Les communistes 2.0 de Podemos : une nouvelle forme d’individualisme libertarien ?
Avant les élections européennes d'il y a un an, Podemos n’était presque rien : rien qu’un ensemble d’intellectuels – c’est toujours à partir des intellectuels que les choses se mettent à bouger dans le monde – qui avaient constitué un groupuscule d’extrême gauche. Un de plus, mais pourvu de la plus grande intelligence politique. Presque personne ne les connaissait, toute leur présence publique se limitait à deux choses… qui allaient devenir décisives : d’une part, les débats dans les grandes chaînes de télévision où participait Pablo Iglesias (leur chef charismatique, brillant orateur et grand meneur de foules) ; d’autre part, l’action entreprise avec le mouvement des Indignés qui en 2011 avait accompli d’importantes occupations de rue. C’est tout (1).
Et voilà que soudain la surprise éclate : ces gens presque inconnus se présentent aux élections européennes de l’année dernière, y obtiennent un succès éclatant, ne cessent depuis lors de monter dans les sondages et viennent, le dimanche 24 mai 2015, de remporter, si l’appui du Parti socialiste se confirme, les mairies de Madrid, Barcelone, Cadix… en même temps que leurs voix seront décisives dans d’autres importantes villes et régions.
Comment ne pas rêver devant un tel parcours ? Comment ne pas comprendre que certains se fassent même des illusions ? Voyons un peu, se disent-ils, mais du bout des lèvres : un parti décidément anticapitaliste, ouvertement antisystème (le seul d’ailleurs à combattre le TTIP, le Traité par lequel l’Europe plie les genoux devant les multinationales étatsuniennes ; le seul aussi capable de proposer, comme l’a fait Ada Colau, la prochaine maire de Barcelone, de réduire rien de moins que le grand fléau qu’est le tourisme), un parti enfin qui, profitant des rouages de la démocratie libérale, peut se hisser un jour, grâce aussi à un grand meneur de foules, jusqu’au sommet même du pouvoir… Ça ne vous rappelle rien ? Mais si, voyons ! Ça rappelle ce qui, jusqu’à présent, n’est arrivé qu’une seule fois dans l’histoire : dans les années 1930… même si la couleur de ceux qui assaillaient alors le pouvoir était bien différente du rouge qui fait rage aujourd’hui.
L’extrême gauche est soumise au primat de l’économie comme le Système qu’elle combat…
Penser de la sorte, s’imaginer qu’une brèche est ouverte à travers laquelle le Système pourrait finir par être renversé, ce serait là commettre une très grave erreur. Tout d’abord, et pour en finir avec la comparaison précédente, ce serait oublier la dérive effroyable où s’est engouffrée l’expérience historique à laquelle je faisais allusion. Mais ce serait surtout oublier que tout l’esprit antisystème des gens de Podemos – davantage : tout l’esprit antisystème de la gauche révolutionnaire, exception faite des proudhoniens, soreliens et compagnie – est paradoxalement porté par l’esprit de cela-même qu’ils prétendent combattre : l’esprit bourgeois, l’esprit pour lequel l’argent – l’économie, si on préfère un mot moins abrupt – constitue le seul socle, le seul centre du monde.
Certes, cet argent, ce pouvoir économique, ils prétendent le distribuer tout à fait autrement, d’une façon juste, équitable, au profit « du Peuple », réalisant enfin cette « justice sociale »… qui n’a jamais été réalisée, qui est même devenue la plus écrasante des injustices et la plus accablante des misères chaque fois que les fous de l’égalité ont prétendu la réaliser. Toujours, partout : en Europe, en Asie, en Amérique, dans le Cuba de Castro et du Che comme dans le Venezuela de ces Chavez et Maduro qui ont prodigué toutes sortes de largesses aux gens de Podemos… Mais passons. Oublions leurs sympathies pour les tyrans du passé et du présent. Ne pratiquons pas la reductio ad Leninum, cette arme que libéraux et capitalistes pratiquent avec un peu moins d’entrain, certes, mais avec presque autant de succès que l’autre reductio.
Reconnaissons, autrement dit, que la visée d’en finir avec la mainmise économique de nos oligarchies est, en elle-même, on ne peut plus légitime. Elle le serait, plus exactement, si tout, dans la contestation de Podemos, ne s’arrêtait pas là, si l’argent et ce qui le sous-tend – le matérialisme et l’individualisme – ne constituaient pas, pour Podemos comme pour l’ensemble de la gauche radicale, la même chose, faisais-je remarquer, que pour les bourgeois : le centre, le cœur du monde. Tout le reste les indiffère. Ils n’ont pas un seul mot pour le non-sens d’un monde dépourvu de grandeur et de beauté, plongé dans la laideur. Pas un seul mot non plus pour le sort de nos peuples dépourvus de destin, privés d’enracinement, démunis d’identité.
Pas un mot ?… Oh, non, ils en ont plein ! Mais ce sont des mots qui célèbrent, qui voudraient même accélérer notre perte de destin, d’identité. La perte – le déracinement – est d’ailleurs double. C’est, d’une part, la perte d’identité que subit l’Europe soumise à une immigration de peuplement qui la rendra, à terme, méconnaissable ; mais c’est la perte aussi qui frappe les restes déracinés des peuples qui finiront par devenir, si rien n’arrête un tel mouvement, une composante essentielle, voire première, du socle ethno-culturel de ce qui fut – mais ne sera plus – l’Europe et sa civilisation.
La recherche du déracinement, le rejet de l’identité collective
Une telle recherche du déracinement, un tel rejet de la notion même d’identité collective : voilà un trait marquant de la gauche radicale d’aujourd’hui qui la rend profondément différente de celle d’hier. C’est un trait qui la rapproche, encore une fois, du Système qu’elle prétend combattre. Quelle différence y a-t-il, finalement, entre un bobo individualiste et libertarien (qu’il soit de « droite » ou de « gauche ») et un gauchiste radical, individualiste et libertarien de Podemos ? Sauf en ce qui concerne la façon d’aménager le prétendu centre économique du monde, il n’y a aucune différence. Des deux côtés règnent, exacerbées même dans le cas de la gauche radicale, la même idéologie du genre, la même indifférenciation des sexes, la même dissolution des peuples, la même perte de repères et d’identités, le même individualisme forcené, le même hédonisme plat, immédiat, vulgaire ; le même angélisme aussi (cet angélisme qui fait, par exemple, qu’une Manuela Carmona, la prochaine maire de Madrid – « mairesse », corrigerait-elle –, ait proclamé sans sourciller qu’il faudrait faire sortir de prison environ 95 % des détenus…)
Et pourtant…
Il y a pourtant quelque chose qui m’oblige à introduire des nuances. Sont-elles susceptibles d’infléchir le bilan qui vient d’être dressé ? Examinons d’abord ce dont il s’agit.
Voilà, en effet, que la lutte des classes, ce pilier central de la gauche révolutionnaire, a disparu, du moins dans ses manifestations les plus haineuses, du discours de Podemos. Le prolétariat – réjouissons-nous-en ! – n’y est plus le phare étincelant censé guider l’histoire et la révolution… une « révolution » qui est, elle aussi, tombée dans les oubliettes, où elle a rejoint ces concepts-phares qu’étaient jadis « la bourgeoisie » et « le prolétariat ». Ce dernier s’est vu remplacer par quelque chose d’aussi mou que l’époque la plus molle de l’histoire : « les gens ». Pour ce qui est de la bourgeoisie, elle n’est plus l’ennemi à abattre. Le véritable ennemi – là aussi il faut s’en réjouir – c’est « la caste politique », et les banques, et les multinationales : l’ensemble, en un mot, du grand pouvoir financier et économique. L’ennemi c’est la ploutocratie, « l’usure », pourraient-ils dire en citant Ezra Pound… si leur sectarisme antifa ne leur interdisait pas un tel geste.
Ils doivent se retourner dans leur tombe, les ancêtres de Podemos, les « rouges » de la guerre civile espagnole, eux qui spoliaient, torturaient et tuaient quiconque avait le malheur de posséder un simple lopin de terre, une usine, un atelier, un magasin… aussi petits fussent-ils. Elles ne faisaient pas dans le détail, ces brutes-là. Leurs descendants, par contre, ont appris à faire, heureusement, la différence. Toute propriété, quelles qu’en soient les dimensions, est un vol, pensaient les ancêtres. La propriété n’est un vol, semblent penser leurs descendants, que dans le cas de la grande, voire de la très grande propriété. Sinon, si la propriété n’est que petite ou moyenne, il faut la préserver, la défendre, l’encourager même… comme elle est encouragée en toutes lettres, noir sur blanc, dans le programme de Podemos (2).
Seraient-ce là des propos dans l’air, de la propagande mensongère ? Non, je ne crois pas. Mais même si je me trompais, même si tel était le cas, le simple fait que de tels propos puissent être tenus impliquerait déjà un changement dont la signification serait considérable, énorme même. Car, en un sens, tout est là, tout se joue là. Combattre de la façon la plus radicale le pouvoir du grand capital, tout en sauvegardant dans ce qu’elles ont de plus valable des choses telles que la propriété, le marché, l’argent… ces choses qui entraînent immanquablement des inégalités qu’il faudra certes réduire un jour mais que personne n’envisagerait plus d’extirper des forceps à la main : voilà qui n’a jamais été nulle part envisagé, pensé, entrevu ; encore moins essayé, entrepris. Et ne l’ayant jamais été, c’est bien là la raison – pour nous limiter au domaine économique – qui a entraîné toute la misère et toutes les horreurs dont le rêve égalitaire et fou du communisme a accouché.
Leur mythème fondateur ? L’individualisme libertarien
Ce rêve et sa folie semblent avoir été écartés par les gens de Podemos. Ceux-ci seraient-ils donc les premiers à envisager – à réaliser peut-être un jour – ce qui n’a jamais été nulle part envisagé ? Plaise aux dieux ! Mais doutons-en. Pour une simple raison : comment pourraient-ils abattre un Système dans l’imaginaire duquel ils sont tout à fait plongés ? Cet imaginaire, ce mythème fondateur, comme dirait Giorgio Locchi, a aujourd’hui un nom : l’individualisme libertarien. Il n’est rien d’autre que la réalisation la plus accomplie des visées et de la vision que le capitalisme du XXIe siècle – le capitalisme mondialisé, porté par le vent où les flux du néant spéculatif tourbillonnent – a du monde et de l’homme. Ou de ce qu’il en reste.
De même que les révolutionnaires de mai 68 ont fini aux commandes du Système qu’ils prétendaient abattre ; de même que, « sous les pavés », ils ont découvert « la plage » où patauge l’Homo festivus qui, comme dirait Philippe Muray, a remplacé l’ancien Homo sapiens; de même il est possible qu’un sort pareil attende les communistes bon teint, les communistes 2.0, de Podemos.
Javier Portella (Polémia, 3 juin 2015)
Notes :
1- Pourquoi des chaînes de télévision du plus haut niveau ont tenu grandes ouvertes les portes pour que Podemos les franchisse? Certains y ont même vu une manœuvre « machiavélique » du Partido Popular, désireux de pouvoir brandir un épouvantail (la peur à l’extrême gauche) lui permettant de remporter les élections, ce qui, vu les résultats de celles-ci… Reste qu’une manœuvre aussi tordue aurait supposé un degré d’intelligence dépassant de loin les capacités intellectuelles de la droite la plus bête du monde ! Le plus probable est que le simple appât du gain – Pablo Iglesias faisait monter très fort l’audience – ait suffit à des chaînes de télévision truffées d’ailleurs de journalistes bien connus par leur gauchisme.
2- A partir de là, une fois établie l’opposition entre grande et petite propriété, mille autres questions se posent. Mille questions, plutôt, devraient être posées… que personne pourtant ne pose jamais (et ce n’est pas aux gauchistes que je pense maintenant). Il se pose surtout la question suivante : une fois démantelé le pouvoir du grand capital, une fois préservé le rôle des petites et moyennes entreprises, comment faire pour que la dynamique même de celles-ci ne les entraîne pas à accumuler de plus en plus d’argent et de pouvoir : cette aspiration qui semble être gravée à feu dans le cœur des hommes – des hommes modernes, en tout cas ?