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catastrophe - Page 4

  • Réhabiliter le risque assumé ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue intéressant de Bruno Racouchot, paru dans l'hebdomadaire Valeurs Actuelles (24 mars 2011), qui vient nourrir le débat complexe sur l'utilisation de l'énergie nucléaire à des fins civiles...

     

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    Réhabiliter le risque assumé

    La tragédie qui frappe le Japon appelle la commisération et la solidarité. Cependant, par-delà l’émotion légitime qu’elle suscite, elle doit être étudiée de près. Car l’exploitation de ce drame par des groupes de pression vise les intérêts supérieurs de notre pays. Notre politique énergétique et nucléaire est directement menacée.

    Et, à travers elle, notre indépendance et notre capacité à agir, politiquement ou commercialement, sur la scène internationale. Plutôt que de subir, opérons un décryptage pour sortir de cette crise en optimisant nos atouts. Quatre enseignements peuvent d’ores et déjà être tirés de cette catastrophe. Tout d’abord, elle est initialement imputable à la nature, non à l’action de l’homme. Ce n’est pas le non-respect des règles du développement durable qui a créé le tsunami. Au lieu d’afficher la prétention ridicule de “sauver la planète” à tout bout de champ, on ferait mieux de sérier méthodiquement les risques majeurs et réels.

    Deuxième point : conséquence du tsunami, la catastrophe de Fukushima relance le débat sur le nucléaire. Ce basculement de perspective n’est pas anodin. On sort du rationnel, on glisse dans un autre registre. Puisqu’on ne peut pas faire de la nature un bouc émissaire, on se retourne contre le nucléaire pour clouer au pilori ceux qui l’ont prôné. Qui “on” ? Pour des raisons différentes (audimat d’un côté, manipulation économico-politique de l’autre), certains groupes exploitent les peurs sans vergogne. L’émotionnel est poussé à son paroxysme. Depuis Prométhée, c’est la même rengaine. L’homme doit être puni d’avoir volé le feu aux dieux. À cette morale bon marché s’ajoutent des amalgames douteux. Le Japon n’est pas la France. Notre industrie nucléaire est la plus sûre du monde et la plus chère, ce qui nous fait d’ailleurs perdre des marchés à l’international. L’État la contrôle étroitement. Alors, pourquoi ce procès à notre encontre ? Parce que la grille de lecture du réel de ceux qui font l’opinion privilégie le compassionnel ou l’idéologique, non l’analyse objective de la situation.

    Troisième point : derrière les idiots utiles, il y a des groupes de pression, dont le rôle est de réactiver des peurs pour mieux peser sur les gigantesques enjeux géostratégiques du moment. Les fruits de décennies de recherches et d’efforts sont ainsi menacés par une overdose émotionnelle exploitée à des fins géo-économiques. Ces opérations psychologiques que l’on voit se déployer en arrière-plan obéissent à des intérêts opposés aux nôtres. Ils visent à paralyser une industrie nucléaire dont la France est la meilleure élève. En réduisant notre indépendance énergétique, en ruinant notre industrie, certains veulent faire tomber en sujétion notre pays par le simple jeu d’idées, triées et orientées. À qui profite le crime ? Qui en sont les complices ? Comment fonctionnent-ils ? De quelle façon peut-on inverser la tendance, peser dans les débats et remettre les pendules à l’heure ?

    C’est là le dernier point : il est vital de réagir. Que doit faire l’industrie énergétique française ? L’erreur serait de se borner à opposer seulement des arguments techniques et rationnels. La rigueur de l’ingénieur est impuissante face aux opérations de manipulation. Cessons d’être réactifs, montrons-nous proactifs. Opérons autrement. Et d’abord pensons le problème en amont, sur le plan des idées. Les directions de la stratégie et de la communication de nos grands groupes doivent entamer une réflexion de fond débouchant sur l’engagement de stratégies d’influence positives. C’est là un travail sur le long terme, qui exige surtout de changer de perspective. La communication de “Bisounours”, avec ses discours infantilisants et sa langue de bois aussi niaise que contre-productive, a montré ses limites. Pourquoi ne commencerait-on pas par réhabiliter la notion de risque assumé ?

    Le hasard veut que le thème du IIIe Festival de géopolitique et de géo-économie, qui se tient jusqu’au 27 mars à Grenoble, soit “Risques et défis géopolitiques d’aujourd’hui”. En ces temps où le compassionnel bon marché fait florès, l’initiative mérite d’être saluée. Oui, le risque est inhérent à la vie. Il est même consubstantiel à la volonté d’accomplissement d’un destin. Un peuple qui entend rester maître de son devenir doit s’en donner les moyens. Une entreprise qui développe des activités stratégiques aussi. Toute volonté d’agir comporte des risques. C’est en les intégrant lucidement dans notre perception du monde, dans une stratégie collective, que l’on peut se donner les moyens de les réduire. Mais le risque zéro n’existe pas. Il nous faut réapprendre à vivre avec le risque. À cet égard, les Japonais nous donnent un bel exemple de dignité et de stoïcisme. Comme quoi le critère différenciant dans une situation d’exception reste bel et bien l’état d’esprit des hommes, leur volonté et leur faculté de résilience. C’est sur ce socle que peut se construire une stratégie d’influence digne de ce nom. Le combat pour notre indépendance énergétique et le nucléaire français doit prioritairement intégrer ce paramètre. 

    Bruno Racouchot (Valeurs actuelles, 24 mars 2011)

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  • Vers la fin du monde moderne ?...

    Nous avions annoncé la parution aux éditions Res Publica de La fin de monde moderne, un essai d'Alexandre Rougé, journaliste vinicole et engagé, dont on peut lire les talentueux  articles dans Le Choc du Mois. Nous reproduisons ici la préface que lui a donné, pour cet essai, Alain de Benoist. Bonne lecture !

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    Préface à La fin du monde moderne

    Au XVIIIe siècle, la modernité, dont les racines sont beaucoup plus anciennes, a trouvé sa légitimation théorique dans l’idéologie du progrès. Celle-ci, formulée notamment par Condorcet (Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, ouvrage posthume paru en 1795), s’articule autour d’une affirmation simple : l’humanité, depuis ses débuts, est engagée de manière unitaire dans une perpétuelle marche en avant qui associe l’amélioration de ses conditions d’existence à l’amélioration continuelle de l’homme. Il en résulte que la nouveauté (le novum) vaut pour elle-même au seul motif qu’elle est nouvelle. Cette marche en avant équivaut à un affranchissement du passé. Les sociétés traditionnelles déterminaient en effet leurs règles et leurs principes en fonction de ce qui paraissait avoir fait ses preuves dans le passé (la tradition, les ancêtres) : le terme grec archè renvoie aussi bien à l’« archaïque » qu’à ce qui fait autorité. C’est même l’ancienneté des coutumes qui en garantissait en quelque sorte la valeur. Convaincues de la réalité du progrès, les sociétés modernes se légitiment au contraire par une promesse d’avenir. Elles ne sont pas plus libres – bien qu’elles pensent souvent l’être –, mais déterminées par la certitude de « lendemains qui chantent » : l’hétéronomie par le futur remplace l’hétéronomie par le passé. C’est pourquoi elles tendent à ne voir que « préjugés » et « superstitions » dans la façon de faire des Anciens. Elles aspirent, elles, à un Homme nouveau, émancipé de tout ce qui, auparavant, faisait obstacle à la grande marche en avant du progrès.

     

    L’idéologie du progrès est un historicisme. Reprenant la conception unilinéaire et vectorielle d’une histoire ayant un début et une fin absolus, qui provient de la Bible, mais en l’énonçant sous une forme profane (l’avenir remplace l’au-delà, tandis que le bonheur se substitue au salut), elle adhère de ce fait à l’idée de nécessité historique : l’histoire se dirige nécessairement dans une direction, et son trajet la porte nécessairement vers le meilleur. Mais c’est aussi un universalisme, car il s’agit d’une histoire globale, à laquelle tous les peuples sont également appelés à participer, certains d’entre eux pouvant seulement accuser du « retard », tandis que d’autres sont plus « en avance », ce qui autoriserait les seconds à presser les premiers de les rejoindre (et d’adopter leur modèle), fût-ce au prix de mesures coercitives. Comme déjà chez saint Augustin, l’humanité est regardée comme un seul et même organisme, indéfiniment perfectible et qui ne cesse de grandir.

     

    Bien entendu, après Condorcet, les théoriciens du progrès, libéraux ou « progressistes », se diviseront sur la direction du progrès, le rythme et la nature des changements censés l'accompagner, éventuellement aussi sur ses acteurs principaux. Mais tous seront d’accord pour définir le progrès comme un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c'est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l'a précédée. Cette définition comprend un élément descriptif (un changement intervient dans une direction donnée) et un élément axiologique (cette progression est interprétée comme une amélioration). Il s'agit donc d'un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n'arrête pas le progrès) et irréversible (il n'y a pas globalement de retour en arrière possible). L'amélioration étant inéluctable, il s'en déduit que demain sera toujours meilleur.

     

    Longtemps défendue comme un article de foi, l’idéologie du progrès ne s’en heurte pas moins aujourd’hui à des doutes qui ne cessent de s’étendre. Les totalitarismes du XXe siècle et les deux guerres mondiales ont sapé l'optimisme qui prévalait au siècle précédent. Les désillusions sur lesquelles se sont fracassées bien des espérances révolutionnaires ont suscité l'idée que la société actuelle, si désespérante et privée de sens qu'elle puisse être, est malgré tout la seule possible : la vie sociale est de plus en plus vécue sous l'horizon de la fatalité. L'avenir, qui apparaît désormais imprévisible, inspire plus d'inquiétudes que d'espoirs. L'aggravation de la crise paraît plus probable que les « lendemains qui chantent ».

     

    Il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour croire que le progrès matériel rende l'homme meilleur, ou que les progrès enregistrés dans un domaine se répercutent automatiquement dans tous les autres. Dans la « société du risque » (Ulrich Beck), le progrès matériel apparaît lui-même comme ambivalent. On admet qu'à côté des avantages pratique qu'il confère, il a aussi un coût. On voit bien que l'urbanisation sauvage a multiplié les pathologies sociales, et que la modernisation industrielle s'est traduite par une dégradation sans précédent du cadre naturel de vie. La destruction massive de l'environnement a donné naissance aux mouvements écologistes, qui ont été parmi les premiers à dénoncer les « illusions du progrès ». On redécouvre qu’il y a dans tous les domaines des limites ou des frontières. Les réserves naturelles ne sont pas inépuisables, et aucun arbre ne peut monter jusqu’au ciel. Même dans le domaine sportif, la recherche de la performance quantifiée atteint ses limites, puisque la plupart des records ne sont plus battus désormais que par des dixièmes ou des centièmes de seconde. Le développement de la technoscience, enfin, soulève avec force la question des finalités. Le développement des sciences n'est plus perçu comme contribuant toujours au bonheur de l'humanité : le savoir lui-même, comme on le voit avec le débat sur les biotechnologies, est considéré comme porteur de menaces. Dans des couches de population de plus en plus vastes, on commence à comprendre que plus n'est pas synonyme de mieux. On distingue entre l'avoir et l'être, le bonheur matériel et le bonheur tout court.

     

    Pourtant, la thématique du progrès reste prégnante, ne serait-ce qu'à titre symbolique ou mythique. La classe politique continue d'en appeler au rassemblement des « forces de progrès » contre les « hommes du passé », et de tonner contre l'« obscurantisme médiéval » (ou les « mœurs d'un autre âge » de telle ou telle catégorie de population). Dans le discours public, le mot « progrès » conserve globalement une résonance ou une charge positive (« c’est quand même un progrès »). L'orientation vers le futur reste également dominante. Même si l'on admet que ce futur est chargé d'incertitudes menaçantes, on continue à penser que, logiquement, les choses devraient globalement s'améliorer dans l'avenir. Relayé par l'essor des technologies de pointe et l'ordonnancement médiatique des modes, le culte de la nouveauté reste plus fort que jamais. On continue aussi à croire que l'homme est d'autant plus « libre » qu'il s'arrache plus complètement à ses appartenances organiques ou à des traditions héritées du passé. L'individualisme régnant, conjugué à un ethnocentrisme occidental se légitimant désormais par l'idéologie des droits de l'homme, se traduit par la déstructuration de la famille, la dissolution du lien social et le discrédit des sociétés traditionnelles, où les individus sont encore solidaires de leur communauté d'appartenance. Mais surtout, la théorie du progrès reste largement présente dans sa version productiviste. Elle nourrit l'idée qu'une croissance indéfinie est à la fois normale et souhaitable, et qu'un avenir meilleur passe nécessairement par l'accroissement constant du volume de biens produits, que favorise la mondialisation des échanges. Cette idée inspire aujourd'hui l'idéologie du « développement », qui continue à regarder les sociétés du Tiers-monde comme (économiquement) en retard par rapport à l'Occident, et à faire du modèle occidental de production et de consommation l’exaltant destin de toute l'humanité.

     


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    L’idéologie du progrès a également été critiquée d’un point de vue théorique, cette critique s’étendant souvent (mais pas toujours) au monde moderne, puisque celui-ci a trouvé son principal vecteur dans cette idéologie. Pour résumer les choses de façon rapide, on peut dire que cette critique a, dans l’histoire des idées, emprunté deux formes principales.

     

    La première est d’ordre métaphysique, et s’opère généralement au nom de la Tradition. Ceux qui en ont donné la formulation la plus rigoureuse, ou du moins la plus ambitieuse, se réfèrent en général à une Tradition primordiale, dont les hommes se seraient progressivement écartés. L’image de l’Age d’Or, reformulant la croyance au Paradis terrestre, n’est pas loin. En un lointain passé, les hommes auraient vécu dans l’harmonie résultant de leur respect ou de leur conformité à des principes éternels. Après quoi, par une série d’étapes s’enchaînant les unes aux autres de façon quasi nécessaire, ils auraient entamé une longue déchéance. « Comme la chute se continue jusqu’à épuisement des possibilités les plus inférieures de l’état terrestre, écrit Jean Borella, la société est forcée d’accroître les contraintes obligatoires. Les lois prolifèrent, tachant, sans y parvenir, de combler par leur démultiplication réticulaire le vide de plus en plus béant qu’engendre l’effacement des principes dans le cœur humain ». Il y a donc bien eu évolution, mais cette évolution, à partir d’une sorte de péché originel (l’entrée dans l’histoire ?), est en fait une involution. On remarquera qu’ici l’idée de nécessité historique, si présente dans l’idéologie du progrès, est conservée, mais que son sens est strictement inversé. Ce que les uns regardent comme progrès toujours plus accentué serait à interpréter comme déclin toujours plus affirmé. Dans cette perspective, le monde moderne est considéré comme l’apothéose du déclin, le point d’aboutissement d’une dissociation, d’une dissolution généralisée. (D’autres parleront de « fin de cycle », la nécessité historique gouvernant selon eux des cycles appelés à se succéder éternellement). L’homme a pris la place de Dieu, et finalement ce sont les objets qui ont pris la place de l’homme.

     

    Telle est par exemple la critique formulée par Julius Evola (Révolte contre le monde moderne, 1934) et, plus encore, par René Guénon dans deux ouvrages célèbres (La crise du monde moderne, 1927 ; Le règne de la quantité et les signes des temps, 1945), où l’opposition temporelle du monde traditionnel et du monde moderne rejoint l’opposition spatiale entre l’Orient et l’Occident. Pour Guénon, la « dégénérescence spirituelle de l’Occident » résulte d’un « éloignement des principes » accéléré par l’« action de dissolution » exercée par certains milieux.

     

    La seconde critique, incontestablement plus terre à terre, mais peut-être aussi plus réaliste, s’opère sous un angle historique et sociologique. Ses tenants se bornent à constater que l’avènement du monde moderne va de pair avec un certain nombre de phénomènes sociaux et politiques observés de longue date : la promotion de la classe bourgeois aux dépens des classes populaires et de l’aristocratie, la montée de l’individualisme aux dépens des solidarités organiques propres aux sociétés traditionnelles, l’épanouissement des valeurs marchandes aux dépens des valeurs non négociables, la montée de l’indistinction due à la diffusion de l’idéologie du Même, la perte des repères qui en résulte, la toute-puissance de la technoscience (définie par Heidegger comme « métaphysique réalisée », surtout depuis que la pensée cartésienne a posé l’homme comme maître souverain d’une nature transformée en pur objet de sa maîtrise), l’appauvrissement spirituel qui va de pair avec l’enrichissement matériel, l’avènement enfin du système de l’argent, ce dernier n’étant pas pris seulement comme un moyen d’échange, mais comme l’équivalent universel qui permet d’estimer et de retraduire toutes les qualités dans le langage de la quantité. « L’argent est tout, domine tout dans le monde moderne », disait Péguy. La modernité a remplacé le sentiment par la sentimentalité, la morale par la « moraline », l’humanité par l’« humanitaire », la sensibilité par la sensiblerie. La modernité, c’est la logique de l’avoir contre celle de l’être. Et en même temps le « tout à l’ego ».

     

    Cette seconde critique a été le fait d’un nombre considérable d’auteurs, appartenant à des horizons politiques plus différents qu’on ne le croit souvent. Après Georges Sorel (Les illusions du progrès, 1908), elle est présente chez Péguy – « Tout le monde est malheureux dans le monde moderne […] La misère du monde moderne, la détresse du monde moderne est une des plus profondes que l’histoire ait jamais eu à enregistrer » –, et après lui chez Bernanos. On la trouve, au tournant des années 1930, chez des auteurs ayant subi l’influence plus ou moins marquée de René Guénon (André Breton, René Daumal, Roger Caillois, Raymond Queneau, Antonin Artaud, etc.), mais aussi chez des précurseurs de l’écologisme contemporain, comme Bernard Charbonneau. C’est d’ailleurs dans l’entre-deux guerres que le sentiment d’une « crise » du monde moderne commence à se répandre : Freud écrit Malaise dans la civilisation (1931), Paul Valéry publie ses Regards sur le monde actuel (1931), tandis que Husserl s’interroge sur La crise des sciences européennes (1935). Une critique analogue se retrouve chez un contempteur du « système technicien » comme Jacques Ellul qui, dénonçant avec force le fondement idéologique du positivisme, montre que l’homme croit se servir de la technique, alors que c’est lui qui la sert, mais aussi chez Martin Heidegger, avec sa critique du Ge-stell, ou dispositif général d’arraisonnement du monde.

     

    La critique de la modernité, ou tout au moins de certains de ses aspects, s’observe aussi chez Karl Marx, avec sa dénonciation du fétichisme de la marchandise et de la « réification » (Verdinglichung) des rapports sociaux en régime capitaliste. Il y a d’ailleurs une critique du monde moderne d’inspiration marxiste, qui naît en France en 1926 autour de la revue Philosophies, avec des hommes comme Georges Friedmann et Paul Nizan, et se développe en Allemagne avec les travaux de Theodor Adorno et Max Horkheimer sur La dialectique de la raison (1944). Dans une période plus récente, il faudrait encore citer Ivan Illich, qui s’en prend aux formes de « contre-productivité » sécrétées par la civilisation industrielle, et plus récemment les théoriciens de la décroissance qui, tel Serge Latouche, plaident contre l’hybris, la démesure et la négation des limites qui caractérisent l’hyperconsommation marchande et le productivisme contemporain.

     

    A laquelle de ces deux critiques s’identifie le plus Alexandre Rougé ? Il me semble qu’il se situe un peu à l’intersection des deux. Il est plus proche de la première quand il parle du monde moderne comme le résultat d’une « grande profanation », quand il décrit l’homme comme un « animal avant tout religieux », quand il prône un retour ou un recours au sacré (tout en qualifiant de « pléonasme » l’expression « croyance illusoire »), enfin quand il appelle ses contemporains à redécouvrir l’importance de l’amour, injonction qui n’est d’ailleurs pas dénuée d’équivoque (s’agit-il d’éros ou d’agapè ?). Il est en revanche plus proche de la seconde quand il condamne avec brio les tares de la société marchande, décrit le libéralisme comme l’« idéologie moderne par excellence », stigmatise l’idéologie du « développement » et rappelle que le capitalisme, avant d’être un système économique, déploie tout un système anthropologique fondé sur une conception bien précise de l’homme (l’Homo œconomicus qui cherche en permanence à maximiser son meilleur intérêt matériel) et de la vie sociale (comme sphère soumise à l’expansion illimitée de l’accumulation du capital sur une planète tendanciellement transformée en un vaste marché homogène).

     

    Alexandre Rougé annonce par ailleurs la « fin du monde moderne ». C’est même le titre de son livre. « Ce qui prend fin aujourd’hui, écrit-il, c’est la vision profane du monde et de la vie ». « La modernité, ajoute-t-il, succombe à sa propre logique, poussée à l’extrême ». Elle se « liquéfie » – ce qui n’est pas faux, puisque nous sommes entrés à tous égards dans une société « liquide » (Zygmunt Bauman), faite de flux et de reflux, de vagues éphémères et transitoires, qui ne laissent plus rien apercevoir de ferme ou de durable.

     

    Il y a là un certain optimisme. En un sens, le plus dur est passé, puisque le monde moderne se termine ! Dans l’un de ses livres, René Guénon écrivait pour sa part que, « si tous les hommes comprenaient ce qu’est le monde moderne, celui-ci cesserait d’exister ». Formule saisissante s’il en est, mais qui laisse songeur. Comme l’a bien noté Jean Borella, « toute critique est un savoir de l’illusion. Mais le savoir de l’illusion n’équivaut pas à sa disparition ». Annoncer la fin du monde moderne n’est-il alors qu’une proclamation de principe, un effet de rhétorique ? Ou bien peut-on dire qu’objectivement, le monde moderne touche à sa fin parce que ses principes (ou son absence de principes) ont épuisé tout ce sur quoi il pouvait déboucher ? Prophète du présent, Alexandre Rougé fait-il une description objective ou se borne-t-il à exprimer sa conviction que c’est fini, tout simplement parce que ça ne peut plus durer ? Le débat reste ouvert, évidemment.

     

    Mais il faut aussi réaliser que nous habitons nous-mêmes le monde moderne. En proclamer la fin montre que nous lui sommes étrangers, mais c’est encore en son sein que nous sommes condamnés à vivre cette « étrangèreté ». Nous ne nous reconnaissons pas dans le monde moderne, et en même temps il est notre monde, notre univers, le décor de nos existences. Autre question, enfin : la fin du monde moderne est-elle de nature à permettre un retour en arrière ? Permettrait-elle de retrouver par exemple des formes sociales et spirituelles que nous avons depuis longtemps oubliées ou perdues ? Ou bien faut-il contraire, battant en quelque sorte la modernité sur son propre terrain, miser sur l’après-modernité – la postmodernité au sens plein du terme – plutôt que sur l’avant-modernité ? Là aussi, le débat est ouvert.

     

    C’est en tout cas ce genre de questions stimulantes que l’on est amené à formuler à la lecture de l’essai d’Alexandre Rougé. Elles sont autant de raisons de le lire. Peut-être l’auteur n’échappe-t-il pas à un certain style incantatoire, qui abonde en affirmations « définitives » et, en leurs diverses guises, cent fois répétées. Mais il faut avant tout y voir un cri du cœur. Derrière la tristesse et l’amertume, parfois la rage, on sent dans ces pages une aspiration à un plus-être, à une récupération de ce dont l’homme a été méthodiquement spolié et dépouillé.

     

    Certains cris du cœur sont contagieux, et c’est peut-être ainsi que l’on en finira avec les tares de la modernité. N’oublions pas que même le béton le plus dur finit par se fissurer, que même la nuit la plus noire contient la promesse d’une lumière, que même la boue la plus envahissante finit un jour par sécher.

     

    Alain de Benoist

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  • Contre les gadgets de destruction massive !

    Nous reproduisons ici un point de vue de la revue Eléments, signé Aurélie Mouillard, sur le combat mené contre les « nécrotechnologies » par le groupe Pièces et Main d'Œuvre et les éditions de L'Échappée .

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    Contre les gadgets de destruction massive

     

    Comment la tentative d'emprise de l'être humain sur la nature a-t-elle abouti à une emprise de la science sur l'humain? C'est à cette question que cherchent à répondre les travaux du groupe Pièces et Main d'Œuvre (PMO), collectif grenoblois formé en 2003, qui a déjà publié sur son site de nombreux textes et tracts (désormais réunis en volumes), et qui les diffuse au gré de rassemblements et de happenings. Son dernier coup d'éclat, à la Cité des Sciences, avait notamment permis l'annulation des «débats publics et citoyens» sur les nanotechnologies. En choisissant comme angle d'attaque l'étude des innovations technologiques, sa critique du développement des sciences mortifères s'est approfondie avec les années, avec pour objectif de provoquer l' « élargissement de nos capacités de représentation » de la réalité transformée, ainsi devenue «réalité augmentée».

    La mise à l'index d'une nuisance isolée ne peut évidemment se faire sans en retracer la généalogie, sans remonter â la racine du problème ni établir ses imbrications dans le monde contemporain. Les nouveaux «gadgets de destruction massive», passés du ludique au domestique, sont autant de reflets de bouleversements sociaux, économiques, politiques ou géostratégiques. C'est par exemple le cas du téléphone mobile, dont la fabrication nécessite entre autres l'extraction du coltan dans les mines du Congo-Kinshasa par les anciennes puissances coloniales ... C'est aussi ce qu'expose Jean Ornon dans son excellent documentaire Alerte à Babylone, ainsi que dans Un siècle de progrès sans merci, ouvrage tiré de son film du même nom qui confirme qu'une science pure ne saurait rester indéfiniment étanche à toute application pratique. Les « nécrotechnologies » s'avèrent ainsi le produit d'une idéologie. Et ce, quels qu'en soient les bons ou mauvais usages promis par des insurgés « citoyens et solidaires », et autres militants de «Sauvons la recherche».

    Un almanach des abjections contemporaines pourrait répertorier les possibilités, rationnelles et totales, déjà concrétisées en matière de «gestion des flux »: vidéosurveillance, Vigipirate, biométrie, bracelets électroniques, cartes de crédit, d'identité, de travail, de circulation, de stationnement, de communication, jusqu'aux puces RFID sous-cutanées. Sans oublier la liberty card (sic), qui divertit les foules et les recadre d'autant, à l'instar de la novlangue.

    Les accusations et calomnies n'ont pas manqué pour décrédibiliser les groupes écologistes et anti-industriels auxquels PMO peut être rattaché. S'y trouvent régulièrement des dénonciations d'activités terroristes ou de complots menaçant l'ordre public. À regarder de plus près la gestion aberrante des ressources matérielles et humaines de ces dernières décennies, il est bien compréhensible que les «autorités compétentes» préfèrent se défausser sur leurs contestataires! Le texte de la conférence À la recherche du nouvel ennemi s'ouvre sur ce constat, en stigmatisant notamment les divagations d'un Jean-Christophe Rufin, et surtout en analysant les rapports entre le monde scientifique et les tenants des pouvoirs politico-industriels. Les formules sont parfois expéditives, mais percutantes. Ainsi, à destination des apologistes technophiIes: «Est appelé aujourd'hui progrès technique tout ce qui vise à l'éradication du genre humain».

    À lire les productions de PMO, telles qu'elles sont disponibles sur son site ou dans la collection «Négatif » des éditions L'Échappée, on voit bien que la machine emballée, rendue autonome, a provoqué une fuite en avant qui ne peut s'achever que par l'emprise totale avant annihilation. Il est à cet égard révélateur que le dernier chapitre de Terreur et possession se concentre sur l'expansion des neurosciences, accusées d'aboutir à l' « avènement du pancraticon, de la société de contrainte par possession technologique » du cerveau! De tous ces symptômes de la démesure occidentale, on retient que «la vie n'est plus un don de Dieu, mais un matériau que l'on gère ». Le chapitre du livre de Ornon consacré à «La science comme ultime religion» aurait de ce point de vue mérité d'être approfondi davantage. Car, paradoxalement, il semble bien que l' « homme réduit en cendres» ne profite, in fine, à personne. Mais quels que soient ses défauts ou imperfections, la collection «Négatif» ne manque assurément pas de bonnes idées. On souhaiterait que les appels de PMO aux bonnes volontés ne restent pas qu'une formule, en dépit de vieilles méfiances difficilement blâmables. Mais ce serait oublier que, hors des «salons a1termondains», les «nouvelles convergences» ne se font bien souvent qu'au bord des précipices.

     

    Aurélie Mouillard (Eléments, juillet-septembre 2010)

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  • La marque du sacré...

    Adepte de la pensée transdisciplinaire, Jean-Pierre Dupuy cherche à élaborer dans son oeuvre de ces dernières années un  « catastrophisme éclairé » "capable d'éviter que le pire ne devienne notre destin". Son dernier livre, La marque du sacré, est réédité en format poche dans la collection Champs Flammarion.

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    "Nous sommes tous religieux sans le savoir.
    Pire encore : parce que nous ne voulons pas le savoir ! C'est cet aveuglement paradoxal qui fonde la raison contemporaine. Ce livre, conçu comme un polar métaphysique et théologique, traque des indices, des traces : la marque du sacré dans des textes ou des arguments qui se prétendent uniquement rationnels. Avec la rigueur du logicien, mais aussi la passion du polémiste, Jean-Pierre Dupuy réveille les esprits empêtrés dans leur idéologie.
    La catastrophe (écologique, nucléaire, nano-bio-technologique...) a commencé, mais notre refus du religieux nous empêche de la voir. Seule une perspective apocalyptique nous permet de comprendre que c'est le sacré qui nous a constitués. La désacralisation du monde nous apparaît ainsi pour ce qu'elle est : un processus inouï qui peut nous laisser sans protection face à notre violence, mais qui peut également déboucher sur un monde où la raison ne serait plus l'ennemie de la foi.
    Autobiographie intellectuelle, mais aussi analyse lucide des détraquements en cours, qui tous s'enracinent dans notre refus de voir le pire, ce livre s'ouvre par une interprétation de la panique financière de 2008 ; il se poursuit par une démystification des grandes formes de la rationalité moderne, incapables de gérer ce sacré qu'elles refoulent ; il se clôt enfin, dans une mise en abyme vertigineuse, sur une méditation autour de Vertigo, le chef-d'oeuvre d'Alfred Hitchcock."

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  • La fin du monde moderne...

    Après un ovrage consacré à la défense de la tradition viticole française, Alexandre Rougé, collaborateur régulier du Choc du Mois, publie à la rentrée, aux éditions Res Publica, un essai intitulé La fin du monde moderne.

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    "Cet essai dénonce les excès de la postmodernité, définie par la perte du sacré et le recul incessant du respect et de la dignité, avec pour conséquence le totalitarisme, le nihilisme et la déshumanisation. Il dénonce l'homme moderne comme le moins humain, esclave d'un système capitaliste qui exploite et rentabilise tous les aspects du vivant, provoquant névroses et haines. "

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  • L'argent mène-t-il à la catastrophe ?...

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    Le mardi 8 juin 2010, de 21 heures 30 à 23 heures, vous pourrez écouter sur Radio Courtoisie Le libre journal des enjeux actuels, dirigé par Arnaud Guyot-Jeannin.

    Thème de l'émission : L'argent mène-t-il à la catastrophe?

    Invités : Alexis Arette (ex-président de la fédération française de l'agriculture, chroniqueur de L'Homme Nouveau) par téléphone, Claude Rousseau (philosophe, maître de conférence honoraire de philosophie à Paris Sorbonne), Pierre Le Vigan (journaliste et essayiste, auteur du Front du cachalot chez Dualpha), Janpier Dutrieux (économiste, directeur du site Prospérité et partage.

    Rediffusion : le jeudi 10 juin à la même heure.

    Radio Courtoisie peut être écouté sur le site de la radio : http://www.radiocourtoisie.net

    Par ailleurs, les programmes des émissions sont annoncés sur le blog de radio Courtoisie : http://radio-courtoisie.over-blog.com/

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