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  • Maître ou esclave ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin,  cueilli sur son site personnel et consacré à la sujétion sanitaire qui impose progressivement au sein de la population une conception dégradée de la vie, reposant sur sa prolongation et non sur sa qualité.

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

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    Maître ou esclave ?

    « La vie vaut ce que nous sommes capables de risquer pour elle ».

    La parabole du Maître et de l’esclave figure dans la « Phénoménologie de l’Esprit », l’une des œuvres maîtresses du philosophe allemand Hegel. Son enseignement est brutal ; ceux qui mettent leur vie en jeu sont les maîtres, ceux qui attendent leur protection d’un autre sont les esclaves.

    La parabole d’Hegel retrouve une cruelle actualité en cette période de COVID19. Il faut y penser et y repenser sans cesse. Car elle interroge le paradigme dominant de l’Europe et de quelques autres sociétés avec elle. Vers quel avenir nous conduit la préférence sans limites pour la vie qui tient tout gouvernement, toute autorité, responsable de la vie longue, sans maladie, sans accident et sans handicap pour tous ? Et, de manière plus large, et donc indécidable ; vers quel modèle de vie nous conduit l’obsession de la précaution, du risque zéro, du « care » permanent — vers quel modèle de confort douillet ou de cauchemar ?

    Trois faits obligent à poser la question

    D’abord, les données connues sur la réalité de la pandémie de COVID19. Dans leur immense majorité, les cas graves et les victimes sont des personnes âgées de plus de 80 ans, souffrant d’un ou plusieurs facteurs de comorbidité, tels que le diabète, l’insuffisance cardiaque et respiratoire ou l’obésité, et donc l’espérance de vie était inférieure à une année sans le COVID. Plus de 90 % des cas de personnes plus jeunes présentent de tels facteurs de comorbidité, au point que les personnes jeunes ou adultes en parfaite santé victimes du COVID sont l’exception. Les assureurs pourraient le dire ; les quelque 50 000 décès attribués au COVID en France ne représentent qu’un nombre dérisoire d’années de travail perdues, et un nombre très faible d’années de vie en bonne santé et en toute autonomie perdues.

    Ensuite, les données inconnues à ce jour — ou non diffusées. Par exemple, sur les traitements par lesquels des médecins ont aidé leurs clients à surmonter les premières atteintes de la pandémie. Beaucoup ont traversé l’épreuve sans suites, et à moindres frais, bien aidés par leur médecin de famille, bien avant l’arrivée de vaccins supposés être la panacée, et qui semblent se révéler décevants (notamment en Israël). Par exemple aussi, sur les modes de contamination réels, qui semblent rendre accessoires et le port du masque et les distances sociales si inégalement observées — allez prendre le métro à Paris ou Bruxelles aux heures de pointe !  

    Enfin, l’extraordinaire censure qui pèse sur toute opinion, toute information, tout conseil non conforme aux objectifs des « Big Pharma «  et de l’industrie de la santé. Le renforcement des contrôles sur les médecins libéraux, la restriction de leur liberté de prescription sous l’égide du Conseil de l’ordre, leur mise à l’écart spectaculaire du processus de vaccination, le terrorisme corporatiste dont différents médecins ou experts ont été victimes, traduit une prise de pouvoir des industriels sur les indépendants, et une volonté d’étouffer toute contestation de l’ordre de la médecine numérique et des ‘Big pharma’ qui nous fait entrer dans un nouvel âge du ‘soigner-guérir’.

    Un goût perdu pour la liberté ?

    En un mot, l’homme devient une machine comme les autres, le corps est un ensemble de pièces mécaniques comme les autres, l’Intelligence artificielle indifférente au cadre familial, au contexte social, à l’origine et au mode de vie, doit en finir avec la médecine libérale et le ‘médecin de famille’ — en existe-t-il encore de ceux dont la seule arrivée valait déjà réconfort ? — pour que la maladie devienne la ressource illimitée des laboratoires pharmaceutiques, des fabricants d’algorithmes, des petites mains qui établissent les diagnostics — et de ceux dont elle finance les campagnes électorales.

    Ces constats d’une sujétion sanitaire établie renvoient à Hegel. Avec une soumission avérée, les populations européennes préfèrent : ‘une minute monsieur le Bourreau’ à leur liberté. Il leur est affirmé qu’ils vivront plus longtemps à la condition d’abdiquer toute autonomie individuelle. Ils l’acceptent. Mais quelle est cette vie sous le masque, quelle est cette vie confinée, quelle est cette vie sans les autres, les rencontres, les échanges, la découverte, le spectacle et la fête ? Tout au long de ce stupéfiant épisode de fabrique de l’obéissance, ce sera la dignité des philosophes que d’avoir posé la question ; que vaut une vie privée de la culture, de la rencontre, de l’amitié, une vie végétative, une vie réduite à la survie ?

    Il faut d’ailleurs signaler que bien peu de politiques et aussi de religieux, ont su poser les questions qui comptent, et qui vont bien au-delà de la critique, justifiée ou non, de l’intendance gouvernementale et de la logistique sanitaire. Où sont ces élus qui n’avaient que le mot ‘culture’ à la bouche ? Ceux qui répétaient ‘libertés publiques, libertés individuelles’ comme des perroquets ? Au nom de quoi tolérer l’entassement du métro et du RER, mais fermer les restaurants ? Au nom de quoi accepter les files d’attente aux portes des magasins ou au comptoir des ‘fast food’ qui prospèrent sur la crise, mais refuser que les cinémas ou les théâtres acceptent, par exemple, que leurs sièges soient occupés au quart de leur capacité, et détruire le spectacle vivant ? Au nom de quoi enfin interdire la libre circulation dans tout ce que la France compte d’espaces vides, de chemins de randonnée et de forêts ? Et sans masques !

    Soir après soir, ceux qui croient qu’ils gouvernent exposent une joie malsaine à imposer des restrictions, à détailler de nouvelles contraintes, à agiter les sanctions prévues contre les contrevenants. Et sans doute agissent-ils avec la double crainte, d’un côté d’être accusés de trop en faire, et d’achever de ruiner une économie et des professions au bord du gouffre, de l’autre, d’être poursuivis, de voir leur responsabilité pénale engagée, et de passer le reste de leur vie à se défendre — la menace n’est pas théorique, et il faudra bien un jour délivrer la décision et l’action politique de la menace paralysante du droit. Mais ils participent à la tentative de ‘nouvel ordre social’, de ce ‘Great Reset’ qui voit l’hypercapitalisme inventer une société de l’obéissance et de la conformité, et les libertés économiques, en particulier celles de constituer des monopoles mondiaux, rêver d’en finir avec les libertés politiques — notamment celle de mal voter.

    La question posée par la pandémie de COVID19 n’a en réalité que bien peu à voir avec chiffres, statistiques et origine du virus. Elle porte sur la conception de la vie. Qu’est-ce qu’une vie ? Qu’est-ce qui fait qu’une vie vaut d’être vécue ? Est-ce qu’une vie sans rencontres, sans concerts publics, sans cinémas, sans expositions, sans théâtres, une vie sans restaurants, sans manifestations culturelles, reste une vie ? Qu’est-ce qui fait une bonne vie ? La séparation physique d’avec les autres, la distanciation sociale, l’enfermement à domicile, devant son écran, valent-ils les quelques mois, quelques années de vie qu’ils sont prétendus aider à gagner ?

    La question fait partie des trous noirs des sociétés développées, libérales, modernes. Il n’est pas permis d’interroger ce qu’est une vie bonne, encore moins d’en proposer des modèles. C’est du moins ce que l’individualisme radical répond au travail millénaire des penseurs, des savants et des politiques qui se sont attachés à définir, dans des sociétés particulières, à des moments particuliers de leur histoire, ce qui faisait une vie bonne. Sénèque, Montaigne, Rabelais sont loin. Et le Décalogue. Nous payons ce manque. Car ceux qui n’ont pas appris qu’une vie bonne a pour première condition la liberté d’être sont promis à l’esclavage que leur promet le seul attachement à la durée d’une vie dans laquelle plus rien ne reste de vivant.

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 30 janvier 2021)

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  • L’homme contemporain en valet de chambre sycophante...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Robert Redeker, cueilli sur son journal en ligne, La Vanvole, et consacré à la médiocrité de notre époque, qui conjugue voyeurisme et délation... Philosophe, Robert Redeker est notamment l'auteur de Egobody (Fayard, 2010), Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015), L'école fantôme (Desclée de Brouwer, 2016) ou dernièrement L'éclipse de la mort (Desclée de Brouwer, 2017).

     

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    L’homme contemporain en valet de chambre sycophante

    Nous n’avons peut-être pas assez médité une phrase, pourtant célèbre, de La Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, ce grand livre publié en 1807.  Hegel, on s’en souvient, admirait Napoléon, dont il dit, lorsqu’il le vit traverser Iéna où il enseignait la philosophie, qu’il avait vu passer l’âme du monde sur son cheval.

    « Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre ; mais non pas parce que le héros n’est pas un héros, mais parce que le valet de chambre est un valet de chambre, avec lequel le héros n’a pas affaire en tant que héros, mais en tant que mangeant, buvant, s’habillant, en général en tant qu’homme privé dans la singularité du besoin et de la représentation. » Bien entendu Hegel ne vise pas des métiers, mais des états d’esprit. Par « héros », il entend le grand homme. Par « valet de chambre », il entend l’immense majorité des hommes lorsqu’ils n’élèvent pas leur niveau de compréhension du monde, aussi bien sous l’aspect de la nature que sous celui de l’histoire. « Esprit » avons-nous dit ? Non, c’est « âme » qu’il faut dire, « esprit » renvoyant seulement à la simple psychologie. Grand homme et valet de chambre sont finalement des états et des étages de l’âme humaine. De toute âme humaine.

    Les êtres humains sont des valets de chambre lorsqu’ils ne voient dans les grands hommes et les grandes œuvres que la copie de ce qu’ils croient savoir d’eux-mêmes, ou de ce qu’ils croient être lorsqu’ils n’ont jamais entrepris de s’élever.  Surtout : lorsqu’ils sont tentés de trivialiser tout ce qui paraît les dépasser. Le valet de chambre, finalement, c’est l’homme qui regarde ce qui est au-dessus de lui par le trou de la serrure, et qui imagine que la réalité s’arrête à ce qu’il voit à la dérobée par ce truchement. Il constate avec plaisir que le grand homme est tout petit, qu’il a une existence biologique semblable à celle de tous les autres. Que la grande œuvre qui suscite l’admiration paraît naître de racines peu glorieuses. Le grand homme ne le dépasse pas. Cela le rassure. Ce matérialisme vulgaire est une des formes du nihilisme ; il se révèle mortel pour l’espèce humaine dans la mesure même où il est à la fois une exaltation de la médiocrité et une animalisation, une réduction de l’homme à l’animal. Il est également l’un des effets pervers de la passion de l’égalité, apparue à l’époque moderne, utilisée en cette occurrence comme une égalisation par le bas. Le valet de chambre en arrive involontairement à dévaloriser la vie humaine en rabattant ce qui la magnifie sur ses aspects les plus triviaux.

    Etage le plus bas de l’âme humaine, ce valet de chambre est l’homme contemporain quand il regarde une émission de téléréalité taillée sur le modèle de Loft story ou La Ferme Célébrités. Ces programmes sont fabriqués pour transformer chacun de nous en valets de chambre. Autrement dit : pour empêcher l’âme de déployer ses ailes. Pour l’empêcher d’avoir conscience d’elle-même. Mais il y a plus : les réseaux sociaux, tout particulièrement Facebook et Twitter, n’ont de cesse de se déchaîner contre toutes les personnes qui dépassent par leurs talents ou leurs opinions la moyenne. Trop souvent, ils ne cherchent qu’à rabaisser et à discréditer. On y rencontre une rage et une joie malsaines d’avilir. Roman Polanski, ce grand artiste, en fait les frais depuis des années. Par rapport à sa vie privée, les utilisateurs des réseaux sociaux se conduisent en voyeurs. Et voilà Polanski jugé et condamné par la foule innombrable et perverse des voyeurs digitaux ! La particularité des procès conduits par les valets de chambre sur Internet tient dans la permanence de l’accusation, un peu comme dans Le Procès de Kafka. On n’est pas jugé et condamné une fois, pour un forfait ponctuel, qui tourne la page, on l’est tout le temps, le forfait étant tenu pour continu. Avec la posture du valet de chambre, revanche de la médiocrité qui ne supporte pas ce qui la dépasse, ce n’est pas seulement le discrédit de telle ou telle personne, c’est le discrédit de la vie, de l’humain, qui se généralise. Remarquons que c’est aussi le discrédit de l’art : on condamne l’œuvre par ce qu’on a vu de l’artiste à travers le trou de la serrure. Les réseaux sociaux amplifient le voyeurisme de la téléréalité, ils le généralisent à toute la planète.

    Dans l’antiquité grecque, à Athènes, comme nous le rapporte Plutarque, sycophante était une fonction dans le système juridique. Son métier : délateur professionnel. La suite logique du voyeurisme est la dénonciation. La délation. Le lynchage numérique. Tout cela bien entendu, sans laisser aucun droit à la défense, de façon tout à fait partiale et arbitraire. Le jury est la foule anonyme des internautes, que l’on peut comparer au « gros animal » qui chez Platon désigne le peuple. Le gros animal est à la société ce que le ventre est à chaque homme. Les réseaux sociaux, qui, à la façon d’un « gros animal », sont un gigantesque dispositif d’espionnage et de dénonciation réciproques des êtres humains, transforment ainsi la société : société des valets de chambre, côté pile, société des sycophantes, côté face.

    En relisant cette phrase de Hegel sur le héros et le valet de chambre, l’on se rend compte qu’elle colle à notre époque : celle des réseaux sociaux.

    Robert Redeker (La Vanvole, 20 décembre 2019)

     

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  • L'art d'écrire de Machiavel...

    Les éditions du Cerf viennent de publier un essai de Philippe Bénéton intitulé Niccolò Massimo - Essai sur l'art d'écrire de Machiavel. Agrégé de sciences politiques et professeur à l'université de Rennes, Philippe Bénéton est l'auteur de deux essais importants,  Les Fers de l'opinion (PUF, 2000) et Le dérèglement moral de l'Occident (Cerf, 2017). Il a également rédigé quatre entrées pour le Dictionnaire du conservatisme (Cerf, 2017).

     

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    " Les lecteurs de Machiavel forment une troupe nombreuse où se mêlent les philosophes et les rois, les empereurs et les tyrans. Le Prince est de toutes les oeuvres de la pensée politique la seule qui ait durablement accroché l'intérêt des hommes de gouvernement : Charles-Quint en avait fait un de ses livres de chevet, Frédéric II s'efforça de le réfuter, Napoléon voulut qu'il fût dans ses bibliothèques successives, Mussolini en écrivit une préface. Staline l'annota. Hitler dit l'avoir lu et relu. Du côté des écrivains et philosophes, la liste est longue et prestigieuse : Bodin, Bacon, Marlowe, Spinoza, Montesquieu, Rousseau, Hegel, Nietzsche... Mais qu'y a-t-il donc dans ce livre ambigu, écrit avec brio et semé de contradictions ? Pour tenter d'y voir clair, Philippe Bénéton mène une vaste enquête sur l'art d'écrire du Florentin : des explications de texte serrées, une analyse systématique des sources, la confrontation du témoin Machiavel avec l'histoire de son temps. D'étape en étape, les brouillards se dissipent. Machiavel apparaît comme un maître dans l'art de la rhétorique. Quant à son intention profonde, il s'avère qu'elle n'est guère au diapason de ce que dit la doxa contemporaine. Il y avait une énigme Machiavel : voilà sa solution machiavélique. "

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  • Commentaires sur l’extrême radicalité des temps derniers...

    Les éditions du Retour aux Sources viennent de publier un essai de Francis Cousin intitulé Commentaires sur l'extrême radicalité des temps derniers - Critique de la dictature démocratique du spectacle de la marchandise terminale. Docteur en philosophie et penseur radical, Francis Cousin est l'auteur de Critique de la société de l'indistinction (Editions Révolution sociale, 2007) et de L'être contre l'avoir (Le retour aux Sources, 2012).

     

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    " Voilà plus de trente ans que Francis Cousin s'est attaché à produire une critique radicale du spectacle mondialiste de la marchandise autocratique, de sa décadence universelle, de ses manœuvres monétaires intensives et de ses grandes manipulations terroristes étatiques. Ainsi, il en dé-voile ici la généalogie, le développement et la fin en identifiant la dialectique historique des longues durées par laquelle a pu finir par se réaliser l’économie politique de la tyrannie démocratique du mouvement de l’argent. Il est, entre autres ouvrages, l’auteur de L’Être contre l’Avoir

    En prolongement de la pensée critique des présocratiques, de Hegel et de Marx et en relation avec les luttes pratiques du mouvement communier multiséculaire, il dé-crypte le devenir du temps long dans une série de Commentaires où la pensée radicale permet à la fois de démontrer et dé-monter le mensonge quotidien qui, dans chaque fait, laisse apparaître les déterminations et les forces productives de la vie fausse…

    En s’appuyant sur la tradition primordiale de la communauté de l’Être telle qu’elle exprime la vie générique du cosmos non divisé par le travail aliénatoire des échanges, Francis Cousin nous invite à nous émanciper de la liberté despotique de la vérité inversée. Oui, ce sont bien les puissances ténébreuses de l’accumulation capitaliste qui sont partout à l’œuvre et ce sont elles que l’humanité tout entière doit affronter en s’appuyant sur une conscience d’insoumission enfin retrouvée pour que la négation spectaculaire de l’épanouissement humain soit niée à son tour. "

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  • Qu'est-ce qu'un événement ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Grégoire Gambier, cueilli sur le site de l'Iliade, l'institut pour la longue mémoire européenne, et consacré à la notion d'événement...

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    Qu'est-ce qu'un événement ?

    Les attaques islamistes de ce début janvier 2015 à Paris constituent à l’évidence un événement. Tant au sens historique que politique et métapolitique – c’est-à-dire total, culturel, civilisationnel. Il provoque une césure, un basculement vers un monde nouveau, pour partie inconnu : il y aura un « avant » et un « après » les 7-9 janvier 2015. Au-delà des faits eux-mêmes, de leur « écume », ce sont leurs conséquences, leur « effet de souffle », qui importent. Pour la France et avec elle l’Europe, les semaines et mois à venir seront décisifs : ce sera la Soumission ou le Sursaut.

    Dans la masse grouillante des « informations » actuelles et surtout à venir, la sidération politico-médiatique et les manipulations de toute sorte, être capable de déceler les « faits porteurs d’avenir » va devenir crucial. Une approche par l’Histoire s’impose. La critique historique, la philosophie de l’histoire et la philosophie tout court permettent en effet chacune à leur niveau de mieux reconnaître ou qualifier un événement. « Pour ce que, brusquement, il éclaire » (George Duby).

    C’est donc en essayant de croiser ces différents apports qu’il devient possible de mesurer et « pré-voir » les moments potentiels de bifurcation, l’avènement de l’imprévu qui toujours bouscule l’ordre – ou en l’espèce le désordre – établi. Et c’est dans notre plus longue mémoire, les plis les plus enfouis de notre civilisation – de notre « manière d’être au monde » – que se trouvent plus que jamais les sources et ressorts de notre capacité à discerner et affronter le Retour du Tragique.

    Tout commence avec les Grecs…

    Ce sont les Grecs qui, les premiers, vont « penser l’histoire » – y compris la plus immédiate.

    Thucydide ouvre ainsi son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « Thucydide d’Athènes a raconté comment se déroula la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Il s’était mis au travail dès les premiers symptômes de cette guerre, car il avait prévu qu’elle prendrait de grandes proportions et une portée dépassant celle des précédentes. (…) Ce fut bien la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna pour ainsi dire la majeure partie de l’humanité. » (1)

    Tout est dit.

    Et il n’est pas anodin que, engagé dans le premier conflit mondial, Albert Thibaudet ait fait « campagne avec Thucydide » (2)

    Le Centre d’Etude en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées analyse comme suit ce court mais très éclairant extrait :

    1) Thucydide s’est mis à l’œuvre dès le début de la guerre : c’est la guerre qui fait événement, mais la guerre serait tombée dans l’oubli sans la chronique de Thucydide. La notion d’événement est donc duale : s’il provient de l’action (accident de l’histoire), il doit être rapporté, faire mémoire, pour devenir proprement « historique » (c’est-à-dire mémorable pour les hommes). C’est-à-dire qu’un événement peut-être méconnu, mais en aucun cas inconnu.

    2) Il n’y a pas d’événement en général, ni d’événement tout seul : il n’y a d’événement que par le croisement entre un fait et un observateur qui lui prête une signification ou qui répond à l’appel de l’événement. Ainsi, il y avait déjà eu des guerres entre Sparte et Athènes. Mais celle-ci se détache des autres guerres – de même que la guerre se détache du cours ordinaire des choses.

    3) Etant mémorable, l’événement fait date. Il inaugure une série temporelle, il ouvre une époque, il se fait destin. Irréversible, « l’événement porte à son point culminant le caractère transitoire du temporel ». L’événement, s’il est fugace, n’est pas transitoire : c’est comme une rupture qui ouvre un nouvel âge, qui inaugure une nouvelle durée.

    4) L’événement ouvre une époque en ébranlant le passé – d’où son caractère de catastrophe, de crise qu’il faudra commenter (et accessoirement surmonter). Ce qu’est un événement, ce dont l’histoire conserve l’écho et reflète les occurrences, ce sont donc des crises, des ruptures de continuité, des remises en cause du sens au moment où il se produit. L’événement est, fondamentalement, altérité.

    5) Thucydide, enfin, qui est à la fois l’acteur, le témoin et le chroniqueur de la guerre entre Sparte et Athènes, se sent convoqué par l’importance de l’événement lui-même. Celui-ci ne concerne absolument pas les seuls Athéniens ou Spartiates, ni même le peuple grec, mais se propage progressivement aux Barbares et de là pour ainsi dire à presque tout le genre humain : l’événement est singulier mais a une vocation universalisante. Ses effets dépassent de beaucoup le cadre initial de sa production – de son « avènement ».

    Repérer l’événement nécessite donc d’évacuer immédiatement l’anecdote (le quelconque remarqué) comme l’actualité (le quelconque hic et nunc). Le « fait divers » n’est pas un événement. Un discours de François Hollande non plus…

    Il s’agit plus fondamentalement de se demander « ce que l’on appelle événement » au sens propre, c’est-à-dire à quelles conditions se produit un changement remarquable, dont la singularité atteste qu’il est irréductible à la série causale – ou au contexte – des événements précédents.

    Histoire des différentes approches historiques de « l’événement »

    La recherche historique a contribué à défricher utilement les contours de cette problématique.

    L’histoire « positiviste », exclusive jusqu’à la fin du XIXe siècle, a fait de l’événement un jalon, au moins symbolique, dans le récit du passé. Pendant longtemps, les naissances, les mariages et les morts illustres, mais aussi les règnes, les batailles, les journées mémorables et autres « jours qui ont ébranlé le monde » ont dominé la mémoire historique. Chronos s’imposait naturellement en majesté.

    Cette histoire « événementielle », qui a fait un retour en force académique à partir des années 1980 (3), conserve des vertus indéniables. Par sa recherche du fait historique concret, « objectif » parce qu’avéré, elle rejette toute généralisation, toute explication théorique et donc tout jugement de valeur. A l’image de la vie humaine (naissance, mariage, mort…), elle est un récit : celui du temps qui s’écoule, dont l’issue est certes connue, mais qui laisse place à l’imprévu. L’événement n’est pas seulement une « butte témoin » de la profondeur historique : il est un révélateur et un catalyseur des forces qui font l’histoire.

    Mais, reflet sans doute de notre volonté normative, cartésienne et quelque peu « ethno-centrée », elle a tendu à scander les périodes historiques autour de ruptures nettes, et donc artificielles : le transfert de l’Empire de Rome à Constantinople marquant la fin de l’Antiquité et les débuts du Moyen Age, l’expédition américaine de Christophe Colomb inaugurant l’époque moderne, la Révolution de 1789 ouvrant l’époque dite « contemporaine »… C’est l’âge d’or des « 40 rois qui ont fait la France » et de l’espèce de continuum historique qui aurait relié Vercingétorix à Gambetta.

    Cette vision purement narrative est sévèrement remise en cause au sortir du XIXe siècle par une série d’historiens, parmi lesquels Paul Lacombe (De l’histoire considérée comme une science, Paris, 1894), François Simiand (« Méthode historique et science sociale », Revue de Synthèse historique, 1903) et Henri Berr (L’Histoire traditionnelle et la Synthèse historique, Paris, 1921).

    Ces nouveaux historiens contribuent à trois avancées majeures dans notre approche de l’événement (4) :

    1) Pour eux, le fait n’est pas un atome irréductible de réalité, mais un « objet construit » dont il importe de connaître les règles de production. Ils ouvrent ainsi la voie à la critique des sources qui va permettre une révision permanente de notre rapport au passé, et partant de là aux faits eux-mêmes.

    2) Autre avancée : l’unique, l’individuel, l’exceptionnel ne détient pas en soi un privilège de réalité. Au contraire, seul le fait qui se répète, qui peut être mis en série et comparé peut faire l’objet d’une analyse scientifique. Même si ce n’est pas le but de cette première « histoire sérielle », c’est la porte ouverte à une vision « cyclique » de l’histoire dont vont notamment s’emparer Spengler et Toynbee.

    3) Enfin, ces historiens dénoncent l’emprise de la chronologie dans la mesure où elle conduit à juxtaposer sans les expliquer, sans les hiérarchiser vraiment, les éléments d’un récit déroulé de façon linéaire, causale, « biblique » – bref, sans épaisseur ni rythme propre. D’où le rejet de l’histoire événementielle, c’est-à-dire fondamentalement de l’histoire politique (Simiand dénonçant dès son article de 1903 « l’idole politique » aux côtés des idoles individuelle et chronologique), qui ouvre la voie à une « nouvelle histoire » incarnée par l’Ecole des Annales.

    Les Annales, donc, du nom de la célèbre revue fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch, vont contribuer à renouveler en profondeur notre vision de l’histoire, notre rapport au temps, et donc à l’événement.

    Fondée sur le rejet parfois agressif de l’histoire politique, et promouvant une approche de nature interdisciplinaire, cette école va mettre en valeur les autres événements qui sont autant de clés de compréhension du passé. Elle s’attache autant à l’événementiel social, l’événementiel économique et l’événementiel culturel. C’est une histoire à la fois « totale », parce que la totalité des faits constitutifs d’une civilisation doivent être abordés, et anthropologique. Elle stipule que « le pouvoir n’est jamais tout à fait là où il s’annonce » (c’est-à-dire exclusivement dans la sphère politique) et s’intéresse aux groupes et rapports sociaux, aux structures économiques, aux gestes et aux mentalités. L’analyse de l’événement (sa structure, ses mécanismes, ce qu’il intègre de signification sociale et symbolique) n’aurait donc d’intérêt qu’en permettant d’approcher le fonctionnement d’une société au travers des représentations partielles et déformées qu’elle produit d’elle-même.

    Par croisement de l’histoire avec les autres sciences sociales (la sociologie, l’ethnographie, l’anthropologie en particulier), qui privilégient généralement le quotidien et la répétition rituelle plutôt que les fêlures ou les ruptures, l’événement se définit ainsi, aussi, par les séries au sein desquelles il s’inscrit. Le constat de l’irruption spectaculaire de l’événement ne suffit pas: il faut en construire le sens, lui apporter une « valeur ajoutée » d’intelligibilité (5).

    L’influence marxiste est évidemment dominante dans cette mouvance, surtout à partir de 1946 : c’est la seconde génération des Annales, avec Fernand Braudel comme figure de proue, auteur en 1967 du très révélateur Vie matérielle et capitalisme.

    Déjà, la thèse de Braudel publiée en 1949 (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II) introduisait la notion des « trois temps de l’histoire », à savoir :

    1) Un temps quasi structural, c’est-à-dire presque « hors du temps », qui est celui où s’organisent les rapports de l’homme et du milieu ;

    2) Un temps animé de longs mouvements rythmés, qui est celui des économies et des sociétés ;

    3) Le temps de l’événement enfin, ce temps court qui ne constituerait qu’« une agitation de surface » dans la mesure où il ne fait sens que par rapport à la dialectique des temps profonds.

    Dans son article fondateur sur la « longue durée », publié en 1958, Braudel explique le double avantage de raisonner à l’aune du temps long :

    • l’avantage du point de vue, de l’analyse (il permet une meilleure observation des phénomènes massifs, donc significatifs) ;
    • l’avantage de la méthode (il permet le nécessaire dialogue – la « fertilisation croisée » – entre les différentes sciences humaines).

    Malgré ses avancées fécondes, ce qui deviendra la « nouvelle histoire » (l’histoire des mentalités et donc des représentations collectives, avec une troisième génération animée par Jacques Le Goff et Pierre Nora en particulier) a finalement achoppé :

    • par sa rigidité idéologique (la construction de modèles, l’identification de continuités prévalant sur l’analyse du changement – y compris social) ;
    • et sur la pensée du contemporain, de l’histoire contemporaine (par rejet initial, dogmatique, de l’histoire politique).

    Pierre Nora est pourtant obligé de reconnaître, au milieu des années 1970, « le retour de l’événement », qu’il analyse de façon défensive comme suit : « L’histoire contemporaine a vu mourir l’événement ‘naturel’ où l’on pouvait idéalement troquer une information contre un fait de réalité ; nous sommes entrés dans le règne de l’inflation événementielle et il nous faut, tant bien que mal, intégrer cette inflation dans le tissu de nos existences quotidiennes. » (« Faire de l’histoire », 1974).

    Nous y sommes.

    L’approche morphologique : Spengler et Toynbee

    Parallèlement à la « nouvelle histoire », une autre approche a tendu à réhabiliter, au XXe siècle, la valeur « articulatoire » de l’événement – et donc les hommes qui le font. Ce sont les auteurs de ce qu’il est convenu d’appeler les « morphologies historiques » : Toynbee et bien sûr Spengler.

    L’idée générale est de déduire les lois historiques de la comparaison de phénomènes d’apparence similaire, même s’ils se sont produits à des époques et dans des sociétés très différentes. Les auteurs des morphologies cherchent ainsi dans l’histoire à repérer de « grandes lois » qui se répètent, dont la connaissance permettrait non seulement de comprendre le passé mais aussi, en quelque sorte, de « prophétiser l’avenir ».

    Avec Le déclin de l’Occident, publié en 1922, Oswald Spengler frappe les esprits – et il frappe fort. Influencé par les néokantiens, il propose une modélisation de l’histoire inspirée des sciences naturelles, mais en s’en remettant à l’intuition plutôt qu’à des méthodes proprement scientifiques. Sa méthode : « La contemplation, la comparaison, la certitude intérieure immédiate, la juste appréciation des sentiments » (7). Comme les présupposés idéologiques pourraient induire en erreur, la contemplation doit porter sur des millénaires, pour mettre entre l’observateur et ce qu’il observe une distance – une hauteur de vue – qui garantisse son impartialité.

    De loin, on peut ainsi contempler la coexistence et la continuité des cultures dans leur « longue durée », chacune étant un phénomène singulier, et qui ne se répète pas, mais qui montre une évolution par phases, qu’il est possible de comparer avec celles d’autres cultures (comme le naturaliste, avec d’autres méthodes, compare les organes de plantes ou d’animaux distincts).

    Ces phases sont connues : toute culture, toute civilisation, naît, croît et se développe avant de tomber en décadence, sur des cycles millénaires. Etant entendu qu’« il n’existe pas d’homme en soi, comme le prétendent les bavardages des philosophes, mais rien que des hommes d’un certain temps, en un certain lieu, d’une certaine race, pourvus d’une nature personnelle qui s’impose ou bien succombe dans son combat contre un monde donné, tandis que l’univers, dans sa divine insouciance, subsiste immuable à l’entour. Cette lutte, c’est la vie » (8).

    Certes, le terme de « décadence » est discutable, en raison de sa charge émotive : Spengler précisera d’ailleurs ultérieurement qu’il faut l’entendre comme « achèvement » au sens de Goethe (9). Certes, la méthode conduit à des raccourcis hasardeux et des comparaisons parfois malheureuses. Mais la grille d’analyse proposée par Spengler reste tout à fait pertinente. Elle réintroduit le tragique dans l’histoire. Elle rappelle que ce sont les individus, et non les « masses », qui font l’histoire. Elle stimule enfin la nécessité de déceler, « reconnaître » (au sens militaire du terme) les éléments constitutifs de ces ruptures de cycles.

    L’historien britannique Arnold Toynbee va prolonger en quelque sorte cette intuition avec sa monumentale Etude de l’histoire (A Study of History) en 12 volumes, publiée entre 1934 et 1961 (10). Toynbee s’attache également à une « histoire comparée » des grandes civilisations et en déduit, notamment, que les cycles de vie des sociétés ne sont pas écrits à l’avance dans la mesure où ils restent déterminés par deux fondamentaux :

    1) Le jeu de la volonté de puissance et des multiples obstacles qui lui sont opposés, mettant en présence et développant les forces internes de chaque société ;

    2) Le rôle moteur des individus, des petites minorités créatrices qui trouvent les voies que les autres suivent par mimétisme. Les processus historiques sont ainsi affranchis des processus de nature sociale, ou collective, propres à l’analyse marxiste – malgré la théorie des « minorités agissantes » du modèle léniniste.

    En dépit de ses limites méthodologiques, et bien que sévèrement remise en cause par la plupart des historiens « professionnels », cette approche morphologique est particulièrement stimulante parce qu’elle intègre à la fois la volonté des hommes et le « temps long » dans une vision cyclique, et non pas linéaire, de l’histoire. Mais elle tend à en conserver et parfois même renforcer le caractère prophétique, « hégélien », mécanique. Surtout, elle semble faire de l’histoire une matière universelle et invariante en soi, dominée par des lois intangibles. Pourtant, Héraclite déjà, philosophe du devenir et du flux, affirmait que « Tout s’écoule ; on ne se baigne jamais dans le même fleuve » (Fragment 91).

    Le questionnement philosophique

    La philosophie, par son approche conceptuelle, permet justement de prolonger cette première approche, historique, de l’événement.

    Il n’est pas question ici d’évoquer l’ensemble des problématiques soulevées par la notion d’événement, qui a bien évidemment interrogé dès l’origine la réflexion philosophique par les prolongements évidents que celui-ci introduit au Temps, à l’Espace, et à l’Etre.

    L’approche philosophique exige assez simplement de réfléchir aux conditions de discrimination par lesquelles nous nommons l’événement : à quelles conditions un événement se produit-il ? Et se signale-t-il comme événement pour nous ? D’un point de vue philosophique, déceler l’événement revient donc à interroger fondamentalement l’articulation entre la continuité successive des « ici et maintenant » (les événements quelconques) avec la discontinuité de l’événement remarquable (celui qui fait l’histoire) (11).

    Dès lors, quelques grandes caractéristiques s’esquissent pour qualifier l’événement :

    1) Il est toujours relatif (ce qui ne veut pas dire qu’il soit intrinsèquement subjectif).

    2) Il est toujours double : à la fois « discontinu sur fond de continuité », et « remarquable en tant que banal ».

    3) Il se produit pour la pensée comme ce qui lui arrive (ce n’est pas la pensée qui le produit), et de surcroît ce qui lui arrive du dehors (il faudra d’ailleurs déterminer d’où il vient, qui le produit). Ce qui n’empêche pas l’engagement, comme l’a souligné – et illustré –Thucydide.

    Le plus important est que l’événement « fait sens » : il se détache des événements quelconques, de la série causale précédente pour produire un point singulier remarquable – c’est-à-dire un devenir.

    L’événement projette de façon prospective, mais aussi rétroactive, une possibilité nouvelle pour les hommes. Il n’appartient pas à l’espace temps strictement corporel, mais à cette brèche entre le passé et le futur que Nietzsche nomme « l’intempestif » et qu’il oppose à l’historique (dans sa Seconde Considération intempestive, justement). Concept que Hannah Arendt, dans la préface à La Crise de la culture, appelle « un petit non espace-temps au cœur même du temps » (12).

    C’est un « petit non espace-temps », en effet, car l’événement est une crise irréductible aux conditions antécédentes – sans quoi il serait noyé dans la masse des faits. Le temps n’est donc plus causal, il ne se développe pas tout seul selon la finalité interne d’une histoire progressive : il est brisé. Et l’homme (celui qui nomme l’événement) vit dans l’intervalle entre passé et futur, non dans le mouvement qui conduirait, naïvement, vers le progrès.

    Pour autant, Arendt conserve la leçon de Marx : ce petit non-espace-temps est bien historiquement situé, il ne provient pas de l’idéalité abstraite. Mais elle corrige l’eschatologie du progrès historique par l’ontologie du devenir initiée par Nietzsche : le devenir, ce petit non espace-temps au cœur même du temps, corrige, bouleverse et modifie l’histoire mais n’en provient pas – « contrairement au monde et à la culture où nous naissons, [il] peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé. » (13) Alors que « la roue du temps, en tous sens, tourne éternellement » (Alain de Benoist), l’événement est une faille, un moment où tout semble s’accélérer et se suspendre en même temps. Où tout (re)devient possible. Ou bien, pour reprendre la vision « sphérique » propre à l’Eternel Retour (14) : toutes les combinaisons possibles peuvent revenir un nombre infini de fois, mais les conditions de ce qui est advenu doivent, toujours, ouvrir de nouveaux possibles. Car c’est dans la nature même de l’homme, ainsi que l’a souligné Heidegger : « La possibilité appartient à l’être, au même titre que la réalité et la nécessité. » (15)

    Prédire ? Non : pré-voir !

    Pour conclure, il convient donc de croiser les apports des recherches historiques et des réflexions philosophiques – et en l’espèce métaphysiques – pour tenter de déceler, dans le bruit, le chaos et l’écume des temps, ce qui fait événement.

    On aura compris qu’il n’y a pas de recette miracle. Mais que s’approcher de cette (re)connaissance nécessite de décrypter systématiquement un fait dans ses trois dimensions :

    1) Une première dimension, horizontale sans être linéaire, plutôt « sphérique » mais inscrite dans une certaine chronologie : il faut interroger les causes et les remises en causes (les prolongements et les conséquences) possibles, ainsi que le contexte et les acteurs : qui sont-ils et surtout « d’où parlent-ils » ? Pourquoi ?

    2) Une deuxième dimension est de nature verticale, d’ordre culturel, social, ou pour mieux dire, civilisationnel : il faut s’attacher à inscrire l’événement dans la hiérarchie des normes et des valeurs, le discriminer pour en déceler la nécessaire altérité, l’« effet rupture », le potentiel révolutionnaire qu’il recèle et révèle à la fois.

    3) Une troisième dimension, plus personnelle, à la fois ontologique et axiologique, est enfin nécessaire pour que se croisent les deux dimensions précédentes : c’est l’individu qui vit, et qui pense cette vie, qui est à même de (re)sentir l’événement. C’est son histoire, biologique et culturelle, qui le met en résonance avec son milieu au sens large.

    C’est donc fondamentalement dans ses tripes que l’on ressent que « plus rien ne sera comme avant ». L’observateur est un acteur « en dormition ». Dominique Venner a parfaitement illustré cette indispensable tension.

    Il convient cependant de rester humbles sur nos capacités réelles.

    Et pour ce faire, au risque de l’apparente contradiction, relire Nietzsche. Et plus précisément Par-delà le bien et le mal : « Les plus grands événements et les plus grandes pensées – mais les plus grandes pensées sont les plus grands événements – sont compris le plus tard : les générations qui leur sont contemporaines ne vivent pas ces événements, elles vivent à côté. Il arrive ici quelque chose d’analogue à ce que l’on observe dans le domaine des astres. La lumière des étoiles les plus éloignées parvient en dernier lieu aux hommes ; et avant son arrivée, les hommes nient qu’il y ait là … des étoiles. »

    Grégoire Gambier (Institut Iliade, 18 janvier 2015)

    Ce texte est une reprise actualisée et légèrement remaniée d’une intervention prononcée à l’occasion des IIe Journées de réinformation de la Fondation Polemia, organisées à Paris le 25 octobre 2008.

    Notes

    (1) Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, traduction, introduction et notes de Jacqueline De Romilly, précédée de La campagne avec Thucydide d’Albert Thibaudet, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1990.

    (2) Ibid. Dans ce texte pénétrant, Thibaudet rappelle notamment l’histoire des livres sibyllins : en n’achetant que trois des neuf ouvrages proposés par la Sybille et où était contenu l’avenir de Rome, Tarquin condamna les Romains à ne connaître qu’une fraction de vérité – et d’avenir. « […] peut-être, en pensant aux six livres perdus, dut-on songer que cette proportion d’un tiers de notre connaissance possible de l’avenir était à peu près normale et proportionnée à l’intelligence humaine. L’étude de l’histoire peut nous amener à conclure qu’en matière historique il y a des lois et que ce qui a été sera. Elle peut aussi nous conduire à penser que la durée historique comporte autant d’imprévisible que la durée psychologique, et que l’histoire figure un apport incessant d’irréductible et de nouveau. Les deux raisonnements sont également vrais et se mettraient face à face comme les preuves des antinomies kantiennes. Mais à la longue l’impression nous vient que les deux ordres auxquels ils correspondent sont mêlés indiscernablement, que ce qui est raisonnablement prévisible existe, débordé de toutes parts par ce qui l’est point, par ce qui a pour essence de ne point l’être, que l’intelligence humaine, appliquée à la pratique, doit sans cesse faire une moyenne entre les deux tableaux ».

    (3) Après bien des tâtonnements malheureux, les manuels scolaires ont fini par réhabiliter l’intérêt pédagogique principal de la chronologie. Au niveau académique, on doit beaucoup notamment à Georges Duby (1919-1996). Médiéviste qui s’est intéressé tour à tour, comme la plupart de ses confrères de l’époque, aux réalités économiques, aux structures sociales et aux systèmes de représentations, il accepte en 1968 de rédiger, dans la collection fondée par Gérald Walter, « Trente journées qui ont fait la France », un ouvrage consacré à l’un de ces jours mémorables, le 27 juillet 1214. Ce sera Le dimanche de Bouvines, publié pour la première fois en 1973. Une bombe intellectuelle qui redécouvre et exploite l’événement sans tourner le dos aux intuitions braudeliennes. Cf. son avant-propos à l’édition en poche (Folio Histoire, 1985) de cet ouvrage (re)fondateur : « C’est parce qu’il fait du bruit, parce qu’il est ‘grossi par les impressions des témoins, par les illusions des historiens’, parce qu’on en parle longtemps, parce que son irruption suscite un torrent de discours, que l’événement sensationnel prend son inestimable valeur. Pour ce que, brusquement, il éclaire. »

    (4) Cette analyse, ainsi que celle qui suit concernant l’Ecole des Annales, est directement inspirée de La nouvelle histoire, sous la direction de Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel, CEPL, coll. « Les encyclopédies du savoir moderne », Paris, 1978, pp. 166-167.

    (5) Cf. la revue de sociologie appliquée « Terrain », n°38, mars 2002.

    (6) Cf. L’histoire, Editions Grammont, Lausanne, 1975, dont s’inspire également l’analyse proposée des auteurs « morphologistes » – Article « Les morphologies : les exemples de Spengler et Toynbee », pp. 66-73.

    (7) Ibid.

    (8) Ecrits historiques et philosophiques – Pensées, préface d’Alain de Benoist, Editions Copernic, Paris, 1979, p. 135.

    (9) Ibid., article « Pessimisme ? » (1921), p. 30.

    (10) Une traduction française et condensée est disponible, publiée par Elsevier Séquoia (Bruxelles, 1978). Dans sa préface, Raymond Aron rappelle que, « lecteur de Thucydide, Toynbee discerne dans le cœur humain, dans l’orgueil de vaincre, dans l’ivresse de la puissance le secret du destin », ajoutant : « Le stratège grec qui ne connaissait, lui non plus, ni loi du devenir ni décret d’en haut, inclinait à une vue pessimiste que Toynbee récuse tout en la confirmant » (p. 7).

    (11) L’analyse qui suit est directement inspirée des travaux du Centre d’Etudes en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées (Cerphi), et plus particulièrement de la leçon d’agrégation de philosophie « Qu’appelle-t-on un événement ? », www.cerphi.net.

    (12) Préface justement intitulée « La brèche entre le passé et le futur », Folio essais Gallimard, Paris, 1989 : « L’homme dans la pleine réalité de son être concret vit dans cette brèche du temps entre le passé et le futur. Cette brèche, je présume, n’est pas un phénomène moderne, elle n’est peut-être même pas une donné historique mais va de pair avec l’existence de l’homme sur terre. Il se peut bien qu’elle soit la région de l’esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique (…) Chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau » (p. 24). Etant entendu que cette vision ne vaut pas négation des vertus fondatrices de l’événement en soi : « Ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liés comme aux seuls guides propres à l’orienter » – Citée par Anne Amiel, Hannah Arendt – Politique et événement, Puf, Paris, 1996, p. 7.

    (13) Ibid. Ce que le poète René Char traduira, au sortir de quatre années dans la Résistance, par l’aphorisme suivant : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (Feuillets d’Hypnos, Paris, 1946).

    (14) Etant entendu que le concept n’a pas valeur historique, ni même temporelle, car il se situe pour Nietzsche en dehors de l’homme et du temps pour concerner l’Etre lui-même : c’est « la formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir » (Ecce Homo). L’Eternel retour découle ainsi de la Volonté de puissance pour constituer l’ossature dialectique du Zarathoustra comme « vision » et comme « énigme » pour le Surhomme, dont le destin reste d’être suspendu au-dessus du vide. Pour Heidegger, les notions de Surhomme et d’Eternel retour sont indissociables et forment un cercle qui « constitue l’être de l’étant, c’est-à-dire ce qui dans le devenir est permanent » (« Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? », in Essais et conférences, Tel Gallimard, 1958, p. 139).

    (15) « Post-scriptum – Lettre à un jeune étudiant », in Essais et conférences, ibid., p. 219. En conclusion à la conférence sur « La chose », Heidegger rappelle utilement que « ce sont les hommes comme mortels qui tout d’abord obtiennent le monde comme monde en y habitant. Ce qui petitement naît du monde et par lui, cela seul devient un jour une chose »…

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  • Eloge du communautarisme ?...

    Les éditions Krisis, dirigées par Alain de Benoist, viennent de publier Eloge du communautarisme - Aristote - Hegel - Marx, un essai de Costanzo Preve préfacé par Michel Maffesoli et  solidement présenté par Yves Branca, son traducteur. Intellectuel marxiste atypique, auteur d'une Histoire critique du marxisme (Armand Colin, 2011), Costanzo Preve a fait scandale en Italie en affichant sa préférence pour Marine Le Pen dans la présidentielle française dans un texte que Métapo infos avait repris à l'époque.

     

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    "Le communautarisme dont il est question ici n'est pas celui dont on parle le plus en France aujourd'hui, Comme en témoigne le sous-titre de ce livre, c'est à une réflexion en profondeur sur la notion même de communauté que Costanzo Preve convie le lecteur: A l'époque du « Capitalisme Absolu », à la fois post-bourgeois et post-prolétarien, post-communiste et post-fasciste, comment les communautés humaines peuvent-elles faire face à l'emprise de la marchandise et du marché? Comment comprendre aujourd'hui la nécessaire articulation de la liberté et de la solidarité? Qu'opposer à la pensée unique? L'auteur aborde ces questions à la lumière d'une tradition philosophique qui remonte à Aristote et se prolonge, à l'époque moderne, avec les œuvres de Hegel et de Marx, Se définissant lui-même comme un marxiste « hérétique », il s'adresse aux dissidents de l'idéologie dominante, déployant à cet effet une vaste fresque, riche d'enseignements, qui propose une véritable « contre-histoire» du libéralisme et du communisme, et développe des considérations percutantes dans le domaine de la géopolitique."

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