Populismes et politique
Alexis Franco – L’essor des discours hostiles aux élites et au système rencontre un écho particulier chez les populations occidentales: que ce soit aux Etats-Unis avec Donald Trump ou en France avec Marine Le Pen, voire aussi chez les partisans d’un Brexit. Pourquoi en sommes-nous arrivés à un tel degré inédit d’opposition entre le peuple et les élites ? Quels exemples l’illustrent le mieux selon vous ?
La montée du populisme est un phénomène assez ancien, qui traduit une profonde fracture entre le peuple et ce que l’on appelle les « élites ». Cela se manifeste par le fait que ces dites « élites » ne sont plus capables de représenter le peuple. Cette fracture cependant s’enracine dans plusieurs sentiments.
Il y a, tout d‘abord, le sentiment qui monte dans la population que ses élus, et globalement les milieux politiques, constituent en réalité une « caste » aux intérêts séparés et contradictoires avec ceux de la population. Ce sentiment se nourrit de la pratique d’un « entre-soi », d’un langage condescendant employé à l’égard de qui ne fait pas partie de la « caste ». Il se nourrit aussi des attitudes trop souvent fréquentes au sein des politiques, des collusions évidentes avec le monde des affaires, mais aussi de cette proximité avec ceux du spectacle et du journalisme. Tout cela accrédite donc l’idée que l’on est en présence d’une « caste » au mode de vie particulier et qui vit séparée du reste de la population et qui finit par ignorer la vie réelle de la majorité des ses concitoyens. C’est le schéma traditionnel sur lequel se développe traditionnellement le populisme à travers la représentation de deux mondes opposés : « eux » et « nous ». Cette représentation renvoie, en particulier dans l’imaginaire politique en France, à la coupure symbolique d’avant 1789 entre noblesse et tiers-état. Elle s’articule avec le caractère de plus en plus ouvertement cosmopolite de cette « caste » qui enracine l’idée d’une séparation totale avec le peuple resté lié à la Nation.
Mais, ce type de représentation n’est pas propre à l’imaginaire politique français. On le retrouve dans de nombreux pays. Il en est ainsi de l’opposition entre un « peuple » travailleur et une « élite » corrompue, que l’on retrouve aux Etats-Unis avec l’opposition entre Washington et « Capitol Hill », assimilé à la noblesse britannique et l’américain moyen qui se représente comme le descendant légitimes des « insurgents ». Il faut savoir que le populisme fait parti de la culture politique des Etats-Unis depuis longtemps. Ce qui semble nouveau, tant dans la cas de Trump que dans celui de Bernie Sanders, c’est que les grands courants de « l’establishement » politique, tant chez les Républicains que chez les Démocrates, ne soit plus capable de canaliser cette dimension populiste.
Mais, si l’on revient en Europe, il y a quelque chose de nouveau dans la poussée actuelle du populisme. De fait à l’image habituelle des représentations populistes, les « petit contre les gros », est venue se superposer une autre, plus moderne et plus redoutable dans ses effets : celle d’une élite technocratique qui dépossède les électeurs de leur pouvoir et qui conduit le pays progressivement vers la tyrannie. Cette nouvelle image devient aujourd’hui de plus en plus prégnante en Europe depuis maintenant une quinzaine d‘années. Et il y a des raisons bien réelles à cela. De fait, l’événement fondateur de cette représentation a été la confiscation du vote des électeurs français et néerlandais lors du référendum de 2005 sur le Traité Constitutionnel Européen. D’autres cas sont venus renforcer cette représentation et plus généralement le fait que la voix du peuple soit de moins en moins écoutée accrédite bien entendu cette image. C’est ce qui explique la radicalisation des opinions populistes aujourd’hui en Europe.
Il est aujourd’hui évident que l’Union européenne concentre une large part du ressentiment contre les «élites ». Les partis populistes, d’ailleurs, se positionnent essentiellement en critique ou en opposition radicale à l’UE. Mais, la montée de ces partis s’explique aussi, et il ne faut pas l’oublier, par les dérives anti-démocratiques que l’on observe dans ces différents pays. Le fait que depuis une quinzaine d‘années, en Europe, on puisse associer les dérives anti-démocratiques et la construction européenne a constitué un terreau des plus fertiles au développement du populisme. En un sens, il le rend inévitable.
Alexis Franco – Existe-t-il un dénominateur commun aux « élites » dénoncées partout en Occident, tant sur le plan des méthodes employées que de l’idéologie qu’ils véhiculent ?
La montée d’un pouvoir à la fois technocratique, en cela qu’il entend substituer des choix « techniques » aux choix politiques, mais aussi oligarchique, ce que l’on constate avec la crise des classes moyennes et l’ouverture de l’écart entre les plus riches et le reste de la population est le grand dénominateur commun des élites modernes. Elles sont fondamentalement oligarchiques dans leurs intérêts, mais elles dissimulent cela derrière un discours qui se prétend fondé en technique, et ce discours est essentiellement d’apparence économique. J’avais identifié cette évolution dans mon livre de 2002, Les économistes contre la démocratie.
L’abus des techniques dites de « communication » qui ont remplacé dans les grands partis le discours politique (au sens de la définition du bien commun), la collusion entre les politiques dominants et les journalistes, collusion qui va jusqu’à l’intime – que les politiques se mettent en couple avec des journalistes ou qu’ils livrent à pâture leur intimité aux journalistes – constituent les méthodes de cette élite oligarcho-technocratique.
On revient ici à la critique du libéralisme articulée par Carl Schmitt. Ce qui est en cause c’est la dépersonnalisation de l’action politique. Cette dépersonnalisation conduit à une dépolitisation des sociétés, processus qui porte en lui le germe de leur disparition. Dans les régimes actuels dits de démocratie parlementaire, le pouvoir en apparence n’est plus celui des hommes mais celui des lois. Or, ces les lois ne “règnent” pas ; elles s’imposent comme des normes générales, de manière « technique », aux individus. Dans un tel régime, il n’y a plus de place pour la controverse et la lutte pour le pouvoir et pour l’action politique[1]. Il n’y a plus de place que pour une polarité entre raisonnement que l’on prétend technique et posture morale. On a donc bien cette dépolitisation du politique qui est ressentie comme une agression insupportable par une majorité du peuple car elle vise à lui retirer cette capacité de décider, c’est à dire sa souveraineté. C’est ce qu’une partie des analystes politiques ne comprend pas, parce qu’ils ne comprennent pas la place fondatrice de la souveraineté dans la démocratie. Tel est le thème de mon récent livre Souveraineté, Démocratie, Laïcité[2]. Mais, facteur aggravant, cette dépolitisation se fait sous couvert d’un discours moralisateur, la « posture morale », qui caractérise une large part des politiques depuis la fin des années 1980 et ce que l’on avait appelé la fameuse « génération morale ».
En réalité, ce système de références n’est qu’une apparence, une idéologie au sens marxiste du terme. Il n’existe que pour masquer le pouvoir – lui bien réel – de ce que j’ai appelé l’élite oligarcho-technique. Cela est devenu manifeste aujourd’hui à de plus en plus de gens. C’est ce qui explique le succès croissant des mouvements populistes. Mais, le sentiment d’avoir été dépossédé du pouvoir démocratique se combine de plus avec un réel sentiment de rage qui provient du fait que ceux qui ont capturé à leur profit la politique, ceux qui ont tiré profit de cette dépossession du plus grand nombre, l’on fait sous couvert de la morale. Il est difficile d’imaginer une situation pire que celle ou un petit groupe commet des actes contraires à la morale mais au nom de cette dernière. L’effondrement politique, mais aussi moral, de ce que l’on a appelé la « génération morale », cette génération devenue politiquement adulte sous Mitterrand dont Hollande est un représentant, ne laisse derrière lui que décombres et désillusions.
Alexis Franco – Si les élites devaient se remettre en question, que devraient-elles changer pour retrouver la confiance du peuple ?
Il faudrait que ces élites comprennent la nature profonde de ce processus duquel elles participent et qu’elles acceptent de le remettre en cause. Mais, pour cela, il faudrait que ces élites soient disposées à remettre en cause l’idéologie qui légitime leur pouvoir. Il est très peu probable qu’il en soit ainsi. Cela équivaudrait, pour cette classe politique, à « gauche » comme à droite, de commettre un véritable suicide.
Il faut donc revenir sur ce qui légitime cette dépossession du pouvoir mais aussi cet accaparement inouï de richesses auquel ces élites se livrent, dans une parfaite bonne conscience, sous nos yeux. L’idéologie qui est censée légitimer cela c’est la transformation du projet européen en une religion dont ces élites se sont constituées tout à la fois le clergé et le bras séculier. Des personnages sont ainsi devenus des archétypes, Jean-Claude Juncker pour la Commission européenne, Pierre Moscovici, ou Dijsselbloem. Ils allient en eux tout à la fois l’arrogance de ces élites en train de se transformer en caste, le pouvoir de dire le « dogme » de cette religion associé au pouvoir de décider et de nuire – ce que l’on a appelé le bras séculier – et enfin l’immense accaparement d‘avantages matériels divers et (a)variés qui les qualifie comme membres de l’oligarchie.
Mais, cette transformation de la construction européenne en une nouvelle religion s’est accompagnée de la prise de mesures qui sont en train de tuer l’Union européenne. Et à cet égard, le rôle de l’Euro a été important. Le fait est aujourd’hui reconnu par des autorités en économie. Lord Mervyn King, l’ancien gouverneur de la Bank of England ou Banque Centrale du Royaume-Uni (de 2003 à 2013), vient de sortir un livre[3] dans lequel il étrille l’Euro et dont le journal britannique The Telegraph a publié des « bonnes feuilles »[4]. On annonce la sortie d’un nouvel ouvrage de Joseph Stiglitz, ci-devant prix Nobel, entièrement consacré au risque que l’Euro fait peser sur l’économie de l’Union européenne[5]. La sortie de ces deux ouvrages est symptomatique. Depuis la crise entre l’Eurozone et le gouvernement grec du premier semestre 2015, les langues se délient, et la parole se libère. Il y a ici une dimension politique, et c’est la question de la souveraineté à laquelle j’ai consacré un récent ouvrage[6], et il y a une dimension économique, celle que traitent King et Stiglitz. Plutôt que de l’admettre, l’élite se jette à corps perdu dans une fuite en avant européiste dont les conséquences seront catastrophiques. Clairement, elle n’est plus capable de remettre en cause sa croyance religieuse. Il faudra donc s’en débarrasser.
Car, la seule manière de sortir de cette situation pour des dirigeants politiques serait de refaire de la politique, non pas tant sur des sujets que l’on dit sociétaux, piste sur laquelle s’aventure et se perd Nicolas Sarkozy, mais sur le fond : notre rapport à l’UE, le modèle économique et social que nous voulons pour les trente prochaines années, la question des alliances de notre politique étrangère et enfin la question des institutions et de la réintroduction de véritables mécanismes démocratiques. Mais, on doit alors constater qu’il n’y a en France que trois personnes à porter, avec d’ailleurs des différences substantielles entre eux un tel discours profondément politique : Marine le Pen, Nicolas Dupont-Aignan et Jean-Luc Mélenchon. Il sera donc des plus instructif de regarder où montera l’addition de leurs voies au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Car, ne nous y trompons pas, ces trois candidats, au-delà de leurs désaccords, renouent avec le politique dans leurs discours.
Alexis Franco – Combien de temps cette situation pourra-t-elle durer ? Quelle pourrait en être l’issue en France ?
Il est aujourd’hui évident que la fracture entre l’élite, ce que Jean-Pierre Chevènement appelait « l’établissement » et la majorité de la population est un fait politique majeur. On n’a pas assez dit en quoi la victoire du « non » lors du référendum de 2005 avait été un premier soulèvement démocratique contre cet « établissement ». Ce soulèvement, pour être victorieux, peut nécessiter des postures populistes.
Dans certaines conditions, la légitimité charismatique, qui est au cœur du populisme, permet de revigorer la démocratie. Le principal ennemi de l’Etat démocratique, et des principes de l’ordre démocratique, n’est pas l’Etat réactionnaire, mais bien en réalité l’Etat collusif, cet Etat dominé par la caste oligarcho-technocratique, vers lequel nous nous acheminons depuis maintenant une trentaine d’années. L’Etat démocratique qui allie la légitimité démocratique et la légitimité bureaucratique est traversé par une contradiction assez fondamentale entre ces deux formes de légitimations. L’Etat collusif apparaît – hélas – comme la forme la plus stable en dynamique de ces structures de légitimation, suivi par l’Etat populiste (la combinaison de la légitimité charismatique et de la légitimité démocratique). Pour éviter que l’Etat démocratique ne se transforme en Etat collusif, il faut réintroduire en son sein une dimension charismatique et donc de formes de l’Etat populiste. Cela pose la question du politique et de la politique. Le politique se définit par l’opposition amis/ennemis. Dans la sphère du politique, on est en présence d’affrontements irréductibles qui impliquent alors au sein de chaque camp, des alliances jusqu’au moment où la question définissant l’opposition initiale est tranchée. Dans le domaine de la politique l’expression des diverses sensibilités retrouve ses droits et la présence de désaccords persistant redevient légitime.
Tel est donc l’enjeu des conflits politiques actuels. On sait qu’au sein du mouvement espagnol PODEMOS, il y a une dimension charismatique évidente. Il convient dès lors de dégager la notion de populisme de ses atours négatifs. Le populisme, au sens des formes politiques renvoyant à la légitimité charismatique, n’est pas la démagogie. Cela renvoie au problème de l’action décisionnelle, l’acte de gouvernement, mais aussi à la question de l’action exceptionnelle qui nécessite justement cette forme de décision.
Désormais, entre la caste oligarcho-technocratique et ses opposants, la fracture est profonde et irrémédiable. Mais à cela s’ajoute le fait que le pouvoir, Hollande et Valls, est profondément déconsidéré et délégitimé.
Ce pouvoir peut se maintenir par une combinaison de force répressive et d‘artifices. Il se reposera sur des mécanismes institutionnels (comme le 49-3), tout comme il cherchera à soudoyer certains segments de la société dans une logique clientéliste qui est le pendant de sa nature profonde oligarchique. Mais, il sera sans cesse confronté à des révoltes locales. Nous allons vivre des mois très troublés, mais l’élection présidentielle prendra la nature d’un référendum. Si, du moins, on arrive jusque là.
Jacques Sapir (RussEurope, 12 juin 2016)
[1] Bellamy R., (1994). ‘Dethroning Politics’: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F. A. Hayek. British Journal of Political Science, 24, pp 419-441.
[2] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.
[3] King, Mervyn A., The End Of Alchemy: Money, Banking And The Future Of The Global Economy, Londres, Little, Brown.
[4] http://www.telegraph.co.uk/business/2016/02/28/lord-mervyn-king-forgive-them-their-debts-is-not-the-answer/
[5] Stiglitz Joseph E., The Euro: And its Threat to the Future of Europe, New Yok, Allen Lane, 2016.
[6] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Michalon, Paris, janvier 2016.