Nous reproduisons ci-dessous un article de Claude Bourrinet, cueilli sur Voxnr et consacré à la vogue des prénoms sans racine...
Mon prénom est personne
Une famille nordiste voulant prénommer Daemon leur fils nouveau-né, s'est vue assignée à comparaître devant le tribunal de Cambrai, qui juge cette initiative non conforme à l'intérêt de l'enfant, en vertu de l'article 157 du code civil. Porter un tel prénom, qui rappelle plus le Malin que le facétieux génie socratique, risque fort, en effet, de livrer ce pauvre môme à la risée de ses petits camarades. Les parents avancent qu'il est porté par de nombreux Américains, et qu'il apparaît dans la distribution d'un feuilleton télévisuel.
Mais il est vrai que le ridicule, dans ce domaine, n'a plus de limites. Non seulement des abrutis lobotomisés, américanisés, exhibent leur aliénation comme un trophée, mais même le clergé y va de sa partition, que l'on connaît bien, sur l'air gentillet que l'on emprunte maintenant pour tout excuser ou justifier. Ainsi, ces sectateurs de la boîte à décerveler, paradoxalement, ont-ils eu l'idée de faire baptiser leur diablotin. Que croyez-vous qu'il arriva ? Un exorcisme ? Non, le prêtre, bien représentatif d'une l'Eglise abandonnée à la modernité la plus stupide, n'y a vu aucun inconvénient, "tous les enfants étant fils de Dieu".
Certains parents inventent des prénoms, qui sonnent comme des pseudonymes showbiz, ou carrément comme des marques ou des noms de médicaments, dotés qu'ils sont de sonorités rares, de ce snobisme qui aime les syllabes en xy, en a, les hiatus inouïs, les combinaisons improbables, les articulations qui accrochent comme des slogans. Ou bien, on traficote des prénoms déjà existants, les amputant, les tordant, les mettant à la question. Chacun aura un exemple proche à fournir, une invention grotesque pour nourrir le rire moqueur ou le rictus de mépris. C'est le produit infect de notre société narcissique, égocentrique et consumériste, en même temps qu'un aveu de déracinement. La règle est le caprice. On crée son nom comme on adopte un chien, comme on achète un produit, ou plutôt comme on mène désormais sa vie, à la manière de l'enfant qui mélange tout, salé, sucré, visqueux et caca, pipi et rêvasserie.
Dans la Tradition la plus antique, le nom que l'on portait indiquait la lignée à laquelle on appartenait, par exemple la gens Julia, désignait un sens religieux, ou bien une signification existentielle. Hélène vient de Sélèné, qui est la déesse de la Lune. Sophie renvoie à la Sagesse. Théophile est celui qui aime Dieu. Toutes les religions proposent des prénoms qui, si on les prend au sérieux, sont susceptibles d'induire un comportement, voire un destin. Même ceux qui n'ont pas de signifié intrinsèque, peuvent évoquer des personnages. Pierre, Jean, Jacques, sont des noms qui appartenaient à des apôtres. Combien de Sud Américains ont-ils appelé leur fils Napoléon, ou Lénine ? L'octroi ou le don d'un nom n'était pas à prendre à la légère.
Dans les romans de Chrétien de Troyes, par exemple, le chevalier ne le livre pas spontanément. Il y réside une charge secrète, un pouvoir qui rend fort, si l'on sait l'utiliser de manière adéquate, en le révélant à un ami, ou qui rend faible, quand on le donne inconsidérément à un ennemi. Dans le même temps, le nom participe à la construction de la personne : Perceval ne connaît le sien que par une demoiselle, et en même temps comprend-il la réalité des choses, et son propre être, sa propre autonomie. Lorsque Ulysse répond à Polyphème, qui signifie en grec ancien « qui parle beaucoup, bavard » ou « très renommé », que son nom est « Personne », il nous conduit, par anticipation, à une analyse très perspicace de notre société : elle est ce géant, ce cyclope, qui devient vite aveugle, qui s'enivre et se laisse berner, brutal, barbare, stupide, croyant toute parole mensongère tout en en abreuvant autrui, vivant dans l'illusion de la grotte, et ayant perdu le sens véritable du langage. Aussi, en traquant « Personne », ne rencontre-t-il que le vide. Littéralement, le nom de cette société est bien un agglomérat de sons creux, un assemblage insane d'anonymats : elle vit dans la fausseté des opinions vulgaires, dans l'oubli de l'origine, dans l'obscurité des passions viles, et dans une erreur douloureuse, qui, finalement, la conduit à la catastrophe.Claude Bourrinet (Voxnr, 3 décembre 2011)