Les politiciens défendent leurs « valeurs »… Mais lesquelles ?
Les médias et les politiciens nous rebattent les oreilles de leurs « valeurs » : « valeurs » républicaines, « valeurs » des droits de l’homme, etc. Mais le terme de « valeur » n’est-il pas, à l’origine, de nature économique ?
Les hommes politiques se flattent en général de défendre leurs « valeurs » sans jamais préciser de quelles valeurs il s’agit. Il en va de même pour leurs « fondamentaux », terme qui n’est d’ailleurs qu’un pur barbarisme (« fondamental » est un adjectif, pas un nom). Le plus probable est qu’ils ne savent même pas le sens des mots qu’ils utilisent.
Au Moyen Âge, le mot « valeur » s’emploie essentiellement pour désigner le mérite ou des qualités telles que la bravoure ou le courage. Après quoi, comme pour bien d’autres termes, on est passé de la qualité à la quantité. Adam Smith associe déjà la valeur à la notion d’utilité. On aura ensuite la « valeur vénale », la « valeur d’échange », la « valeur boursière », c’est-à-dire la valeur économique qui ne s’apprécie qu’en argent. La critique de la valeur (Wertkritik), qui constitue la part la plus intéressante de la pensée de Marx, assimile le sujet du Capital au « sujet automate », c’est-à-dire au processus de valorisation capitaliste, forme historique du fétichisme de la marchandise : la notion de « valeur » est l’expression d’un rapport social qui conduit à chosifier les êtres humains et à faire de l’argent le seul but de l’existence, les crises financières n’étant qu’un symptôme d’une crise plus générale de la valorisation.
Pour justifier son titre, l’hebdomadaire Valeurs actuelles cite en couverture de chacun de ses numéros la phrase de Jean Bodin : « Il n’y a de richesse que d’hommes », aujourd’hui devenue l’un des mantras favoris des tenants de « l’humanisme d’entreprise ». La citation exacte figure au livre V, chapitre II, des Six Livres de la République (1576) : « Il ne faut jamais craindre qu’il y ait trop de sujets, trop de citoyens : vu qu’il n’y a richesse, ni force que d’hommes. » Pour Bodin, précurseur du mercantilisme, elle signifie donc, non que l’homme soit une valeur en soi, mais que le nombre des habitants fait la richesse de l’État. On reste dans le domaine de la quantité.
Cela dit, au sens général, la valeur peut aujourd’hui aussi bien désigner l’importance que l’on donne à une notion quelconque qu’une norme de conduite, un ensemble constituant une « échelle de valeurs », etc.
Ce qui vaut pour les uns ne vaut pas forcément pour les autres. Pourquoi faudrait-il alors nécessairement s’incliner devant les « valeurs » à la mode ?
Il y a d’autant moins de raison de s’incliner devant une valeur ou un système de valeurs que la valeur n’est pas une qualité inhérente aux choses, mais relève toujours d’un jugement subjectif, qu’elle est décrétée par l’homme en fonction de ses croyances ou de ses convictions, de ce qu’il approuve ou de ce qu’il désapprouve. Le jugement de valeur s’oppose par là au jugement de fait. C’est pourquoi Max Weber exigeait du savant qu’il s’en tienne à une stricte « neutralité axiologique », c’est-à-dire qu’il ne confonde pas la valeur (subjective) et le fait (objectif), la raison scientifique ne pouvant jamais fonder que le second.
Weber parlait aussi du « polythéisme des valeurs ». Il entendait par là que les valeurs sont vouées à se combattre entre elles, à la façon des dieux de l’Olympe (« Nous n’avons pas les mêmes valeurs que vous ! »). Comme l’a maintes fois rappelé Julien Freund, la valeur implique en effet la pluralité : là où il n’y aurait qu’une valeur, il n’y aurait pas de valeur du tout, faute d’une possibilité de comparaison. Il s’en déduit qu’une valeur ne vaut que par rapport à ce qui vaut moins qu’elle (ou à ce qui ne vaut rien). Autrement dit, les valeurs se distribuent sur une échelle, selon qu’elles sont supérieures ou inférieures à d’autres. Elles sont non seulement plurielles, mais aussi incompatibles entre elles. La notion de valeur suppose donc une hiérarchie, au moins implicite, ce qui pose le problème de la valeur d’égalité…
Le caractère subjectif de la notion de valeur est par ailleurs ce qui la rend la plus critiquable, « l’appel aux valeurs » pouvant s’assimiler à un débordement généralisé des subjectivités. Robert Redeker déclare ainsi : « C’est quand la foi et la morale sont mortes que surgit le discours sur les valeurs. C’est parce qu’il n’y a plus de morale que les valeurs imposent leur bavardage urbi et orbi […] C’est en leur nom, et plus en celui de la nation ou de la patrie, que l’on part en guerre. Ces discours confondent les valeurs et la morale, soumettant la morale à la juridiction des valeurs. » Dans son livre sur La tyrannie des valeurs (1960), Carl Schmitt fait une critique comparable, quand il écrit que le déclin de l’objectivité a entraîné la dispersion de l’opinion en un pluralisme des valeurs, qui traduit en fin de compte une indifférence à la vérité.
Autrefois, on parlait de « vertus » ou de « qualités », voire d’éthique. Ou encore de simple sens commun : il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas, tout simplement parce qu’elles ne se font pas. La gentillesse, fondement du vivre ensemble, est-elle une vertu, une valeur ou une qualité ?
C’est une qualité ou une vertu qu’on est en droit de considérer comme une valeur. La distinction entre les choses « qui se font » et celles « qui ne se font pas » relève plutôt de cette « décence commune » (common decency) dont George Orwell faisait, à juste titre, l’une des plus constantes qualités des classes populaires. L’éthique – du grec ethos – tout comme la morale – du latin mores – renvoient d’ailleurs l’une et l’autre aux mœurs, c’est-à-dire aux valeurs partagées au sein d’un même peuple.
Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 1er mai 2014)