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grand midi

  • Nietzsche : sous le soleil exactement...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Pierre le Vigan cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à la pensée de Nietzsche et notamment à son annonce de l’ « éternel retour »...

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan est l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022), Le coma français (Perspectives libres, 2023), Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne ou tout récemment Les démons de la déconstruction - Derrida, Lévinas, Sartre (La Barque d'Or, 2024).

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    Nietzsche : sous le soleil exactement

    Quand Nietzsche découvre Sils Maria, il n’en est qu’au début de sa vie philosophique. Pour être précis, c’est la fin du commencement de sa vie philosophique. Nous sommes en 1879. Nietzsche a publié la Naissance de la tragédie en 1872, et les Considérations inactuelles entre 1873 et 1876. Il vient de publier un livre « pour les esprits libres », qui s’appelle Humain trop humain (printemps 1878). C’est cette même année 1879 qui voit Nietzsche démissionner de l’université de Bâle, après 10 ans de professorat en philologie – et non en philosophie – activité dans laquelle il a difficilement trouvé sa place. Il a alors 35 ans.  C’est une démission qui donne à Nietzsche la plus complète liberté, mais aussi ce qui accompagne toujours la liberté : le plus grand danger. Il est seul face à son destin.

    Sils Maria se trouve en Suisse italienne et romanche, à 1800 mètres d’altitude. C’est tout d’abord pour Nietzsche « la fusion de l’Italie et de la Finlande » (qu’il ne connaît pas). C’est en tout cas le coup de foudre. « De tous les endroits de la terre, je me sens le mieux ici, en Engadine ». Dans une lettre à Peter Gast (Heinrich Köselitz), Nietzsche écrit : « Le soleil d’août brille au-dessus de nos têtes, l’année s’écoule, montagnes et forêts se font de plus en plus paisibles et silencieuses. A mon horizon des pensées montent qui m’étaient encore inconnues – Je n’en révélerai rien et veux me maintenir dans un calme inébranlable. Il faudra bien que je vive quelques années encore ! Ah ! Mon ami, parfois le pressentiment me traverse l’esprit que je mène en somme une vie très dangereuse, car je suis de ces machines qui peuvent exploser ! L’intensité de mes sentiments m’épouvante et me fait rire – déjà un certain nombre de fois, je n’ai pu quitter la chambre, pour le motif risible que j’avais les yeux enflammés – par quoi ? Chaque fois, j’avais trop pleuré la veille pendant mes vagabondages, et non point des larmes sentimentales, mais des larmes de jubilation, cependant que je chantais et divaguais, doué que je suis d’une vision nouvelle par quoi je me trouve en avance sur les autres hommes. » Pleurs de joie.

    La révélation de Zarathoustra

    Nietzsche revient régulièrement à Sils Maria de 1881 à 1888. C’est en 1881 que Nietzsche a la révélation de Zarathoustra. C’est l’époque où il travaille à Aurore (qui parait cette même année), et vient de finir Le Voyageur et son ombre (tome II de Humain trop humain). Et voilà que se produit une rencontre. Il entendait « le souffle malicieux et heureux du vent ». Et soudain :. « J’étais assis là dans l’attente – dans l’attente de rien, par-delà le bien et le maljouissant, tantôt de la lumière, tantôt de l’ombre, abandonné à ce jeu, au lac, au midi, au temps sans but. Alors, ami, soudain un est devenu deux – Et Zarathoustra passa auprès de moi…». Voilà une nouvelle métamorphose de Nietzsche.

    Sils Maria, c’est le lieu de la découverte de l’éternel retour. Et ce retour, c’est avant tout celui de Dionysos. Il est le dieu associé à l’ivresse et au chaos. Il est le dieu des forces élémentaires, du sexe, de la force. Il est le dieu de la transgression des limites, des frontières et des formes. Il est le dieu de la terre, et non le dieu des idées. Mais ce dieu ne peut être créateur sans Apollon, qui est le dieu de la mesure, de la raison, de la beauté, de l’ordonnancement, de la clarté. Tout est là, dans ce jeu du monde entre Dionysos et Apollon. Pour qu’il y ait de l’ordre, il faut partir du chaos et du désordre. Pour qu’il y ait de la forme, il faut partir de l¨’informe. Pour raffiner la matière, il faut partir de la matière brute. Pour apprécier l’Italie, le soleil et la lumière, il faut avoir connu les brumes du nord, leur lourdeur, leur épaisseur, et la force brutale de leurs paysages sombres. Pour apprécier la philosophie des Lumières – celle de Voltaire, que Nietzsche admirait tant (il lui dédie Humain trop humain pour le centenaire de sa mort), il faut connaître la pesante (mais puissante) philosophie allemande.

    Se libérer de la peur de la mort

    Apollon et Dionysos sont tous deux nécessaires. L’un est la puissance, l’autre est l’acte. Mais Dionysos est un dieu étrange. Il est né deux fois, d’abord d‘une femme, puis d’un homme (Zeus). Il a franchi deux fois les portes de la vie. Il est comme la vigne. Elle naît en raisin. Elle renaît en vin. Dionysos est le dieu qui libère de la crainte de la mort et des obsessions morbides. Il est le dieu qui libère des passions tristes. Il est le dieu de l’approbation inconditionnelle de la vie. « Me voici venu ici, au pays des Thébains, moi, fils de Zeus, Dionysos, qu’a enfanté jadis la fille de Cadmos, Sémélé, accouchée par la foudre qu’arment les éclairs. J’ai changé ma forme divine pour celle d’un mortel et j’arrive à la fontaine de Dircé et au fleuve d’Isménos. Je vois le tombeau de ma mère foudroyée, ici, près du palais, les ruines encore fumantes de sa demeure, et la flamme toujours vivante du feu divin. Immortelle vengeance d’Héra contre ma mère ! Je bénis Cadmos de rendre ce lieu impénétrable et de consacrer cet enclos à sa fille. Une vigne l’entoure et, par mes soins, le cache sous sa verdure chargée de grappes. J’ai quitté la Lydie [région d’Anatolie], ses guérets [les terres labourées] si riches en or, et la Phrygie; j’ai parcouru les plaines de la Perse frappées par le soleil, les remparts de la Bactriane, la terre des Mèdes aux terribles frimas, l’Arabie heureuse, toute l’Asie, qui repose au bord de la mer salée; les Grecs s’y mêlent aux Barbares en des villes populeuses munies de belles tours. C’est ici la première des cités grecques où je sois venu. » (Euripide, Les bacchantes, env. 405 av. notre ère). On le voit : Dionysos, c’est le goût de l’approbation du monde, de l’aventure et de la profusion. C’est le goût du jeu.

    Dionysos, c’est cela, et l’éternel retour, c’est cela plus encore, c’est l’éternel retour de Dionysos, sans quoi Apollon s’endormirait, sans être sollicité par de nouveaux défis. Nous avons vu que Dionysos est né deux fois. Nietzsche le dit : il faut qu’il revienne. L’éternel retour, c’est celui d’un troisième Dionysos. Le premier est en grappe, le deuxième est en vin, que vienne le troisième, dont la forme ne nous est pas encore connue – et ce sera le surhomme.

    L’éternel retour c’est, dit Nietzsche, « la  formule d’approbation la plus haute qu’on ait jamais atteinte ». C’est l’intuition qu’a Nietzsche dans ce qui est alors un minuscule hameau de six maisons, au Surlej, prés du lac de Silvaplana, à deux pas de Sils Maria. Mais qui incarnera ce message de l’éternel retour ? Nietzsche écrit à Peter Gast : « Je ne suis pas encore assez mûr pour les pensées élémentaires que je veux exposer… Il y a entre autre une pensée qui, en vérité, requiert des millénaires pour s’affirmer. Où puiserai-je le courage de la formuler ? » (25 janvier 1882). C’est ici qu’il nous faudra patienter. Il nous faudra attendre Zarathoustra. Les fruits peuvent être murs sans que nous ne soyons murs pour les fruits. Cela vaut aussi pour Zarathoustra. Il est un messager, et non un surhomme.

    Sommes-nous prêts à entendre le message du démon ? « Que dirais-tu, écrit Nietzsche en 1882 dans Le Gai Savoir, si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : “Cette vie, telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement, et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie, devront revenir pour toi et le tout dans le même ordre et la même succession […]” ? » (Le Gai savoir, § 341). Le grand mystère de l’éternel retour, et sa difficulté logique, c’est qu’il est l’éternel retour du même, et non pas un simple éternel retour de la vie. L’éternel retour de Nietzsche est une tautologie. Je suis la somme de mes actes et de mes pensées. Ce qui a été n’aurait pas pu ne pas être, sans quoi je n’aurais pas été moi. L’approbation de mes actes, de tous mes actes, doit donc être inconditionnelle, pour vouloir tous les revivre. Je suis donc, je vis donc dans un cercle éternel (certains observateurs l’ont qualifié de cercle vicieux) et éternellement identique.

    L’éternel retour du même

    A ce stade, nous ne pouvons que constater que Nietzsche est très loin d’Héraclite, et est proche de Parménide (deux penseurs prétendument opposés qui disent la même chose mais à l’envers de ce qui dit l’autre : ‘’tout est devenir’’ veut dire aussi que ‘’tout est être’’. Ce qui ne change pas, c’est tout, puisque tout est devenir). Pourquoi Nietzsche s’inflige t-il cette pensée de l’éternel retour du même ? Parce que Nietzsche refuse toutes les pensées consolantes. Parce qu’il choisit de toujours penser ce qui est le plus dur pour lui. Ce qui lui fait le plus mal. Non pas par dolorisme, mais parce que ce qui fait le plus mal est par définition le plus grand défi.

    C’est près de Gènes, en janvier 1883, que Nietzsche a la révélation de Zarathoustra, qui complète celle de l’éternel retour.  « Pour peu que nous soyons restés superstitieux, nous ne saurions nous défendre de l’impression que nous ne sommes que l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures. L’idée de révélation, si l’on entend par là l’apparition soudaine d’une chose qui se fait voir et entendre avec une netteté et une précision inexprimable, bouleverse tout chez un homme, le renversant jusqu’au tréfonds tant cette idée de révélation correspond à un fait exact. » (Ecce homo). Quel est le sens du défi de l’éternel retour du même ? C’est qu’il nous faut vivre chaque jour, chaque heure comme un créateur, comme un artiste, comme un aigle, comme un enfant qui joue. « C’est que l’enfant est innocence et oubli, un commencement nouveau, un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un ’’oui’’ sacré. » (Ainsi parlait Zarathoustra, « Les trois métamorphoses »). Toujours refaire le tour du cercle. Le cercle toujours identique est un anneau. Il symbolise la réconciliation de l’homme et du temps. L’homme ne court plus après le temps. Le cercle est la liberté : c’est le vol circulaire de l’aigle. Il est en même temps la finitude, la mort et le néant. C’est le serpent qui enserre le cou de l’aigle. Il nous faut vouloir les deux actes : le vol de l’aigle et l’étreinte du serpent. L’éternel retour du même fait que rien n’est du passé.  Tout est du présent, puisque tout revient. Là est la réconciliation de l’Homme et du Temps.

    Le vouloir est ainsi prisonnier de lui-même. Si tout passe, c’est que tout mérite de passer. Si tout revient, c’est que tout mérite de revenir. C’est pourquoi, si nous ne nions pas le monde, nous devons vouloir l’éternel retour du même. Le ‘’non-vouloir’’ de Schopenhauer serait accepter que rien ne vaut la peine d’être voulu. C’est pourquoi Nietzsche a rejeté Schopenhauer. Le ‘’surhomme’’, ce n’est pas autre chose  que l’homme qui se réjouit de ce que le vouloir ne puisse pas ne pas être. L’éternel retour du même écarte tout ressentiment vis-à-vis du passé mais aussi toute crainte vis-à-vis de l’avenir. L’homme se réconcilie avec le temps. Le temps, « image mobile de l’éternité » (Platon, Timée). Ce qui est éternel est toujours présent. Or, l’homme est présent dans la Présence. De ce fait, l’Homme égale le Temps.

    Seul le courage est une issue

    Le lieu du secret de l’éternel retour, c’est la mer. Élément féminin, élément immense, élément matriciel. La mer, immense et noire. Le lieu des abysses et de l’abîme. Face au gouffre, seul le courage est une issue, car dans l’éternel retour du même, il n’y a pas de mort possible. L’éternel retour est l’égalité et la réconciliation de l’Être et du Temps. A partir du Présent, on voit l’éternité du temps à venir et l’éternité du temps passé. Le Présent est un chemin de crête. Mais c’est un chemin circulaire. Nous sommes sur un point de ce chemin. Que l’on prenne à droite ou que l’on prenne à gauche, on reviendra au même endroit. On finira toujours par passer par les mêmes lieux. Pour le dire autrement, le Temps tourne en rond, et l’homme avec lui. Le Temps est une toupie. « Tout ce qui est droit ment, toute vérité est courbe, et le temps lui-même est un cercle. » (Ainsi parlait Zarathoustra, 222).  Ce que dit la pensée de l’éternel retour, c’est la nécessité de l’approbation du monde.

    A la source de cette approbation, il y a toujours la volonté. C’est pourquoi, en amont de la volonté de puissance – qui est bien un thème de Nietzsche – , il y a toujours la volonté de volonté. Car il y a pire que la volonté de néant, qui est encore une volonté, il y a le néant de la volonté, il y a l’impossibilité de vouloir quoi que ce soit. Mieux vaut vouloir le néant que de ne rien vouloir. « Et pour répéter encore en terminant ce que je disais au début : l’homme préfère encore avoir la volonté du néant que de ne point vouloir du tout… » (La généalogie de la morale, 283).

    La pensée de l’’’éternel retour de l’identique’’ (la formule est de Heidegger)  est un pont au-dessus d’un abîme. Mais de l’autre côté du pont, il y a la libération. Tout pont peut se parcourir dans les deux sens : en-deçà de l’épouvante, au-delà de l’épouvante. Dans le monde libéré (libéré de tout ce qui pèse trop lourd), il n’y a plus d’individualité, l’homme ne fait qu’un avec le monde. Le moi n’a plus de dehors, et donc plus de dedans. Le Je est partout. C’est un monde d’avant le langage. Un monde d’avant le « dialogue ». Un monde Un, entièrement immanent. L’homme n’est pas seulement un animal dans le monde. Il est un animal du monde. « Tout se brise, tout se rajuste, éternellement s’édifie la même demeure de l’être. Tout se disjoint, tout se retrouve, éternellement l’anneau de l’être reste fidèle à lui-même. » (Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Le convalescent »). « Je reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent — non pas pour une vie nouvelle, ni pour une vie meilleure ou semblable  — je reviendrai éternellement pour cette même vie, identiquement pareille, en grand et aussi en petit, afin d’enseigner de nouveau l’éternel retour de toutes choses, — afin de proclamer à nouveau la parole du grand Midi de la terre et des hommes, afin d’enseigner de nouveau aux hommes la venue du Surhumain. »

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 2 juillet 2024)

     

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  • Nietzsche, un philosophe contre les systèmes...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Pierre le Vigan cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à Friedrich Nietzsche.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et La planète des philosophes (Dualpha, 2023).

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    Nietzsche, un philosophe contre les systèmes

    Les intuitions contre les grandes machines d’idées

    Nietzsche est un penseur par aphorismes, comme Gustave Thibon qui l’a beaucoup lu. Les penseurs par aphorismes passent pour des ennemis des systèmes de pensée. Nietzsche l’est assurément. Mais il n’est pas l’ennemi d’une logique, d’une continuité dans ses développements. Il en est de Nietzsche comme des philosophes radicalement sceptiques. Ces derniers sont sceptiques sur tout, sauf sur la pertinence de leur scepticisme. Ils ne sont donc pas vraiment sceptiques. De même, Nietzsche adopte une façon systémique, à défaut d’être systématique, d’être contre les systèmes de pensée. Tour d’horizon de la démarche du plus étrange des philosophes d’Europe.  

    Multiple, foisonnante, la pensée de Nietzsche obéit à des constantes. L’une est la critique des « arrières-mondes » : ceux qui consolent, ceux qui délivrent de l’obligation de vivre ici et maintenant, et de prendre ses responsabilités dans ce monde. Les arrières-monde sont ceux qui prétendent être plus « vrais » que le monde des apparences. Être plus nobles aussi que le monde des apparences. Alors que c’est tout le contraire : seul le monde des apparences est vrai, seul il est noble. Le « royaume des ombres » n’est pas celui qui agite, comme un montreur de marionnettes, le monde des apparences. C’est au contraire un monde faux. C’est un monde inférieur. Toute métaphysique est tromperie.

    Sans doute pourtant faut-il séduire. Mais autrement, par l’art, par le génie. S’il y a un « au-delà de la physique » (la métaphysique), celui-ci doit, non pas séparer corps et esprit, mais les rapprocher. Jusqu’à ne faire qu’un avec le corps. «  Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait un acte et un regard esthétique, une condition physiologique est indispensable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’excitabilité de toute la machine ait été rendue plus intense par l’ivresse. Toutes sortes d’ivresses, quelle qu’en soit l’origine, ont ce pouvoir, mais surtout l’ivresse sexuelle, cette forme la plus ancienne et la plus primitive de l’ivresse «  (Crépuscule des idoles, « Divagations d’un ‘’inactuel’’ », 8,  1888).

    La généalogie des idées
    Une deuxième constante de Nietzsche est la recherche de la généalogie des idées. D’où viennent-elles ? Jusqu’où faut-il remonter ? Vers quelle caverne toujours plus profonde que la précédente ?  « L’ermite ne croit pas qu’un philosophe ait jamais exprimé ses opinions véritables et ultimes dans des livres : n’écrit-on pas des livres précisément pour cacher ce que l’on porte en soi ? Il doutera même qu’un philosophe puisse avoir de manière générale des opinions ‘’ultimes et véritables’’, qu’il n’y ait pas de toute nécessité en lui, derrière toute caverne une autre caverne plus profonde. Un arrière-fond d’abîme derrière toute ‘’fondation’’. » Nietzsche poursuit : « Toute philosophie est une philosophie de surface : il y a de l’arbitraire dans le fait qu’il se soit arrêté ici, ait regardé en arrière et alentour, qu’il n’ait pas creusé plus profondément ici et ait remisé sa bêche, il y a aussi de la méfiance là-dedans. Toute philosophie cache une philosophie ; toute opinion est aussi une cachette, toute parole est aussi un masque. » (Par-delà le bien et le mal, par. 289).  Quelle est la profondeur et le contenu de l’iceberg dont nos affirmations ne font émerger qu’une petite partie. C’est la question à laquelle Nietzsche nous invite à répondre.

    C’est-à-dire qu’il faut se poser la question des autres idées que peuvent cacher nos idées, mais aussi des pulsions, des affections ou désaffections, des espoirs déçus qu’elles dissimulent, souvent bien mal. C’est la question du ressentiment, et c’est l’origine de la pensée du soupçon. Nietzsche penseur du soupçon avec Freud et Marx : on l’a souvent dit, et avec raison. Se poser la question de la généalogie des idées, c’est soupçonner, surtout si ces idées sont « généreuses » qu’elles dissimulent des souhaits plus prosaïques, plus médiocres, de revanche sociale, ou intellectuelles, et des frustrations qui cherchent à être comblées. Freud n’est pas loin mais aussi les moralistes du XVIIe siècle, sans parler de ceux de l’Antiquité, comme les stoïciens et les épicuriens. De là un scepticisme de Nietzsche sur la rationalité des affirmations  de philosophes. Aucun d’entre eux n’a jamais eu, selon Nietzsche, des « opinions ultimes et véritables ». Il ne s’exclut pas de ce diagnostic.

    Nominalisme

    Refus des arrières-monde, méthode généalogique, mais aussi nominalisme. Ce troisième aspect, cette troisième constante de la pensée de Nietzsche consiste à considérer que la réalité est « avant tout un effet de langage ».  Le langage ne dit jamais toute la vérité. Il est un écran qui nous la cache. Il entrave nos volontés de radicalité : « Je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire. » écrit Nietzsche dans Le crépuscule des idoles (« La raison dans la philosophie », 5). Les concepts recouvrent la réalité comme les mouches les cadavres. Le langage est une construction. Les mots ne sont pas les choses. Il faut assumer cette dimension constructiviste du langage. Il faut même en jouer. Mais elle a une conséquence : il ne faut pas trop prendre au sérieux les idées, et les systèmes d’idées.  « Je me méfie de tous les faiseurs de système et m’écarte de leur chemin. L’esprit de système est un manque de probité. » (Crépuscule des idoles, par. 26).

    De là Nietzsche tire la conclusion de la supériorité du sensible sur l’idée, sur l’intellectuel. Supériorité de l’image sur l’idée, supériorité du son sur la démonstration. « Qui songerait à réfuter un son ? » dit-il (Le Gai savoir, par. 106). Le refus des systèmes, et surtout le droit de se contredire est la quatrième constante de ce que l’on pourrait appeler la logique de l’anti-systémisme de Nietzsche. Mais cela n’a rien d’un droit à la gratuité ou à l’absurdité des affirmations que Nietzsche s’octroierait. Il s’agit de tenir compte de la possibilité de plusieurs lectures différentes d’un propos, et de la possibilité de plusieurs niveaux de lecture.  « On ne tient pas seulement à être compris quand on écrit, mais tout aussi certainement à ne pas l’être. », écrit-il (Le Gai savoir, par. 381).

    La pluralité possible et souhaitée des interprétations de ses propres propos est la cinquième constante de Nietzsche. Son fondement est le perspectivisme. Ce que je dis n’a de sens que mis en perspective. C’est la règle que je m’applique et que chacun doit appliquer à sa lecture. Les idées ont moins un sens en soi que pour soi (pour parler dans les termes de Kant), en fonction de ce que l’on est, de ce que l’on voit, et plus encore de ce que l’on veut voir.  Théorie (theoria) veut dire vision. Or, une vision n’est pas neutre.  Voilà ce que nous dit le professeur de Bâle devenu l’Européen itinérant. Telles sont les cinq constantes de Nietzsche. Le reste en découle. Et le reste, c’est l’évolution de Nietzsche. Ce sont ses basculements, de l’éloge de Schopenhauer à une critique serrée, de l’apologie de Wagner à de sérieuses réserves exprimées avec la vigueur coutumière à Nietzsche. Evolution cohérente car, de ces constantes, il découle que « tout s’écoule », c’est-à-dire que tout change, tout se transforme. Tout s’écoule et il arrive même que « tout s’écroule ». Mais tout renait. Sous une autre forme. Mais Nietzsche n’a jamais dit que les transformations arrivaient n’importe comment. Elles suivent des lois, qui sont notamment les lois de l’énergie.

    Nécessité du Vouloir-Vivre

    Voyons Schopenhauer. Nous sommes mus par le Vouloir-Vivre, dit-il et Nietzsche garde cette idée. Et quand Schopenhauer explique que ce Vouloir-Vivre est cause de toutes nos souffrances et qu’il faut donc s’en débarrasser, Nietzsche se sépare de Schopenhauer et affirme au contraire la nécessité de ce vouloir-vivre, qu’il faut affermir et remettre au feu encore et encore. L’idée complémentaire de l’existence de ce Vouloir-Vivre, déploré par Schopenhauer, chanté par Nietzsche, est que nous ne sommes pas complètement conscients des déterminations de notre pensée. De même que Clausewitz parle d’un « brouillard de la guerre » c’est-à-dire des impondérables et des conséquences inattendues de décisions, Nietzsche nous fait comprendre, à la suite de Schopenhauer, qu’il y a un « brouillard de la pensée ». Mais celui-ci ne se dissipe pas en ayant recours au domaine de la pensée elle-même. Il faut recourir pour dissiper quelque peu ce brouillard à une mise en contexte (en situation, dira Sartre)) de la pensée. Celle-ci se fait avec le corps et avec la santé. Pour Nietzsche, l’état de notre corps a un rapport étroit avec la pensée que l’on produit. Le corps façonne l’esprit.

    Mais Nietzsche renverse aussi la proposition. La pensée doit arriver à produire la grande santé. Pour cela, il faut ausculter notre santé comme notre maladie, et l’un à la lumière de l’autre. Nos ressentis doivent être analysés comme des symptômes, soit de santé soit de maladies. Le philosophe doit ainsi devenir un « médecin de la culture ».   En tant que tel, son rôle est notamment de lutter contre le nihilisme. Celui-ci peut être passif : ne croire en rien. Il peut être actif : vouloir que personne ne croit en quelque chose. Le nihilisme peut être plus subtil quand il consiste, nous dit Nietzsche, à favoriser la croyance est des idéaux trompeurs, comme la foi en la science et au progrès (Auguste Comte), en une société sans classe et « socialiste » (Marx), en une « loi morale » et un impératif catégorique (Kant), et, en remontant plus loin, en le « monde des Idées » de Platon, qu’il distingue du monde sensible. Etc. Refuser le nihilisme, c’est aussi cela : refuser de suivre ces voies toutes tracées, représentées par des « idéaux » trop faciles et trompeurs. Ces idéaux prétendent réagir contre l’ « injustice » de la vie, contre son imprévisibilité. Ils sont trompeurs, mais ils posent une bonne question : que faire de l’imprévisible ? Du tragique de l’existence ? De l’injustice de l’existence ?  Il faut l’accepter, nous dit Nietzsche, et plutôt deux fois qu’une. Éternellement. Il faut jouer avec ces injustices, avec ce hasard, comme l’enfant le fait. Il faut l’accepter l’immanence de la vie. Il faut l’aimer. C’est ce que veut dire la vision de l’ « éternel retour ». Gilles Deleuze (Nietzsche et la philosophie, 1962) résume bien le propos de Nietzsche : « Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu puisses en vouloir le retour éternel ».

    Le retour éternel du grand soleil

    Ce retour, c’est celui de l’heure de Midi, c’est le retour éternel du grand soleil. « Homme ! Ta vie tout entière sera toujours de nouveau retournée comme le sablier et s’écoulera toujours de nouveau. […] Cet anneau, sur lequel tu n’es qu’un grain de blé, rayonne toujours de nouveau. Et sur chaque anneau de l’existence humaine prise dans son sens absolu, vient l’heure durant laquelle à un seul, ensuite à beaucoup, puis à tous, se manifeste la plus puissante pensée, celle du retour éternel de toutes choses – c’est à chaque fois pour  l’humanité l’heure de Midi. » (Fragments posthumes, 1881). Dans le retour, la singularité de chaque moment s’exprime à nouveau. Chaque retour est une nouvelle naissance (palingénésie). Tout a déjà été vécu mais tout s’exprime dans une jeunesse et avec une innocence toujours renouvelée. « Toutes les évolutions possibles doivent déjà s’être produites. En conséquence de quoi le développement présent doit être une répétition de ce qui a déjà eu lieu un nombre incalculable de fois » (Fragments posthumes). C’est le miracle de la vie et de l’amour de la vie. Nul regret, nul remord n’ont de sens.  « Ne pas chercher à voir au loin une félicité, un bienfait et un pardon improbables, mais vivre de telle sorte que nous voulions vivre encore et vivre ainsi pour l’éternité ! –  Notre tâche nous requiert à chaque instant. » Nietzsche dit encore: « Ma doctrine  affirme : ‘’Ton devoir est de vivre de telle sorte qu’il te faille souhaiter vivre de nouveau.’’ » Tu dois vouloir ce qui arrive, disent les stoïciens. Tu dois le vouloir à l’infini, ajoute Nietzsche.

    Cet éternel retour nécessite une éternelle volonté. Cette volonté dite de puissance, évoquée dans des extraits authentiques de Nietzsche mais livrés sans l’ordre que Nietzsche n’a pas eu le temps d’y mettre, cette volonté a été parfois assimilée à la volonté de dominer, voire de détruire les autres – interprétation « nazie » ou « fasciste ». Elle a été assimilée par d’autres, dans la lignée de la pensée de Mai 68, à la libération de tous les instincts – une interprétation « libertaire ». Ces deux interprétations sont inexactes : elles ne tiennent pas compte du fait que pour Nietzsche, l’homme ne doit pas être asservi à ses instincts, et qu’il doit appliquer la domination d’abord à lui-même, en surmontant tout ce qui, en lui, n’est pas aristocratique. Les mésinterprétations de Nietzsche sont inévitables compte tenu de la polyphonie de son œuvre, et de contradictions dues à des changements de perspectives. Difficile à comprendre, Nietzsche est même difficile à écouter. « Hélas ! Mon Zarathoustra cherche encore son auditoire, et le cherchera longtemps ! », s’exclame-t-il (Ecce Homo, 1888). Mais quand on prend la peine de le faire, on entend un chant profond qui ne nous quitte plus.

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 10 novembre 2023)

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  • Le voyage de Nietzsche à Sorrente...

    Les éditions du CNRS viennent de publier Le voyage de Nietzsche à Sorrente, un essai de Paolo d'Iorio.  Musicien et philosophe de formation, spécialiste de Nietzsche, l'auteur a participé à l'édition de ses oeuvres dans la bibliothèque de la Pléiade, et a , notamment, dirigé avec Gibert Merlio un ouvrage collectif, intitulé Nietzsche et l'Europe (Maison des sciences de l'homme, 2006).

     

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    "Automne 1876 : Nietzsche, jeune professeur de philologie à Bâle, brillant élève de Ritschl, part pour Sorrente, invité par son amie Malwida von Meysenbug. C’est son premier voyage dans le Sud : une découverte qui va changer sa vie et le cours de sa philosophie. C’en est fini des tentatives de renouveler la culture allemande au nom de la cause wagnérienne ; l’auteur de La Naissance de la tragédie (1872) commence sa mue.

    Paolo D’Iorio dresse la carte de cette métamorphose : lectures et discussions, promenades, explorations des environs avec son ami Paul Rée et l’étudiant Albert Brenner ; il fait revivre cette sociabilité joyeuse et confiante qui fertilise l’élan créateur de Nietzsche. C’est à Sorrente que Nietzsche entreprend la rédaction de Choses humaines, trop humaines, dédié à Voltaire. Cette œuvre, la première sous forme d’aphorismes, inaugure sa philosophie de la maturité. La rupture avec Wagner qu’il verra alors pour la dernière fois, est intellectuellement consommée bien qu’encore cachée.

    À la suite de ce voyage, Nietzsche abandonnera sa chaire bâloise et entamera une existence de philosophe sous le signe du Midi entre la Suisse, la France et l’Italie."

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