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catastrophe

  • « L’écriture inclusive est à la langue ce que les éoliennes sont au paysage »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Robert Redeker cueilli sur Figaro Vox et consacré à l'écriture inclusive.  Philosophe, Robert Redeker est notamment l'auteur de Egobody (Fayard, 2010), Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015), L'école fantôme (Desclée de Brouwer, 2016), L'éclipse de la mort (Desclée de Brouwer, 2017) ou dernièrement Les Sentinelles d'humanité (Desclée de Brouwer, 2020).

     

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    «D’un point de vue civilisationnel, l’écriture inclusive est comparable à la destruction des paysages»

    Il arrive à notre pays une catastrophe qui le blesse à mort, qui le blesse dans son âme, qui est littéraire ; cette catastrophe porte un nom: l’écriture inclusive. La langue est cette réalité qui rapporte chaque homme à son peuple. Le développement de l’écriture inclusive est appelé à changer la nature du fait d’être français.

    Après l’écriture inclusive, l’on ne pourra plus être français de la même façon qu’avant son despotisme. Les politiciens qui dans certaines municipalités essaient de la propager sont parfaitement conscients de l’objectif politique à long terme: changer le fait national français. L’écriture inclusive signe la fin de l’intime compagnonnage de la France avec sa littérature.

    Pour que l’écriture inclusive s’impose, il a fallu d’abord que la langue ait été affaiblie par la déconstruction. Et surtout, qu’elle ait subi la plus infamantes des accusations, celle d’être fasciste. Gilles Deleuze et Roland Barthes se sont chargés de la dénonciation préparatoire à la liquidation

    Selon le livre de Deleuze, écrit en duo avec Guattari, Mille Plateaux, en 1980, l’essence de la langue tient dans le mot d’ordre. Retenons-en quelques citations croustillantes: «Le langage n’est pas fait pour être cru, mais pour obéir et faire obéir» ; «une règle de grammaire est un marqueur de pouvoir, avant d’être une règle syntaxique» ; «le langage est transmission du mot fonctionnant comme mot d’ordre, et non communication d’un signe comme information». Le langage n’informe pas, ne communique pas, il ordonne.

    Barthes de son côté, affirme avec un sérieux de procureur en procès stalinien ou maoïste, dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, prononcée en 1977: «la langue n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste, car le fascisme ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire». Passons sur le fait que cette définition du fascisme - «obliger à dire» - soit particulièrement faible.

    Au Moyen Âge l’anthropomorphisme traînait des animaux devant le tribunal. Deleuze et Barthes poussent le ridicule beaucoup plus loin: c’est la langue qui comparaît devant un tribunal révolutionnaire, à cause de sa fusion supposée avec toutes les formes de la domination.

    Mais l’obscurantisme est ici le même que dans les procès médiévaux. Sans cette mise en accusation de la langue, qui passera pour involontairement comique auprès de tout esprit doué de bon sens, qui pourrait passer pour une farce si elle n’était ce qu’elle est, une condamnation réelle émise depuis les hauteurs pédantes de l’esprit de sérieux, l’écriture inclusive n’aurait jamais pu voir le jour.

    Une fois la langue condamnée comme fasciste, tout devient possible: elle ne mérite plus ni respect, ni vénération.

    L’écriture inclusive est en réalité le contraire de ce qu’elle affirme d’elle-même: elle est exclusive, elle exclut la langue de son histoire. Elle l’expulse la langue de son passé, de sa tradition, de son logis, de sa logique. Toute langue est une vision du monde. Sa logique - qu’on appelle grammaire - est la mise en ordre de cette vision du monde, sa structuration.

    Bref, toute langue est un cosmos, au sens étymologique du mot. Comprenons: l’écriture inclusive arrache la langue à la vision du monde dont elle est l’une des expressions, elle en détruit le cosmos. L’écriture inclusive est un séparatisme: il s’agit pour elle de séparer la langue française d’avec ce que fut la France jusqu’ici. D’avec la manière française de voir le monde, de l’écrire et de le parler.

    L’affaire n’est pas seulement de séparer la langue d’avec la nation ; elle est surtout de garantir la colonisation de la langue par une idéologie, le post-féminisme. La nation, jusqu’à nos jours et depuis plusieurs siècles, au moins depuis les poètes de la Pléiade, du Bellay, Ronsard, depuis La défense et illustration de la langue française, l’important livre de Joachim du Bellay, était l’âme de la langue française ; avec l’écriture inclusive, l’âme de notre langue ne sera plus la nation, mais une idéologie.

    L’écriture inclusive véhicule le mythe ultrarévolutionnaire de la tabula rasa: du passé de la langue l’on doit faire table rase, afin de se laisser habiter par les fantasmes de ses adversaires. La substitution, de 1792 à 1806, du calendrier révolutionnaire au calendrier traditionnel, s’est faite dans un état d’esprit analogue, quoique pour d’autres motifs.

    Deux aspects frappent dans la propagande en faveur de ce type d’écriture: le refus d’assumer un héritage, doublé de la non-reconnaissance d’une dette envers le passé. Le mythe de la tabula rasa ne chemine jamais sans son alter ego: le mythe de l’auto-engendrement.

    La langue française nouvelle, inclusive, libre de toute dette devant le passé, dégenrée, désexualisée, dépatriarcalisée, déblanchie, déracisée, intersectionnalisée, est supposée s’engendrer elle-même à partir des énoncés et prescriptions idéologiques dont on persille la langue française traditionnelle.

    Une nation est une entité qui apparaît dans l’histoire, une entité dont l’essence est d’apparaître. La langue n’est pas «la nation même», comme le croyait Guillaume de Humboldt, elle est la visibilité d’une nation. Identifions dans la littérature, aussi bien orale qu’écrite, le lieu où cette visibilité atteint son degré d’intensité indépassable.

    La langue de Shakespeare, de Keats, de Shelley, rend à jamais la nation anglaise visible à l’univers. La langue de Racine, de Molière, de Bossuet, rend, elle aussi, visible la nation française. La langue rend une nation visible, à la fois à ceux qui la composent, qui lui appartiennent, et aux autres nations.

    Existent également de par le monde force nations sans État, qui restent visibles par la perdurance de leur langue. La langue est la visibilité de l’histoire d’une nation, si bien que la parler procure le sentiment de faire partie de cette histoire, ainsi que de faire partie d’une communauté qui plonge ses racines dans le passé. La langue rend visible une continuité, l’inscription de chacun dans une continuité qui implique de recevoir un héritage et de payer, sous la forme du respect, une dette.

    C’est cette visibilité que l’écriture inclusive cherche à mettre à mort. L’écriture inclusive se propose d’invisibiliser ce que la langue visibilise: la nation. Abîmer la langue est rendre la nation plus invisible, la plonger dans de l’invisibilité, dans la nuit ; c’est aussi abîmer le lien national, montrer le chemin à l’anomie et au séparatisme. Abîmer la langue n’est pas seulement un acte linguistique, c’est un acte politique.

    Promouvant une néolangue persillée d’idéologie - quand on lit un texte en écriture inclusive, l’on s’imagine confronté à du français persillé, mais, au lieu d’être persillé d’une autre langue, il l’est d’idéologie - destinée à remplacer le français, l’écriture inclusive se veut à la fois a-historique (elle se prend pour la vérité de la langue indépendamment de son histoire), et post-historique (elle suppose l’histoire, c’est-à-dire la domination, enfin dépassée par le progrès linguistique avec lequel elle s’identifie).

    Elle se veut la victoire sur la nation et son histoire en les rejetant toutes deux non dans la mémoire, qui impliquerait une dette, obligerait à du respect, mais dans l’enfer de l’oubli.

    L’écriture inclusive est, d’un point de vue civilisationnel, exactement la même chose que la destruction des paysages, cet autre héritage des siècles: les éoliennes rendent le paysage invisible, effaçant le passé de la nation. L’écriture inclusive est à la langue ce que les éoliennes sont au paysage.

    Excluant la langue de son histoire, détruisant sa logique, arrachant sa langue au peuple pour lui imposer le sabir des nouvelles précieuses ridicules, expulsant le peuple de sa langue, l’écriture inclusive est l’écriture la plus exclusive qui se puisse envisager.

    Robert Redeker (Figaro Vox, 13 avril 3021)

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  • Le chant du bouc...

    Les éditions de la Reine Grenouille ont publié récemment un essai de Christophe Lavigne intitulé Le chant du bouc. Ancien membre du renseignement militaire français, Christophe Lavigne vit retiré dans le vignoble bordelais.

     

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    " La catastrophe s’est déjà produite. Le monde évolue. Est-ce bien ou mal? Peu importe. Quoi qu’il en soit, il faut s’adapter et faire face à de nouvelles contraintes et de nouveaux dangers.Pour affronter la médiocrité, Christophe Lavigne nous propose de revenir aux origines en interrogeant la civilisation grecque et sa définition de la tragédie. Inégalité, violence et mort, trois notions clés que nos contemporains cherchent, en vain, à écarter de leur chemin. Or plutôt que de fuir le tragique ne devrions pas plutôt faire corps avec lui? C'est sur ces pistes, affranchies de toute rhétorique pompeuse et intellectualisante, que nous mène l'auteur. Le Chant du bouc s’invite au milieu des considérations sur le monde contemporain, un monde devenu complexe et difficilement lisible, et nous propose des clés pour s'affranchir et, pourquoi pas, s'accomplir.Plus qu'un livre de réflexion, un manuel de vie."
     
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  • Les leçons d'Irma...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Laurent Ozon cueilli sur Breizh Info et consacré aux enseignements qu'il est possible de tirer du chaos provoqué par l'ouragan Irma dans les îles françaises de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy...

    Chef d'entreprise et essayiste, Laurent Ozon est l'auteur de France, années décisives (Bios, 2015).

     

     

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    Les leçons d'Irma

    Les populations touchées par l’Ouragan Irma ont été secouées par des crises particulièrement révélatrices : anarchie, pillages, violences inter-ethniques et intersociales, désespoir viral sur les réseaux sociaux, peurs contagieuses, critique de l’absence de moyens de secours et d’assistance des institutions.

    Ces effets contrastent avec ce qui s’est passé au Japon par exemple. Un pays dont la population très homogène a pourtant été touchée par des tsunami, des tremblements de terre et une catastrophe nucléaire ces dernières années. Une population qui est pourtant restée solidaire, travailleuse et pudique sur ces souffrances, sans pour autant renoncer à exercer une pression réelle sur l’Etat afin qu’il fasse le bilan et tire les conséquences de ses inconséquences. Alors pourquoi ces différences ?

    On pourrait évoquer de nombreux facteurs mais la récurrence des actes de pillages et de violences en Louisiane durant l’ouragan Katrina qui avait entrainé l’intervention de l’armée, comme ceux d’Haïti ou de Saint-martin ne laissent pas de doutes sur leurs causes réelles.

    Les catastrophes révèlent en effet l’état du lien social et la nature réelle des solidarités. Ces évènements fabriquent de véritables épidémies de stress qui soudent, délitent et recomposent les communautés humaines sur des bases organiques. Les êtres humains se regroupent et s’organisent sur des bases d’intérêts perçus, d’affinités identitaires et les liens artificiels se disloquent.

    Lorsque dans ces moments, l’armée ou la police perdent leurs moyens, on mesure la sincérité des liens générés par le vivre-tous-ensemble. Et le constat est simple et évident : Les pillages et violences qui suivent les catastrophes et le recul de l’Etat dans les sociétés multi-ethniques démontrent que la peur de la police est leur seul ciment. Raphaël Enthoven nous le rappelait récemment sur Europe 1, « c’est la peur et non l’amour qui fonde le vivre-ensemble « . Raphael Enthoven confond seulement le vivre-ensemble avec  le vivre-tous-ensemble qui semble devoir continuer à être le programme commun de toutes les formations politiques, des Insoumis ou Front National. Pourtant, ce que nous dit Irma est simple: Le « contrat social » ne peut suffire à faire tenir ensemble des peuples sans un État policier et un contrôle serré des citoyens. Lorsque l’État s’affaiblit, la société révèle sa véritable nature. Nous en avons eu, une fois de plus, l’évidente démonstration.

    On peut le regretter mais c’est ainsi. Le destin des sociétés multi-ethniques confrontées aux aléas inévitables de l’histoire et à leurs passions centrifuges, est de devenir des sociétés coercitives, liberticides et étatistes et ce faisant, de justifier la désolidarisation des peuples qui les composent et veulent finalement s’en affranchir lorsque l’Etat engage sa spirale descendante.

    Les catastrophes, qu’elles soient sociales, sanitaires, économiques ou naturelles accélèrent l’histoire des hommes. Les besoins de sécurité, de liberté et de bien-être des peuples imposent toujours des recompositions. Celles-ci disloquent les constructions artificielles soudés par l’idéologie, le contrôle et la force et recomposent des communautés génératrices de sécurité, de liens, et finalement de nouvelles institutions.

    Irma nous parle de notre futur. L’hiver arrive.

    Laurent Ozon (Breizh Info, 14 septembre 2017)

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  • Survivre en milieu urbain...

    La revue Survival, consacrée à la survie en milieu hostile, sort en kiosque son septième numéro (avril 2017-mai 2017). Une revue indispensable pour les amateurs de crapahut et d'aventure ainsi qu'à toutes les personnes soucieuses de développer leur capacité de résilience et leur aptitude à la survie individuelle ou collective... On trouvera dans ce numéro un bon dossier sur la survie en ville en cas de catastrophe et un entretien avec Laurent Obertone.

     

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    Sommaire :

    Spécial
    Optimiser son Bob – les axes de réflexion, par Olivier Achard
    La panic room, par V-sty Stevens


    Survie
    La survie en milieu urbain
    Mauvaises herbes : l’ail des ours
    Interview : De Chiang Maï à Paris 15 000 km en vélo
    Catastrophes : Accident à Jonquières
    Entretien avec Laurent Obertone
    Trente ans dans la jungle. L’étonnante histoire d’Hiro Onoda


    Équipements
    La canne comme outil de survie
    L’énergie électrique transportable
    Gants Mechanix Wear Original & Fastfit
    Un kit Bushcraft pour 100 €
    Lampe frontale et batterie nomade Streamlight
    Le Cochise : couteau de camp haute qualité
    Shot Show 2017


    Techniques
    S’orienter grâce aux indices du ciel

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  • Après nous le déluge...

    Les éditions Payot viennent de publier le nouvel essai de Peter Sloterdijk intitulé Après nous le déluge. Grande figure de la philosophie contemporaine, Peter Sloterdijk est notamment l'auteur de Règles pour le parc humain (1999), de la trilogie Sphères et de Des lignes et des jours (Maren Sell, 2014).

     

     

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    " Notre société est incapable d’assurer et d’assumer la transmission du savoir et de l’expérience depuis qu’elle a fait de la rupture le moteur de la modernité. Refuser tout héritage, faire table rase du passé, mépriser les modèles et les filiations, rompre systématiquement avec le père : ce geste « moderne », qui nous englue dans le présent, mène aux pires catastrophes, humaines, politiques, économiques. Contre le culte de l’ici-et-maintenant, et pour sortir du malaise dans notre civilisation occidentale, Peter Sloterdijk propose une relecture vertigineuse de notre histoire et nous exhorte à nous réinscrire dans la durée. Telle est la leçon de ce livre, sans nul doute un essai magistral sur l’art de maîtriser sa liberté. "

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  • Michéa: “Nous entrons dans la période des catastrophes”...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné au mois de décembre 2015 par Jean-Claude Michéa au quotidien italien la Repubblica. L'entretien a été cueilli sur le site Euro-Synergies et sa traduction a été assuré par le site Le Blanc et le Noir. Il est consacré aux errances de la gauche française, à l'occasion de la traduction en italien de son livre Les mystères de la gauche (Climats, 2013).

     

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    Jean-Claude Michéa: “Nous entrons dans la période des catastrophes”

    Repubblica. Le score du Front national aux récentes élections régionales constitue-t-il une surprise ?

    Jean-Claude Michéa. Rien de plus logique, au contraire, que cette progression continuelle du vote FN parmi les classes populaires. Non seulement, en effet, la gauche officielle ne jure plus que par l’économie de marché (la «gauche de la gauche» n’en contestant, pour sa part, que les seuls «excès» néolibéraux), mais – comme Pasolini le soulignait déjà – elle semble mettre son point d’honneur à en célébrer avec enthousiasme toutes les implications morales et culturelles. Pour la plus grande joie, évidemment, d’une Marine Le Pen qui – une fois rejeté le reaganisme de son père – peut donc désormais s’offrir le luxe de citer Marx, Jaurès ou Gramsci !

    Bien entendu, une critique purement nationaliste du capitalisme global ne brille jamais par sa cohérence philosophique. Mais c’est malheureusement la seule – dans le désert intellectuel français – qui soit aujourd’hui en prise avec ce que vivent réellement les classes populaires. Si nous ne savons pas opérer une révolution culturelle analogue à celle de Podemos en Espagne, le FN a donc un boulevard devant lui.

    Comment expliquez-vous une telle évolution de la gauche ?

    Ce qu’on appelle encore la « gauche » est un produit dérivé du pacte défensif noué, à l’aube du XXe siècle (et face au danger alors représenté par la droite nationaliste, cléricale et réactionnaire) entre les courants majoritaires du mouvement socialiste et ces forces libérales et républicaines, qui se réclamaient d’abord des principes de 1789 et de l’héritage des Lumières (lequel inclut aussi – on l’oublie toujours – l’économie politique d’Adam Smith et de Turgot !).

    Comme Rosa Luxemburg l’avait aussitôt relevé dans ses textes sur l’affaire Dreyfus, il s’agissait donc d’une alliance particulièrement ambigüe, qui a certes rendu possibles - jusque dans les années 60 - nombre de combats émancipateurs, mais qui ne pouvait aboutir, une fois éliminés les derniers vestiges de la droite d’Ancien régime, qu’à la défaite d’un des deux partenaires en présence.

    C’est exactement ce qui va se passer à la fin des années 70, lorsque l’intelligentsia de gauche – Michel Foucault et Bernard-Henri Levy en tête – en viendra à se convaincre que le projet socialiste était «totalitaire» par essence. De là le repli progressif de la gauche européenne sur le vieux libéralisme d’Adam Smith et de Milton Friedman, et l’abandon corrélatif de toute idée d’émancipation des travailleurs. Elle en paye aujourd’hui le prix électoral.

    En quoi ce que vous appelez la «métaphysique du Progrès» a-t-elle pu conduire la gauche à accepter le capitalisme?

    L’idéologie progressiste se fonde sur la croyance qu’il existe un «sens de l’Histoire» et donc que tout pas en avant constitue toujours un pas dans la bonne direction. Cette idée s’est révélée globalement efficace tant qu’il ne s’agissait que de combattre l’Ancien régime. Le problème, c’est que le capitalisme – du fait qu’il a pour base cette accumulation du capital qui ne connaît «aucune limite naturelle ni morale» (Marx) – est lui-même un système dynamique que sa logique conduit à coloniser graduellement toutes les régions du globe et toutes les sphères de la vie humaine.

    En l’invitant à se focaliser sur la seule lutte contre le «vieux monde» et les «forces du passé» (d’où, entre autres, l’idée surréaliste – que partagent pourtant la plupart des militants de gauche – selon laquelle le capitalisme serait un système structurellement conservateur et tourné vers le passé), le «progressisme» de la gauche allait donc lui rendre de plus en plus difficile toute approche réellement critique de la modernité libérale. Jusqu’à la conduire à confondre – comme c’est aujourd’hui le cas – l’idée qu’on «n’arrête pas le progrès» avec l’idée qu’on n’arrête pas le capitalisme.

    Comme si, en d’autres termes, la bétonisation continuelle du monde, l’aliénation consumériste, l’industrie génético-chimique de Monsanto ou les délires transhumanistes des maîtres de la Silicon Valley pouvaient constituer la base idéale d’une société libre, égalitaire et conviviale !

    Dans ce contexte, comment la gauche peut-elle encore se différencier de la droite ?

    Une fois la gauche officielle définitivement convaincue que le capitalisme était l’horizon indépassable de notre temps, son programme économique est naturellement devenu de plus en plus indiscernable de celui de la droite libérale (qui elle-même n’a plus grand-chose à voir avec la droite monarchiste et cléricale du XIXe siècle). D’où, depuis trente ans, sa tendance à chercher dans le libéralisme culturel des nouvelles classes moyennes – c’est-à-dire dans le combat permanent de ces «agents dominés de la domination» (André Gorz) contre tous les «tabous» du passé – l’ultime principe de sa différence politique.

    C’était évidemment oublier que le capitalisme constitue un «fait social total». Et si la clé du libéralisme économique c’est bien d’abord – comme le voulait Hayek – le droit pour chacun de «produire, vendre et acheter tout ce qui peut être produit ou vendu» (qu’il s’agisse donc de drogues, d’armes chimiques, d’un service sexuel ou du ventre d’une «mère porteuse»), on doit logiquement en conclure qu’il ne saurait s’accommoder d’aucune limite ni d’aucun «tabou». Il conduit au contraire - selon la formule célèbre de Marx - à noyer progressivement toutes les valeurs humaines «dans les eaux glacées du calcul égoïste».

    Si donc, avec George Orwell, on admet que les classes populaires, à la différence des élites politiques, économiques et culturelles, sont encore massivement attachées aux valeurs morales - notamment celles qui fondent la civilité quotidienne et le sens de l’entraide – on s’explique alors sans difficulté leur peu d’enthousiasme devant cette dérive libérale de la gauche moderne.

    Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille se désintéresser des questions dites «sociétales» (comme, par exemple, de la lutte contre le racisme ou de celle contre l’homophobie). Mais il suffit d’avoir vu Pride – le merveilleux film de Matthew Warchus – pour comprendre qu’une lutte de ce type n’est jamais si efficace que lorsqu’elle parvient à s’articuler réellement à un véritable combat populaire. Or c’est là une articulation dont la gauche moderne a clairement perdu le secret.

    Vous considérez le fait que la gauche ait accepté le capitalisme comme une erreur. Certains pourraient y voir, au contraire, une preuve de réalisme. Pourquoi dans ces conditions jugez-vous nécessaire d’appeler à penser «avec la gauche contre la gauche»?

    La phase finale du capitalisme – écrivait Rosa Luxemburg en 1913 – se traduira par «une période de catastrophes». On ne saurait mieux définir l’époque dans laquelle nous entrons. Catastrophe morale et culturelle, parce qu’aucune communauté ne peut se maintenir durablement sur la seule base du «chacun pour soi» et de l’«intérêt bien compris».

    Catastrophe écologique, parce que l’idée d’une croissance matérielle infinie dans un monde fini est bien l’utopie la plus folle qu’un esprit humain ait jamais conçue (et cela sans même parler des effets de cette croissance sur le climat ou la santé).

    Catastrophe économique et financière, parce que l’accumulation mondialisée du capital (ou, si l’on préfère, la «croissance») est en train de se heurter à ce que Marx appelait sa «borne interne». A savoir la contradiction qui existe entre le fait que la source de toute valeur ajoutée – et donc de tout profit – est le travail vivant, et la tendance contraire du capital, sous l’effet de la concurrence mondiale, à accroître sa productivité en remplaçant sans cesse ce travail vivant par des machines, des logiciels et des robots (le fait que les «industries du futur» ne créent proportionnellement que peu d’emplois confirme amplement l’analyse de Marx).

    Les «néo-libéraux» ont cru un temps pouvoir surmonter cette contradiction en imaginant – au début des années 1980 – une forme de croissance dont l’industrie financière, une fois dérégulée, pourrait désormais constituer le moteur principal. Le résultat, c’est que le volume de la capitalisation boursière mondiale est déjà, aujourd’hui, plus de vingt fois supérieur au PIB planétaire !

    Autant dire que le «problème de la dette» est devenu définitivement insoluble (même en poussant les politiques d’austérité jusqu’au rétablissement de l’esclavage) et que nous avons devant nous la plus grande bulle spéculative de l’histoire, qu’aucun progrès de l’«économie réelle» ne pourra plus, à terme, empêcher d’éclater. On se dirige donc à grands pas vers cette limite historique où, selon la formule célèbre de Rousseau, «le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être».

    Or c’était précisément toute la force de la critique socialiste originelle que d’avoir compris, dès l’aube de la révolution industrielle, qu’un système social orienté par la seule recherche du profit privé finirait inéluctablement par conduire l’humanité dans l’impasse. C’est donc, paradoxalement, au moment même où ce système social commence à se fissurer de toute part sous le poids de ses propres contradictions, que la gauche européenne a choisi de se réconcilier avec lui et d’en tenir pour «archaïque» toute critique un tant soit peu radicale. Il était difficile, en vérité, de miser sur un plus mauvais cheval !

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