droite du centre droit. La Droite politique y étant extrêmement discrète, l'Establishment et la presse évoluent entre mansuétude envers le wokisme (qu'ils confondent avec le progressisme) ou neutralité prudente. En Wallonie, il n'y a pas de Figaro ou CNEWS… Par exemple, un Eric Zemmour wallon serait interdit de télévision en vertu de ce cordon sanitaire. Mais cela vaudrait aussi pour Éric Ciotti, Nicolas Dupont-Aignan, Marion Maréchal, Philippe de Villiers… Les Français se plaignent mais la France est quand même le pays de Voltaire !

    Alerter sur la menace d'une révolution culturelle qui couve et menacerait nos civilisations, c'est un procédé que la gauche a souvent utilisé, parlant de menace fasciste ou réactionnaire. Ne pensez-vous pas tomber dans l'écueil d'une hystérisation du débat et surévaluer l'ampleur réelle de la menace woke ?

    Je n'aime pas les procédés outranciers que vous décrivez, mais il vaut mieux prévenir que guérir. Les grandes révolutions qui dévorèrent leurs enfants ont pour la plupart commencé par une poignée d'agitateurs se réunissant dans un estaminet (lors de la prise de la Bastille, Louis XVI indique dans son journal : «rien»). Aujourd'hui, c'est insidieux : les idées woke percolent partout y compris au sein des Ressources humaines des entreprises dont certaines proposent déjà aux employés des cours d'écriture inclusive ou de conscientisation au «privilège blanc».

    Dans mon pays, le directeur de la Banque nationale a été traité de machiste par une équipe de journalistes néo-féministes («Les Grenades») parce qu'il avait pointé « le charme » comme atout premier de la femme. Anecdotique à côté des nombreuses célébrités françaises accusées à tort de viol, pensons à Luc Besson par exemple. À l'ère de #BalanceTonPorc, tous les hommes sont présumés coupables, voyez Nicolas Hulot.

    Le problème est que le wokisme n'a pas d'opposition structurée pour le moment. La France, inventrice de la French Theory, reçoit aujourd'hui en pleine figure sa propre médecine. On le voit avec Rama Yade, ancienne ministre de Nicolas Sarkozy, revenue de trois ans «d'immersion woke» à Washington et qui prétend subir une «micro-agression» lorsqu'elle regarde la statue de Colbert. Et à l'université, temple du savoir, c'est déjà la guerre, si l'on en croit Nathalie Heinich[1]. Des professeurs seraient «obnubilés par le genre, la race et les discours de domination». Selon certains membres de l'Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires[2], «l'université est aujourd'hui le théâtre d'un affrontement idéologique mené par les tenants de la déconstruction contre l'Institution elle-même».

    Nicolas de Pape (Figaro Vox, 26 novembre 2021)

     

    Notes :

    [1] « Ce que le militantisme fait à la recherche », tract Gallimard.

    [2] https://www.lepoint.fr/politique/exclusif-le-rapport-qui-secoue-l-universite-les-extraits-16-06-2021-2431333_20.php#xtmc=theses-de-doctorat-woke&xtnp=1&xtcr=1

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  • La fin de l'africanisme...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous sur TV Libertés la quatrième partie des conversations de Paul-Marie Coûteaux avec Bernard Lugan, dans laquelle celui-ci évoque les études africaine au sein de l'université française.

    Historien et africaniste, Bernard Lugan a publié de nombreux ouvrages, dont Histoire de l'Afrique (Ellipses, 2009), Atlas historique de l'Afrique (Rocher, 2018), Esclavage, l'histoire à l'endroit (L'Afrique réelle, 2020) et dernièrement Pour répondre aux « décoloniaux », aux islamo-gauchistes et aux terroristes de la repentance (L'Afrique réelle, 2021).

    Il est également l'auteur de deux romans avec Arnaud de Lagrange, Le safari du Kaiser (La Table ronde, 1987) et Les volontaires du Roi (réédition : Balland, 2020), ainsi que d'un récit satirique, Le Banquet des Soudards (La Nouvelle Librairie, 2020) et d'un recueil de nouvelles, Nouvelles incorrectes d'une Afrique disparue (La Nouvelle Librairie, 2021).

     

                                            

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  • Mondialisme : la tyrannie des élites ultralibérales...

    Le 22 novembre 2021, Pierre Bergerault recevait sur TV libertés, dans l'émission Politique & Eco, Philippe Murer, pour évoquer son dernier essai, Sortir du capitalisme du désastre (Jean-Cyrille Godefroy, 2021). Économiste, Philippe Murer est spécialiste des questions liées à la souveraineté économique, à l'environnement et à l'énergie.

     

                                               

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  • Quand Frédéric Taddeï reçoit Eric Zemmour...

    Le 8 novembre 2021, dans son émission « Interdit d'interdire », sur RT France, Frédéric Taddeï recevait Eric Zemmour pour évoquer son dernier livre intitulé La France n'a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021), et, bien sûr, son entrée tonitruante dans la campagne présidentielle, en tant que potentiel candidat...

     

                                                 

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  • Sur le privilège blanc...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Georges Guiscard à Ego Non et consacré à la question du soit-disant "privilège blanc". Auditeur de l'Institut Iliade, Georges Guiscard vient de publier Le privilège blanc - Qui veut faire la peau aux Européens ? (La Nouvelle Librairie, 2021).

     

                                              

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  • Transmettre ou disparaître...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Ambroise Tournyol du Clos, au site de la revue Conflits et consacré à l'enseignement, comme art de la transmission. Professeur agrégé d'histoire, Ambroise Tournyol du Clos a publié Transmettre ou disparaître - manifeste d'un prof artisan (Salvator, 2021).

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    Professeur : l’artisan et le poète. Entretien avec Ambroise Tournyol du Clos

    Vous définissez le travail du professeur comme celui d’un artisan, en quoi consiste précisément cet artisanat ?

    La comparaison de l’enseignement avec l’artisanat ne relève pas d’une vague métaphore : elle exprime la nature même de l’acte pédagogique. Comme l’ébéniste s’applique à reconnaître l’essence d’un bois, à repérer les nœuds de la poutre qu’il s’apprête à tailler, le professeur doit cultiver le sens de l’observation pour s’adapter aux contours irréguliers de la classe qui lui est confiée, à la pâte singulière dont chaque élève est pétri. Parce qu’il repose sur la qualité d’une relation personnelle et collective à la fois, l’enseignement est toujours un tâtonnement. Une certaine maîtrise se développe pourtant au fil des années. Comme le maçon jette sa truelle de chaux avec un coup de main assuré, l’enseignant apprend peu à peu comment rythmer son cours, lui donner un ordre et une direction sans perdre ses élèves.

    Mais, contrairement à la dérive actuelle, utilitariste et matérialiste, qui s’étourdit de comparaisons internationales pour jauger l’efficacité prétendue des systèmes scolaires, cette expérience n’est pas une expertise. L’enseignement ne consiste pas en l’application d’une procédure industrielle, d’une méthode sans faille dont la standardisation pourrait être à même de satisfaire l’usager. Les libertés qui nous sont confiées peuvent toujours nous échapper. La transmission est une corde raide qui met à l’épreuve l’équilibre du pédagogue. Chaque classe et même chaque élève appellent l’enseignant à chercher la ligne de crête à partir de laquelle il pourra transmettre. Voilà pourquoi le professeur, tout en s’assurant d’être écouté et compris, ne doit pas chercher à quantifier les fruits de la transmission. Il est bon qu’ils lui échappent en large part et qu’il se tienne à l’abri du désir de maîtrise dans lequel il pourrait facilement se complaire. Comme l’artisan, le professeur élabore avec chaque groupe une œuvre singulière qui ne peut souffrir un vulgaire et paresseux plagiat.

    L’enseignement serait un « acte poétique ». Dans quel sens entendez-vous cela ? Faire advenir les élèves et les aider à se découvrir ou bien leur faire découvrir des savoirs qu’ils ne connaissent pas ?

    La poésie est un dévoilement du sens. Tout enseignant qui prend au sérieux sa discipline, quelle qu’elle soit, participe à cet effort poétique. Il ne s’agit pas d’ornementation ou de lyrisme, moins encore de sentimentalisme. Mais nos élèves peuvent découvrir à travers l’étude de l’Empire romain, d’une fonction affine ou d’une version anglaise, que le monde a un sens et que cet ordre attend un regard de contemplation et de gratitude, bien supérieur à nos velléités de transformation. La poésie naît à la fois de l’effort que chaque discipline déploie pour comprendre le monde, mais aussi, à travers ce détour, de l’opportunité qu’elle offre à chaque élève d’approfondir le sens de son existence personnelle.

    Le regard poétique, celui de Blaise Pascal, de Marie-Noël, de René Char, est une source de liberté profonde. Il dévoile dans la stricte condition matérielle de nos vies les signes d’un « pays d’essence plus haute » (Yves Bonnefoy) qui nous incite à nous tenir debout, à nous laisser purifier de tout ce qui peut avilir le cœur de l’homme, sans renoncer. Dans son dernier recueil, paru de manière posthume, et au titre évocateur, La Clarté Notre-Dame, le poète Philippe Jaccottet, reprenant un thème qui lui est cher, insiste sur cette ouverture métaphysique offerte par la poésie : « Comme maintenant, si tard dans ma vie, cela me devenait clair et profond […] c’est à peine si je ne me sentirais pas tenté de demander à mon tour une « eau innocente » et des ailes, pour une traversée impensable, et pourtant… ».

    L’école semble aujourd’hui de plus en plus réduite à une fonction utilitaire : il s’agit d’acquérir des compétences et des savoir-faire. N’est-elle pas plus que cela et une certaine forme de gratuité éducative ne peut-elle pas s’y trouver ?

    La finalité que nous assignons aujourd’hui à l’école, « trouver une place sur le marché du travail », est en effet très réductrice, voire désespérante. Elle justifie désormais une approche très utilitariste de nos enseignements comme de l’évaluation que nous en faisons. La question de l’élève désabusé, « à quoi ça sert ? », est devenue celle de la société de consommation en général et d’une institution scolaire qui lui ressemble chaque jour un peu plus.

    Ainsi, sur le modèle du contrôle technique de nos véhicules, les grilles de compétences se sont-elles multipliées ces dernières années, forçant les professeurs à cocher de manière abrutissante les cases « acquis, non acquis, en cours d’acquisition » sur tout objet d’enseignement. Celui-ci semble devenu secondaire et ne fournit qu’un prétexte à l’évaluation des compétences, skills en anglais, sur le modèle anglo-saxon d’une société à la recherche de l’efficience permanente. Il y a fort à parier que cet utilitarisme soit l’une des causes de la crise de notre modèle scolaire. L’épanouissement du cœur et de l’intelligence suppose au contraire une certaine forme de gratuité, une confiance fondamentale dans la culture, une joie à se laisser dépayser. La culture occidentale est née de cette gratuité et a su produire, en retour, un immense sentiment de gratitude.

    Dans son célèbre texte de 1913, L’Argent, Charles Péguy, imprégné de la doxologie qui clôt le Canon (« Per ipsum et cum ipso et in ipso »), chantait cette gratuité liturgique : « J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fut bien fait pour le patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même. » L’école doit retrouver cette intuition fondamentale qui seule peut faire éclore des libertés authentiques, capables de résister au nihilisme ambiant et à la toute-puissance du marché.

    Vous revenez souvent dans votre ouvrage sur l’art, la beauté, la poésie, la musique. Quelle place leur donnez-vous dans l’enseignement ?

    La quête du Beau est l’un des plus hauts horizons que nous puissions donner au geste pédagogique. Nous savons qu’il appartient avec le Bien et le Vrai aux transcendantaux et qu’ils se rejoignent. Cette conviction a été largement balayée par le nihilisme contemporain. Nous avons sans doute à la retrouver parce qu’elle peut fournir à nos existences inquiètes et fragiles un fondement plus solide et des perspectives plus enthousiasmantes. Toute notre culture s’est nourrie de la recherche du Beau. Elle occupe donc une place cardinale dans mon enseignement. Je m’efforce d’y éveiller mes élèves par l’histoire de l’art (les détails délicats de la frise du Parthénon, le classicisme pur de la maison carrée de Nîmes, la naïveté touchante de la déposition de la Croix d’Antelami etc.).

    Si les sorties scolaires sont rares, en raison des nombreuses contraintes administratives qu’elles supposent, elles offrent cependant de belles expériences. Je revois encore mes élèves de Terminale, si peu au fait de culture picturale, saisis par L’Adoration des mages de Rubens exposée au musée Saint Pierre de Lyon. De manière plus ordinaire et quotidienne, j’invite mes élèves à s’émerveiller de la beauté du monde et je suis toujours impressionné de la qualité d’attention qu’ils prêtent à mes propos dans ce domaine. Le désir du Beau est inscrit dans le cœur de l’homme, mais il demande à être cultivé.

    Comme professeur d’histoire, vous êtes chargé d’une discipline particulière puisque l’histoire a toujours une place importante dans le cursus scolaire. Pourquoi enseigner l’histoire aujourd’hui ?

    L’enseignement de l’histoire bénéficie en effet, dans notre pays, d’une place particulière au sein de la culture scolaire. Nos élèves s’y intéressent facilement, plus qu’à la géographie, matière également passionnante, mais desservie par des programmes mal fagotés. Pourtant l’enseignement de l’histoire a aussi subi de nombreuses déformations en raison des attentes politiques et civiques que nous lui avons assigné.

    À travers l’histoire, nous voulons trop souvent inculquer à nos élèves une certaine hiérarchie des valeurs et nous prenons ainsi le risque d’en faire un tribunal. L’écriture de l’histoire relève pourtant elle aussi d’un modeste artisanat. Comme l’a bien montré Marc Bloch dans son Apologie pour l’histoire, il s’agit de comprendre plutôt que de juger. Cet exercice de l’intelligence est essentiel, mais il appelle la nuance et les distinctions plutôt que la condamnation. Cette catharsis mérite d’être transmise à nos élèves pour éveiller en eux un sens critique qui ne se réduise pas à la critique. À l’heure où le champ médiatique et la paresse intellectuelle conduisent à des polarisations insignifiantes, l’enseignement de l’histoire ouvre la possibilité d’une compréhension plus fine du passé et prépare, mieux qu’un cours d’éducation morale et civique, à la pratique apaisée du débat contradictoire. L’histoire peut agir aussi comme vecteur d’intégration : en invitant nos élèves à scruter la lente construction de nos identités politiques et culturelles, nous les aidons à construire la communauté politique de demain.

    Que faudrait-il introduire dans la formation des professeurs pour les aider à être davantage de bons professeurs ?

    D’abord, je crois que nous ne devons pas renoncer à fixer des critères de recrutement exigeants pour nos professeurs. La dérive actuelle qui consiste à baisser les seuils d’admission au concours et à multiplier les contractuels (1 professeur sur 5 en Seine-Saint-Denis) relève d’un profond cynisme et ne peut qu’aggraver la crise scolaire actuelle.

    De bonnes dispositions existent déjà dans la formation enseignante qui pourraient être renforcées, le préceptorat par exemple. L’accompagnement des professeurs-stagiaires par des collègues expérimentés est sans doute une très bonne manière d’entrer dans la carrière. Quant aux INSPE, Instituts supérieurs du professorat, ils sont animés parfois par des formateurs de qualité, mais la formation y est encore trop aléatoire. Les jeunes enseignants doivent continuer à approfondir la maîtrise de leur discipline afin de mieux l’enseigner : c’est l’une des sources profondes de leur autorité et de leur légitimité.

    Nous devons par ailleurs les aider à prendre conscience que la pédagogie ne se satisfait pas du pédagogisme : ils n’auront pas d’abord à appliquer des formules à la mode (la classe collaborative, le travail de groupe, la pédagogie inductive…), mais à créer dans leurs classes les conditions de l’écoute, de l’attention et du travail. Les pédagogues du mouvement, de la dispersion et du divertissement, devraient ainsi relire les pages que Simone Weil a consacrées à l’importance de l’attention : « Mais le pire attentat, celui qui mériterait peut-être d’être assimilé au crime contre l’Esprit, qui est sans pardon, s’il n’était probablement commis par des inconscients, c’est l’attentat contre l’attention des travailleurs. Il tue dans l’âme la faculté qui y constitue la racine même de toute vocation surnaturelle. La basse espèce d’attention exigée par le travail taylorisé n’est compatible avec aucune autre, parce qu’elle vide l’âme de tout ce qui n’est pas le souci de la vitesse. Ce genre de travail ne peut pas être transfiguré, il faut le supprimer. » (Conditions premières d’un travail non servile, 1942)

    Ambroise Tournyol du Clos, propos recueillis par Jean-Baptiste Noé (Site de la revue Conflits, 7 novembre 2021)

     

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