L'Homme, entre chien et loup
Un verre de vin mouillé d'un soupçon d'eau, est-ce toujours du vin ? Certes non, s'indigneront les puristes, quand d'autres, moins sourcilleux, concéderont que, peut-être... Mais à partir de quelle proportion d'eau n'est-ce vraiment plus du vin ? La moitié ? La moitié plus une molécule ?
Et un homme coupé de rat ou de brocolis, est-ce encore un homme ? A partir de quelle proportion de gènes animaux ou végétaux n'est-ce plus un humain ? D'un cerveau branché, après un accident, sur un robot de survie, dira-t-on que c'est une machine ou une personne ? Les progrès de la technologie - transgenèse et hémi-synthèse humaines, prosthétique et biotronique - peupleront la conscience moderne de créatures mi-chèvre mi-chou, mi-figue mi-raisin, mi-carpe mi-lapin, mi-or mi-plomb, qui n'en finiront pas de l'interpeller, voire de la déchirer : ces alliages innommables, ni tout-à-fait humains ni totalement animaux, ni franchement naturels ni vraiment artificiels, qui devra en prendre soin ? Les médecins, les vétérinaires ou les électromécaniciens ? La sécurité sociale remboursera-t-elle leur maintenance ? Si elle refuse, auront-ils la faculté de demander réparation en justice ? Au fait, jouiront-ils des droits de l'homme ? De certains d'entre eux, peut-être ? Dans ce cas, de quelle portion des-dits droits devra bénéficier le chimpanzé, sachant que son génome diffère du nôtre de 1,2% seulement ?
Partout l'actualité suscite de semblables questionnements, de portée moindre, parfois, mais engendrant toujours un même désarroi. Dans l'ordre politique, par exemple : La France, à partir de quelle concentration d'Africains, Maghrébins et Chinois n'est-elle plus la France ? Un gouvernement, à partir de combien de ministres de gauche n'est-il plus de droite ? Que faire de la Turquie, ni tout à fait européenne, ni totalement asiatique ? La Chine est-elle le dernier bastion du communisme ou l'avant-garde du capitalisme ? Quand deux avions de ligne détruisent les Twin Towers, est-ce un crime de droit commun ou un acte de guerre ? Et à propos, à partir de combien de victimes peut-on parler de guerre ? A deux, on reste dans l'ordre de grandeur de la nuisance individuelle ; à dix, on entre probablement dans la zone du crime organisé ; à cent mille, on est clairement dans l'apanage des Etats. Mais à 2973, nombre de celles qui furent relevées des décombres du 11 Septembre ?
Ou dans l'ordre économique : quand la dette d'un ménage américain se retrouve, après une longue et opaque série de transactions, dans le bilan d'une banque européenne, quid de la relation créancier-débiteur ? L'emprunteur américain fait défaut, mais c'est le client de la banque européenne qui se voit refuser un crédit. Quant au prêteur initial, il y a longtemps qu'il a tiré ses marrons du feu, rémunéré pour un risque qu'il n'a pas pris, quand le précédent est pénalisé pour une dette qu'il n'a pas souscrite.
Ou encore, dans la sphère éthique : la vie, à partir de quel stade devient-elle humaine ? Dès la fécondation ? A la naissance ? Plus tard encore ? Le débat passionna la fin du 20ème siècle. Quant au nôtre, il se déchirera autour de la question symétrique : à quel moment cesse-t-elle, cette vie, d'être pleinement humaine ? A la mort clinique ? Cérébrale ? Ou sitôt que, pour une raison ou une autre, elle « ne vaudra plus la peine d'être vécue » ? Quel traitement réserverons-nous dès lors à ces êtres « plus tout-à-fait humains » ? Le débat sur les êtres « pas encore humains » fonda notre droit à l'interruption volontaire de grossesse. Celui qui se développe actuellement préparerait-il un droit à l'interruption volontaire de vieillesse ?
Animal/homme, synthétique/naturel, autochtone/étranger, droite/gauche, Europe/Asie, communisme/capitalisme, paix/guerre, créancier/débiteur, vie/mort, humain/non-humain... c'est à une véritable crise de la disjonction que nous nous trouvons confrontés. La modernité se brouille avec des ontologies établies, pour certaines, dès la Préhistoire. Partout où prévalaient des oppositions tranchées entre catégories disjointes, le développement des sciences, des moeurs, des idéologies et des sociétés insinue de l'entrelacé, du dégradé et de l'indémêlable. Là où nous peinâmes, des millénaires durant, à creuser des discontinuités, notre siècle brutalement réinstaure du continu. Le monde était tout en contrastes, le voici tout estompé.
Mauvais coup pour nos neurones. Depuis l'aube de la pensée, ils étaient accoutumés à percevoir et manipuler des entités discrètes - les Nombres, Formes et Idées de Platon, les idées « claires et distinctes » chères à Descartes. Dans l'ordre spatial ils avaient pris l'habitude de discerner des essences pures au sein de champs hétérogènes, dans le temporel des états stables au fil de fluctuations continues. Au terme de ce processus d'échantillonnage du réel, de réduction des dispersions à des valeurs centrales, de la variété à des types, tout ce que l'univers contenait de matière à penser s'était trouvé comme condensé en quelques astres massifs - les concepts qui jusqu'à ce jour structuraient nos perceptions et précontraignaient nos actions. L'espace intersidéral était réputé vide, et les rares résidus y dérivant encore destinés à tomber, tôt ou tard, dans l'orbite de l'étoile la plus proche.
Pour prix du renoncement de notre intelligence à saisir le réel en sa totalité, nous gagnâmes la science. Or voici qu'elle nous apprend que la masse totale de matière à penser excède de beaucoup la somme de celles des astres qui hantaient notre univers mental. Ironie de l'histoire : c'est la science elle-même qui, en découvrant un nombre toujours croissant d'entités atypiques - voire en leur donnant le jour - attire aujourd'hui notre attention sur cette matière noire à l'ignorance méthodique de laquelle elle doit l'existence.
Voilà donc ce qui se joue en ce début de millénaire : une révolution cognitive et épistémologique, un point d'inflexion historique où l'esprit - après un long détour par la pureté des concepts, la clarté des disjonctions, l'exclusive des logiques, et grâce précisément aux outils forgés au cours de ce détour - découvre et fabrique partout de la transition, du continu, du gradient, de la fusion, du flou. Notre style de représentation préféré - cette « ligne claire » délimitant de grands aplats homogènes qui prévalut, des grottes de Lascaux aux bandes dessinées de Hergé, en passant par les cartes géographiques et les fresques de la haute Egypte - s'avère inadéquat, et nos outils de prédilection - logique du tiers exclu, calcul des prédicats, ordinateurs digitaux - irrelevants.
L'émergence de modes de représentation et d'instruments de pensée adaptés sera la grande affaire de l'esprit dans les âges à venir. Plusieurs siècles s'écouleront sans doute avant que nos pupilles, accoutumées à la lumière crue des soleils artificiels, accommodent aux lueurs incertaines du crépuscule : songeons aux vingt-cinq qui furent nécessaires, depuis Antigone, aux concepts d'individu et de droits attachés à la personne, pour s'imposer - encore qu'imparfaitement - à la conscience universelle. A plus courte échéance - les deux ou trois décennies dont les lecteurs de ce texte ont une chance raisonnable d'être les acteurs - trois ordres de pathologies peuvent être redoutés :
- Les paniques cognitives en réponse à des situations inédites que nos vieilles catégories ne savent pas prendre en charge. La guerre d'Irak nous en offre une illustration spectaculaire. Dans l'urgence d'un événement proprement impensable, les décideurs américains opérèrent une série de replis successifs sur des positions cognitives préparées à l'avance. Le 11 Septembre fut ainsi, faute de modèle plus pertinent, assimilé à un acte de guerre, Al Qaeda à un Etat agresseur et l'Afghanistan d'abord, l'Irak ensuite, substitués à ce dernier lorsqu'il s'avéra ne pas présenter les caractéristiques - notamment géographiques, démographiques et patrimoniales - désirables d'un point de vue militaire conventionnel : car où faire la démonstration de l'efficacité vengeresse de ses missiles quand l'adversaire n'a pas de territoire, épancher son courroux quand il n'a pas de populations civiles, prélever un butin quand il n'a aucun actif ?
- La glaciation doctrinale autour des identités menacées, le raidissement des nostalgiques de la clarté-distinction, l'insurrection des adeptes d'ontologies obsolescentes, la réaffirmation violente des particularismes, le culte frénétique des exceptions, les exclusions et excommunications réciproques, la balkanisation, enfin, des grands ensembles géopolitiques et idéologiques dont la formation, surmontant les clivages historiques, avait jusqu'ici semblé jalonner la marche de la civilisation. Plus significative à cet égard que les haines immémoriales des fanatiques - telle celle qui depuis l'origine de l'Islam ensanglante shiites et sunnites - qui finissent, tant elles sont récurrentes, par faire partie du décor, est la récente revendication de l'Eglise catholique romaine de Benoît XVI à détenir seule « l'intégrale vérité du christianisme », par laquelle cette institution, jusqu'ici plus portée au dialogue, porte un coup peut-être fatal à un effort lent mais continu de réunification des églises néotestamentaires.
- Le Kriegsweh, enfin, ce désir, cette terrifiante nostalgie de guerre, qui s'empare des désemparés quand, à bout de désarroi, ils se laissent fasciner par la clarté qu'elle instaure, les distinctions qu'elle impose - entre amis et ennemis, ceux qui sont avec nous et ceux qui sont contre nous, ceux qui partagent nos valeurs et ceux qui s'y opposent, les alliés et les traîtres, les combattants et les lâches -, et les jugements expéditifs qu'elle autorise. L'homme du crépuscule chérira la guerre, non pour l'hégémonie, le pétrole ou même les idées, mais pour sauvegarder, aussi longtemps que possible, son esthétique de la ligne claire.
Jean-Michel Truong
Texte publié pour la première fois in De qui demain sera-t-il fait ? Institut Aspen France, Editions Autrement, Paris 2008