La gouvernance contre la démocratie
L’ordre politique européen s’est forgé au cours de l’histoire autour de différents principes que l’on nomme aujourd’hui « démocratie » pour faire court, mais qui sont en réalité beaucoup plus anciens :
- - le respect de la souveraineté des Etats et aussi de la personne des gouvernants, même en cas de guerre ;
- - le consentement des citoyens à la guerre ;
- - la définition d’un ordre judiciaire propre, découlant des législations adoptées par les citoyens et fondé progressivement sur l’égalité juridique des citoyens ;
- - le consentement aux dépenses de l’exécutif, et par conséquent à l’impôt qui les finance, par ceux qui y sont soumis.
Ces principes sont aujourd’hui – et de plus en plus – bafoués au sein de la prétendue Union européenne (UE). En d’autres termes, nous ne vivons plus en démocratie telle que la concevaient les Européens jusqu’alors.
Aux ordres de l’OTAN
Le consentement à la guerre n’existe plus aujourd’hui. C’est l’OTAN et donc en réalité les Etats-Unis qui décident à notre place. Les Européens ne font que suivre.
La Constitution de 1958 prévoyait que la déclaration de guerre devait être autorisée par le Parlement au-delà d’un certain délai. Cette disposition répondait, bien sûr, au souci de la mise en œuvre immédiate de la dissuasion nucléaire, qui s’accommodait mal d’un débat parlementaire. Mais l’exception est devenue la règle.
Les multiples aventures militaires dans lesquelles nous avons été impliqués depuis le dernier quart du XXe siècle, que ce soit dans les Balkans ou pour « protéger le peuple libyen », ont été imposées par les exécutifs et, en outre, sans déclaration de guerre en bonne et due forme. « L’UE c’est la paix » mais on fait quand même la guerre aux autres sans le reconnaître.
Le fait que les forces armées soient de plus en plus, en Europe, constituées de soldats de métier ne change rien à la chose : les nations sont mises devant le fait accompli. D’ailleurs l’exemple de la Belgique est caricatural : alors que ce pays n’avait plus de gouvernement, il s’est trouvé engagé dans une « coalition » pour aller guerroyer en Afghanistan ou ailleurs. La guerre est l’ « ultima ratio regum », comme il était écrit sur l’artillerie de Louis XIV, c'est-à-dire le « dernier argument des rois », l’expression suprême de la souveraineté. Le fait qu’un pays sans gouvernement parte en guerre démontre que son peuple a en réalité perdu toute souveraineté et qu’il ne joue plus que le rôle de valet d’armes au service des puissants.
Il n’y a plus de souveraineté des Etats ni de statut spécial de leurs dirigeants
Aujourd’hui les soldats européens sont de plus en plus requis pour imposer par la force des changements politiques à des Etats souverains, sous des motifs les plus divers mais en général présentés comme « humanitaires », que ce soit sous l’égide de l’OTAN ou de « coalitions » de rencontre. Il s’agit d’imposer aux Serbes la partition du Kossovo, de faire partir Saddam Hussein ou Kadhafi, voire demain d’imposer à la Syrie ou à l’Iran de changer de gouvernement.
Le principe « d’ingérence humanitaire » et le « devoir de protéger », forgés pour la circonstance, servent de justification médiatico-politique à ces aventures. Mais ces dernières violent en réalité un principe jusque-là essentiel : celui de la non-ingérence dans les affaires des Etats, justement, principe dont la France s’était pourtant faite le champion au XXe siècle. Or l’ingérence tue la démocratie, au lieu de la promouvoir comme voudrait nous le faire croire l’oligarchie. Elle introduit la violence dans la politique. Cette utilisation de la force contre des Etats souverains qui ne nous menacent point aboutit à banaliser l’idée que l’on n’a plus à respecter la souveraineté d’autrui. Or la souveraineté n’est que l’acception politique du mot liberté, pourtant aujourd’hui si galvaudé.
Comme le montre aussi le livre d’Etienne Dubuis L’Assassinat des dirigeants étrangers par les Etats-Unis (Favre, 2011), ces opérations militaires camouflées n’hésitent plus à frapper directement les dirigeants et leurs familles. En rupture, là aussi, avec une tradition européenne séculaire.
Elles créent un fâcheux précédent, enfin. Car qui nous dit que demain on ne mobilisera pas la force pour chasser du pouvoir un gouvernement européen qui déplairait aux autres ? Ou qui provoquerait une prétendue « urgence humanitaire » en voulant, par exemple, rétablir l’ordre des banlieues en proie aux violences ethniques ?
La mise en tutelle des législateurs
L’ordre juridique n’est plus défini par les législateurs mais par les juges. C’est ce que l’on nomme en novlangue « l’état de droit » ; traduisez par : souveraineté des juges et plus précisément de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).
Au nom de cet « état de droit », les lois votées par les parlements ne sont valides que si elles sont conformes à l’idéologie dont la CEDH se veut le farouche gardien en dernier ressort ; en particulier si elles se conforment à l’idéologie des droits de l’homme et au fameux principe de « non discrimination ». Les législations doivent aussi passer le premier filtre du contrôle de constitutionnalité (le Conseil constitutionnel en France) qui remplit au niveau des Etats la même fonction. Une pyramide d’engagements internationaux achève de boucler le dispositif. Cela signifie, en fin de compte, que des juges inamovibles se font juges des lois votées par les parlements qui, eux, sont élus.
De fait les parlements ont vu leurs attributions législatives se réduire de plus en plus : pour l’essentiel ils se bornent à traduire en droit national (on dit « transposer ») des directives élaborées ailleurs, par les fonctionnaires de l’Union européenne. L’initiative des lois est, en outre, désormais avant tout dans les mains des exécutifs. En clair : ce ne sont plus les « représentants du peuple » qui font les lois mais l’oligarchie de ceux qui ne sont pas élus par le peuple. L’absence de referendum d’initiative populaire renforce évidemment cette évolution oligarchique du système politique.
La destruction de la citoyenneté
Cette prise du pouvoir par les juges s’est traduite non par un progrès, comme voudrait nous le faire croire la propagande de l’oligarchie, mais par une profonde régression politique : elle signe en effet la destruction de la conception européenne de la citoyenneté.
La citoyenneté reposait, en effet, sur une logique de préférence, principalement nationale et donc territoriale. La mise en œuvre du principe de « non-discrimination », sur lequel se fonde la jurisprudence des juges « européens », détruit cette logique. En fait, il détruit tout ordre politique et c’est d’ailleurs bien sa fonction dernière puisque l’UE veut détruire les Etats et les nations. Ce principe n’est en effet que le reflet, dans l’ordre juridique, de la théorie du laisser faire laisser passer économique : il sert à détruire les protections culturelles et politiques créées par les sociétés humaines.
Selon le principe de non-discrimination, les étrangers sont appelés à avoir en tout les mêmes droits que les nationaux, que les autochtones. « Les étrangers sont chez nous, chez eux » disait François Mitterrand. Il n’y a donc plus de limite à l’espace politique et la citoyenneté se trouve dévalorisée. Les débats récurrents sur le droit de vote des étrangers s’inscrivent dans cette logique perverse : le droit de suffrage, qui est pourtant un droit politique essentiel puisqu’il détermine soit le choix des représentants, soit, en cas de référendum, une décision directe, est ainsi en passe d’être galvaudé. N’importe qui, dès lors qu’il est présent sur un territoire, devrait avoir les mêmes droits politiques que les citoyens qui y résident d’une façon permanente. En outre les gouvernements, par crainte de « discriminer » et d’être sanctionnés par les juges, en viennent à se préoccuper prioritairement des « minorités » et à délaisser la majorité de la population.
Le vieux principe européen qui voulait que la politique soit déterminée par l’accord de la majorité, qui remonte au moins aux cités grecques, est aujourd’hui foulé aux pieds. Les majorités ne sont plus seulement « silencieuses » : elles sont muselées.
La fin de la démocratie financière
L’Union européenne, et tout particulièrement la zone euro, s’est construite par la destruction de la souveraineté monétaire et douanière des Etats et sur l’encadrement de leur souveraineté budgétaire. Le principe du consentement à l’impôt par les citoyens était donc déjà un peu encadré par les exigences du pacte de stabilité et de la mise en place de l’euro.
Mais la crise des dettes souveraines nous fait franchir une nouvelle étape, celle de la mise en place progressive d’une « gouvernance financière » : en clair, de la mise en place d’une tutelle des Etats par les marchés.
L’exemple de la Grèce est éclairant. Les ministres des Finances de la zone euro lui ont non seulement imposé des plans de rigueur à répétition, impliquant notamment une hausse des impôts sans demander leur avis aux citoyens grecs, mais, en outre, quand le premier ministre a envisagé de soumettre ces mesures à référendum, on l’a menacé de suspendre l’aide à la Grèce. Enfin la Commission européenne, la BCE et le FMI ont exigé, le 7 novembre, pour verser la 6e tranche de l’aide, que les partis qui soutiennent le gouvernement prennent l’engagement par écrit de respecter les mesures réclamées par les bailleurs européens et le FMI.
C’est la première fois que l’on prend ainsi en otage les partis d’un pays : en clair, en Grèce, la politique des partis de gouvernement n’est plus définie par leurs adhérents ni leurs dirigeants mais par les banques et les marchés.
Par ailleurs, lorsqu’a été évoquée l’éventualité d’une sortie de la Grèce de la zone euro, la Commission européenne a tenu à rappeler que cette éventualité n’était nullement prévue par les traités : l’euro serait donc un choix irréversible ? C’est une contradiction dans les termes…
Les changements de gouvernement dans la zone euro, que ce soit en Grèce, en Italie ou en Espagne doivent maintenant complaire plus aux financiers internationaux qui constituent les fameux « marchés » qu’aux électeurs.
Mais ce n’est évidemment pas fini. La Commission européenne vient de proposer un renforcement de son rôle et un contrôle plus strict des budgets nationaux, avec la possibilité de recommander des amendements en cours d’exécution, car il convient, a souligné M. Barroso, de « rendre les parlements nationaux plus conscients des règles européennes »… sic ! (le Bulletin quotidien du 17 novembre 2011). Traduisez par : plus obéissants !
Le président de l’Union européenne, H. Van Rompuy, a pour sa part été plus loin le 16 novembre en proposant de retirer le droit de vote aux pays jugés « laxistes » en matière de finances publiques. Sa position a sa logique, tant il est vrai que celui qui perd la maîtrise de ses finances perd sa souveraineté tout court ! Mais cela confirme que le législateur budgétaire est appelé à devenir un législateur croupion au sein de l’UE, avant tout soumis à la Commission et au diktat des marchés, et, d’une façon beaucoup plus épisodique, aux électeurs.
La gouvernance contre les peuples
Il est manifeste que l’oligarchie entend profiter de la crise des dettes souveraines – qu’elle a pourtant provoquée et qui constitue de ce fait un échec manifeste de sa part – pour renforcer sa domination sur les peuples européens.
Dans le paradis de l’UE, les frontières sont des passoires, les délinquants sont multirécidivistes, on a instauré la préférence immigrée, on fait la guerre chez les autres et le chômage progresse. Car les marchés exercent la véritable souveraineté et mettent les peuples en sujétion.
On aurait donc pu s’attendre à un peu de modestie de la part de ceux qui sont responsables du naufrage. Mais c’est mal les connaître !
Pour l’oligarchie, les peuples européens, qui sont perçus non comme des compatriotes mais comme une simple ressource au service des marchés, doivent désormais filer budgétairement et économiquement droit, comme ils doivent obéir au politiquement correct et comme ils ne doivent voter que pour les seuls candidats intronisés par le système. Tout se tient.
C’est d’ailleurs pourquoi tout s’effondrera en même temps : l’économie financière, le politiquement correct et le pouvoir de l’oligarchie !
Michel Geoffroy (Polémia, 30 novembre 2011)