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Entretiens - Page 239

  • Des analyses décapantes !...

    Polémiste talentueux, Alain Soral nous livre une analyse particulièrement décapante de la situation actuelle dans un entretien vidéo qu'il a accordé au site Ripoublik.com. Nous reproduisons ici deux parties de cet entretien. A voir et à écouter, en attendant la prochaine publication de son essai intitulé Comprendre l'Empire (Editions Blanche, 2011)

    Sur la République...

     

    Sur les prochaines élections présidentielles...

    Le reste de l'entretien est visible ici.

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  • Vers un Big Bang géopolitique !...

    Nous reproduisons ici un entretien avec Hervé Juvin, publié par le Choc du mois (n°40, novembre-décembre 2010), à l'occasion de la sortie de son essai, Le renversement du monde (Gallimard, 2010).

     

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    Entretien avec Hervé Juvin

    Hervé Juvin n’est pas qu’un économiste, ni uniquement un essayiste, non plus seulement le président d’Eurogroup Institute, il est encore et surtout un analyste incomparable, aussi lucide que courageux, du monde comme il ne va plus.
    La crise – économique, systémique, anthropologique – que traverse l’Occident, ou plutôt les Occidents disloqués, a trouvé en lui l’un de ses interprètes les plus perspicaces. Il vient de publier chez Gallimard un essai sur « le renversement du monde », ce monde sur lequel on vivait et qui se retrouve la tête en bas. Décapant. Et très éclairant.

    Le Choc du mois : Ce que vous appelez le « renversement du monde » tient d’abord selon vous à une sorte de pathologie de l’Occident qui serait devenu incapable de penser les dimensions du politique et de l’identité…

    Hervé Juvin : Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas, au lieu d’un Occident, plutôt des Occidents, au pluriel, et de plus en plus. L’intervention américaine dans l’ex-Yougoslavie, pour ne citer qu’elle, est un moment où l’Occident s’est sans aucun doute battu contre lui-même. On peut en dire autant de la crise financière, qui a vu l’opposition anglo-américaine contre l’Europe s’exacerber. En fait, il faut revenir à ce moment particulier, non pas tant de la chute du mur de Berlin que de la dissolution de l’Empire soviétique, dont on oublie toujours de rappeler à quel point elle fut éminemment et très curieusement pacifique. De là va résulter un mouvement d’euphorie qui traversera quasiment tout l’ensemble occidental et dont l’expression emblématique restera le livre de Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme. Trois raisons à cela : d’abord, l’on assistait à la fin du colonialisme ; ensuite, l’on voyait l’explosion du bloc qui incarnait non seulement le Mal, mais encore plus sûrement l’Autre absolu ; enfin, l’on pouvait estimer que la démocratie était en train de s’universaliser. Autant de raisons qui nous ont poussés à croire qu’il était possible de s’abstraire de la condition politique. Or, la condition politique, c’est essentiellement deux choses : le fait qu’il y a des hommes, et non pas l’Homme avec un grand H, comme le remarque si bien Hannah Arendt ; et le fait qu’il y a des frontières, à l’intérieur desquelles les hommes exercent la liberté de s’autodéterminer, dans le cadre d’une nation, à travers un État souverain et un territoire national clos.
    Autrement dit, les Mêmes décident de ce qui concerne les Mêmes : les décisions que prend le peuple français n’engagent que les seuls Français, du présent et des générations à venir, pas les Américains, les Russes, les Marocains, etc. Or, on assiste pendant plus d’une décennie à la mise en apesanteur de cette condition politique. Comme les frontières vont disparaître et la démocratie planétaire s’étendre partout, il n’y aura plus que des individus, tous voués à la poursuite du bonheur, tous habités par un désir illimité. Dès lors, le seul principe de régulation des individus sera l’économie ou le marché, bref ce phénomène extrêmement important que l’on va désigner sous le nom de globalisation.

    Vous expliquez également que cette globalisation repose sur une alliance objective entre l’ État et le marché. Quelle forme a-t-elle prise ?

    Dans les années 1990, nous sommes entrés, sur le plan politique, en territoire inconnu, par suite de la diffusion des Droits de l’Homme, perçus comme un droit illimité de l’individu à se départir de tout collectif, à briser tout lien, à nier toute appartenance, à se désengager de tout rapport durable et pérenne avec les siens. De défensifs, le sans-frontiérisme et le mondialisme sont ainsi devenus agressifs. Parler de nationalités, de frontières et de souveraineté vous faisait passer pour démodé et vieux jeu, sinon carrément indécent. Le Droit et le Marché prétendaient alors se substituer au Politique dans une conjuration tout à fait étonnante qui devait déboucher sur une libération de l’individu et même du collectif, toutes deux éminemment bénéfiques. Le phénomène a été abondamment commenté, notamment par les penseurs socialistes issus de l’extrême gauche dans les termes les plus enthousiastes. Ce sont les grands mots de «société citoyenne» ou «société civile», lesquelles viendraient reprendre leurs droits.
    Il n’en fut rien. Ce à quoi on va assister, c’est au contraire à l’apparition d’une configuration tout à fait inédite, mise en évidence par la crise, dans laquelle, comme Marx et Nietzsche l’avaient bien vu dès la fin du xixe siècle, l’ État ne va plus se définir que contre le peuple, et même contre les peuples, parce qu’il devient l’infrastructure de déploiement du marché, du libre-échange, de la circulation indéfinie des capitaux, des biens et des personnes. La grande entreprise entreprend de changer les peuples, organisant l’invasion et le démantèlement des Nations, avec le concours d’ États tenus par des engagements arrachés par Bruxelles sous l’influence anglo-américaine. C’en est fini du principe majoritaire, du suffrage universel et de la démocratie représentative. Le paradoxe, c’est que tout cela va se faire sous l’égide du Droit, alors qu’on assiste au retour des principes constitutifs de la Colonisation. Car si l’on veut bien poser un regard un peu décapant et inhabituel sur la situation actuelle, il faut revenir à la conférence de Bandung, en 1955, réunion d’ États asiatiques et africains qui annonce la fin de la période coloniale et l’avènement d’un nouvel ordre du monde. A cinquante ans de distance, il ne fait aucun doute que l’appel de Bandung a été entendu, puisque la décolonisation politique a été effective. Mais il est tout aussi évident que l’on a assisté parallèlement à une colonisation interne des sociétés humaines par la finance de marché et l’économie. De façon inattendue, violente, avec une rapidité ravageuse, l’économie a pris le pouvoir. Cela uniquement parce que les États ont mis à la disposition du marché leurs infrastructures, dont celles relevant de la sécurité, de la censure et du contrôle des populations. Telle est la configuration que la crise a révélée. J’en veux pour preuve la promptitude avec laquelle les États ont volé au secours d’établissements financiers et de sociétés d’assurance en situation de faillite (et qui auraient mérité d’être faillis), en mobilisant avec une rapidité impressionnante toutes leurs ressources, qui sont en dernier ressort celles du contribuable.

    La globalisation occidentale serait donc la fille des colonialismes européens ?

    Le colonialisme du xixe siècle, c’était déjà le rêve d’un monde sans limites, d’une nature inépuisable, et plus encore l’idée que le monde s’offrait aux colons blancs pour en user à leur guise parce qu’ils étaient les détenteurs de la civilisation, de la morale et du Bien. On oublie d’ailleurs toujours de rappeler que quelques-uns des plus éminents dirigeants socialistes de la IIIe République furent les plus ardents colonisateurs. Mais les colonialismes européens étaient nationaux, plus que religieux ou financiers. C’était la France, l’Allemagne, l’Angleterre, qui plantaient leurs drapeaux. Aujourd’hui, le régime des colons se déploie sous l’influence américaine, et, dorénavant, chinoise. Si le modèle américain, c’est certes celui de la première libération d’un peuple du colon britannique, c’est aussi celui d’un développement par l’éradication des indigènes. Le génocide indien libère la terre pour l’exploitation infinie du colon.
    Nous assistons aujourd’hui à l’extension mondiale de ce système. Le droit du colon, c’est-à-dire celui du développeur et de l’investisseur capable de rentabiliser n’importe quel actif, est jugé supérieur à celui de peuples autochtones et indigènes à demeurer sur leur sol, selon leurs mœurs, lois et règles.
    Le droit au développement masque l’obligation de se développer… ou de partir. Contre l’économie, nul ne saurait se dresser légitimement. C’est exactement ce principe qui préside à la colonisation interne de nos sociétés, par exemple à l’obligation d’accepter l’immigration de peuplement.
    Pour le dire très clairement, le principe de la colonisation étendue à la totalité du monde est en train de recréer un vaste marché de l’esclavage, en contraignant toutes les ressources terrestres à fonctionner dans le système économique à un prix de marché jugé universel. Ce qui constitue la négation absolue du droit des autochtones à disposer d’eux-mêmes. L’événement nouveau et renversant, c’est que nous, Européens, sommes en train de subir le même phénomène d’humiliation, d’expulsion et d’invasion, qu’enduraient jadis les colonisés. Interdits d’identité, bafoués dans nos mœurs et lois, privés de nos mots et expressions, au nom d’une conformité sur laquelle veillent les chiens de garde de la nouvelle Internationale, nous nous rapprochons insensiblement, mais rapidement, de la condition des indigènes si bien décrite par Claude Lévi-Strauss. A quand des réserves pour les Français de souche ? La lutte pour la décolonisation interne de nos sociétés sera le sujet politique de la génération à venir. Ce sera l’occasion d’affirmer une nouvelle radicalité républicaine, l’occasion aussi de réaliser l’union de tous les peuples contre l’entreprise mondialisée et la finance satellisée.

    Pensez-vous que la survie même des nations occidentales soit engagée dans ce processus néo-colonial ?

    Après 1990, se sont développés un discours et une idéologie abrités sous le double biais du libre-échange, garant de la croissance et de la stabilité des prix, et de la liberté de mouvement des hommes, garante de la paix dans le monde comme du droit de chacun à poursuivre son bonheur privé. Il s’agissait clairement d’une idéologie de la disparition des nations. On voit aujourd’hui avec quelle naïveté l’Union européenne l’a endossée, estimant que la poursuite de la construction européenne ne pouvait se faire qu’en défaisant le national. Une telle politique comportait un risque considérable : en détricotant les nations, on réveillait le démon des origines, celui des religions, mais aussi des régionalismes qui sont en train de gagner toute l’Europe. Aveugles aux conséquences de la mondialisation – déracinement, désaffiliation, désappartenance –, nous n’avons pas voulu voir la violence qu’elle ne manquerait pas de semer dans le monde. Or, l’on sait – ou l’on devrait savoir – que rien n’est plus capable de violence, et d’une violence illimitée, qu’un homme seul, réduit aux émotions et aux passions, privé de liens, d’attachements et, souvent, de convictions. Ce modèle de « l’homme sans qualités », de l’homme-bulle, de l’homme en apesanteur, est le produit de la société de marché et l’idéal de la démocratie planétaire. A nier la condition politique, nous avons pensé que l’individu absolu était l’homme du futur, alors qu’un tel individu, non seulement, n’existe pas, mais peut s’avérer être un monstre capable de tout. Ce que nous commençons à entrapercevoir, ici ou là, dramatiquement. La mondialisation a donc sécrété une extrême violence. En sortir appellera en retour une violence identique. En clair, nous sommes partis pour une phase qui va répondre, au moins à moyen terme, à la brutalité de la mondialisation, sur fond de retour des questions de frontières, d’identités de souveraineté, de légitimité, lesquelles vont laisser muette une large partie de la classe politico-intellectuelle, qui, depuis une génération au moins, a désappris à penser la politique. Le temps de la décolonisation interne de nos sociétés est venu.

    A vos yeux, les chefs d’ État occidentaux sont donc directement responsables de la crise que le monde traverse depuis trois ans ?

    La crise a d’abord été une crise du sans-limite. Il est clair que lorsque des entreprises, qui se disent privées et n’apportent de l’argent qu’à leurs seuls actionnaires, tout en faisant jouer un effet de levier sur le collectif – État et contribuable –, parce qu’elles sont, selon l’expression consacrée, « trop grosses pour mourir », c’est qu’elles ont au préalable trop grossi. Cet effet de levier sur la collectivité n’est pas tolérable.
    Seconde faute majeure, celle de l’interdépendance. La crise a été manifestement une crise de l’interdépendance. Or, si nous avons été sauvés, c’est par des pays dont la monnaie n’est pas convertible et qui se sont protégés des excès des mouvements de capitaux et de l’économie de marché. En somme, nous avons été sauvés parce que l’interdépendance n’est pas planétaire. Mais quels sont les conseils prodigués, au terme de la série des G20 suscitée par l’Occident, pour sortir de la crise ? Accroître l’interdépendance (on le voit avec la pression exercée sur la Chine et l’air pincé des institutions mondiales à l’encontre de pays comme l’Inde ou le Brésil qui refusent l’afflux de capitaux spéculatifs). C’est donc aussi une crise de l’absence de responsabilité. Ceux qui, par cupidité et refus de tout lien avec une communauté ou une collectivité quelconques, en ont été à l’origine ne veulent endosser aucune responsabilité, et même pour la plupart, ne seront tout simplement pas remis en cause. Les Américains n’ont-ils pas l’insolence de faire la leçon au monde ? On voit pourtant bien que le règne de la conformité à la norme et à la règle ne résout rien, tant il est vrai que la responsabilité ne s’exerce que devant une communauté ou une collectivité définies, la responsabilité planétaire n’existant pas. Mais encore une fois, ce qui a triomphé, c’est le principe du renard libre dans un poulailler libre.
    Ce qui me conduit à ce constat quelque peu désolant : tout indique que nous sommes dans un système de crise. La crise, c’est ce que l’on a inventé de mieux pour casser les systèmes de protection sociale en Europe, pour étendre le règne du marché et pour liquider tout ce qui dans les sociétés humaines et les peuples constitués n’entendait pas s’abandonner à l’interdépendance et à la loi du marché mondial. Voilà où nous en sommes : tout faire pour que rien ne change, tel est le credo inentamé de l’Occident. Mais ajouter des liquidités à une mer de liquidités pour éviter la déflation, réclamer plus d’interdépendance pour faire financer le naufrage américain et occidental par ceux qui ont préservé jusqu’ici leur autonomie, tout cela ne pourra pas fonctionner. Le sauvetage du système peut faire illusion un moment, mais il ne fera que rendre la crise encore plus grave, par renforcement des illusions du libre-échangisme, du mondialisme et du sans-frontiérisme. Alors que ce à quoi devraient travailler les décideurs et responsables, c’est précisément de préparer l’après.

    Ce que naturellement ils ne font pas ?

    Parce qu’il s’agit avant tout de parer au plus pressé, parce que l’ensemble des cadres intellectuels mis en place depuis plus d’une trentaine d’années sont devenus totalement obsolètes. Nous devons nous habituer à la fin de l’universel, réapprendre que la condition humaine ne se réduit pas à l’existence d’un homme-bulle en apesanteur, redécouvrir les identités, les frontières, les nations, les religions, les passions politiques. Bref, nous devons rouvrir les yeux sur le monde. Or, en Europe et aux États-Unis, on semble persuadé que les autres sont destinés à devenir pareils à nous. Ce qui nous épargne d’avoir à nous y intéresser. Nous avons jadis conquis le globe parce que nous avons été extraordinairement riches en mondes, capables de nous intéresser à l’Autre, d’essayer de le comprendre, infiniment curieux, observateurs et ouverts. Mais voilà, nous sommes devenus pauvres en mondes. Nous ne voyons pas la manière dont le monde se renverse. C’est probablement le plus grand sujet d’inquiétude pour les années à venir. J’invite tous les dirigeants à partir à la redécouverte du monde. C’est la tâche la plus essentielle aujourd’hui. Il faut se départir de cet immense mensonge, quasiment criminel, selon lequel le monde serait devenu plat. Le monde n’est plat que pour ceux qui vont d’aéroports en Hilton et d’Hilton en aéroports. Nous sommes aveugles à l’impressionnante montée de l’Islam, facteur géopolitique aussi important que l’avènement de la Chine ; aveugles au contrôle d’Internet par les États-Unis ; aveugles au discrédit du soft-power occidental, résultat du « deux poids, deux mesures » appliqué dans le domaine nucléaire aussi bien que dans les agressions américaines contre l’Irak et l’Afghanistan ; aveugles aux renaissances politiques que provoquent les agressions des fonds d’investissement sur les terres agricoles ; aveugles aux effets de la diffusion planétaire des technologies de communication.    

    Propos recueillis par Philippe Marsay

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  • Alain de Benoist à propos du général De gaulle

    Nous reproduisons ici un entretien donné par Alain de Benoist au magazine Flash (18 novembre 2010) à propos du général De Gaulle, cueilli sur le site Mécanopolis.

     

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    Alain de Benoist, fondateur du GRECE, explique comment la réflexion fit de lui et de ses amis des gaulliens, à défaut d’être gaullistes… Entretien réalisé par Nicolas Gauthier.

    Nicolas Gauthier : Historiquement, le GRECE est né d’un milieu marqué par un fort antigaullisme, celui de 1945 comme celui de 1962. Pourtant, la revue « Eléments », qui en est proche, a été la première à poser la question en d’autres termes : à défaut d’être gaulliste, peut-on être gaullien ? Pouvez-vous nous expliquer ce cheminement ?

    Alain de Benoist : C’est surtout vrai de l’antigaullisme de 1962, ne serait-ce que pour une question de génération : mon adolescence, ce n’est pas la Libération, mais la guerre d’Algérie. Si la plupart des membres du GRECE n’en sont pas restés à cette époque, c’est qu’ils savaient qu’en politique, les rancœurs ne mènent pas à grand-chose. Face à une droite prisonnière de ses anciennes querelles, qui n’en finissait pas de remâcher ses amertumes, nous avons été plus réflexifs que réactifs. Le Général nous est vite apparu comme le seul homme qui disait « non ». Non à la politique des blocs héritée de Yalta, non à la dépendance vis-à-vis de Washington. Non aux partis, aux coteries, aux « comités Théodule ». Et oui à tous les peuples qui veulent être libres !

    Le tournant essentiel a été pour moi la décision du Général de quitter le commandement intégré de l’OTAN pour empêcher la France d’être vassalisée. C’était en 1966. L’extrême droite manifestait alors sa solidarité avec le Sud-Vietnam soutenu par les États-Unis. Moi, j’ai applaudi à la défaite américaine lors de la chute de Saïgon. J’ai aussi applaudi au discours de Pnom-Penh. Et à la tournée québécoise (“Vive le Québec libre !”, juillet 1967). Avec de Gaulle, le “monde libre” cessait d’être la seule alternative possible au système soviétique. C’était déjà l’ébauche d’une troisième voie.

    NG : Aujourd’hui, tout le monde se dit plus ou moins gaulliste, mais plus personne ne l’est vraiment. Votre avis ?

    AdB : « Le Général s’éloigne alors qu’on le célèbre », estimait tout récemment Philippe de Saint-Robert (Juin 40 ou les paradoxes de l’honneur, CNRS Editions). Tout le monde se dit-il encore aujourd’hui plus ou moins gaulliste ? Il me semble que c’est de moins en moins vrai. Les jeunes n’ont pas connu de Gaulle. Les moins jeunes l’ont souvent oublié. Les hommes politiques l’ont enterré – parfois sous les fleurs.

    En réalité, dès les années 1980, le « néogaullisme » était rentré dans le moule des droites classiques. Quoi qu’ils en aient dit, ni Pompidou, ni Giscard ni Chirac ne sont restés fidèles au Général. Ils n’ont en pas moins constamment allégué son souvenir. Nicolas Sarkozy a fait de même durant sa campagne présidentielle de 2007, lisant avec emphase les discours aux accents gaulliens rédigés par Henri Guaino, allant s’incliner à Colombey à la veille du premier tour, le 16 avril 2007, mais décidant, à peine élu, de fondre le RPR et l’UDF dans un seul et unique mouvement, l’UMP, doté dès sa fondation d’un programme nettement libéral et atlantiste.

    Avec le personnage qui se trouve aujourd’hui à l’Elysée, c’est en tout cas à une liquidation de grande envergure que l’on a assisté. Les coups de lèche à l’axe américano-israélien, les déculottades devant le président Bush, la politique en faveur des riches, la passion de l’argent, la vulgarité des mœurs et du style, avec « Sarkozy le petit », on est aux antipodes du « grand Charles ». La France est aujourd’hui revenue au bercail atlantique. Elle a rétrocédé, battu en retraite. Elle est allée à Canossa. Sarkozy a fait cadeau de la France à l’OTAN, sans même toucher les dividendes. Trente deniers, il est vrai, cela ne fait pas lourd à l’échelle du bling-bling. La petitesse et le néant.

    NG : D’ailleurs, est-il seulement possible de définir ce que fut le gaullisme et ce qu’il pourrait être désormais ?

    AdB : Le Général était étranger à tout esprit de système. On en a conclu qu’il ne saurait y avoir “d’idéologie” gaulliste. Après quoi, le gaullisme ayant été ramené à un “pragmatisme” peu éloigné de l’opportunisme, on l’a accommodé à toutes les sauces pour mieux en trahir l’esprit. Mais le gaullisme, s’il n’est pas une idéologie, est au moins une doctrine. Il a des principes, il se fonde sur des valeurs.

    Le gaullisme plaçait au-dessus de tout l’existence d’un lien direct entre le chef de l’État et le peuple (d’où le recours au référendum et l’élection du président de la République au suffrage universel) et l’indépendance du pays. Ce dernier mot était à comprendre sous toutes ses formes : affirmation de la souveraineté nationale, refus de la « vassalisation » par des organismes supranationaux ou des puissances étrangères, mais aussi des pouvoirs économiques et des oligarchies financières. Le reste en découlait tout naturellement : un pouvoir exécutif fort et stable, l’indifférence par rapport au clivage droite-gauche, la condamnation du tout-marché au profit d’une économie orientée, la construction d’une Europe des peuples et des nations, le refus de voir la politique soumise aux évolutions de la « Corbeille ».

    Le Général disait des choses simples. Que la France a fait de grandes choses dans le passé, quand elle était porteuse d’un projet collectif tendu vers un destin commun. Qu’elle entrait en déclin chaque fois qu’elle cédait à la tentation de se replier sur ses querelles intérieures. Qu’elle avait vocation à soutenir, partout dans le monde, les peuples qui ne voulaient plus être l’objet de l’histoire des autres. Qu’elle disparaîtrait elle-même lorsqu’elle se soumettrait à la volonté des autres. De Gaulle, en d’autres termes, se souciait du rang de la France. Il voulait lui rendre son rang.

    L’indépendance est la condition de l’affirmation de soi, mais aussi une des conditions de la grandeur. Elle est aussi conforme à l’honneur, parce qu’il est déshonorant de ne pas être libre. Mais voilà des mots – indépendance, grandeur, honneur – qui, quoique faisant encore partie du dictionnaire, ne veulent plus dire grand-chose aujourd’hui. Qu’ils ne signifient plus grand-chose n’aggrave pas le problème, mais constitue le cœur même du problème. « Le monde a tout ce qu’il lui faut, et il ne jouit de rien parce qu’il lui manque l’honneur », observait Bernanos dans Les grands cimetières sous la lune.

    De Gaulle ne disait pas ce qu’il fallait faire, il désignait la route à suivre. Or, c’est là le geste essentiel d’un chef politique : non pas discuter d’un bilan, bavarder sur un programme, jongler avec les chiffres, mais montrer le chemin qu’il convient de prendre. Tout chemin implique un horizon. Tout horizon implique un peuple en marche pour l’atteindre, sachant qu’une fois atteint, l’horizon se reporte toujours plus loin. Quant à l’actualité du gaullisme, le Général l’avait par avance évoquée dans ses Mémoires de guerre : « Puisque tout recommence toujours, ce que j’ai fait sera tôt ou tard une source d’ardeur nouvelle une fois que j’aurai disparu. »

    Propos recueillis par Nicolas GAUTHIER, pour la revue FLASH

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  • A droite, à gauche, mais de quoi ?...

    Nous reproduisons ici un dialogue passionnant entre Régis Debray et l'avocat genevois Marc Bonnant, publié en septembre dernier par le quotidien suisse Le Temps.

     

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    A droite, à gauche, mais de quoi?

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    L’un est républicain de gauche, l’autre libéral de droite. L’intellectuel français et l’avocat genevois s’entendent pourtant fort bien quand il s’agit de débattre de Dieu, du déclin des civilisations, de l’amour de la littérature et des idéologies infantilisantes. Prétexte à cette rencontre, «Julien l’Apostat», pièce de Régis Debray mise en lecture à Carouge grâce à Marc Bonnant

    Propos recueillis par Marie-Claude Martin et Alexandre Demidoff

     

    C’était lundi soir au Théâtre des Amis, à Carouge. Sur scène, l’acteur Jean-François Balmer lit «Julien l’apostat», de Régis Debray, qui assiste au spectacle. Son héros? Julien, empereur qui règne en 337 sur la Gaule. Il veut rétablir le polythéisme grec, que Constantin avait interdit au profit du christianisme. Julien a fini assassiné par un chrétien. Son fantôme théâtral assène aujourd’hui des vérités désagréables. Les civilisations meurent faute de dessein collectif. Derrière ce spectacle, l’avocat genevois Marc Bonnant. C’est lui qui a fait le lien entre Régis Debray et les Amis. Par passion pour l’œuvre de l’essayiste français. Le Temps les a réunis dans l’étude du meilleur orateur romand. Autre théâtre, autres démons. Mais comment un républicain de gauche et un libéral de droite peuvent-ils si bien s’entendre et s’écouter?

     

    Marc Bonnant: Dans le monothéisme, on se constitue par le rejet. C’est l’idée de Debray. Je trouve que la religion est une imposture féconde. Et à cet égard, elle mérite l’estime. Pourquoi féconde? Parce que sur un critère possible, elle dit ce qu’elle fait des hommes; sur l’existence de Dieu, il faut débattre d’abord du mot existence. Dieu est un problème trop compliqué. Du fait qu’il y ait une présence réelle de l’idée de Dieu dans des milliards d’âmes, dans la musique de Mozart, dans la peinture de Giotto, ne peut-on pas dire que Dieu existe, à défaut de l’avoir rencontré? J’en vois des traces dans ces âmes soudainement légères, soudainement élevées, avec une impulsion montgolfière, toutes ces âmes qui montent. Je ne néglige pas les âmes souillées par l’idée de Dieu. Mais Dieu existe, oui, parce que je l’ai rencontré comme une suprême erreur dans le cœur et dans l’esprit des hommes. Dieu est une réponse à la finitude. Au même titre que la philosophie qui est peut-être ma réponse. Dieu est une réponse qui enchante les âmes. On peut concevoir après tout que la rationalité a des limites. Que l’esprit est tout, mais qu’il ne peut pas tout. L’irrationnel produit un chant, donc une grâce.

    Pour parler du sacré, seuls les athées s’y entendent. Parce qu’ils n’ont pas la main à la plume qui tremble. Et comme l’intelligence n’est pas affectée par le sacrilège, seuls parlent bien de Dieu ceux qu’il épargne.

    Régis Debray: Je vous écoute comme si vous étiez la voix de ma conscience. 

    «Je dirais: deux lettrés se rencontrent»

    Régis Debray: «Marc Bonnant m’est tombé du ciel, c’est-à-dire de Genève un jour à Paris. Je ne le connaissais pas. Il a pris les devants. Un coup de téléphone. Il est venu me voir et j’ai découvert un homme d’une exceptionnelle sensibilité littéraire et une relation s’est nouée. Je dirais deux lettrés se rencontrent, l’un avait de moyens, l’autre pas. Marc Bonnant m’a dit: «Je peux vous aider à donner chair à votre texte.» Ont suivi le contact avec le Théâtre des Amis et avec l’acteur Jean-François Balmer.

    Marc Bonnant: «C’était il y a trois ans. Je dois cette amitié à Jean Ziegler, une autre de mes amitiés contre-nature politique, j’aime chez lui le lyrisme et la passion. Je l’ai un peu combattu du temps où la Suisse lavait plus blanc. J’avais des crispations par rapport à ses positions. Je crois que j’ai gagné des procès contre lui. C’est fou ce que la victoire rend clément! Dans des circonstances de ma vie, je l’ai rencontré et je n’ai vu qu’une authenticité, qu’une vraie espérance.

    Et puis j’avais lu le livre où dialoguent Régis Debray et Jean Ziegler. Le premier a exposé sa vie dans des combats, l’autre un peu moins, il est peut-être inconsolable de n’avoir pas vécu l’aventure révolutionnaire.

    Deux hommes se parlent et à un certain moment ils conviennent qu’ils se sont trompés sur tout. Mais c’est là où leur destin change, Ziegler prend acte qu’ils se sont trompés sur tout, mais dit: «Continuons!» Parce que si nous nous sommes trompés sur tout, c’est que nous avions raison sur tout. Régis Debray, lui, dit qu’il peut mettre en cause ce qui a été leur ferveur révolutionnaire.

     

    «Tous les révolutionnaires que j’ai connus regardent en arrière»

    Régis Debray: On oppose toujours, depuis la Révolution française, gauche et droite. Je crois que chaque protagoniste est double. Il y a une droite d’idée et de culture, une droite d’intérêt; de même il y a une gauche d’idée et de culture, et je dirais une gauche d’intérêt démagogique. Je pense qu’il y a des affinités croisées entre la gauche d’idée et la droite d’idée. Parce que l’un et l’autre sont fonction d’une mémoire et il me semble que le révolutionnaire est fondamentalement un homme de mémoire et de nostalgie. C’est un homme pour qui le passé existe et qui ressent le passé comme un défi; qui ressent la figure tutélaire, le héros, le Prométhée révolu comme un devoir, comme une émulation. Tous les révolutionnaires que j’ai connus regardent en arrière, un peu comme ce dessin de Paul Klee, «L’Angelus novus», où le critique Walter Benjamin voyait l’ange de l’histoire. C’est un ange qui regarde en arrière et qui au fond freine le progrès. C’est donc un ange malheureux, parce qu’il ressent le progrès comme une catastrophe.

    Il peut donc y avoir des affinités croisées entre un homme de gauche et de droite, dès lors qu’il y a une culture, une mémoire en commun. Je conçois la mémoire comme une dynamo qui produit des rêves éveillés ou de somnambule, c’est-à-dire des gens qui s’imaginent être Emiliano Zapata et qui sont Marcos en fait. Ou des gens qui s’imaginent être Lénine et qui sont simplement un petit potentat de l’Europe de l’Est. Mais après tout, Robespierre était convaincu d’être Caïus Gracchus. Les révolutionnaires de 1848 étaient convaincus de refaire 1793; et Lénine a dansé dans les neiges du Kremlin quand il a dépassé les cent jours de la Commune.

    Vous trouverez dans tout révolutionnaire un imitateur, parfois un simulateur, mais en tout un homme mû par quelque chose qu’il estime plus grand que lui et qu’il doit répéter. C’est idiot d’opposer le progressisme et le passéisme. Tout progressiste est un nostalgique qui s’ignore.

    Donc, c’est ce qui peut unir un homme de droite et un homme de gauche. Je me sens beaucoup plus proche de Marc Bonnant que de Dominique Strauss-Kahn, par exemple. Voilà.

     

    «Rousseau est le fondateur de toutes les ignorances»

    Marc Bonnant: «Le révolutionnaire n’a pas simplement de comptes à régler avec l’Histoire. Il a l’ardent désir d’être familier avec l’Histoire. L’ignorance du passé immédiatement déshérite l’avenir. Si on pense que le révolutionnaire s’occupe de demain, son ardente préoccupation, c’est hier.

    Régis Debray: «C’est vrai que l’oubli du passé est mortel au progrès.»

    Marc Bonnant: Et pour en revenir à la pièce de Régis, hier, quand il s’en prend à l’enseignement des modernes, il parle de la France, mais aussi de nous, cette éducation d’aujourd’hui qui à vrai dire est une amnésie programmée, Rousseau est fondateur de toutes les ignorances, Emile ne lira que Robinson, c’est la métaphore parfaite de la nature sans la civilisation. Et nos académiques aiment beaucoup ça, l’idée qu’on souffre à apprendre leur paraît une indignité, alors que c’est la seule rectitude, la verticalité des âmes. Ce côté «amnésie programmée», et aussi ce que d’aucuns appellent l’intelligence du cœur, nous pousse à ne rien savoir par cœur. Mais l’intelligence du cœur a cette caractéristique d’être invérifiable. Viendra ensuite le temps de l’intelligence du corps, et soyons plus audacieux encore, celui de l’intelligence de l’inintelligence, comme ça nous serons certains d’avoir englobé tout le monde dans une même étreinte. Alors, Régis Debray, homme de gauche, authentiquement, superbement, serait-il élitaire? Voilà une bonne question. 

    «Je suis homme de gauche parce que j’ai un amour compulsif pour les causes perdues»

    Régis Debray: Vous savez, Régis Debray est un androgyne, et Marc Bonnant aussi… on a des traits de gauche et de droite. De gauche, de droite, ce sont plutôt pour moi des termes à envisager comme des tempéraments, des terreaux culturels plutôt que des camps politiques. Comme le yin et le yang, il n’y a pas de jugement à apporter. Je suis certainement à gauche politiquement et à droite culturellement. Je suis un homme de gauche parce que j’aime bien le collectif, parce que j’ai un amour compulsif pour les causes perdues et les vaincus en général. Mais je suis un homme de droite parce que j’aime les institutions, à condition de ne pas en être, que j’ai effectivement une certaine tendance à l’élitisme et que je ne suis pas persuadé que l’histoire progresse. La technique progresse mais je ne pense pas que l’homo sapiens ait changé de structure neurologique ou anatomique parce qu’il a un ordinateur et une auto. Il y a des invariants dans l’histoire qui reviennent. Je suis très de gauche, très de droite, hermaphrodite, androgyne. Je voterai toujours à gauche parce que c’est mon côté conservateur, une tradition, une appartenance, c’est ma famille… J’ai eu des expériences ineffaçables et qui sont des aiguillons originaires. A 20 ans, au lieu de partir aux Etats-Unis comme tout le monde, je suis allé en Amérique du sud, j’ai vu la misère, l’oppression, j’ai vu des touristes américains jeter des pièces à des Indiens dans un marché d’Equateur et photographier ces Indiens et ces Indiennes qui se précipitaient dans la poussière pour ramasser ces pièces et qui trouvaient extrêmement drôle, j’ai vu des scènes comme ça qui ont fait que spontanément je suis d’un certain côté, plutôt du côté des mineurs que des propriétaires de mines, étant descendu en 1964 en Bolivie dans des mines qui sont peut-être l’équivalent du XIXe siècle européen et qui fait de moi un déphasé, un anachronique. Des choses qui m’ont marqué à vie. Cela n’empêche pas ma liberté de penser et de trouver du plaisir dans les écrivains de droite. 

    «J’ai trouvé mon idéal littéraire chez Julien Gracq»

    J’aime bien la vivacité, l’absence d’adjectif, l’alacrité, la rapidité des écrivains de droite, des Hussards, notamment. Le style oratoire, gonflé et grandiloquent de certains prosateurs de droite moins… J’ai mes atomes crochus esthétiques. Le style nerveux, concis, rapide, disons que Paul Morand me séduit plus qu’un certain Camus. Mais j’ai trouvé mon idéal littéraire chez Julien Gracq, c’est-à-dire l’équilibre parfait entre le sens géographique et le sens historique, d’un côté l’acuité de la perception sensorielle, de l’autre l’immense culture historique qui rend sa prose à la fois intelligente et visible. J’assume le hiatus entre mes affinités politiques et mes affinités esthétiques.

     

    «La nostalgie est une disposition du cœur et de l’esprit plutôt de droite»

    Marc Bonnant: L’immense critique littéraire qu’était Thibaudet avait théorisé cette idée. Lorsque la politique est à gauche, la littérature est à droite, et inversement. C’est-à-dire que la littérature se réfugie toujours dans un rôle d’opposition politique. Debray disait tout à l’heure qu’il était nostalgique. On pourrait dire que la nostalgie est une disposition du cœur et de l’esprit plutôt de droite, comme l’est l’idée du retour. Le nostalgique n’est pas le mélancolique. Le nostalgique connaît le passé, croit à l’éternel retour et espère. Le mélancolique prend acte du changement. Le sublime est à droite en littérature, le concret à gauche. 

     

    «J’aime l’improvisation, le jaillissement spontané, la parole qui naît du regard de l’autre»

    Régis Debray: Vous avez gagné un concours d’éloquence ai-je lu dans Le Monde…

    Marc Bonnant: C’était la Nuit de l’éloquence organisée par les jeunes avocats de Paris. Je devais y aller comme arbitre, sage aux cheveux blancs. Un candidat a fait défaut, je me suis proposé pour le remplacer, j’ai improvisé quelque chose. J’aime l’improvisation, le jaillissement spontané, la parole qui naît du regard de l’autre. La parole est faite de moitié par celui qui écoute. J’aime son côté oblatif, la générosité. L’écrit est fait pour la postérité, la parole c’est l’immédiateté, beau comme une fusée dans la nuit. C’est l’idée qu’il n’y ait pas de deuxième vie après la parole. La parole n’a qu’une instance et tout se joue ici et maintenant me plaît. Il y a quelque chose de dramatique.  

    «Percevez-vous le privilège d’assister à une double conversion politique?»

    Régis Debray: Il y a une vraie différence de tempérament entre nous. Sous cet angle, il est plutôt homme de gauche et moi homme de droite. Selon le freudisme, c’est lui l’oral, le généreux, qui donne sa parole, et moi l’anal qui retient, qui se donne peu, qui n’est pas emprise directe avec les autres. Là-dessus, je le sens plus ouvert que moi, qui suis plus renfermé.

    Marc Bonnant: Je ne sais pas si vous percevez le privilège d’assister à une double conversion politique…

    Régis Debray: Mais mon gauchisme est incurable, il ne guérira pas. Nous avons cependant un combat en commun que je crois réellement émancipateur: le maintien d’une certaine tradition. Contrairement à Marc, je reconnais le conservateur moderne à ce qu’il n’a pas de nostalgie, certains sont au pouvoir actuellement. Ils vivent l’instant pour l’instant, considèrent l’économie comme supérieur au culturel et ne voient dans la culture qu’un folklore ou un prétexte amusé mais en aucun cas quelque chose qui crée une obligation, comme quelque chose qui s’impose à vous comme une hantise. Nous avons des amnésiques au pouvoir, ce sont des accélérateurs de déclins, tous ces modernisateurs.

     

    «La féminisation de la société commence avec le monde chrétien»

    Marc Bonnant: Julien l’apostat (le héros de la pièce de Régis Debray, ndlr.) nous avertissait, l’histoire bégaye mais surtout les hommes n’apprennent jamais rien, au même moment, les mêmes imprécations, le même chant des sirènes et nous ne savons toujours pas nous attacher au mât. Mais il y a autre chose, des sociétés de plus en plus féminines, sensorielles et compassionnelles qui nous conduisent à n’aimer que les damnés et les pauvres, à les transformer en héros. Avec les pauvres, l’arrogance a changé de camp: le politique s’épuise dans le compassionnel. Julien, j’extrapole un peu, prophétise que demain l’Etat servira à ouvrir des crèches, c’est très bien les crèches, nécessaire, mais ce n’est pas le rôle premier de l’Etat!

    Régis Debray: La féminisation de la société commence avec le monde chrétien. C’est la supériorité du christianisme sur le monde païen, viril, inégalitaire, qui ne donne aucune place aux femmes et dont les Dieux ne s’intéressent pas aux hommes. La première invention du christianisme c’est un Dieu qui nous parle, à tout un chacun. Les Dieux païens vivent sur l’Olympe, le Dieu chrétien s’incarne dans un corps et une histoire. Les Dieux de l’antiquité n’ont pas d’histoire. Tout à coup, il y a une émotion historique qui saisit l’éternel, et donc les hommes et les femmes sont plus impliqués dans la prière que dans l’univers civique et froid du monde païen. L’Empereur Constantin a compris qu’il y avait là une force émotionnelle qu’il pourrait capter à son profit. La face noire de tout cela, c’est la constitution d’une Eglise, c’est déjà le monopole de la vérité, de l’autorité, et par la suite de l’exclusion, de la condamnation et du bûcher.

     

    «Les chrétiens jusqu’au IVe siècle étaient une secte»

    Régis Debray: Voilà encore une idée qui n’est pas de gauche, la spirale de l’histoire. On dit que l’histoire ne repasse pas les plats, je crois que si. Ce ne sont pas les mêmes légumes et viandes, mas ce sont toujours des naissances et des décadences, des origines et des déclins. L’idée, c’est que les chrétiens sont au monde païen ce que les islamistes sont aujourd’hui au monde occidental. Il faut se souvenir que les chrétiens jusqu’au IVe siècle étaient une secte qui ne représentait pas plus de 5% du monde romain. Une secte qui aurait pu ne jamais devenir une Eglise, une superstition qui est devenue une religion à partir du moment où Constantin, ou plutôt Théodose 1er a dit: ce sera la croyance de l’Empire, toutes les autres seront des crimes.

    Je vous fais remarquer que les chrétiens, en l’espace de trois siècles ont tué plus de païens que les païens de chrétiens. De même que les islamistes ont détruit les bouddhas de Bamiyân, les chrétiens ont détruit les temples d’Isis et d’Osiris, ils ont fait du vandalisme, ont tué et lapidé Hypatie, philosophe et mathématicienne. On oublie ces faits. Si un Romain du IIIeou IVe siècle renaissait aujourd’hui et voyait la façon dont on a écrit l’histoire et son histoire à lui, il n’en reviendrait pas. Car il y avait vis-à-vis des chrétiens la même répulsion qu’aujourd’hui face à Al-Qaida. Julien l’apostat, c’est un traditionaliste pour qui le christianisme est une barbarie parce que ces barbares ne connaissaient rien des mathématiques, de l’astronomie, du théâtre ou de la philosophie. C’est une ironie de la spirale de l’histoire que je rappelle pour prendre un peu de distance avec nos préjugés. Les chrétiens étaient ambigus, vertueux, arrogants, ignorants, volontiers intolérants, c’est pourquoi ils étaient suspects. C’est toujours amusant de voir comment une hérésie devient une orthodoxie.

    Marc Bonnant: Rien de la rationalité des Grecs et rien du pragmatisme des Romains ne faisaient le terreau naturel du christianisme. 

     

    «Les chrétiens ont introduit une musique là où il y avait des syllogismes»

    Régis Debray: Le christianisme vient par le cœur, le sentiment. Il y a chez Julien une arrogance, l’idée qu’il faut éduquer les gens. Les chrétiens sont entrés par le bas, les femmes, les esclaves, les petites gens… avoir un dispensaire, se rassembler. Dans une société où les Dieux sont asséchés, les chrétiens ont agrégé, ils ont introduit une musique là où il y avait des syllogismes. C’est peut-être le caprice du Prince, mais le caprice n’aurait pas pris s’il n’y avait pas eu une attente, un terrain disponible, une soif de douceur, de féminité. Le culte de la Vierge apparaît au IVe siècle. Elle est plus douce qu’Artémis et toutes les déesses de l’Antiquité.

    Marc Bonnant: Les Grecs n’étaient pas si machos. Ils laissaient une certaine place aux femmes. Aspasie, courtisane et rhétoricienne, amie de Périclès. Et «L’Odyssée» qui est le roman féminin par excellence, puisque c’est le roman du retour, malgré Nausicaa, et Circée. Cette idée que Pénélope est la destination ultime. Si j’étais féministe, Dieu m’en garde, l’Odyssée serait mon livre de chevet. Certains prétendent même qu’il aurait été écrit par une femme…

    Régis Debray: Vous avez raison, je pensais aux Romains, monde machiste, de laboureurs et de soldats.

    «Je suis chrétien, j’aurais dû commencer par là!»

    Régis Debray: Le christianisme fait passer de l’intelligible au sensible. Le génie du christianisme, c’est l’incarnation, faire de ce qui était de la philosophie du théâtre, de la parole vécue. Il y a une puissance à faire entrer la vérité dans l’histoire. Tout à coup, le temps a un but. Le christianisme fait descendre le ciel sur la terre, il réunit deux mondes qui étaient opposés avant, celui de la matière empirique et celui des idées platoniciennes. Tout à coup, il y a de l’essentiel dans l’existence. C’est un coup de génie! Je suis chrétien, j’aurais dû commencer par là. Pas croyant, mais chrétien, je n’aimerais pas les images à ce point si je ne l’étais pas… Je me sens affectivement chrétien. Je reconnais cette filiation et ressens profondément cette dette. Je ne suis pas comme Julien antichrétien, j’ai beaucoup d’amis dominicains et vais régulièrement dans les monastères.

    Marc Bonnant: Le génie du christianisme, disiez-vous, c’est d’avoir fait tomber le ciel sur la terre, mais en le gardant de surcroît et pour partie au ciel, ce qui fonde l’espérance. A la fois l’incarnation et une promesse de demain. Jésus dit: je viens à vous, et je remonte…

    Régis Debray: … et je vous attends. Non, c’est génial! 

    «Nous sommes à ce point tolérants que même dans le lieu de nos douleurs, nous vous accueillons»

    Marc Bonnant: Ground Zero est un lieu sacré depuis le 11 septembre. Et Dieu n’est pas sécable. Est-ce que les lieux sacrés se partagent? Je n’en suis pas sûr. Il y a plusieurs plans dans cette affaire. Une vision syncrétique et de pardon: nous sommes à ce point tolérants que même dans le lieu de nos douleurs, nous vous accueillons. Mais si j’étais américain, je le vivrais probablement très mal, cela appellerait 1000 choses impures en moi. Quant à la décision politique, je la trouve formidablement imprudente. En politique, une décision imprudente peut être une décision politique courageuse, mais le courage n’est pas toujours de l’intelligence.

    Régis Debray: Nous sommes pour le mélange des cultures, cela s’appelle le métissage. Mais on oublie que le mélange des cultures, c’est aussi de l’eczéma des cultures. Ce frotti-frotta, lié à la révolution des transports et des grands courants migratoires, fait lever ou ressurgir des défenses immunitaires de chaque culture. En se frottant à l’autre, on s’estime en danger de perte d’intégrité, donc les maladies de peau vont proliférer. Ce qui se passe aux Etats-Unis, c’est une levée de défenses immunitaires d’un groupe historique contre une autre culture, très minoritaire dans le pays, mais qui se trouve quand même dans le rôle de l’autre. La présence d’une altérité qui donne à la mondialisation son aspect dangereux et régressif. Abstraitement, je suis pour, mais concrètement, si j’étais américain, je me poserais des questions d’ordre symbolique et historique. De loin, c’est facile, je soutiens Obama dont je constate avec désolation le caractère velléitaire et contradictoire: il dit une chose, en fait une autre. Il ne veut pas les conséquences de ce qu’il veut au départ. Obama est un homme qui a une vision de l’histoire mais qui ne sait pas faire de l’histoire, malheureusement.

     

    «Dieu est mort, mais tous n’ont pas reçu le faire-part»

    Marc Bonnant: Nous sommes tous pour le métissage et l’ouverture, c’est un grand bien et nous venons aussi de là, nous avons tous plusieurs mères patries, mais je ne suis pas sûr qu’il faille choisir les lieux de haute symbolique pour accueillir des expériences de cette nature. Ce n’est pas avec l’exaspération des sentiments identitaires que l’on va organiser la coexistence des contraires. Nous en parlions tout à l’heure avec Régis, Dieu est mort, mais tous n’ont pas reçu le faire-part. Et les Américains ne l’ont pas reçu.

    Régis Debray: Et surtout le sacré se passe fort bien de Dieu comme le prouvent le mausolée d’Atatürk ou les Arcs de triomphe à Paris. Le lieu sacré a pour caractéristique de ne pas se partager et là où il y a partage, il y a guerre. Je pense à Jérusalem ou à Hébron où vous avez une synagogue et une mosquée juxtaposées, donc du meurtre. Le lien sacré est par définition sensible et belliqueux.

    Marc Bonnant: Précisons, le lieu sacré monothéiste, parce que les panthéons grecs et romains étaient infiniment accueillants du moins pour les divinités locales… La réponse que je ferai mienne est celle de George Steiner que j’aime infiniment et qui, reconnaissant le désastre d’Israël, propose que nous revenions à l’idée que notre patrie c’est le livre, et uniquement le livre. Que nous cessions d’espérer un sol, saint ou non, et que nous considérions que seul le livre est notre territoire, notre carte.

    Régis Debray: Il y a malheureusement peu de George Steiner… Je ne dirai rien sur Israël, c’est devenu trop tendu… 

    «Le droit de l’hommisme n’affecte que le monde chrétien»

    Régis Debray: Il y a probablement une filiation entre droit de l’hommisme et christianisme. Le christianisme est une religion universelle, où l’on parle de l’Homme avec un grand «h» et où la personne compte plus que le groupe, contrairement, par exemple, à l’Asie. Il y a une hyperbole individuelle dans le christianisme, et c’est sa singularité. Et c’est vrai que le droit de l’hommisme n’affecte que le monde chrétien.

    Marc Bonnant: Oui, mais c’est un christianisme sans transcendance. Les vertus que l’on dit chrétiennes se retrouvent dans ce corpus essentiel des Droits de l’homme et de sa dignité. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est la matrice des Droits de l’homme. Parce que je comprends bien la dignité égale des hommes quand on les veut à l’image de Dieu. Mais Dieu ayant déserté, comment peut-on trouver une quelconque étincelle de dignité dans ce qui n’est plus divin? Au fond, la pâte humaine serait sa propre dignité. On a trouvé un substitut à ce qui faisait la dignité originelle et à cet égard, les Droits de l’homme sont une belle histoire, à tentation et à volonté prosélytes universelles mais d’application locale.

    Régis Debray: Mais c’est oublier la formule entière: «Droits de l’homme et du citoyen». L’élision en fait une forme de christianisme laïc, missionnaire, conquérant et compassionnel. Le citoyen appelle à un retour de la cité, donc à la loi, et donc à l’organisation sociale.

    Marc Bonnant: Les droits de l’homme seraient d’essence chrétienne alors que ceux du citoyen nous renverraient en Grèce.

    Question subsidiaire: si chacun devait offrir à l’autre un livre pour comprendre le XXIe siècle?

    Régis Debray: «L’Odyssée» parce que c’est le retour à la niche, au nid, à la maison. Et cela illustre parfaitement le XXIe siècle. On en a assez de l’aventure et de la navigation. On veut revenir dans son île natale. Curieusement, l’achèvement de la mondialisation se fera quand chacun voudra rester chez soi.

    Marc Bonnant: «Ainsi parlait Zarathoustra», de Nietzsche.

    Régis Debray: Vous avez choisi les cimes, je suis plus domestique.

     

     

    Entretien publié par Le Temps (16 septembre 2010)

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  • Entretien avec Jean-Claude Michéa

    Nous reproduisons ici un entretien avec Jean-Claude Michéa mis en ligne sur le site d'Egalité et Réconciliation. Comme toujours, brillant, percutant et clair !

    Les thèmes abordés sont les suivants : Le libéralisme et sa logique, la privatisation des valeurs, le nomadisme d’Attali, la démission de la gauche, la croissance, le jeunisme, la logique du don, les partageux, le NPA de Besancenot.


    Entretien avec Jean-Claude Michéa
    envoyé par oligarchie. - L'info video en direct.

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  • De droite et de gauche !... (2)

    Nous reproduisons ici la seconde partie de l'entretien donné, pour la revue Eléments ( n°136, juillet-septembre 2010), à François Bousquet par deux des principaux animateurs de la Nouvelle Droite, Alain de Benoist et Michel Marmin.

    Bonne lecture !

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    La Nouvelle Droite est-elle de gauche ?  (suite)

    François Bousquet : Que reste-t-il du projet initial de la Nouvelle Droite, qui visait à la prise du pouvoir culturel, au sens gramscien du terme ? Comment jugez-vous rétrospectivement cette volonté de peser sur le monde, en tout cas dans sa dimension culturelle? Le «Manifeste de la Nouvelle Droite de l’an 2000» est-il toujours d’actualité ?

     

    Alain de Benoist : La ND n’a jamais cessé de livrer une «guerre culturelle». La prise du pouvoir culturel est évidemment une perspective autrement ambitieuse qui, il faut bien le dire, reste dans l’immédiat de l’ordre du pieux souhait. La référence à Gramsci, qui date des années 1970, a elle-même souvent été mal comprise : il ne s’agissait pas d’établir, au sens strict, un parallèle entre l’activité d’Antonio Gramsci et celle de la ND – parallèle qui trouve immédiatement ses limites –,mais de faire comprendre, à ceux qui avaient encore du mal à l’admettre, l’utilité concrète d’un travail de la pensée distinct de l’action politique. À la même époque, la ND a exploré la possibilité de donner à «la droite» des idées qui de toute évidence lui manquaient. Cette tentative a culminé dans l’aventure du Figaro-Magazine, de 1978 à 1982,mais n’a pas abouti, par manque de moyens d’abord,mais surtout pour des raisons qui me paraissent aujourd’hui évidentes : cette droite n’avait tout simplement ni le désir ni les capacités de se doter d’un véritable outillage théorique, surtout quand celui-ci contredisait ses préoccupations électorales et ses intérêts de classe. Depuis, les circonstances sociales-historiques ont totalement changé. Les anciennes familles de pensée se sont plus ou moins dissoutes, et sont en train de se recomposer. Toute la difficulté, dans la période à la fois de déclin et d’inter-règne où nous sommes, est de discerner les lignes de force du paysage idéologique à venir. Une autre difficulté est d’identifier le sujet historique et les agents sociaux concrets susceptibles de mettre en œuvre des pratiques susceptibles de dépasser l’idéologie dominante actuelle. Les conditions culturelles préalablement nécessaires à la résolution de ces difficultés ne sont pas encore mûres actuellement. C’est la raison pour laquelle ce qui importe le plus, dans les conditions présentes, est de poursuivre le travail d’analyse et de proposition auquel nous nous livrons depuis maintenant plus de quarante ans, en restant plus que jamais attentifs aux changements. Dans cette perspective, les bases de réflexion et les orientations du «Manifeste de l’an 2000» – l’une des meilleures synthèses que nous ayons publiées – sont plus actuelles que jamais.

     

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    François Bousquet : N’y a-t-il pas un problème de compatibilité à droite avec la figure de l’intellectuel qui est au cœur du projet de la ND? Autrement dit, la greffe, non pas tant de l’intelligence que de l’intellectuel, serait-elle vouée à ne pas prendre sur un corps de droite ? Et plus largement, la droite serait-elle définitivement fâchée avec l’intelligence ?

     

    Alain de Benoist : La droite est fâchée avec les intellectuels depuis l’affaire Dreyfus. Je me souviens que, dans ma jeunesse, quand on parlait des «intellectuels de gauche», il y avait toujours quelqu’un pour dire que c’était un pléonasme ! Maurras ne s’est jamais considéré comme un intellectuel, mais il dissertait en revanche volontiers sur l’«avenir de l’intelligence». D’autres gens de droite proclament que l’intelligence a beaucoup moins d’importance que le caractère, ce qui n’est d’ailleurs pas faux (ils oublient seulement que les deux ne sont pas incompatibles). Il est certain, enfin, que l’on a assisté depuis un demi-siècle à une destitution progressive de l’intellectuel, qui était naguère regardé comme «conscience morale» et «porte-parole des sans-voix» à l’époque où l’Université avait encore du prestige,mais qui aujourd’hui n’est plus, au mieux, qu’un objet médiatique parmi d’autres. J’appelle pour ma part «intellectuel» quelqu’un qui consacre sa vie à un travail de la pensée consistant notamment à comprendre et à mieux faire comprendre le monde dans lequel il vit. Je considère que ce travail est nécessaire, et que ceux qui accusent les intellectuels de disserter sur le sexe des anges au lieu de faire face aux «urgences» sont de tristes imbéciles. Il n’y a pas plus lieu de reprocher aux philosophes de «se borner» à faire de la philosophie que de reprocher aux médecins, aux peintres, aux informaticiens ou aux fleuristes de «se borner» à faire leur travail. Dans une société normale, on a besoin de tous les talents : une société uniquement composée d’intellectuels (ou de médecins, ou de peintres, ou d’informaticiens, etc.) serait évidemment tout à fait invivable !

     

    François Bousquet : Quels ont été les grands tournants idéologiques de la Nouvelle Droite ? Peut-on dire qu’il y a eu un «moment Nietzsche»,un «moment Dumézil»,un «moment Heidegger»? Comment qualifier le «moment» actuel de la Nouvelle Droite ?

     

    Alain de Benoist : On peut dire cela,mais on pourrait certainement identifier d’autres «moments» qui, de toute façon, ne peuvent pas être les mêmes pour chacun d’entre nous pris isolément. Pour ce qui me concerne, je pourrais aussi bien parler d’un «moment Rougier», d’un «moment Lupasco», d’un «moment Arnold Gehlen», d’un «moment Koestler», d’un «moment Freund», d’un «moment Louis Dumont», d’un «moment Althusius», d’un «moment Baudrillard», d’un «moment Christopher Lasch», etc. Mais ce ne sont là que des repères d’un itinéraire personnel. Si l’on regarde les choses plus objectivement, je pense que l’on pourrait périodiser l’histoire de la ND de la façon suivante : après une période de fondation, qui correspond pour moi à une rupture radicale avec l’horizon de pensée de l’extrême droite (et non, comme n’ont cessé de le dire ses adversaires, à une tentative de la doter de «nouveaux habits»), on a d’abord, durant les années 1970, une période d’exploration systématique du paysage idéologique, avec d’inévitables ambiguïtés, quelques flottements ou errements théoriques, des scories droitières qui se sont dissoutes progressivement. Cette période s’achève en même temps que l’expérience du Figaro-Magazine. Suit une période intermédiaire, allant jusqu’à la fondation de Krisis, en 1988, qui est surtout une période d’éclaircissements et de mises au point. À partir du début des années 1990 commence la période actuelle, qui est celle de la maturité. C’est aussi, je pense, celle durant laquelle la production intellectuelle de la ND a atteint son meilleur niveau. D’une façon générale, je dirais que l’évolution de notre courant de pensée s’est opérée dans le sens d’un approfondissement, tant en raison de sa dynamique interne que de la transformation du monde extérieur : comme je l’ai déjà dit, ceux qui croient que le même langage peut être tenu indépendamment des circonstances sociales-historiques sont de piètres penseurs. Cette périodisation est aussi celle qu’ont pu observer les chercheurs qui, en France et surtout à l’étranger, se sont le plus sérieusement penchés sur son histoire.

     

    Michel Marmin : Chacun des acteurs de la ND en général et d’Éléments en particulier peut en effet baliser son itinéraire de «moments» différents, sans parler de ces «moments» intimes décisifs que peuvent fonder un livre (pour moi, ce fut le cas avec Don Quichotte, Les confessions de Rousseau, L’éducation sentimentale de Flaubert, Notre jeunesse de Péguy ou l’évangile de Luc, et ça l’est actuellement avec la lecture, exhaustive, continue, crayon en main, de À la recherche du temps perdu), un tableau, une pièce de musique, ces «moments» intimes n’étant pas sans rapport (comment pourrait-il en être autrement), quelle que soit la modalité du rapport (consonant ou dissonant), avec les «moments», extérieurs et publics, de la ND. Alain de Benoist en cite quelques-uns. Il en est un, parmi les plus récents, auquel j’attache une importance particulière : c’est le «moment ÉricWerner» dont les ouvrages et les articles (au premier chef ceux qu’il donne à Éléments et dans ce numéro même) ont ouvert des horizons inédits à la philosophie politique de la ND et lui ont apporté des propositions pleines de nuances, de scrupules, d’inquiétude et de culture. Les livres d’Éric Werner sont de ceux qui peuvent provoquer un choc, un ébranlement intérieur salutaire. C’est surtout vrai pour La maison de servitude, ça l’est plus encore pour le dernier, Portrait d’Éric, dont la délicatesse philosophique, la limpidité formelle, la profondeur et la sincérité rétrospective et introspective sont telles que l’auteur ne nous en voudra pas de prendre notre temps afin de tenter d’en dégager la substance pour nos lecteurs. Mais ceux-ci ne doivent pas attendre pour le lire : Portrait d’Éric est paru chez Xenia (et il ne leur en coûtera que 16 euros).

     

    François Bousquet : Tout à fait d’accord avec toi. Sa «réplique au Grand Inquisiteur», La maison de servitude, est sans l’ombre d’un doute une grande lecture des évangiles, à la russe. On la retrouve dans L’évangile selon saint Matthieu de Pasolini, chez Tolstoï ou Ellul. Une lecture radicale. Mais comment ne le serait-elle pas pour celui qui lit les évangiles avec le cœur. Or, les chrétiens ont reçu ce livre avec un haussement d’épaules…

     

    Michel Marmin : Dont acte…Il est vrai que, bien que rigoureusement athée, je me considère comme infiniment plus «chrétien» que la plupart des bons catholiques que j’ai rencontrés.

     

    François Bousquet : Avec le recul, assumez-vous la totalité de l’héritage de la Nouvelle Droite ? Ou bien en rejetez-vous certaines parties ? Si oui, lesquelles ?

     

    Alain de Benoist : Par principe, j’assume tout : nul n’est libre de changer son histoire ! Mais il y a certainement des orientations ou des prises de position qui se sont à l’expérience révélées plus pertinentes ou plus fécondes que d’autres. Ceux qui se flattent de ne rien regretter sont rarement ceux qui ne se sont jamais trompés,mais plutôt des psychorigides incapables de se remettre en question et de faire leur autocritique. Au début des années 1970, par exemple, j’ai écrit quelques textes sur l’écologie, le travail, la théorie de la connaissance, que j’ai tendance à regarder aujourd’hui comme tout à fait erronés. J’ai eu tort aussi d’employer le mot «nominalisme» dans un sens qui a été mal compris. De même, l’importance que la ND a attachée dans le passé à des problématiques comme celle du quotient intellectuel était sans doute excessive. Comme le disait Spengler, dans les affaires humaines, l’histoire prime les sciences naturelles ! Dans tout chemin de pensée, il y a ainsi des voies que l’on explore et qui se révèlent des impasses. Tout cela est naturel. Cela dit, quand on relit tout ce que nous avons produit au cours des quatre dernières décennies, on peut surtout constater que nous avons généralement eu raison avant les autres, et que nous avonsmême parfois été prophétiques. Je serais tenté de dire qu’au fil des années, la ND est tout simplement devenue adulte, dépassant et rejetant à la fois l’adolescentisme de droite (l’univers héroïque paternel des dieux et des héros) et l’infantilisme de gauche (l’univers fusionnel-maternel de l’indistinction sociale), qui ne sont pas seulement deux formes pré-oedipiennes du comportement,mais aussi deux conceptions de la vie foncièrement impolitiques. En France, la ND est une école de pensée sans aucun équivalent depuis plus d’un demi-siècle. Elle est d’ailleurs déjà entrée dans l’histoire des idées.

     

    François Bousquet : Cela ne fait aucun doute. Raison de plus pour ne pas éluder ou minorer ce que la ND a été, de droite en l’occurrence (ce qu’elle a peut-être été plus encore par le style qui a longtemps été le sien – et en ces matières, il ne trompe guère). Or, je trouve que vous avez tendance à l’oublier…

     

    Alain de Benoist : Pas du tout, puisque je viens au contraire de le rappeler. Il n’y a d’ailleurs rien de honteux à être ou avoir été «de droite»!

     

    Michel Marmin : Nul n’est libre de changer son histoire, dit Alain de Benoist. Hélas ! suis-je tenté d’ajouter. J’ai personnellement adhéré sans réserve à tous les «moments» de la ND. Mais je dis franchement que je n’aime pas, avec le recul, le premier «moment», quand la ND, qui n’avait d’ailleurs pas encore été ainsi nommée, affichait une arrogance nietzschéo-darwinienne qui tenait sans doute beaucoup à la jeunesse de ses principaux acteurs. J’ai alors écrit dans Éléments des articles (enfin, deux ou trois) que je regrette d’avoir écrits et que je ne relis pas sans rougir. J’espère que, plus de trente ans après, il y a prescription…Mais le «gauchissement» de la ND est venu assez vite, et il n’a pas été sans entraîner des ruptures parfois violentes (mais rarement des ruptures personnelles, l’amitié, à droite, résistant plus facilement aux ruptures idéologiques qu’à gauche). Curieusement, c’est lorsque la ND a atteint au maximum de sa présence à droite, c’est-à-dire à l’époque du Figaro-Magazine, que j’ai pu contribuer à cette évolution, et cette évolution, je l’ai vécue comme une libération, comme un retour à ma vraie nature, que j’avais en somme «forcée». C’est en gros ce que j’ai essayé d’expliquer dans La pêche au brochet en Mai 1968. J’étais alors critique de cinéma au Figaro, et, loin de célébrer les films du système, comme on l’eût attendu d’un critique de droite, je plaidais pour le cinéma indépendant, voire d’avant-garde, pour les films du Tiers-monde, pour des documentaires on ne peut plus «gauchistes» sur la drogue ou l’immigration…Je n’ai évidemment pu tenir très longtemps. En fait, ce «gauchissement» s’est moins traduit par un rapprochement avec la gauche que par un éloignement de la droite. Je pense, j’espère, que cet éloignement est aujourd’hui consommé.

     

    François Bousquet : Dans La pêche au brochet, tu résumais ainsi ta vision de 68: «Une abbaye de Thélème, légèrement actualisée par Wilhelm Reich». Pardonne-moi, mais avec Reich, on est à des années-lumière de Kant. Un personnage sympathique au demeurant, ce Reich, comme tout ce qui est délirant, et chez lui ça l’était superlativement, mais peut-on vraiment prendre au sérieux son pansexualisme et ses orgones sans une bonne dose de LSD? Pour le reste, on a l’impression qu’avoir été de droite constitue pour toi une expérience traumatisante, en tout cas malencontreuse et accidentelle. Comment te soignes-tu?

     

    Michel Marmin : D’abord, une rectification. Je n’ai pas employé cette image rabelaisienne et reichienne pour résumer Mai 1968 ou la vision que j’en ai eue: elle se rapporte exclusivement à un minuscule projet utopique (entre les mille autres que l’époque a suscités) dans lequel j’ai trempé. Sinon, je partage ton point de vue sur Wilhelm Reich, surtout rétrospectivement,mais son délire,mêlé cependant de vraies intuitions, aura eu au moins le mérite d’inspirer l’un des films les plus rigolos de ces cinquante dernières années,W.R. Les mystères de l’organisme du cinéaste yougoslave Dusan Makavejev (1971). Pour le reste, je crois que tout engagement, quel qu’il soit, entraîne une mutilation, donc un traumatisme, à moins de n’être qu’une brute ou un simple. S’engager à droite, c’est inévitablement amputer ou refouler ce qui, en nous, est «de gauche». Je me suis soigné avec le retour du refoulé !

     

    François Bousquet : Quel jugement portez-vous sur la vague identitaire qui déferle en Europe et qui, en France, emprunte certains thèmes, et non des moindres, à ce que fut la Nouvelle Droite dans les années 1970?

     

    Alain de Benoist : Après la liberté et l’égalité, l’identité (individuelle ou collective) est aujourd’hui au centre des débats. C’est la raison pour laquelle j’ai consacré à ce thème un petit livre, Nous et les autres, dans lequel j’ai essayé d’approcher au plus près ce qu’il faut entendre sous ce terme. La «vague identitaire» dont tu parles ne me surprend donc pas,mais l’expression peut aujourd’hui désigner des choses très différentes. Dans plusieurs pays d’Europe, par exemple, la revendication identitaire s’associe à un plaidoyer ultra-libéral en faveur de la logique du marché, à une xénophobie agressive et à un populisme purement démagogique (on s’adresse certes directement au peuple,mais en continuant de parler en son nom au lieu de créer les conditions lui permettant de s’exprimer lui-même). Ma sympathie pour la cause identitaire s’arrête là où elle débouche sur la xénophobie et l’appel implicite à la guerre civile. En outre, je ne soutiendrai jamais un mouvement identitaire dont les positions en matière économique ou de politique étrangère iraient à l’encontre de ce que je pense. Je n’ai pas de sympathie particulière, par exemple, pour la Ligue du Nord italienne – phénomène atypique rigoureusement intransposable en France –, dont la ligne erratique a pour seule constante un mépris affiché pour la moindre «efficience» et la pauvreté des gens du Sud (le Sud commençant en l’espèce au nord de Rome). Je signalerai en revanche que le plus beau film identitaire de ces dernières années, c’est Le retour en Arménie du communiste Robert Guédiguian, ce dont la droite identitaire ne s’est apparemment pas aperçue.

    Les idées voyagent et n’appartiennent à personne, même pas à ceux qui les ont émises. On peut donc faire l’usage que l’on veut de celles de la ND. Certains de ces usages, néanmoins, ressortissent en quelque chose de l’hommage du vice à la vertu, dans la mesure où ils déforment les idées qu’ils empruntent ou les réduisent à des slogans. De ceux qui viennent après nous, et prétendent se situer dans la même ligne, on attend qu’ils aillent plus loin qu’on n’a pu aller soi-même, non qu’ils régressent en figeant un corpus théorique auparavant vivant. Dans le récent débat avorté sur l’identité nationale, personne ne s’est montré spécialement brillant, faute de pouvoir conceptualiser cette notion. Ceux qui parlent le plus d’identité se contentent en général d’aligner des stéréotypes et de s’arc-bouter sur des moments supposés fondateurs d’une histoire idéalisée,moments retenus au demeurant de façon strictement sélective (Robespierre, pourtant, fait tout autant partie de l’identité française que Jeanne d’Arc). Mais l’identité, ce n’est pas le passé. Et surtout, ce n’est en rien un concept de l’ordre de la «mêmeté». Loin d’être ce qui en nous ne change jamais, l’identité est ce qui nous permet de changer sans cesse sans jamais cesser d’être nous-mêmes. Dans mon livre, je récuse toute approche essentialiste de l’identité, dont je rappelle au contraire la dimension fondamentalement dialogique (on n’a pas d’identité quand on est tout seuls). J’affirme aussi que ce qui menace l’identité d’un peuple c’est toujours moins l’identité d’un autre peuple que le système général de la modernité, ce «système à tuer les peuples» – tous les peuples – intrinsèquement destructeur de toute diversité. Certains croient que s’il n’y avait pas d’immigrés en France, nous retrouverions tout naturellement notre identité. Ils ne voient pas que cette identité a déjà été éradiquée par la société du profit généralisé, de la fausse conscience généralisée, du spectaculaire-marchand généralisé. Rendre possible la réappropriation autonome d’une identité collective, c’est d’abord contribuer à faire s’effondrer les mythologies fondatrices de la temporalité marchande, de la tyrannie du plaisir chosifié, de l’insignifiance mondaine, de la mystification même de la vie.

     

    François Bousquet : L’essentialisme, la pétrification sont indiscutablement une des pathologies de l’identité, et plus spécialement d’une identité malade. Mais cette pathologie ne travaille les sociétés contemporaines qu’à la marge. Les Européens semblent aujourd’hui bien plus souffrir d’amnésie identitaire que d’hypermnésie.

     

    Alain de Benoist : L’amnésie est la conséquence logique de la disparition des repères, et du fait que toutes les dimensions de la temporalité ont été rabattues sur l’instant présent. Cela dit, l’appel à la «mémoire» est toujours ambigu. Il peut aussi être paralysant : il suffit de voir comment le «devoir de mémoire» a été mis au service de la «repentance».On oublie trop, quand on cite la phrase de Nietzsche : «L’homme de l’avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue», qu’aux yeux de Nietzsche l’«homme de l’avenir» se confond avec ce «dernier homme» qu’il exècre absolument. Pour Nietzsche, c’est l’oubli, non la mémoire, qui est la condition de l’«innocence» nécessaire à un nouveau commencement.

     

    Michel Marmin : Ceux qui me connaissent et, éventuellement, me lisent savent combien je suis resté sensible aux liens charnels, à l'enracinement généalogique et local, et les identitaires auraient, à moi aussi, toute ma sympathie, s'ils n'avaient, comme je le crains, la vue obscurcie par la globalisation, qui n’est ni un bienfait ni un méfait,mais un fait, avec les flux de population qu’il entraîne et que ne manquera pas d’aggraver la catastrophe climatique qui ne fait que commencer. Moi aussi, il m’arrive de regretter le temps des lampes à huile et de lamarine à voile, et ce n’est pas, parfois, sans un serrement de coeur que je revois la France telle que l’avaient si joliment photographiée en noir et blanc les cinéastes des années 1950 (et telle que je l’ai connue) et, a fortiori, telle que l’on illustrée les frères de Limbourg dans Les très riches heures du duc de Berry…Mais les nostalgies ne sauraient fonder un projet politique, et celui des «identitaires»me paraît géométriquement voué à l’échec, nonobstant les succès marginaux qu’ils pourront obtenir çà et là en exploitant des peurs compréhensibles. Je ne suis sûr que de deux choses. La première, c'est que de la France que j'aime, celle sur laquelle s'est construite mon identité personnelle, il ne reste plus qu'un fantôme. La seconde, c'est que l'immigration et l'«islamisation» n'y sont pour rien. Elles sont, tout au plus, les conséquences d'un mal beaucoup plus profond, beaucoup plus ancien. Pour moi, l'identité de la France et l'identité de l'Europe n'ont plus à être «défendues», mais sont à réinventer en s'attaquant d'abord à la racine du mal. Lequel n'est pas seulement local, mais, je le répète, global.

    Mais je dois préciser que certains «identitaires», ou prétendus tels, me font carrément horreur quand leur défense de l’identité nationale est en réalité le prétexte à l’expression, plus ou moins masquée, du racisme le plus répugnant et de la xénophobie la plus bête, ces vieux démons de l’extrême droite. Ils me font penser à ces nazis auxquels Jean Dujardin, dans le désopilant OSS 117. Rio ne répond plus, promet de donner un État pour eux tous seuls, dans des frontières sûres et reconnues…La question est alors de savoir si les «identitaires» y accepteraient les «Narbonoïdes dégénérés» et «négrifiés» (Louis-Ferdinand Céline) du sud de la Loire !

     

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    François Bousquet : Que le racisme soit vulgaire, cela ne fait aucun doute. Et meurtrier de surcroît. Mais c’était plus vrai hier qu’aujourd’hui, où il est criminalisé. Ce qui règne, en tout cas dans les sphères qui comptent, c’est un antiracisme angélique, un déni statistique de l’immigration et des positions moralement confortables (et compatibles avec ce confort moral).Mais je voudrais en revenir à la question qui me taraude depuis le début de cet entretien: ne faut-il pas choisir ? À un moment donné, il faut bien choisir, sauf à risquer le sort de l’âne de Buridan, qui meurt de faim, faute d’avoir su choisir entre le picotin d’avoine et le seau d’eau. J’ai toujours en tête la phrase de Lamartine, qui, ne voulant siéger ni à droite ni à gauche, siégeait au plafond. Siégeriez-vous à votre tour au plafond?

     

    Alain de Benoist : Bien sûr qu’il faut choisir. Après le moment de la réflexion, doit venir le moment de la décision. C’est la raison pour laquelle j’ai de longue date insisté sur la notion d’«ennemi principal». C’est aussi la raison pour laquelle j’ai toujours trouvé absurde la position de ceux qui s’abstiennent de prendre position sur tel ou tel problème (qu’il s’agisse de l’évolution de l’Amérique latine ou de la situation en Palestine occupée) au motif que «cela ne nous concerne pas». Ce sont eux qui siègent au plafond: dans un monde globalisé, tout nous concerne. Mais encore faut-il distinguer entre le travail de la pensée proprement dit et le jugement qui s’exerce sur les circonstances concrètes. Dans le domaine des idées, le sens des nuances et la volonté de synthèse n’est pas un «refus de choisir». En outre, le «choix» entre deux abstractions aussi inconsistantes et obsolètes que «la droite» et «la gauche» ne mène nulle part. Tu dis que Lamartine ne voulait siéger «ni à droite ni à gauche». Moi, je ne suis pas dans la logique du «ni ni» (ou dans celle du «ou bien ou bien»),mais dans celle du «et et». Pour ce qui est des circonstances concrètes, en revanche, je crois que la ND – et tout particulièrement Éléments – ne s’est jamais abstenue de choisir. Que ce soit sur la construction européenne, la guerre en Irak ou en Afghanistan, la géopolitique, les rapports avec la Russie, la crise financière, les défis écologiques, les problèmes sociaux, la mise en place d’une société de surveillance, etc., elle a au contraire constamment tranché.

     

    François Bousquet : L’islam vous paraît-il compatible avec la civilisation européenne, pour laquelle Éléments est censé œuvrer ?

     

    Alain de Benoist : Telle que tu l’énonces, la question semble poser une hypothèse d’école. On n’en est plus là, puisque l’on compte aujourd’hui à peu près 54 millions de musulmans en Europe (bonne chance à ceux qui veulent les «mettre dehors»!). Ces musulmans ne sont pas tous des immigrés, tant s’en faut,mais l’immigration a bien entendu fortement contribué à en augmenter le nombre. Cette immigration, qui est une immigration de peuplement, a transformé en relativement peu de temps les sociétés européennes, non pas en sociétés «multiculturelles», comme on le répète un peu partout – elles sont au contraire de plus en plus monoculturelles, puisqu’elles baignent toutes dans l’unique culture de la marchandise –,mais en sociétés multi-ethniques. La critique de l’immigration, comme celle des pathologies sociales (grandissantes) qui en résultent, est tout à fait légitime, à condition de s’opérer sur d’autres bases que celles de la xénophobie et de l’exploitation des faits-divers. Éléments a dans le passé consacré un épais numéro à cette question, ce qui épargne d’avoir à y revenir. Le livre récent de la démographe Michèle Tribalat, Les yeux grands fermés, en constitue un utile complément. À mes yeux, l’immigration se définit d’abord comme l’armée de réserve du capital, sa fonction première étant d’exercer une pression à la baisse sur les salaires, avec le soutien implicite des tenants du «sans-papiérisme» (Besancenot est le meilleur allié du patronat).

    Depuis quelques années, cependant, on constate que la critique de l’immigration a plus ou moins cédé la place à une critique de l’«islamisation». Ce glissement progressif, qui n’est pas fortuit, change radicalement le sens de la critique. Il était en effet possible de critiquer l’immigration sans nécessairement critiquer les immigrés, qui en sont aussi les victimes avant d’en être éventuellement les bénéficiaires. Avec la critique de l’«islamisation», c’est-à-dire du droit pour les musulmans de pratiquer leur culte et de faire reconnaître leur identité religieuse dans l’espace public, ce sont au contraire les musulmans qui sont stigmatisés en tant que tels. Ce que je trouve inacceptable.

    Les trois religions monothéistes ont toutes été, à un moment ou un autre, des religions «immigrées» dans l’espace européen. Il est notoire que je n’ai personnellement pas de sympathie pour le monothéisme, dont j’ai au contraire constamment critiqué les fondements d’un point de vue philosophique. Mais critiquer une religion, ce n’est pas s’en prendre aux hommes. Dès l’instant où des musulmans vivent en Europe – qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore –, je ne vois pas pourquoi ils ne pourraient pas jouir en matière de culte des mêmes libertés à juste titre déjà reconnues aux chrétiens et aux juifs, aussi longtemps bien entendu que l’exercice de ces libertés ne porte pas atteinte à l’ordre public ou à la nécessaire loi commune. Ce qui ne veut pas dire que cela ne puisse pas poser des problèmes. Cela peut au contraire en poser, et il appartient alors aux pouvoirs publics de chercher à les régler. Si, par «islamisation», on entend en revanche le fait pour des non-musulmans de se voir imposer des pratiques islamiques, je trouve cela, bien entendu, tout aussi inacceptable. Mais pour l’instant, ce ne sont pas des séries islamiques que l’on voit tous les soirs à la télévision, ni des films islamiques qui envahissent nos écrans ! Je ne peux admettre, d’autre part, le lien constamment entretenu entre l’immigration et l’islam, puis entre l’islam et l’islamisme, enfin entre l’islamisme et le terrorisme : ce sont là des phénomènes contigus,mais différents. L’islam est la religion d’un milliard et demi de croyants, l’islamisme une forme radicalisée de l’islam (allant jusqu’aux aberrations salafistes ou wahhabites), le terrorisme islamique un phénomène politique sous habillage religieux enmême temps qu’une réaction convulsive contre le matérialisme occidental. Amalgamer le tout dans une dénonciation de l’immigration est une démarche confusionniste dont on ne voit que trop, dans le domaine géopolitique, à quelles puissances elle ne manquera pas de profiter. Qui a donc intérêt aujourd’hui à voir l’islam succéder à l’Union soviétique dans le rôle de l’empire du Mal ?

    Traiter de l’immigration à partir d’une critique de l’islam est à mon avis la plus mauvaise façon de procéder. Croit-on vraiment que les problèmes de l’immigration vont se résoudre par l’athéisme, la police des costumes et le jambon? Par la castration «à la suisse» des trop phalliques minarets ? Que tout irait mieux si les jeunes immigrés désertaient les mosquées pour adopter le matérialisme pratique qui constitue déjà le mode de vie de tant de Français «de souche»? Denis Tillinac écrivait récemment : «Dans les familles musulmanes pratiquantes, on inculque aux jeunes des vertus plus nobles que l’appât du fric, le culte de soi et la vénération des idoles télévisuelles». Ce n’est pas faux. Pour ma part, d’ailleurs, je préférerais habiter près d’une mosquée plutôt que d’un centre commercial (ou avoir pour voisin un universitaire musulman plutôt qu’un skinhead) !

    Les partisans de l’Algérie française nous expliquaient il y a cinquante ans que la France pouvait faire de tous les musulmans d’Algérie des «Français à part entière». Elle n’a même pas réussi à donner aux familles des harkis des conditions de vie décentes. Aujourd’hui, les marmitons de l’islamophobie, dont l’anti-islamisme reprend à son compte tous les clichés judéophobes du XIXe siècle, tout en se nourrissant des souvenirs de l’historiographie chrétienne, nous expliquent qu’on ne peut vivre en Europe en étant musulman, ce que font quand même déjà plus de 50 millions de personnes. L’islamophobie représente tous les musulmans en délinquants ou en terroristes potentiels, traitant tous ceux qui contestent cette approche de vendus, traîtres, résignés, candidats à la dhimmitude, etc. On ne va pas loin en procédant de la sorte. Au-delà des fantasmes de droite («La France va devenir une République islamique !») et de l’angélisme de gauche («On est tous citoyens du monde !»), au-delà aussi des «valeurs républicaines» et de l’anti-communautarisme convulsif dont se réclame une classe politique tout entière imprégnée de jacobinisme – de l’extrême droite à l’extrême gauche –, ce n’est pas à la religion des gens que je m’intéresse en priorité, ni même à leur lieu de naissance,mais aux valeurs dont ils se réclament, à ce qu’ils pensent et à ce qu’ils veulent faire. «Tous les hommes de qualité sont frères», écrivais-je déjà dans Les idées à l’endroit. Soit l’on cherche à réaliser le vivre-ensemble, aussi bien que cela est possible, soit l’on pousse à la guerre civile. Seul un grand projet collectif, un grand projet mobilisateur, serait susceptible de transformer tous les concitoyens en compatriotes. Je reconnais volontiers qu’on en est loin.

     

    Michel Marmin : Je n’ai rien à ajouter à la conclusion d’Alain de Benoist. Je me permets tout de même de profiter de cette question pour faire un petit point d’histoire du cinéma. J’ai été le co-scénariste du premier film français à aborder franchement (c’est-à-dire avec franchise) la question de l’islam et de l’immigration, Pierre et Djemila de Gérard Blain, et qui plus est d’un point de vue à la fois empathique et réaliste (c’est-à-dire ne méconnaissant pas les souffrances, les pathologies et les conflits que l’immigration de masse n’a pas manqué de susciter). C’était il y a quasiment un quart de siècle (1987), et le film fut violemment attaqué à l’extrême droite (à cause de son empathie) et à l’extrême gauche (à cause de son réalisme), alors qu’il n’était que modestement prophétique. J’ai l’impression que rien n’a changé depuis, et que les réactions seraient aujourd’hui les mêmes… Comme quoi, et c’est tout le problème de la ND, il est très inconfortable d’être indépendant : le goût de la vérité et le souci de l’honnêteté exposent à bien des désagréments !

     

    François Bousquet : Vous connaissant, j’aurais plutôt tendance à classer vos deux tempéraments dans la famille des pessimistes et du pessimisme – la condition de l’homme historique, du moins de droite (on n’en sort pas). Qu’en dites-vous ?

     

    Alain de Benoist : Tu connais le mot de Bernanos : «Les optimistes sont des imbéciles heureux, les pessimistes des imbéciles malheureux». Le pessimisme de droite s’enracine dans une vision réaliste de la nature humaine : l’homme n’est pas un être «mauvais»,mais il est un être risqué, dynamique et dangereux (pour lui-même). Je n’ai rien à redire à cette vision. Sur ce sujet, il est aussi de coutume de citer Gramsci : «Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté». La formule pourrait être retournée.

     

    François Bousquet : Ce que vous faites sert-il à quelque chose ?

     

    Alain de Benoist : Voilà bien une question que je ne me pose pas, non parce qu’elle m’indiffère, mais parce qu’on ne pourra y répondre que dans cinquante ans ! J’ajoute que les préoccupations utilitaires ne sont pas mon fort. Je suis bien conscient de ce que la ND occupe une ligne de crête. Le travail qu’elle fait n’est pas facile, ni dans l’ordre de la pensée ni dans l’ordre de la pratique. Non seulement elle ne cherche pas à plaire, mais elle prend consciemment le risque de déplaire. Cela suscite parfois des incompréhensions. Cela lui vaut des critiques et des hostilités croisées, sans rien qui les compense. Amicus Plato, sed magis amica veritas («Ami de Platon,mais plus encore, ami de la vérité») : Cervantès place dans la bouche de Don Quichotte la célèbre phrase d’Aristote. Ce peut

    être aussi unmot d’ordre.On essaie de faire lemieux possible ce pour quoi on pense être le plus fait. À partir de là, on fait ce que l’on croit nécessaire. C’est déjà bien. En d’autres temps, cela s’appelait faire son devoir.

     

    Michel Marmin : Moi, je me la pose tout le temps, et, dans mes accès de déprime, je réponds : «à rien»…Mais je ne le pense pas véritablement. J’ai quatre petits-enfants, et je suis profondément convaincu que ce que nous faisons pourrait les aider à trouver leur voie, c’est-à-dire à penser par eux-mêmes dans un monde qui se pense de moins en moins et à ne pas fermer les yeux devant le réel, aussi effrayant et chaotique soit-il, eh bien ! Cela aura servi à quelque chose.

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