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  • L'immaturité permanente...

    Les éditions Kontre Kulture viennent de publier un essai de Thomas Boussion intitulé L'immaturité permanente - Combattre l'infantilisation des esprits.

     

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    " Depuis quelques années, nous assistons à l’émergence d’une idéologie issue du gauchisme qui, sous prétexte de bienveillance, conduit à une volonté de destruction, d’effacement, de dénonciation de tout ce qui, dans nos sociétés, notre civilisation ou notre histoire, pourrait offenser des minorités éternellement désignées comme victimes. Cette idéologie, le wokisme, revêt ceux qui y adhèrent d’un manteau de pureté morale qui les place, dans la construction mentale qu’ils se font du monde, tout en haut de la hiérarchie : ils sont les « éveillés ». En réalité, cette idéologie fait des ravages au sein même de ses militants qui ne voient plus le monde que comme une série de rapports binaires et antagonistes, monde et civilisation dont ils sont issus et qu’ils haïssent. Mais qu’est-ce qui pousse vraiment ces chevaliers du bien à tant de violence contre tous ceux qui ne partagent pas leur vision, contre leurs ancêtres et finalement contre eux-mêmes ?

    En réalité, ce mouvement s’inscrit dans un processus bien plus large et bien plus profond, un changement de paradigme qui affecte de plus en plus nos sociétés occidentales, un rapport au monde qui est celui de l’enfance, vue non pas comme un stade de l’évolution de l’individu, mais comme une « matrice intellectuelle faite de catégories, de raisonnements et de valeurs, qui déterminent des choix, des actes ou encore des prises de position idéologiques ». L’auteur se donne ainsi comme objectif de comprendre quelles sont « les conséquences politiques de la persistance de cet état chez l’adulte, c’est à dire la manière dont une conception infantile de soi et du monde peut déterminer, au-delà des apparences et parfois à son insu, la place réelle d’un individu dans l’espace politique », en analysant le concept d’enfance, ses manifestations sur le plan sociétal et sur le plan psychologique, en décrivant la place qu’elle prend dans nos sociétés et finalement en démontrant comment cette immaturité permanente « se révèle le terreau privilégié de l’inconscience politique – et donc de toutes les manipulations ». "

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  • Dans la tête de « Jupiter »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Johan Hardoy, cueilli sur Polémia et consacré à l'absence de toute vision politique liée au bien commun chez Emmanuel Macron. Il s'inspire dans son analyse de l'essai de Thomas Viain intitulé La sélection des intelligences - Pourquoi notre système produit des élites sans vision (L'Artilleur, 2024).

     

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    Dans la tête de « Jupiter »

    Le 6 février dernier, sous le titre Des élites dirigeantes sans vision qui pensent comme ChatGPT, Polémia a publié une recension du livre stimulant de Thomas Viain, La Sélection des intelligences, qui critique le mode de pensée des élites issues des grandes écoles. L’auteur observe qu’Emmanuel Macron emploie une forme de langage, typique des « bêtes à concours », qui rappelle étonnamment celui d’une intelligence artificielle. Ce président « jupitérien » ne serait-il donc que le fils de son époque ? Se prévaloir d’un tel patronage n’est pourtant pas anodin, mais Marx nous a appris que l’Histoire se répétait une première fois comme tragédie et une seconde fois comme farce.

    Un bref détour par l’Agora

    Thomas Viain, qui est énarque, agrégé de philosophie et manifestement honnête homme, considère avec Socrate que le bien est à la source de toutes nos actions : « Nul ne fait le mal volontairement », mais par l’effet d’une passion déraisonnable qui n’a pour source que l’ignorance.

    Dans le Gorgias, Platon met en scène Socrate qui dénonce la rhétorique des sophistes comme un art du mensonge dépourvu de base solide. Ignorant délibérément ce qui est juste ou injuste et se faisant fort de soutenir une thèse et son contraire, ces rhéteurs se font fort de manipuler l’opinion, contrairement au philosophe qui consacre sa vie à rechercher le bien et l’excellence de l’âme en s’appuyant sur des éléments rationnels et cohérents.

    Dans ces dialogues, Calliclès refuse les arguments de Socrate en défendant une morale aristocratique opposant les forts et les faibles. Il affirme que l’homme fort doit donner libre court à ses passions en exprimant ses désirs conformément aux lois de la Nature, tandis que les philosophes se révèlent incompétents pour le gouvernement de la Cité et ne sont habiles que dans la formation des jeunes gens.

    Pensée classique et pensée IA

    Dans son livre, Thomas Viain définit la « pensée verticale » comme un mode de réflexion reposant sur des principes supérieurs hiérarchisés dont l’origine remonte à Platon et Aristote.

    A contrario, la « pensée horizontale », étrangère à l’héritage grec mais valorisée de nos jours par l’institution scolaire et les « élites », s’organise « en réseau » et sans hiérarchisation des concepts. Ce défaut d’articulation globale aboutit logiquement à employer, via une « façon très plate et uniforme d’argumenter », un type de langage qui ressemble trait pour trait à celui de l’intelligence artificielle.

    Emmanuel Macron et son projet

    Thomas Viain cite ainsi Emmanuel Macron et son fameux « en même temps » comme un exemple typique de la « pensée horizontale » des meilleurs élèves issus des grandes écoles.
    En dépit de ses études de philosophie, le Chef de l’État aurait tout simplement oublié les principes légués par les Grecs, ou du moins les cantonnerait à un niveau périphérique, contrairement à un Charles de Gaulle féru de culture classique et animé par l’idée directrice de la grandeur de la France.

    L’aptitude avérée du Président à dire une chose et son contraire dans un intervalle de temps très bref ne serait donc pas la marque d’un manque de conviction, ni, à l’instar des sophistes, d’une volonté de manipuler son auditoire, mais la conséquence d’un type de pensée reposant sur « une sorte de bric-à-brac de liens entre auteurs, sources, théories, arguments et contre-arguments permettant d’avoir un avis pondéré et informé sur tout ».
    Ses convictions se manifestent d’ailleurs dans son obstination, reconnue par ses opposants, à mettre en place un projet de société fondé sur une vision du monde globaliste et néo-libérale.

    Macron m’a tuer

    Pour le dire de façon lapidaire, nous pensons qu’Emmanuel Macron est animé par une farouche volonté de puissance individuelle qui le rend étranger à toute notion de bien commun. Pour celui qui estime qu’il existe une diversité de culture dans notre pays et non une culture française, tout en participant activement à la vente d’Alstom à General Electric, que peut bien vouloir signifier une France forte et souveraine ?

    Ses orientations politiques erratiques découlent essentiellement de l’obligation de récompenser ceux qui l’ont fait roi, à savoir tels ou tels établissements financiers ou cabinets de conseil anglo-saxons, combinée avec le soin de conserver les faveurs de ceux qui pourraient lui permettre, un jour prochain, d’occuper un poste prestigieux au sein des institutions européennes.

    Depuis le début de sa présidence, il a pu exprimer pleinement les sentiments et les principes sur lesquels repose sa conception du monde, cocktails d’hédonisme électro (peut-être sous l’influence de Dame Brigitte) et de ferveur plus ou moins partagée avec des footballeurs dans les vestiaires, conjugués à des formules méprisantes sur les « Gaulois réfractaires », « ceux qui ne sont rien » et autres « salariées illettrées ».

    De toute évidence, l’intéressé se révèle emblématique de la sécession des élites avec le peuple théorisée par Christopher Lasch.

    Un épigone « 2.0 »

    Compte tenu de sa formation philosophique, peut-on cependant lui attribuer une influence majeure qui lui servirait d’inspiration ou de figure tutélaire ?

    Ses mémoires d’étude ont été dédiés à deux penseurs politiques, Hegel et Machiavel, mais il paraît difficile d’admettre que ces deux philosophes, qui avaient assurément le sens de l’État, puissent constituer pour lui des références intellectuelles, sauf à envisager le machiavélisme dans son acception vulgaire désignant la seule volonté de conquérir et de conserver le pouvoir par tous les moyens. Une définition conforme à la pratique de notre Président mais de piètre intérêt philosophique et, surtout, peu originale dans le milieu politique.

    Écartons également son éventuelle adhésion à des thèses relevant du darwinisme social, qui ont certes promu les notions de « lutte pour la vie » et de « survie des plus aptes » comme moteur du « progrès », mais dont l’attention pour la puissance collective restait essentielle dans la perspective des rapports de force internationaux.
    Nous nous souvenons dès lors du fameux Calliclès et de son apologie des « forts », qui donnent libre court à leurs passions sans se soucier de la morale commune.
    Bien que son immaturité patente le desserve, accueillons donc notre Jupiter parmi les avatars post-modernes du rhéteur grec…

    Imaginons un instant que Socrate puisse rencontrer Macron dans les rues d’Athènes. Le philosophe n’aurait simplement qu’à l’écouter… En effet, pourquoi contredire un Macron ? Il est tellement plus simple d’attendre qu’il change d’avis !

    Johan Hardoy (Polémia, 23 février 2024)

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  • Tolkien et l'Antiquité...

    Les éditions des Classiques Garnier viennent de publier un ouvrage collectif dirigé par Dimitri Maillard et intitulé Tolkien et l'Antiquité - Passé et Antiquités en Terres du Milieu. Docteur en histoire, Dimitri Maillard est maître de conférence à Paris VIII et spécialiste de la Rome antique. On trouvera dans le volume une contribution de Damien Bador qui avait également collaboré au numéro de Nouvelle École (n°70, 2021) consacré à Tolkien.

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    " Longtemps l’Antiquité dans l’œuvre de Tolkien, du Seigneur des Anneaux au Silmarillion, a pâti de la comparaison avec le Moyen Âge. On sait désormais que les mythes antiques, d’Orphée à l’Atlantide, de la chute de Troie à l’Énéide, ont permis à Tolkien de donner une profondeur historique réaliste à son univers : l’Antiquité y apparaît en tant que la période la plus ancienne de notre histoire, transposée en Terre du Milieu de façons multiples. "
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  • 1934-2024 : d’une révolte à l’autre ?...

    Sur Tocsin, Roxane recevait Olivier Dard pour évoquer avec lui les événements de février 1934 et les leçons qu'on peut en tirer par rapport à la crise politique et sociale actuelle...

    Professeur d'histoire contemporaine à l'université Paul Verlaine de Metz, Olivier Dard est, en particulier, l'auteur de Voyage au coeur de l'OAS (Perrin, 2005) et de Charles Maurras - Le maître et l'action (Armand Colin, 2013). Il vient de publier, avec Jean Philippet, Février 1934 - L'affrontement (Fayard, 2024).

     

                                               

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  • Manie épistolaire...

    Les éditions Gallimard viennent de publier une sélection de lettres de la correspondance de Cioran intitulée Manie épistolaire - Lettres choisies (1930-1991).

    Philosophe et écrivain roumain d'expression française, Emile Cioran est l'auteur d'une œuvre marquée par l'ironie et le pessimisme avec des livres comme Précis de décomposition, La tentation d'exister ou De l'inconvénient d'être né. Mais avant cela, il a été un jeune intellectuel fasciné par le fascisme.

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    " « La lettre, conversation avec un absent, représente un événement majeur de la solitude. Cherchez la vérité sur un auteur plutôt dans sa correspondance que dans son œuvre. L’œuvre est le plus souvent un masque.»

    Sélectionnées parmi plusieurs milliers dans les archives personnelles de Cioran, les cent soixante lettres ici réunies, la plupart inédites, sont adressées à sa famille et à ses amis, en Roumanie puis en France, à ses pairs et à ses lecteurs. On y croise notamment Aurel, son petit frère séminariste, Mircea Eliade, Carl Schmitt, Jean Paulhan, François Mauriac, María Zambrano, Samuel Beckett, Armel Guerne, Roland Jaccard, Clément Rosset, mais aussi la "Tzigane", sa dernière histoire sentimentale. Lucides, ironiques, existentielles, elles composent entre dix-neuf et soixante-dix-neuf ans un autoportrait intime et intellectuel de l'auteur de Précis de décomposition, et révèlent le génie de Cioran pour un art épistolaire qu'il mettait au-dessus de tout. "

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  • Ce n’est pas toujours la faute à Rousseau !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean Montalte, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à Rousseau.

    Pour aller plus loin dans ces réflexions on pourra se reporter :

    - à un article d'Alain de Benoist, intitulé «Relire Rousseau ? », publié dans la revue Études et recherches (n°7, 1989) ;

    - au dossier de la revue Éléments (n°143, avril 2012) consacré à Rousseau;

    - ou encore à un article d'Alain de Benoist , intitulé «Rousseau contre les Lumières », publié dans le numéro de Nouvelle École de l'année 2016.

     

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    Ce n’est pas toujours la faute à Rousseau !

    Littérature et politique. Maurras, à la fois penseur politique et critique littéraire, associait ces deux disciplines pour les fondre dans un même processus de pensée visant à dégager les lignes de force qui innervent le monde moderne. Dans son texte à la fois court et dense consacré à la Révolution et au Romantisme, il s’emploie à montrer l’étroite solidarité de la décadence littéraire et de la décadence politique. Il écrit, à rebours de Taine qui attribuait à l’esprit classique l’élaboration de l’esprit révolutionnaire : « Romantisme et Révolution ressemblent à des tiges, distinctes en apparence, qui sortent de même racine. » Sa critique porte principalement sur trois auteurs, à savoir Rousseau, Chateaubriand – faux allié de l’Ancien Régime, anarchiste authentique, toujours selon Maurras – et Victor Hugo, qui sema la zizanie en divinisant le mot, véritable invitation à la déclamation stérile, ignorante des chaînes logiques, garde-fous qu’impose l’esprit classique. Je vais me borner à examiner quelques aspects de la doctrine de Rousseau, eu égard aux griefs qui lui sont traditionnellement adressés. Il ne s’agit pas ici de soutenir que Maurras avait intégralement tort dans sa critique, mais d’apporter quelques nuances et contrepoints.

    Rousseau, le mauvais sauvage

    Parlant du rôle de Rousseau dans la Révolution, c’est-à-dire dans la subversion, Maurras écrit : « La gloire de la France et l’hégémonie de Paris furent employées à répandre les divagations d’un furieux. Ce sauvage, ce demi-homme, cette espèce de faune trempé de la fange natale, avait plu par le paradoxe et la gageure de son appareil primitif. » En somme, Rousseau est un barbare et il vient secouer le joug de la civilisation pour la faire régresser, critiquant les arts, les lettres, la tradition, le passé, la société, les institutions, la religion – « La profession de foi du vicaire savoyard » se passe bien d’une quelconque médiation ecclésiale –, et la morale hétéronome, qui ne jaillit pas directement de la conscience subjective, leçon que Kant retiendra à sa manière quelque peu rigide, sous la forme de l’impératif catégorique.

    Pour neutraliser les aspects corrosifs de la pensée de Rousseau, il fut de bon ton de considérer en lui le seul artiste. Le style de Rousseau est, certes, enchanteur. Il ne faudrait pourtant pas se laisser abuser par son éclat au point de masquer les qualités spécifiquement intellectuelles, qui, au-delà des habiles paradoxes dont il a le secret, font de Rousseau un dialecticien plus subtil qu’il n’y paraît. La finesse et la complexité de sa pensée ne sont pas celles d’un seul sensitif, d’un primitif mal dégrossi qui n’aurait su se dégager du « bourbier barbare » dont l’art de la dialectique a justement pour tâche, selon Platon, de nous extirper. Quant à faire de lui l’ennemi de toute civilisation, l’apôtre du bon sauvage, il n’est pas inutile de rappeler ce texte décisif où l’auteur évoque le passage de l’état de nature à l’état social, tiré du Contrat social, tant les préjugés ont la vie dure : « Quoiqu’il se prive dans cet état civil de plusieurs avantages qu’il tienne de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »

    Pour conclure sur ce point, Ernst Cassirer écrit dans son ouvrage Le problème Jean-Jacques Rousseau : « On s’est obstiné à l’accuser de vouloir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les académies et replonger l’univers dans sa première barbarie, et il a toujours insisté au contraire sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne ferait qu’ôter les palliatifs en laissant les vices et substituer le brigandage à la corruption. »

    Il faut cependant noter qu’il fut le premier à transporter la question classique de la théodicée, à savoir la présence du mal en dépit de la toute puissance et de l’infinie bonté de Dieu, dans le domaine social. En effet, niant que le mal tirât son origine de Dieu ou de l’homme, ce qui est l’alternative traditionnellement posée, il les dédouane tous deux pour accabler la société seule. Ce qui laisse une brèche ouverte à une critique de la société en tant que telle, jusque dans sa légitimité à exister. De là à en faire l’ancêtre des social justice warriors, c’est une audace herméneutique dont nous nous dispenserons. Il n’en reste pas moins que cette critique n’est pas le dernier mot de Rousseau sur cette question et que, s’il prête le flanc à des interprétations anarchisantes, c’est à condition d’occulter une part essentielle de sa pensée.

    La maître et ses (faux) disciples

    Goethe a cette fameuse formule : « Avec Voltaire un monde finit, avec Rousseau, un monde commence. » Rousseau, ayant conscience d’avoir pour tâche d’édifier sur les ruines éboulées à venir d’un monde qui chancelle, déroute par l’originalité de sa pensée. Ernst Cassirer, encore : « En morale, en politique, en religion, en littérature comme en philosophie, Rousseau renie et brise les formes inscrites qu’il y découvre – au risque de laisser le monde sombrer à nouveau dans l’état originaire et informel, l’état de “nature”, et ainsi de le livrer en un certain sens au chaos. Mais c’est au sein de ce chaos, qu’il invoque, que s’affermit sa propre force créatrice. »

    C’est ici que je risquerais une analogie avec la peinture de Tuner qui nous offrait une nouvelle vision du monde à l’ère romantique, dont l’apparent chaos n’était que le reflet d’une nouvelle naissance à son stade inchoatif. John Ruskin l’exprime en toute clarté par ces mots : « Au point de vue technique, toute la puissance de la peinture repose dans notre capacité à retrouver cet état que l’on pourrait nommer l’innocence de l’oeil, c’est une sorte de vision enfantine qui perçoit les taches colorées en tant que telles sans saisir leur signification – tout comme un aveugle les verrait si la vue lui était soudainement rendue. » Au fond, tout grand artiste devrait avoir pour ambition de nous faire assister à la naissance du monde. Et Rousseau fut l’exact contemporain de la gestation d’un nouveau monde. Quoi d’étonnant à ce que l’expression de sa pensée prenne des apparences embrouillées, contradictoires et chaotiques ? C’est une pensée en mouvement, une odyssée dans un monde dont les assises sont en passe d’être ébranlées, où le couchant se distingue malaisément du levant, comme dans tout crépuscule. Rousseau, malgré les tares d’humanité qu’il a lui-même documentées, était conscient de la nécessité d’une refondation. S’il a finalement échoué, et c’est la thèse du grand historien de la philosophie Alexis Philonenko, il n’en a pas moins contribué à exposer les forces contradictoires qui se livreraient bataille au cœur de la sensibilité moderne. Un travail de synthèse intellectuelle qui résorberait ces contradictions est toujours à accomplir. Un Hegel, un Musil n’y ont pas suffi et nous sommes toujours tributaires des apories soulevées par l’auteur de l’Émile, tant elles collent si bien à l’esprit moderne lui-même, dont nous n’avons pas loisir de nous déprendre si facilement, quand bien même le désir en serait vif.

    Il lui est souvent attribué des fautes qui incombent uniquement à leurs auteurs directs : d’avoir inspiré tour à tour le régime de la Terreur, d’être l’inspirateur des hippies et des libertaires ; pour d’autres d’avoir formulé avant l’heure une doctrine fasciste d’absorption de l’individu par l’État, d’avoir prôné une éducation laxiste, véritable forgerie en série d’enfants rois. Rousseau n’a-t-il pas écrit : « Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable ? C’est de l’accoutumer à tout obtenir » ?

    Chesterton disait que le monde moderne était rempli de vertus chrétiennes devenues folles, le monde post-moderne est, lui, rempli de vertus modernes devenues débiles. Rendons grâce à Rousseau, entre autres mérites, d’avoir condamné par avance les fraudes idéologiques qui prétendent nous en imposer : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. »

    Jean Montalte (Site de la revue Éléments, 21 février 2024)

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