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Entretiens - Page 29

  • Criminalité liée aux trafics de drogues en France : une menace stratégique ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné au site de la revue Conflits par Michel Gandilhon, expert associé au département Sécurité défense du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) qui travaille depuis de nombreuses années sur les questions liées à l’offre de drogues en France et dans le monde.

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    Criminalité liée aux trafics de drogues en France : une menace stratégique ? Entretien avec Michel Gandilhon

    Quelles sont les grandes tendances de l’évolution du trafic de drogues dans le monde ?

    Pour apprécier la situation où se trouve la France, on ne peut faire abstraction de l’environnement international.  La plupart des substances illégales qui sont consommées en France et en Europe sont en effet produites à l’étranger. Depuis 1990, le marché des drogues a crû considérablement dans le monde. Selon l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), depuis 2010, le nombre de consommateurs aurait augmenté de 25 %, tandis que le chiffre d’affaires de ce marché était évalué dans une fourchette comprise entre 420 et 650 milliards de dollars. Le cannabis est de loin la première substance consommée, mais c’est probablement le marché de la cocaïne qui connaît aujourd’hui la dynamique la plus notable portée par une offre en Amérique latine qui a atteint en 2021 des niveaux sans précédent. En Colombie, depuis 2010, la production de cocaïne a quadruplé. En Europe, cela s’est traduit par des saisies records en 2021, autour de 240 tonnes, soit une multiplication par 5 ou 6 en une dizaine d’années. C’est le cas notamment dans les grands ports commerciaux comme Anvers, Rotterdam, Hambourg ou encore Le Havre. Le gros du trafic passe en effet par les mers et notamment par le vecteur des conteneurs. Selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA), entre 2013 et 2020, la valeur du marché de la cocaïne en Europe aurait doublé passant de 5 à plus de 10 milliards d’euros, cette dernière évaluation n’incluant pas le Royaume-Uni du fait du Brexit.  L’autre grand marché en croissance est celui des stimulants synthétiques comme l’ecstasy, les amphétamines ou encore la méthamphétamine dont les saisies ont explosé à l’échelle mondiale ces dernières années. Les Pays-Bas et la Belgique en sont de gros producteurs. La nouveauté en la matière réside dans le développement dans ces deux pays de la production de méthamphétamine, un stimulant synthétique très puissant, dans le cadre d’une coopération avec certains cartels mexicains.

    L’autre grand marché dans le monde, que l’on a tendance à oublier trop souvent, est l’héroïne. Là aussi, on assiste depuis dix ans à des niveaux de production très élevés, notamment en Afghanistan où la production d’opium a été dopée par le chaos engendré par la guerre et la ruine de l’agriculture paysanne. Le pavot à opium est devenu un élément de la survie de beaucoup de familles de paysans. L’Europe est très affectée par la production d’héroïne afghane dont elle constitue le premier débouché, via la route des Balkans. Si, comme nous l’avons vu, pour la cocaïne, les routes sont essentiellement maritimes, s’agissant de l’héroïne, elles sont plutôt terrestres. De l’Afghanistan, elles traversent l’Iran, la Turquie, et débouchent sur les Balkans pour arriver notamment sur la zone de distribution très importante formée par la Belgique et les Pays-Bas. C’est le « hub criminel du nord-ouest », comme l’appelle Europol. Ce marché des drogues dynamique concourt à la prospérité d’un crime organisé qui, dans certains pays, comme le Mexique, possède un pouvoir de déstabilisation des États non négligeable. Une réalité qui ne concerne d’ailleurs plus seulement l’ex-Tiers-Monde, mais de plus en plus les États-Unis ou l’Union européenne.

    Vous consacrez justement une partie aux États-Unis où la consommation très importante de drogues importées depuis le Mexique entraîne des conséquences sociales et sanitaires dramatiques.

    En effet, les États-Unis sont très affectés par la situation au Mexique, puisque la plupart des drogues consommées soit y sont produites, notamment des opioïdes comme l’héroïne et le fentanyl, soit y transitent comme la cocaïne. Ce pays est en train de vivre sa pire crise de santé publique liée aux drogues de son histoire, puisqu’un million de personnes sont mortes de surdoses depuis 20 ans. Sur ce million, 700 000 sont décédées du fait de l’héroïne, mais surtout de médicaments antidouleurs très puissants prescrits ou contrefaits comme le fentanyl, fabriqués en Chine et de plus en plus au Mexique. C’est d’ailleurs ce qui fait aussi une des caractéristiques du marché des drogues aujourd’hui : l’indistinction ou le flou entre médicaments et drogues illégales. Aux États-Unis, cette épidémie d’opioïdes est partie de l’industrie pharmaceutique. Sa responsabilité a été capitale dans cette affaire. En 1995, une firme, Purdue Pharma, qui produisait un antidouleur très puissant, l’Oxycontin, réservé à des patients cancéreux en phase terminale, a décidé d’élargir le marché à des patients souffrant de simples douleurs chroniques. Ils ont sciemment ciblé certaines régions des États-Unis, notamment celles du nord-est désindustrialisé, où beaucoup de gens souffraient de douleurs chroniques liées notamment à la pénibilité du travail. Ils ont lancé une immense campagne marketing destinée à ces populations et incité les médecins généralistes à prescrire des médicaments opioïdes. Beaucoup de gens sont devenus dépendants, puis sont passés à l’héroïne et maintenant au fentanyl, cinquante fois plus puissants que cette dernière. En 2022, 75 000 Américains sont morts de surdoses liées aux opioïdes. Cette tragédie est une coproduction des cartels pharmaceutiques américains et des cartels mexicains. Le résultat : chaos sanitaire aux États-Unis et chaos criminel au Mexique, pays qui illustre de façon exemplaire le potentiel de déstabilisation géopolitique du crime organisé quand il est surpuissant. La guerre à la drogue lancée par les gouvernements mexicains depuis 2006 a fait près de 300 000 morts et 80 000 disparus. On a affaire ici à un État failli dont l’ancien ministre chargé de la lutte contre la drogue est jugé actuellement aux États-Unis pour complicité avec le cartel de Sinaloa.

    L’affaire du fentanyl n’est-elle pas une illustration du passage de drogues issues de plantes à des drogues de synthèse ?

    Ce sont des réalités qui coexistent. Si les drogues synthétiques telles l’ecstasy, le captagon ou encore le fentanyl montent en puissance, les substances issues de la coca et du pavot conservent une part essentielle dans le marché des drogues contemporain. Ne parlons même pas du cannabis, et de ses dérivés, qui, du fait de la légalisation médicale et non médicale dans un nombre croissant d’États, reste la première substance consommée dans le monde. Le marché de la résine de cannabis produite au Maroc reste très significatif en France, notre pays étant le premier marché en Europe. Par ailleurs, l’Union européenne est en train de devenir un énorme producteur d’herbe de cannabis. Le grand acteur en la matière est aujourd’hui l’Espagne qui a ses dernières années, semble-t-il, dépassé les Pays-Bas et le Royaume-Uni.

    Mais revenons à la situation française. Si le marché des drogues est prospère, c’est qu’il y a beaucoup de consommateurs…

    Effectivement, la dimension de la demande est primordiale. Depuis 20 ans, elle a considérablement augmenté. Pour le cannabis, les consommations de résine et d’herbe ont crû d’environ 45 % et la France compterait 5 millions d’usagers dans l’année, dont 850 000 consommateurs quotidiens. Pour la cocaïne et l’ecstasy, les consommations ont quintuplé. En 2017, dernière année pour laquelle des données sont disponibles, la France comptait plus de 600 000 usagers dans l’année de cocaïne et 400 000 d’ecstasy. C’est donc un marché en pleine croissance. Face à cette demande, une offre s’organise, avec des milliers de points de deal qui maillent le territoire. Un point de deal, selon le ministère de l’Intérieur, est un lieu de revente implanté dans l’espace public, structuré, avec notamment toute une division du travail (gérants, vendeurs, guetteurs, « nourrices », collecteurs d’argent, etc.). Leur multiplication constitue un défi majeur pour l’État, car ces enclaves criminelles tendent à lui contester le monopole de la violence et peut exercer, comme on l’a vu dans certains cas, une influence sur les pouvoirs politiques locaux par la corruption. Il faut savoir que les points de deal constituent la pointe émergée de l’iceberg et que les milliards d’euros engendrés par cette économie parallèle nourrissent aussi une criminalité en col blanc spécialisée dans le blanchiment. Le seul marché de la cocaïne est estimé à un peu moins de 2 milliards d’euros. Il aurait quasiment doublé entre 2010 et 2017.

    Qu’en est-il de l’articulation entre les réseaux de trafic implantés en France et le marché mondial ? Comment cela se coordonne-t-il ?

    L’économie des drogues, comme n’importe quelle économie, se caractérise par une division du travail impliquant, du producteur au consommateur, un nombre d’intervenants considérable. On peut même affirmer qu’à mesure de son déploiement planétaire, elle se sophistique de plus en plus. Pour un groupe criminel français, importer de grosses quantités de résine de cannabis ou de cocaïne implique la maîtrise d’un certain nombre de savoir-faire conséquents. Il faut de bons contacts avec les grossistes locaux, une maîtrise de la logistique et de l’ingénierie financière. Il en va de même d’ailleurs pour les détaillants. Il est notable que l’on assiste à une parcellisation des tâches. Certains groupes sont spécialisés par exemple dans l’acheminement et le convoyage des produits. Aujourd’hui le paysage criminel est très éclaté. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, il n’existe pas en France d’organisations tentaculaires qui exerceraient une hégémonie sur le marché, mais une multitude d’organisations indépendantes, pilotées depuis le Maroc, l’Algérie, Dubaï, par ce que j’appelle « la bourgeoisie du trafic », qui peuvent coopérer ou se livrer, c’est selon, une concurrence féroce. On le voit par exemple à Marseille en ce moment au sein des filières franco-maghrébines ou aux Pays-Bas et en Belgique avec la prétendue « mocro-maffia », qui n’est rien d’autre qu’une nébuleuse de bandes issues de l’immigration marocaine dont certaines ont fini par acquérir une puissance critique du fait de leur rôle croissant, d’Anvers à Rotterdam, dans le marché de la cocaïne en Europe.

    En France, vous évoquiez Le Havre qui devient une véritable porte d’entrée de la cocaïne. Les ports sont donc les cibles, tout comme les aéroports ?

    On estimait en 2022 que les trois-quarts des saisies de cocaïne réalisées en France le sont sur le vecteur maritime et notamment les porte-conteneurs. Il est frappant de constater à quel point ce trafic a épousé les grandes routes commerciales de la globalisation. Certains évoquent une « maritimisation » du crime. Compte tenu de l’hypertrophie du vecteur maritime dans la configuration de l’économie mondiale, les ports sont devenus des endroits névralgiques pour les échanges, qu’ils soient licites ou illicites. Chaque année, la seule Union européenne reçoit dans ses ports près de 90 millions de conteneurs. Au Havre, il y a depuis 10 ans une explosion des saisies de cocaïne qui font penser que ce port est aujourd’hui la première porte d’entrée de la cocaïne destinée au marché français. Une réalité qui va de pair avec des phénomènes très inquiétants. Le crime organisé s’implante dans les ports par la corruption et la violence. Ce sont les mêmes phénomènes qu’à Anvers. Il y a eu une étude intéressante, menée par une équipe de chercheurs sur les rémunérations offertes à des dockers de ce port pour récupérer des chargements de cocaïne. Cela peut aller de 1 000 euros par kg de cocaïne récupéré à plusieurs dizaines de milliers d’euros pour des grutiers déplaçant des containers. Le personnel administratif est visé également. Par exemple pour favoriser l’embauche de membres des organisations criminelles sur le port. Il semble que les émoluments soient les mêmes au Havre. Cette corruption s’accompagne de pressions sur le personnel, en particulier : menaces sur les familles, séquestrations accompagnées de tortures et, plus rarement, assassinats. Ce qui se passe à Anvers et Rotterdam se déroule aussi en France.

    Et dans les aéroports ?

    Une partie minoritaire, mais significative de la cocaïne destinée au marché français, arrive notamment via les réseaux surinamo-guyanais par le biais du transport aérien. Ce sont des quantités plus restreintes, mais qui, mises bout à bout, deviennent au fil du temps considérables. Une « mule » peut transporter, in corpore, jusqu’à 1 kg de cocaïne et plusieurs kilos dans ses bagages. Chaque année, grâce aux milliers de passeurs qui déjouent les contrôles douaniers, 15 à 20 % de la cocaïne consommée en France proviendrait de la Guyane. C’est donc une réalité très importante qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis dix ans.

    Vous avez évoqué la corruption au Havre, est-ce que c’est un phénomène répandu dans le reste du pays ?

    J’y consacre tout un chapitre de mon livre. C’est difficile à dire. Au vu des affaires qui scandent l’actualité, on peut affirmer qu’à défaut d’être répandue, la corruption se répand. Notamment dans les municipalités qui sont confrontées à l’existence d’enclaves et qui transigent avec certains criminels en pratiquant notamment la politique dite des « grands frères ». Pour avoir la « paix » dans ces quartiers, certains édiles distribuent de l’argent public à des associations plus ou moins fictives contrôlées par des « caïds » qui, en échange, leur apportent des voix. Les villes de Corbeil-Essonnes et de Marseille, dans les années 2000, ont été marquées par des scandales impliquant des élus. Depuis, il y en a eu beaucoup d’autres, notamment dans des communes de Seine-Saint-Denis, comme Bagnolet, Saint-Denis, Aubervilliers ou encore Bobigny. J’invite vos lecteurs à lire le petit opuscule édifiant de Didier Daeninckx, Banlieue naufragée, aux éditions Gallimard, sur la situation dans l’ancienne banlieue rouge. Le dernier scandale en date, qui illustre le développement des trafics dans les petites villes, est celui de Canteleu, une commune de 15 000 habitants située au nord de Rouen. Soupçonnée de liens avec une bande particulièrement active, la maire a dû démissionner. Il y avait de telles pressions des dealers qu’elle cédait à presque toutes leurs revendications. L’enquête en cours n’a pas permis d’établir s’il y avait corruption. On peut penser que cette femme avait peur. Tout simplement.

    Vous évoquiez certains quartiers tenus par les criminels. On voit notamment les conséquences dans les violences à Marseille où l’on dénombre 23 morts par balle depuis le 1er janvier. Il y a donc un accroissement des violences entre les gangs ?

    En termes quantitatifs, cette vague de règlements de compte est probablement sans précédent depuis 40 ans, même si, en 1985-86, les guerres de succession dans le milieu marseillais, après la mort de Gaëtan Zampa, l’une des grandes figures du milieu marseillais, avaient fait des dizaines de morts dans les Bouches-du-Rhône à cette époque. Les années 1970 avaient été marquées aussi par des massacres mémorables comme les tueries du Tanagra ou du bar du Téléphone. Néanmoins, la différence entre hier et aujourd’hui est moins quantitative que qualitative. C’est la différence entre l’ancien milieu corso-marseillais et la configuration de la criminalité aujourd’hui. On a l’impression que celle-ci est beaucoup moins structurée, notamment autour de figures de figures charismatiques capables de pacifier et de réguler la concurrence consubstantielle aux activités du crime organisé. La situation paraît aujourd’hui beaucoup plus anarchique et surtout affecte directement la population qui vit dans les quartiers occupés par les bandes criminelles. L’ancien milieu marseillais, spécialisé dans la production et les trafics d’héroïne, ne contrôlait pas militairement des quartiers entiers de Marseille. Dans les années 1960 et 1970, l’héroïne était alors produite dans l’arrière-pays marseillais dans des maisons individuelles où des chimistes fabriquaient l’héroïne, laquelle était directement exportée vers les États-Unis. Selon les services antidrogues, 75 % de l’héroïne qui était importée aux États-Unis provenaient de France. Il n’y avait donc pas les nuisances qu’on voit aujourd’hui avec la dissémination des points de vente, plus d’une centaine, ancrés territorialement, qui happent une partie de la jeunesse dans des carrières criminelles et y pourrissent la vie des habitants.

    Est-ce que la police et la justice sont assez efficaces dans la lutte contre les trafiquants ?

    Visiblement non si l’on considère le développement du marché des drogues depuis 20 ans. Il y a aujourd’hui des milliers de points de deal, qui innervent les métropoles comme les villes moyennes. À cette réalité s’est ajoutée depuis une dizaine d’années, l’implantation de réseaux albanais, singulièrement dans la région Rhône-Alpes, sur le marché de l’héroïne ou Géorgiens spécialisés dans les trafics de médicaments opioïdes. Pourtant, des saisies historiques de cannabis, de cocaïne, et même d’héroïne ont été réalisées en France en 2022. Mais ce qui est très inquiétant est que cela semble n’avoir qu’impact très relatif sur le marché. Si on saisit tendanciellement de plus en plus de drogues, c’est aussi parce que la masse de substances en circulation ne cesse de croître. Si le marché était réellement affecté par ces saisies, il y aurait des situations de pénurie, les prix devraient alors augmenter et les teneurs diminuer. Or ce n’est pas le cas. Les prix de détail des principales substances illégales sont stables ou diminuent, tandis que leur pureté est en très forte augmentation. La lutte anti-drogue en France n’est pas assez efficace. Pourtant, sur le plan opérationnel, depuis 2020, l’État a considérablement augmenté les effectifs de l’Office antistupéfiants (OFAST), structure en charge de la lutte contre les trafics qui a remplacé l’OCRTIS, mais à l’évidence cela n’est pas suffisant.

    D’après vous, quelles seraient les solutions pour que cette lutte soit efficace ?

    Il y a un début de prise de conscience du danger que constituent la montée en puissance du crime organisé et la prolifération des enclaves où sévit en outre le « fréro-salafisme ». En décembre 2022, la Délégation parlementaire au renseignement du Sénat a produit un rapport qui s’inquiète de l’impact de la montée de la criminalité organisée liée aux drogues. Il évoque, je cite, « une menace en pleine expansion », et un possible devenir « narco-État » de la France. À Marseille, des policiers évoquent, devant la montée des règlements de comptes, sur fond d’actes de barbarie, de fusillades à l’arme de guerre, un processus de « mexicanisation ». Il s’agit donc de faire de la lutte contre la criminalité organisée une priorité nationale. Jusqu’à maintenant, beaucoup d’observateurs ont le sentiment que la réponse des gouvernements qui se succèdent est d’ordre réactive. Il faudrait, au-delà des « rustines » consistant à envoyer des renforts ici ou là, élaborer un plan pluriannuel accompagné d’une stratégie consistant notamment à renforcer la réponse pénale tant sur le plan des moyens matériels et humains que des peines prononcées. Cette question est déterminante comme l’a montrée par le passé l’éradication des filières françaises de l’héroïne. La loi du 31 décembre 1970, dans son volet réprimant la production et le trafic de stupéfiants en bande organisée, a en effet permis en durcissant considérablement les peines prononcées de dissuader certains acteurs de persister dans la production et le trafic d’héroïne. Les criminels sont aussi des êtres rationnels. Or, un rapport européen publié il y a quelques années a montré que cette réponse pénale en France en matière de trafics de stupéfiants est une des moins sévères d’Europe. Tout cela dans un contexte où, faute d’effectifs suffisants, les magistrats sont débordés.

    À Marseille, une poignée de magistrats gèrent chacun des dizaines de dossiers particulièrement complexes. Il faudrait, dans l’esprit qui a présidé à la mise en place des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) en 2004, créer un parquet national antistupéfiant, systématiser les cours d’assises spéciales au lieu de recourir à l’expédient de la correctionnalisation comme on l’a vu récemment pour un réseau implanté à Saint-Ouen dans la cité des Boute-en-Train. Il n’est pas acceptable par exemple que des membres de la mafia albanaise interpellés en France pour trafic d’héroïne ne soient condamnés qu’à des peines de deux à trois ans de prison avec des obligations de quitter le territoire français (OQTF) qui ne sont pas ou peu exécutés. Il en va de même pour les ressortissants des filières sénégalaises du crack qui perdurent depuis une trentaine d’années dans la région parisienne ou plus récemment des filières sino-vietnamiennes impliquées dans la production de masse du cannabis. La loi punit la production illicite de stupéfiants en bande organisée d’une peine maximale de 30 ans de prison. Une simple application de celle-ci dissuaderait nombre d’acteurs potentiels de se risquer à la violer. L’adage, en vogue dans les années 1970 en Italie, dans les milieux brigadistes « En frapper un, pour en éduquer cent » s’applique ici parfaitement.

    Dans les politiques publiques, la question de la légalisation est de plus en plus posée. Avec le recul des différents modèles de légalisation, quel bilan peut-on dresser ?

    De plus en plus de pays légalisent le cannabis à des fins récréatives à travers le monde. Récemment, dans l’Union européenne, Malte, l’Allemagne et le Luxembourg, viennent de le décider. En 2013, l’Uruguay a été le premier État souverain à le faire, suivi par le Canada, tandis qu’aux États-Unis une vingtaine d’États à ce jour ont mis en place un système de régulation malgré la loi fédérale qui continue de prohiber le cannabis. Indépendamment du terme « légalisation », qui agit chez ses partisans comme une formule magique qui résoudra tous les problèmes, il faut regarder, les dispositifs concrets mis en place. Dans mon livre, j’explique que le modèle adopté par la plupart des États américains n’est pas le bon. C’est un modèle très libéral sur le plan économique, qui confie la production du cannabis à des entreprises privées. Or la logique du privé est de faire un maximum de profit en élargissant le marché. Le Colorado, l’un des premiers États à partir de 2012-2014 à avoir légalisé le cannabis, a connu une explosion des consommations chez les adultes. Et pour faire plus de profits, les entreprises mettent sur le marché des concentrates, c’est-à-dire des formes de résine et d’huile de cannabis à des taux de THC de 60 à 80 %, plus chères, aux effets potentiellement néfastes en termes de santé publique. Ce type de légalisation n’est donc pas assez régulée. En outre, l’impact sur les réseaux criminels est relatif puisque malgré la forte croissance de l’offre légale, la part du marché noir, 30 %, reste considérable. Les groupes criminels ont profité du fait que le cannabis légal est par définition taxé, ce qui leur permet de proposer le produit à des prix compétitifs. Il y a aussi ce que les policiers appellent « l’effet ballon », c’est-à-dire des reports sur d’autres drogues. Si le trafic de cannabis a diminué aux États-Unis, ceux de méthamphétamine, de cocaïne et surtout de fentanyl ne cessent de prospérer. Compte tenu de ce bilan très mitigé, s’il décidait de légaliser, l’État serait donc avisé de mettre en place en France un monopole fixant les prix et limitant les taux de THC et interdisant la vente aux mineurs. Ce processus devra être en outre accompagné d’une stricte application de la loi pour ceux qui continueront à produire illégalement du cannabis ou d’en vendre aux mineurs. Sinon, le chaos s’installera rapidement au risque de favoriser les activités du crime organisé et de remettre en cause une des rares tendances positives du marché des drogues illégales en France : la forte baisse des consommations chez les adolescents.  On le voit si incontestablement la prohibition pose un certain nombre de problèmes, la légalisation en crée aussi de nouveaux et ne saurait faire figure de remède miracle nous épargnant la confrontation avec un crime organisé posant au pays des défis d’ordre existentiels.

    Michel Gandilhon (Conflits, 2 juin 2023)

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  • Ukraine : l'été s'annonce tragique...

    Pour sa nouvelle émission sur TV Libertés, Chocs  du monde, Edouard Chanot reçoit la journaliste Anne-Laure Bonnel pour évoquer avec elle la guerre russo-ukrainienne .

    Grand reporter, Anne-Laure Bonnel a réalisé depuis 2015 de nombreux reportages de terrain pour couvrir le conflit du Donbass.

     

                                              

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  • Quand la réalité dépasse... la science-fiction !

    Le 24 mai 2023, Martial Bild recevait, sur TV libertés, Michel Geoffroy pour évoquer avec lui son dernier essai, intitulé Bienvenue dans le meilleur des mondes (La Nouvelle Librairie, 2023).

    Ancien haut-fonctionnaire, Michel Geoffroy a publié le Dictionnaire de Novlangue (Via Romana, 2015), en collaboration avec Jean-Yves Le Gallou, et deux essais, La Superclasse mondiale contre les Peuples (Via Romana, 2018), La nouvelle guerre des mondes (Via Romana, 2020), Immigration de masse - L'assimilation impossible (La Nouvelle Librairie, 2021) et dernièrement Le crépuscule des Lumières (Via Romana, 2021).

     

                                            

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  • A la recherche de la Tradition européenne...

    Né en 1934, Jean Haudry était  le spécialiste français des langues indo-européennes. Il est décédé le mardi 23 mai 2023. La revue Rébellion a remis en ligne sur son site un entretien qu'il leur avait donné en 2019.

     

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    Entretien avec Jean Haudry : A la recherche de la Tradition européenne

     

    Comment avez-vous été amené à consacrer vos recherches aux indo-européens ?

    Le passage se fait de lui-même quand on étudie et enseigne une langue vivante, morte ou reconstruite : je me suis intéressé aux Indo-Européens comme un latiniste aux Romains, un angliciste aux Anglais.

    Que recouvre le terme d’indo-européens ?

    Les Indo-Européens sont les locuteurs de l’indo-européen reconstruit, mais, contrairement aux Romains et aux Anglais, ils ne sont saisissables qu’à travers la langue.

    Un vif débat existe, dans le monde universitaire sur le « berceau » de ces peuples. Vous avancez l’idée d’un origine géographique circumpolaire, comment en êtes-vous venu à cette conclusion ?

    Le débat sur l’habitat originel n’est pas spécialement vif. Il tourne en rond depuis un siècle et demi environ sans que des progrès décisifs aient été accomplis, même si l’hypothèse d’une dispersion à partir de la Russie méridionale (la « théorie des kourganes ») est aujourd’hui privilégiée.

    L’idée d’une origine circumpolaire d’une partie de la tradition indo-européenne n’a aucun rapport avec la question de la dispersion des Indo-Européens. Personne ne suppose que ce peuple néolithique pratiquant l’agriculture et l’élevage se soit dispersé à partir de ces régions inhospitalières. Mais j’observe, à la suite de Krause et de Tilak, qu’une part non négligeable de la tradition, notamment ce qui a trait au cycle annuel, et plus particulièrement à la « longue nuit », aux « aurores de l’année » ne se comprennent qu’à partir d’une expérience vécue des réalités circumpolaires.

    L’aspect linguistique est-il lié à une culture commune? Une civilisation indo-européenne a-t-elle existé ? Quelle fut sa diffusion géographique et durant quelle période ?

    Toute langue a des locuteurs qui constituent un peuple, grand ou petit, indépendant ou non, et tout peuple a une culture qui lui est propre, même s’il partage sa civilisation matérielle avec d’autres peuples.

    Les Indo-Européens ne font pas exception. Il se trouve que nous pouvons inférer (sinon reconstruire, comme pour la langue) une part de cette culture. Quant à leur civilisation matérielle, elle a évolué avec le temps et le lieu : une part du vocabulaire reconstruit implique pour la période finale de la communauté une civilisation néolithique de régions tempérées, mais on trouve quelques vestiges d’une civilisation plus ancienne, mésolithique ou paléolithique. La diffusion géographique varie considérablement avec les époques. Le nombre et la précision des concordances linguistiques (grammaticales et lexicales) donnent à penser que l’aire initiale était exiguë. Mais elle s’est étendue progressivement à la quasi-totalité de l’Europe et à une part importante de l’Asie, avant d’essaimer sur le reste du monde.

    A travers leurs mythes et leurs épopées, que pouvons-nous connaître des idéaux et des valeurs des indo-européens ?

    Les idéaux et les valeurs, et plus généralement les préoccupations majeures, sont saisissables directement à travers le formulaire reconstruit et les groupes de notions comme celui des trois fonctions. Les mythes et les épopées appartiennent aux temps historiques et ne nous apprennent donc rien directement sur les préoccupations des Indo-Européens de la période commune. Ils doivent préalablement être soumis à une reconstruction interne comme l’a fait Dumézil pour le Mahâbhârata.

    Le fondateur des études indo-européennes modernes, Georges Dumézil mit en lumière l’organisation en trois fonctions de cette société. Que signifie ce concept de trifonctionnalité ?

    Les trois fonctions représentent une conception du monde et non une organisation de la société (1). Les deux peuples qui les ont mises en application, les Celtes et les Indo-Iraniens, ont innové. L’innovation majeure et initiale a été la constitution d’une caste sacerdotale.

    Vous rappelez qu’il existait une « mobilité sociale » au sein de cette société. Qu’en était-il?

    Le degré de mobilité sociale a varié avec les époques. Il a diminué dans les sociétés qui ont accordé plus d’importance à la naissance qu’à la valeur individuelle, mais il s’y est souvent produit des réactions qui ont rétabli pour un temps la mobilité sociale. Un exemple est celui de la « société héroïque » de la fin de la période commune et de la période des migrations et de la chevalerie qui en est un prolongement.

    Quelle était la conception de la communauté des Indo-européens ? Il semble que l’aspect organique et la recherche d’une harmonie sociale fut une caractéristique de cette culture ? Sont-ils à l’origine d’un certain esprit communautaire que nous retrouvons en Europe ?

    L’image du « corps social », typique d’une conception organique de la société, est largement attestée ; elle peut être attribuée à la période commune. Elle a persisté longtemps en Europe, mais a été battue en brèche par des idéologies de guerre civile, en particulier depuis la fin du XVIIIème siècle. Elle est aujourd’hui exclue par le remplacement d’une partie de la population originelle par des populations d’origine étrangère.

    Que représente le sacré dans la conception du monde des peuples indo-européens ?

    Dans la période la plus ancienne de la tradition, la notion de sacré s’applique, à en juger par les noms divins reconstruits, à l’univers et en premier lieu aux cycles temporels : Ciel du jour / Soleil, Aurore, Lune, Terre, et au Feu. La période intermédiaire a intégré ces entités cosmiques dans le système des trois fonctions, d’où les triades fonctionnelles et les divinités trifonctionnelles. La dernière période, celle de la « société héroïque » qui précède immédiatement la dispersion, sacralise les solidarités électives et la fidélité personnelle à l’intérieur du compagnonnage. De là proviennent les divinités comme la Fides romaine « loyauté » ou le *Mitra indo-iranien « contrat d’amitié ».

    Que nous ont transmis les indo-européens ? Que peuvent-ils encore nous enseigner en vue d’une future renaissance de la civilisation européenne ?

    Nous Français leur devons d’être ce que nous sommes à travers nos ancêtres les Gaulois, les Romains et les Germains, trois groupes ethniques apparentés porteurs de cultures compatibles entre elles, à en juger par ce qu’on nomme « interprétation romaine » des divinités celtiques et germaniques.

    Nous vous remercions sincèrement pour le temps que vous nous avez consacré.

    Jean Haudry (Rébellion, 24 mai 2023)

     

    Note :

    1- On nomme “idéologie tripartite” la répartition de l’ensemble des activités cosmiques, divines et humaines en 3 secteurs, les “trois fonctions” de souveraineté magico-religieuse, de force guerrière et de production et reproduction, mise en lumière par Georges Dumézil. On ne saurait parler d’un “objectif” quelconque à propos de cette tripartition : il s’agit en effet d’une part (essentielle) de la tradition indo-européenne, et non d’une construction artificielle, comme celles des “idéologues”.

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  • Aux origines du Grand remplacement...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné en mai dernier par Patrick Buisson à Livre Noir dans lequel il évoque l'impact qu'ont eu sur les révolutions sexuelles et féministes des années 70 sur notre société.

    Politologue et historien, Patrick Buisson est notamment l'auteur d'une étude historique originale et éclairante, 1940-1945, années érotiques (Albin Michel, 2008), d'un essai politique important, La cause du peuple (Perrin, 2016) et dernièrement de La fin d'un monde (Albin Michel, 2021) et Décadanse (Albin Michel, 2023), les deux volets d'une œuvre dans laquelle il revient sur les cinquante années qui ont vu  la France subir un changement socio-anthropologique majeur.

     

                                                   

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  • Maurizio Serra, l’Italie majestueuse...

    Nous reproduisons ci-dessous l'entretien donné récemment par Maurizio Serra à la revue Le nouveau Conservateur, dans lequel il revient sur les personnages dont il a écrit la biographie...

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    Maurizio Serra, l’Italie majestueuse

    La France considère-t-elle toujours l’Italie à sa juste valeur ? S’il existe une évidente affection, voire un amour, il y a aussi parfois de la condescendance, du « mépris », si l’on veut citer Moravia. 

    Voilà un vieux problème de cousinage. Nous trouvons les Français arrogants et les Français nous trouvent légers. Hier encore, je feuilletais le livre d’un ami et je trouvais cette phrase, qui peut être flatteuse : « L’Italie, pays de l’amour de vivre… ». Il y a une difficulté française à voir le côté dramatique, tragique, de notre nation. Et pourtant, cette Italie véritable est très présente dans votre littérature. Lorsque Lamartine, Musset, Stendhal, ou Chateaubriand – que je sais très aimé au Nouveau Conservateur – regardent vers l’Italie ; ce n’est pas toujours pour la Dolce Vita… À côté de cela, il y a des visiteurs comme Sainte-Beuve, qui eux, au contraire, sont entraînés par la vitalité du pays. Je crois que cette impression nous vient du XXe siècle, où il y a eu une vague très italophobe, dans le sillage du fascisme. Cette dualité, je l’ai vécue moi-même, par la proximité que j’entretiens avec les deux pays.

    Vous avez récemment publié Le Mystère Mussolini, aux éditions Perrin. Davantage qu’une biographie, votre livre est comme le portrait psychologique d’un homme qui est certainement la figure historique la plus énigmatique du siècle dernier.  

    J’ai souhaité préciser dès l’introduction que ce n’était pas une biographie. Si j’avais voulu me livrer à cet exercice, comme mon regretté ami Pierre Milza, l’ensemble aurait inévitablement tourné autour des milles pages. Nous ne voulions pas de cela. Cet ouvrage est venu après une série de livres dont j’ai été l’éditeur. D’abord, nous avons fait la nouvelle édition du journal de Ciano, puis nous avons réédité les conversations de Mussolini avec le grand journaliste de Weimar, Emil Ludwig. Puis il y eut un troisième livre, très important, celui de Filippo Anfuso : Du palais de Venise au lac de Garde – mémoires d’un ambassadeur fasciste. Une remarquable psychologie du temps. 

    La tentative est toujours la même : essayer de saisir Mussolini, être pourtant insaisissable. Il n’est certainement pas l’espèce de brute épaisse que l’on voit dans le Dictateur de Chaplin. L’image de cette brutalité n’est venue qu’assez tardivement. Si vous prenez le journalisme français, assez conservateur, des années 1925 aux années 1930, l’homme était alors parfaitement pris au sérieux. Lorsque je vais à la télévision, je constate qu’on repasse toujours les mêmes images, les mêmes discours. Pourtant, toute la phase « en veston » est une phase finalement conservatrice. En ce moment, je travaille beaucoup sur la période de Munich, et je retrouve des témoignages qui prouvent l’importance qu’il peut placer dans les détails et les conversations diplomatiques. Je n’innocente rien du tout : il pouvait être brutal, avec des collaborateurs par exemple, mais jamais avec des interlocuteurs étrangers. 

    Le scrutin italien du 25 septembre dernier, marqué par la victoire de la coalition des droites de Giorgia Meloni, a donné à la presse l’occasion de brandir l’insulte du fascisme, ou sa variante moderne, le « postfascisme » (sic). Pourriez-vous, en tant qu’historien, et finalement en tant que citoyen italien, nous donner votre définition du fascisme, tant on a l’impression que ce mot, usé jusqu’à la moelle, ne signifie plus rien ? 

    Je peux considérer une définition en deux temps. D’une part, le fascisme est un phénomène autoritaire qui tend à la dictature d’un parti ou d’un mouvement et qui, dans la version italienne, se caractérise par trois choses. L’usage de la force pour aller au pouvoir, mais non nécessairement pour le maintenir. Parce qu’il y a d’autres armes, y compris la corruption… C’est un phénomène de gauche, parce qu’il y a une composante sociale. Les derniers fascistes, les plus extrêmes, voulaient appeler la République de Salò : « République socialiste fasciste ». Et c’est aussi un phénomène de droite, car il a une conception très hiérarchisée et anti-démocratique. Il a également légué l’idée que « l’homme vit dans la violence », ce qui ne signifie pas l’empoignade, mais plutôt qu’il ne faut jamais s’arrêter dans la compétition des nations, des élites et – hélas, hélas – dans la compétition des races… 

    Ainsi, malgré des sollicitations nombreuses, j’ai refusé d’intervenir dans la presse après les dernières élections. Pour une raison très simple : mon métier étant celui de l’historien, je dois étudier un mouvement, le fascisme, qui est mort en 1945. Nous devons l’analyser avec les instruments de l’Histoire, comme on le ferait par exemple pour le Second Empire. 

    De l’autre côté des Alpes, on a parfois coutume de dire que « les Italiens n’ont pas été fascistes, mais ils qu’ils ont été mussoliniens ». Cette phrase veut tout dire de l’espèce de fascination étrange que ce personnage composite a exercé sur l’opinion italienne… 

    Le mussolinisme a été le fascisme. Le fascisme n’a eu ni « Mein Kampf » ni la doctrine bolchévique. C’est en réalité une opération pragmatique et très cynique qui vise à conserver le pouvoir pour changer la structure nationale. Après quoi, dans la deuxième phase, qui est celle qui commence en 34-35, au moment de la compétition avec Hitler, la guerre d’Espagne puis celle d’Abyssinie, il y aura cette dérive fatale, néfaste, vers l’idée totalitaire. Idée tout à fait irréalisable dans un pays comme l’Italie ! On oublie trop qu’au contraire d’Hitler ou de Staline, Mussolini n’a jamais eu un pouvoir unique. Il y avait le Roi, qui n’était pas du tout un personnage falot. À tel point qu’il a fait, au cours de sa vie, pas moins de trois coups d’État ! Le premier en 1915, quand il a fait entrer l’Italie en guerre aux côtés des Alliés, contre l’avis du parlement. Le deuxième, le 28 octobre 1922, lorsqu’il a avalisé la Marche sur Rome, qui n’avait aucune dimension réelle dans le pays. Mussolini, lui-même n’y croyait pas : il était resté à Milan, prêt à décamper en Suisse ! Et puis enfin, en 1943, le Roi renverse Mussolini.

    Parlons de D’Annunzio. Il faut le reconnaître, le grand poète italien, de ce côté de la frontière, est un peu tombé en désuétude, malgré votre belle entreprise biographique, D’Annunzio le Magnifique (Grasset). Il fut pourtant le père spirituel de toute une glorieuse génération, d’Henry James à Joyce en passant par Malraux et Gary. 

    Ah, D’Annunzio ! Toute sa vie se confond dans son œuvre. Ce qui est saisissant chez lui, c’est son âme d’esthète, héritier direct de Chateaubriand. On voit parfois d’Annunzio comme un personnage de la Belle Époque, là encore un peu léger, presque dépassé. C’est une erreur. Il fut un grand combattant de la guerre, un précurseur et même un prophète. Il y a aussi l’épopée de Fiume, qui représente le passage de l’esthète à l’homme d’action malrucien. Malraux naît de la cuisse de d’Annunzio, et le prouve lorsqu’il dit à Clara, un peu à la manière de Victor Hugo : « Je serai d’Annunzio ». 

    On dit parfois l’œuvre surannée. Il y a je crois un problème de traduction, ce sont elles qui sont finalement vieillies. Certes, nous pourrions citer la phrase de Montherlant : « Si un tiers me survit, un tiers est passable et un tiers est nul, je suis un bon écrivain… » Fort malheureusement, ce grand poète est très difficilement traduisible, parce que c’est un poète extrêmement lyrique, qui a une grande hauteur de ton. 

    Je me suis essayé, dans ma biographie, à une tentative de traduction. Elle est modeste, mais retrouve, je crois, le mouvement de l’original. C’est une petite gageure car on considère ce poème comme intraduisible… 

    « Que fraîches te viennent mes paroles ce soir

    Comme le bruissement que font les feuilles 

    Du mûrier dans la main qui les recueille

    En silence, et s’attarde à l’œuvre lente

    Sur la haute échelle obscure

    Contre le fût qui s’argente

    Aux branches dépouillées.

    La lune gagne les seuils d’azur

    Et semble étendre un voile

    Où choit notre rêverie.

    Voici que la campagne s’étoile

    De lueurs dans le gel de la nuit

    Et boit sa paix tant attendue

    Sans l’avoir vue. »

    Il y a aussi son théâtre. Demeurent à mon avis deux ou trois pièces encore jouables, mais c’est un théâtre à la Claudel, très statique, obsédé par la récitation et le retour à la Grèce. Montherlant s’en est également inspiré, quoiqu’avec un peu plus d’action. On le joue encore à Rome. Ses romans sont de loin la chose la plus publiable. Seulement, D’Annunzio se plaignait de certaines de ses traductions, qui l’embourgeoisaient. Son traducteur fidèle, Georges Hérelle, avait trouvé un style français qui perdait beaucoup du lyrisme brumeux des romans.

    Vous êtes un allié précieux des lettres françaises, avec votre regard tout à la fois étranger, par votre naissance, mais surtout passionné. En 2008, vous publiiez, à La Table Ronde, Les Frères Séparés. Ouvrage d’une qualité rare, où vous vous livriez à une comparaison des parcours de Malraux, Aragon et Drieu La Rochelle ; trois écrivains dans le siècle. 

    Ce livre est d’abord paru en Italie avant d’arriver sur la table d’un homme magnifique, un conservateur, un ami, qui s’appelait Denis Tillinac. Je vois très bien Denis, qui était à son bureau de La Table Ronde, prendre le livre – il ne parlait pas un mot d’Italien – et dire : « le sujet me plaît, vous me plaisez, on fait le livre ». La naissance d’une grande et fidèle amitié.

    Je veux rendre hommage à la France, car après tout on pouvait se dire : « Mais qui est cet écrivain étranger, sympathique, gentil, francophile, mais qui vient chez nous en donneur de leçons sur trois gloires de la littérature française ? » L’accueil qu’on me fit fut tout autre, ce qui démontre une grande ouverture d’esprit de la part de la France. La France, que j’ai connue dans l’enfance, m’a suivie jusqu’à Rome… 

    J’ai toujours entretenu des rapports très forts avec elle, et j’ai l’impression que d’autres écrivains étrangers partagent cette même opinion, je pense à mon ami Mario Vargas Llosa. Il y a ici une capacité d’accueil ; même s’il faut parfois passer entre les gouttes de certaines sensibilités. Je suis donc infiniment reconnaissant à la France. 

    Pour finir, parlons de Malaparte, autre figure de la littérature italienne, elle aussi particulièrement mystérieuse, voire étrange… 

    Malaparte est désormais plus populaire en France qu’en Italie. Évidemment, c’est habituel, on lui reproche souvent ses liens avec le fascisme. Je veux insister sur un point, souvent mal compris hors d’Italie : le fascisme dure 20 ans… De ce point de vue, les seuls avec lesquels nous pouvons parler dans les colloques – en sachant que nous parlons des mêmes choses – ce sont les Espagnols ; puisque chez eux, la dictature dure cinquante ans.  Le fascisme fut l’étau d’une génération, celle de Malaparte. Ils furent fascistes avant de devenir antifascistes, devinrent l’un puis l’autre pour les mêmes raisons. Le goût de l’entortillement, chez Malaparte, est de toute façon poussé jusqu’à la perversité. Il en rajoute en permanence. C’est un poseur exceptionnel, parfois d’un terrible cynisme. L’homme avait des défauts considérables. Son absolue inaffectivité est saisissante. Il est d’un opportunisme et d’une froideur sans pareille. Seuls les animaux et les enfants l’amenaient parfois à une certaine tendresse. Malaparte, d’ailleurs, n’aimait pas les femmes. Il était d’un ascétisme sexuel assez impressionnant, malgré sa grande sportivité. La violence, par certains aspects, l’attirait. Il restera de lui une intuition majeure, développée dans Kaputt puis La Peau. Celle de la décadence de l’Europe. Notre devoir commun est de sauver notre continent, si frêle et si faible. Y arriverons-nous ? 

    Maurizio Serra, propos recueillis par Valentin Gaure (Le nouveau Conservateur, 23 février 2023)

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