Prendre le maquis avec Éric Werner (4/4) Le recours aux forêts
ÉLÉMENTS : Antigone, figure chère à votre cœur, résiste ; Ernst Jünger, du moins celui de Prendre le maquis, décampe. Qu’est-ce qui change de l’un à l’autre ? Le Moloch totalitaire ou post-totalitaire serait-il si puissant qu’il serait vain d’imaginer pouvoir lui résister, sinon au prix de sa vie, à tout le moins de sa liberté ?
ÉRIC WERNER. Le Jünger de Prendre le maquis ne ressemble assurément pas à Antigone, sa démarche est différente. Mais ce n’est pas la non-résistance par opposition à la résistance. Le Jünger de Prendre le maquis ne « décampe » pas, comme vous le dites. Il tient simplement compte du rapport de force. Vous parlez du Moloch totalitaire. Pour lui, cela n’a pas de sens d’entrer en confrontation directe avec une entité de ce genre : le rapport de force est trop inégal, Non seulement on n’a aucune chance de l’emporter, mais, comme vous le dites vous-même, on risque d’y laisser sa vie (ou sa liberté). Il faut donc faire autrement : prendre le maquis justement.
Prendre le maquis relève de la défense. Quel est l’objet de la défense, se demande Clausewitz (De la guerre, Livre VI, chapitre 1) ? Conserver. On cherche à conserver ce qu’on a. C’est le but premier. Or, au nombre des biens qu’on cherche à conserver, il y a justement la vie, et aussi la liberté. Prendre le maquis tend d’abord à ça : à conserver la vie et la liberté. D’abord. Cela étant, la défense n’est pas la passivité. Lorsqu’une occasion se présente de donner des « coups habilement donnés » (Clausewitz, ibid.), on ne la laisse pas échapper. Tout ce qui peut contribuer à affaiblir le Moloch totalitaire, on le fait. Mais on prend le moins de risques possibles : en tout cas pas de risques inutiles.
Antigone est sur une ligne différente. L’ordre des priorités est ici inversé. Ce qui pour elle est prioritaire, c’est la défaite de Créon. Elle veut cette défaite, et comme cette défaite ne peut s’obtenir qu’au prix de sa propre mort à elle, elle accepte de mourir. Cela ne signifie pas que la vie soit pour elle sans importance. Mais ce n’est pas ça le plus important. Le plus important, c’est la défaite de Créon. À partir de là tout s’enchaîne. Antigone ne fait pas que se défendre. Elle entre en confrontation directe avec Créon : d’abord en commettant des actes de désobéissance civile, ensuite et surtout en prenant la parole devant Créon, pour l’accuser de violer les lois non écrites. Son discours est dévastateur, il ne reste rien de Créon après ce discours. En même temps, comme elle s’y attendait, elle est condamnée à mort. Mais cela se retourne contre Créon, car tout le monde considère qu’il a agi injustement, et qu’au contraire c’est Antigone qui défend la justice. Comme quoi Clausewitz avait raison d’insister sur le rôle des forces morales dans le déroulement d’une guerre. À la fin de la pièce, Créon se retrouve seul, abandonné de tous. Son fils lui-même lui tourne le dos avant de se suicider.
En ayant ainsi recours aux forces morales, Antigone rééquilibre le rapport de force entre l’individu et l’État total, et même plus que cela, puisque dans ce bras-de-fer entre elle et Créon, c’est elle, en fin de compte, qui l’emporte. Mais c’est une victoire posthume. C’est tout le paradoxe de la pièce de Sophocle. La pièce nous donne à voir à la fois la mort d’Antigone et la défaite de Créon : illustration, s’il en est, de la guerre comme « destruction mutuelle assurée » (mutual assured destruction). Le Moloch totalitaire est en petits morceaux, c’est la fin de l’État total. Mais Antigone n’est plus là pour célébrer sa victoire, elle est à six pieds sous terre.
La différence entre le Jünger de Prendre le maquis et Antigone ne réside donc pas, on le voit, dans le fait que la seconde résiste et non le premier, mais : 1) dans le fait que la seconde accepte plus facilement de mourir que le premier ; et 2) qu’il lui est dès lors possible de mener un autre type de guerre que simplement défensif. Le but premier n’est plus ici de survivre à l’État total, mais bien de le détruire. Il est tout à fait possible de détruire l’État total. Mais pour le détruire il faut accepter de se sacrifier soi-même. Et c’est ce que fait Antigone : elle se sacrifie. Mais elle ne se sacrifie pas pour rien. Le risque qu’elle prend n’est pas un risque inutile. Elle le prend dans le cadre d’une évaluation du rapport bénéfice-risque : elle a de bonnes chances ainsi de détruire l’État total. Et donc elle le prend : elle prend ce risque. Antigone mène contre l’État total une guerre totale, guerre débouchant dans sa propre mort à elle, mais aussi dans la destruction de l’État total.
ÉLÉMENTS : Mieux vaut la fuite que la confrontation, dit Jünger en substance dans Sur les Falaises de marbre. L’important étant de rester en vie. Pas très exaltant comme perspective. Le « non » de Soljénitsyne n’est-il pas plus fécond ?
ÉRIC WERNER. J’aime beaucoup les Falaises de marbre, pour moi c’est un grand livre, en plus d’une saisissante actualité. Mais il est exact qu’entre les Falaises de marbre et le Waldgang, Jünger a évolué. Les dates sont ici importantes. Sur les Falaises de marbre a été écrit juste avant la Deuxième Guerre mondiale, le Waldgang juste après. « La forme défensive de la guerre n’est pas un simple bouclier, mais un bouclier formé de coups habilement portés », écrit Clausewitz. C’est toute la différence avec les Falaises de marbre. La fuite est certainement une composante du Waldgang, et même une composante importante, mais précisément : une simple composante. La Deuxième Guerre mondiale est passée par là, en particulier l’épisode de la résistance à l’occupation allemande. Jünger y a été très attentif, en témoigne son Journal de guerre. La guerre de partisans avait été théorisée un siècle et demi plus tôt par Clausewitz, à la suite des guerres de Vendée, d’une part, des campagnes napoléoniennes en Espagne et en Russie de l’autre. Ensuite elle avait plus ou moins disparu de l’horizon. La Deuxième Guerre mondiale l’a réactualisée. Le paradigme du recours aux forêts, c’est la guerre de partisans. Cela ne veut pas dire qu’il s’y réduise. Mais c’est le modèle de référence.
Passons maintenant à Soljénitsyne. Vous parlez du « non » de Soljénitsyne. En fait, Soljénitsyne ne se contente pas de dire non. Il faut relire Le Chêne et le veau. C’est un récit de vie, il recouvre la période prenant place entre le moment où Soljénitsyne a pu quitter le Goulag au début des années 50 et son départ en exil une vingtaine d’années plus tard. C’est au cours de cette période qu’il a rédigé ses œuvres les plus connues, en particulier L’Archipel du Goulag. Or, tout au long de ces années, il lui a fallu en permanence jouer au chat et à la souris avec la police secrète d’État : une véritable guerre, en fait, guerre l’ayant contraint, comme il le dit lui-même, à « prendre le maquis ». Ce sont ses propres mots. Le Chêne et le veau s’ouvre en effet ainsi : « Rien d’étrange à ce que les révolutionnaires tiennent le maquis. Mais les écrivains – voilà l’étrange. » Tout comme le Waldgänger, Soljénitsyne prend donc le maquis. Il n’a probablement jamais eu entre les mains l’ouvrage de Jünger, mais sa démarche est la même que celle du Waldgänger. Il se pense lui-même comme étant en guerre : en guerre contre l’État total. Mais c’est une guerre défensive. La vertu ici privilégiée est la vertu de prudence. La prudence nous oblige parfois à fuir, à nous cacher. En l’espèce, Soljénitsyne cherche à cacher ses manuscrits, à empêcher qu’ils ne tombent entre les mains de la police. Il est donc dans la fuite, mais de temps à autre, quand même, il donne des « coups habilement portés ». La publication en Occident dans les années 70 de L’Archipel du Goulag et sa diffusion à large échelle à travers le monde n’a pas peu contribué, on le sait, à mettre par terre l’ancien État total soviétique. Par ce biais-là, on retrouve Antigone et le rôle des forces morales.
ÉLÉMENTS : Le Traité du rebelle ou le recours aux forêts, le titre français, ne rend pas compte de la richesse et des résonnances sémantiques du Waldgänger allemand, « celui qui marche en forêt ». À quoi ressemble un tel homme ? Les premiers traducteurs de Jünger n’auraient-il pas dû adopter votre formule : « prendre le maquis », expression très suggestive dans notre langue (voir les maquisards) ?
ÉRIC WERNER. Le Waldgänger, effectivement, est un maquisard, quelqu’un qui prend le maquis. On peut même l’entendre au sens strict. Encore une fois, la Deuxième Guerre mondiale est très présente en arrière-plan. Mais cet arrière-plan reste implicite. À aucun moment, dans le livre, il n’y est explicitement fait référence. À l’évidence, Jünger a voulu écrire un texte de portée générale : non pas exactement atemporel, mais suffisamment distancé pour qu’il soit applicable à toutes sortes de contextes. On ne se trompe donc pas en adoptant la formule « prendre le maquis », mais il faut l’entendre au sens large : d’une part, comme je viens de le dire, parce que les vues de Jünger ont un caractère général, d’autre part parce que si l’on veut qu’elle s’applique à notre époque, il faut l’entendre ainsi. On ne prend pas aujourd’hui le maquis comme on a pu le prendre en France entre 1940 et 1944. Cela arrive parfois, je ne dis pas. Mais rarement. Entre-temps l’environnement social s’est transformé, mais aussi l’environnement culturel, géopolitique, technologique, etc. L’État total lui aussi s’est transformé. Ce n’est pas du tout le même État total que celui d’il y a 60 ou 70 ans. Certains diront qu’il est moins total, personnellement je pense le contraire : il est beaucoup plus total encore. En tout état de cause il est autre. Et donc on ne lui résiste pas en 2024 comme on a pu le faire il y a 60 ou 70 ans. Les modes opératoires ont changé, se sont aussi diversifiés. D’une manière générale, il est très difficile de dire « à quoi ressemble un tel homme ». Le propre du maquisard n’est-il pas de se fondre dans le paysage ? Il ressemble en fait à n’importe qui : à votre collègue de travail, par exemple, ou encore votre voisin de palier. Ne parlons pas même de ceux qui exploitent les possibilités de la langue pour protéger la vérité contre la censure. C’est aussi une manière de prendre le maquis (il est vrai assez ancienne).
Quant aux raisons qui font qu’à un moment donné on est amené à basculer dans cette direction, je ne dirais pas qu’elles aient beaucoup changé depuis l’époque où Jünger a écrit son livre. Jünger les résume en disant que le Waldgänger veut échapper à l’automatisme : je ne suis pas un simple numéro. Mais est-ce même un choix ? Ceux qui prennent le maquis répondent à une injonction intérieure. « Fais ce que dois advienne que pourra. » Quelque part, on n’a pas le choix.
ÉLÉMENTS : Pas plus pour Jünger que pour vous, gagner la forêt ne s’apparente à un réflexe de fuite. Difficile de vous suivre. N’est-ce pas au contraire la réactualisation du vieux thème : la « fuga mundi », la fuite de ceux qui attendent la fin du monde, tout de suite, hic et nunc, et son assomption immédiate ? On pense aussi à Alceste. La forêt, refuge d’Alceste et des promeneurs solitaires ?
ÉRIC WERNER. Vous insistez ! Le recours aux forêts relève du calcul stratégique. On y a recours parce que c’est la moins mauvaise solution. L’autre solution serait de faire comme Antigone, d’entrer en confrontation directe avec Créon. Mais on signe ainsi son propre arrêt de mort. On fuit donc, si vous voulez, mais on ne saurait ici parler de « réflexe de fuite ». L’expression qui convient est plutôt celle de retraite flexible. On se retire donc, c’est vrai, mais dans l’ordre, méthodiquement. Quant à la fuga mundi, elle ne relève ni du réflexe, ni de la retraite flexible. C’est autre chose encore. La fuga mundi existe déjà chez les Anciens (Horace, les stoïciens), mais c’est surtout dans le christianisme qu’elle a été thématisée, en particulier le christianisme augustinien, qui tient la société des hommes pour entièrement corrompue et habitée par le mal. Il est donc bon d’en sortir. Vous citez Alceste, on en a effectivement une illustration avec Alceste. Alceste est un chrétien jansinisant qui croit au péché originel, et donc désespère des hommes et de la société. Il fuit donc le monde en se retirant dans son « désert » (autrement dit son château, loin de Paris). C’est un peu aussi le cas de Rousseau lorsqu’il herborise et se promène dans la nature. Lui non plus n’aime pas trop la société de son temps et donc la fuit. Mais se promener dans la nature est une chose, prendre le maquis une autre. Rousseau a peut-être pris le maquis à un moment donné, lorsqu’il s’est vu contraint, après la publication de l’Émile, de quitter la France pour se réfugier sur les terres du roi de Prusse, dans la Principauté de Neuchâtel. Mais cela n’est arrivé qu’une fois. Il y a malgré tout un lien entre le recours aux forêts et la fuga mundi, c’est celui qu’indique Jünger au chapitre 16 du Traité du rebelle lorsqu’il dit que le recours aux forêts doit toujours être précédé d’un « temps de réflexion ». Car, effectivement, y recourir est une décision importante. On ne peut pas la prendre à la légère. On se met donc momentanément à l’écart, éventuellement même on s’isole. Mais cela ne signifie pas « fuir le monde ». La fuite hors du monde est réellement ce qu’elle dit être : fuite hors du monde. On a coupé tout lien avec ses semblables, on n’est plus en rapport qu’avec soi-même, éventuellement aussi avec Dieu. Il faut peut-être avoir passé par là quand on prend le maquis. Mais, justement, ce n’est qu’un point de passage. C’est une pause que l’on s’accorde : rien d’autre.
ÉLÉMENTS : Que devient la sociabilité naturelle de l’homme en forêt ? N’est-ce pas d’abord une fuite en dehors du social ?
ÉRIC WERNER. Il n’y a pas de fuite en dehors du social, ou si fuite il y a, c’est celle du social lui-même : le social, effectivement, fuyant en dehors du social, se néantisant lui-même, sous l’effet, d’une part, de la mondialisation marchande, et de l’autre des coups de marteau de l’État total. L’atomisation sociale n’est pas un vain mot. Les structures s’atomisent donc, partent en petits morceaux. L’État subsiste, certes, mais pas l’État-nation. Le sentiment d’appartenance collectif a disparu. La famille elle aussi a disparu, du moins la famille traditionnelle. Mais la famille traditionnelle n’a jamais été vraiment remplacée. L’État lui-même se réduit de plus en plus à n’être qu’une instance répressive, repliée sur le monopole de la violence physique légitime. Et donc l’individu se retrouve seul : seul face à l’État. La sociabilité naturelle n’est pas en cause, l’homme reste un animal sociable. Sauf que l’offre, en quelque sorte, ne répond plus à la demande. À partir de là, que faire ? L’individu a plusieurs solutions. Il peut d’abord faire comme Alceste, se retirer au désert : c’est une première solution. Ou alors comme Antigone, offrir la bataille à Créon (au risque d’y laisser sa peau) : c’en est une autre. Il peut tout simplement aussi s’aligner, l’éventail des possibilités est ici assez large. C’est tout le domaine de la servitude volontaire. L’individu devient alors passif, apathique. Il s’étiole lentement, mais sûrement. Reste le recours aux forêts. En principe, c’est pour un temps seulement. Un jour ou l’autre la cité renaîtra de ses cendres, pas forcément la même qu’auparavant, d’ailleurs : une autre peut-être. Sauf que personne ne sait au juste quand ni comment. Toutes les options sont sur la table.
ÉLÉMENTS : Dans La défaite de l’Occident, Emmanuel Todd montre que l’atomisation sociale a pour effet premier d’affaiblir l’individu, littéralement de le « rapetisser » : « Privé du soutien des croyances collectives et de l’idéal du moi qu’elles imposaient, l’individu rapetisse » (La défaite de l’Occident, Gallimard, 2023, p. 263). Par hypothèse, le recours aux forêts ne saurait être le fait que d’un individu fort. Comme résoudre cette contradiction ?
ÉRIC WERNER. L’individu rapetisse, dit Emmanuel Todd. C’est certainement le cas de beaucoup d’individus, de la plupart même, peut-être. Mais de loin pas de tous. D’abord, certains individus sont grands par eux-mêmes. Ils ont leur propre idéal du moi. Ils n’ont donc pas besoin du soutien des croyances collectives. Quand ces dernières disparaissent, ils n’en subissent donc aucune conséquence. On pourrait aller plus loin encore. Non seulement ils n’en sont pas affectés négativement, mais cela les stimule. Ils deviennent plus grands encore qu’ils ne l’étaient auparavant. L’atomisation sociale a ainsi pour effet de grandir ceux qui sont déjà grands et de rapetisser ceux qui sont déjà petits. Ensuite il ne faut pas négliger le rôle des livres et de la culture. Eux se substituent très bien, le cas échéant, aux croyances collectives. En continuant d’avoir une activité intellectuelle minimum, de lire des livres en papier, en maintenant par ailleurs vivant en soi l’héritage culturel, on a de bonnes chances d’échapper au rapetissement général. La contradiction n’est donc qu’apparente. Il n’y a pas de contradiction.
ÉLÉMENTS : Le concept de recours aux forêts est-il politique ? Impolitique ?
ÉRIC WERNER. Il est à la fois politique et impolitique : politique, puisque le recours aux forêts apparaît quand il n’y a plus de cité, en réponse à la disparition de la cité. Quand on parle de la disparition de la cité, on parle donc encore de la cité. Mais aussi impolitique, puisqu’il n’y a plus de cité. On peut aussi retourner le problème. Ce qui donne son sens au recours aux forêts, c’est la non-résignation à la disparition de la cité. On voudrait bien, d’une manière ou d’une autre, la voir réapparaître. Sous cet angle également le recours aux forêts est à la fois politique et impolitique. Il est politique, puisque le but poursuivi est la réapparition de la cité. Mais impolitique, puisque, par hypothèse, le but en question n’a pas encore été atteint. On pourrait aussi dire que le seul moyen encore de faire de la politique quand il n’y a plus de cité, c’est le recours aux forêts. Il n’y en a pas d’autre.
ÉLÉMENTS : Quelles relations entre le recours aux forêts et le survivalisme ?
ÉRIC WERNER. Le survivalisme s’occupe de l’intendance. Il faut bien survivre quand on a recours aux forêts. C’est même le but (plus exactement un des buts). Les auteurs d’ouvrages survivalistes traitent des attitudes et comportements à adopter en cas de catastrophe écologique et/ou d’effondrement économique, des précautions à prendre, etc. Ils montrent aussi comment anticiper ces événements. Le plus souvent ces auteurs nous conseillent de partir à la campagne. Il faut quitter les villes, à la fois parce que ce ne sont pas des endroits sûrs et parce qu’il est difficile d’y cultiver des fruits et des légumes. Etc. On a donc intérêt, en tant maquisard, à lire ces livres, cela fait partie de la préparation matérielle. Car s’il y a la préparation morale (« prendre un temps de réflexion »), il y a aussi la préparation matérielle. Pour le reste, prendre le maquis est une démarche politique, ce que n’est en principe pas le survivalisme. Mais je dis « en principe ». Les ouvrages survivalistes doivent parfois être lus entre les lignes. La police politique ne s’y trompe d’ailleurs pas. Elle suit tout cela de près. Les stages de survie devraient dès lors tous commencer par une première heure où l’on expliquerait aux stagiaires comment s’y prendre pour ne pas trop la perturber, lui faire perdre trop complètement le sommeil.
ÉLÉMENTS : Celui qui part en forêt est léger, il n’a que son barda sur les épaules. Cela pose la question de ce que vous appelez « les biens propres et les biens matériels ». Qu’est–ce que le minimum vital ?
ÉRIC WERNER. Je ne dirais pas que celui qui part en forêt est « léger ». Partir en forêt, au sens où l’entend Jünger, ce n’est pas simplement partir en balade ! Mais puisqu’il en est question, un mot quand même à ce sujet. En 2020-21, lors de la pandémie, le gouvernement français a mis à ban l’ensemble des forêts et des montagnes du pays : il n’était dès lors plus possible de partir en balade. On a aujourd’hui oublié cet épisode : à tort. C’était évidemment un test : on voulait savoir si c’était faisable. On a maintenant la réponse : oui, c’est tout à fait faisable. On pourra donc très bien un jour ou l’autre le refaire. C’est même une certitude. Dans le même ordre d’idées, on pourrait s’interroger sur l’actuelle politique de réintroduction du loup en Europe, une espèce archi-protégée, on le sait. Les autorités nient que le loup fasse peser la moindre menace sur la sécurité publique. En attendant, les populations de loups doublent tous les trois ou quatre ans. Comme chacun sait, l’insécurité n’existe pas, il n’y a que le sentiment d’insécurité. J’en reviens maintenant à votre question : « Qu’est-ce que le minimum vital » ? Le minimum vital, je dirais, c’est d’abord la liberté d’aller et de venir. Idéalement parlant, si les autorités voulaient tout contrôler, il leur faudrait imposer un confinement généralisé. Elles n’ont pas encore osé sauter le pas, mais à l’évidence elles y pensent très fort.
ÉLÉMENTS : Prendre le maquis, c’est faire l’expérience de la liberté, dites-vous ; c’est se rencontrer (« La grande surprise des forêts est la rencontre avec soi-même », dit Jünger). Fort bien ! Mais ce sont là encore et toujours des expériences personnelles. N’est-ce pas ce que la société – totalitaire ou pas – attend de nous ? Cultiver notre jardin et s’adonner à un idéal de développement personnel ? Tout, sauf la révolte ?
ÉRIC WERNER. Prendre le maquis est clairement une démarche politique. Sauf que la personne privée doit elle-même s’impliquer dans la démarche : s’y impliquer corps et âme. On ne peut pas en ce sens séparer le public du privé. Si l’on prend le maquis, on emmène tout avec soi : tout, sans rien laisser derrière. On a vu par ailleurs que prendre le maquis ne s’improvise pas. Il faut s’y être préparé mentalement : « prendre un temps de réflexion », comme le dit Jünger. On ne peut donc pas non plus séparer vita activa et vita contemplativa. Les deux s’entremêlent, la première se nourrissant de la seconde (mais l’inverse aussi, parfois). Il faut en revanche distinguer entre l’individu et le citoyen : encore une fois, parce que le recours aux forêts naît de la disparition de la cité. La citoyenneté disparaît donc en même temps. Mais le but, à terme, n’en est pas moins de la faire réapparaître. On prend donc le maquis en tant qu’individu non-citoyen, mais avec pour but de redevenir citoyen. L’expérience de la liberté se transcende elle-même dans la recherche d’un retour à la citoyenneté. Mais cela passe par la destruction de l’Etat total.
ÉLÉMENTS : Le bonheur serait-il au fond du bois ?
ÉRIC WERNER. On ne prend pas le maquis pour être heureux. On prend le maquis, comme je l’ai dit, pour répondre à une injonction intérieure : parce qu’on ne peut pas faire autrement. On n’a pas le choix. Il est très possible en revanche que cela crée du bonheur. Quand on se sent en accord avec soi-même, nécessairement cela crée du bonheur. Les circonstances aussi parfois s’en mêlent. La vie, en fait. Il nous incombe de faire le premier pas, personne d’autre ne peut le faire à notre place. Ensuite, c’est la vie qui prend le relais.
Eric Werner, propos recueillis par François Bousquet (Site de la revue Éléments, 13 février 2024)