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Métapo infos - Page 1567

  • Deuxième transfiguration...

    Nous vous avions signalé, l'année dernière, la publication de Transfiguration, de Szczepan Twardoch, aux éditions Terra Mare. Nous ne pouvons, à nouveau, que vous recommander la lecture de ce roman d'espionnage vertigineux, dont le héros entend se situer par delà le bien et le mal...

     

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    Etonnant roman que ce mixte d'intrigue policière (le meurtre d'un prélat polonais après le coup d'état du général Jaruzelski) et d'analyse quasi anthropologique des services de sécurité communiste dans leur phase terminale. L'auteur suit pas à pas la carrière brisée net d'un esbek, officier du SB, la police politique polonaise et particulièrement du département IV, chargé d'infiltrer l'Eglise catholique. En fait cet esbek appartient aussi à une structure clandestine, interne au SB, composée de cadres qui, ayant compris qu'ils avaient perdu la guerre froide, préparent un habile processus de reconversion. C'est l'occasion pour Twardoch de nous livrer un tableau d'une cruelle précision, de la Pologne des années 80, comme des techniques utilisées par le SB pour retourner des ecclésiastiques (sélectionner des mous plutôt que de s'attaquer aux durs). l'auteur imagine que, dès les années 50, de jeunes agents dormants - les spahis - auraient été mis en place au sein de l' Eglise polonaise, discrètement poussés dans la hiérarchie jusqu'au moment de leur activation, au plus haut niveau. On songe à un Vladimir Volkoff (dans une version évidemment russophobe) mâtiné de Julius Evola. Un auteur singulier à suivre.

    Christopher Gérard (La Nouvelle Revue d'Histoire n°51, novembre-décembre 2010)

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  • De Gaulle et l'Allemagne...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte d'Alain de Benoist, publié en janvier 1979 dans le Figaro magazine et consacré au général De Gaulle et à sa politique à l'égard de l'Allemagne.

     

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    EUROPE : DE GAULLE ET L’ALLEMAGNE

     

    « Non à l'Europe allemande ! » : c'est le thème de la campagne anti-européenne que mène actuellement le parti communiste, suivi par un certain nombre de membres du RPR. Le PC dénonce l’« Europe allemande » comme Drumont dénonçait la « France juive ». Et certains ne se cachent pas de vouloir « casser du Boche ». Les partis chauvins rêvent visiblement d'une Allemagne affaiblie, comme le fut l'Allemagne de Weimar après le Diktat de Versailles – dont Hitler sut si bien tirer parti. Mais l’étonnant, dans cette affaire, est que ces adversaires d'une prétendue « Europe allemande » n'hésitent pas à se réclamer de l'exemple du général de Gaulle, auquel ils prêtent d'emblée des sentiments anti-allemands et anti-européens.

    Or, en ce domaine, comme en bien d'autres, les vues du Général n'ont pratiquement jamais changé. De Gaulle a toujours considéré que le but à atteindre était l'« unité de l'Europe », que celle-ci résulterait de l’« association organisée de ses peuples, depuis l'Islande jusqu'à Istamboul et de Gibraltar à l'Oural », et qu'une telle association aurait pour épine dorsale l'alliance privilégiée de la France et de l'Allemagne.

    Dès avril-mai 1945, voyageant outre-Rhin, le Général constate la tragédie allemande, la famine, le désespoir, les destructions massives. « Je sentais, dira-t-il, se serrer mon cœur d'Européen, je sentais s'atténuer dans mon esprit la méfiance et la rigueur. Même, je croyais apercevoir des possibilités d'entente que le passé n'avait jamais offertes ». Quatre ans plus tard, il proclame : « La raison exige qu'il y ait un jour moyen d'établir entre le peuple allemand et le peuple français une entente pratique et directe ».

    Il s'y emploiera dès son retour au pouvoir. A l’issue de ses entretiens avec Adenauer, les 14 et 15 septembre 1958, à Colombey-les-deux-Eglises, il déclare : « Ce doit être fini à jamais de l'hostilité d'autrefois […] Nous avons la conviction qu'une coopération étroite entre la République fédérale d'Allemagne et la République française est le fondement de toute œuvre constructive en Europe ». L'année suivante, le 25 mars 1959, il répète : « La haine ne doit plus exister entre les deux peuples. Mieux même, elle doit faire place à l'amitié ». Et de rappeler que la réunification de l'Allemagne – « destin normal du peuple allemand » – est la condition même de la réunification de l'Europe entière.

    En butte à l'hostilité de certains de ses partenaires, qui ne comprennent pas sa position réservée à l'endroit de l'Angleterre, de Gaulle décide d'aller de l'avant et de « donner l'exemple », en proposant à Adenauer la constitution d'une Europe autonome à direction franco-allemande. Ce sera, déclare-t-il le 31 mai 1960, le socle de « cette Europe d'Occident, qui fut jadis le rêve des sages et l'ambition des puissants »… Dès le mois de juillet, les troupes françaises et allemandes défilent de concert au camp de Mourmelon.

    Le 2 juillet 1962, le général de Gaulle tire un trait sur un passé où les responsabilités furent partagées : « L'Allemagne et la France, en cherchant à s'imposer réciproquement leur domination pour l'étendre ensuite à leurs voisins, poursuivaient chacune pour son compte le vieux rêve de l'unité qui, depuis quelque vingt siècles, hante les âmes sur notre continent ». La même tendance qui opposait hier les deux pays, ajoute-t-il, pourrait demain les associer.

    Au mois de septembre de la même année, l'Allemagne, unanime, fait au Général un accueil triomphal. Le 4, saluant les élèves-officiers de l'école de guerre de Hambourg, de Gaulle leur déclare que la coopération franco-allemande constituera « la base d'une Europe dont la prospérité, la puissance, le prestige égaleront ceux de qui que ce soit ». Le 9, à Ludwigsburg, il s'adresse à la jeunesse : « Je vous félicite d'être de jeunes Allemands, c'est-à-dire les enfants d'un grand peuple. Oui ! d'un grand peuple ! qui parfois, au cours de son histoire, a commis de grandes fautes et causé de grands malheurs condamnables et condamnés. Mais qui, d'autre part, répandit de par le monde des vagues fécondes de pensée, de science, d'art, de philosophie, enrichit l'univers des produits innombrables de son invention, de sa technique et de son travail, déployant dans les œuvres de la paix et dans les épreuves de la guerre des trésors de courage, de discipline, d'organisation. Sachez que le peuple français n'hésite pas à le reconnaître, lui qui sait ce que c'est qu'entreprendre, faire effort, donner et souffrir ». « La base sur laquelle peut et doit se construire l'union de l'Europe, répète-t-il, le plus solide atout de la liberté du monde, c'est l'estime, la confiance, l'amitié mutuelle du peuple français et du peuple allemand ».

    Le 18, parlant au nom de la France, de Gaulle propose au gouvernement de Bonn la création d'une étroite union politique, culturelle et militaire. « Il y a une solidarité entre l'Allemagne et la France, déclare-t-il à cette occasion. De cette solidarité dépend la sécurité immédiate des deux peuples. Il n'y a qu'à regarder la carte pour en être convaincu. De cette solidarité dépend tout espoir d'unir l'Europe dans le domaine politique et dans le domaine de la défense, comme dans le domaine économique. De cette solidarité dépend, par conséquent, le destin de l'Europe tout entière depuis l'Atlantique jusqu'à l'Oural ».

    Dès lors, la voie était tracée. Elle aboutit à la signature, le 22 janvier 1963 à l'Elysée, du traité franco-allemand d'amitié et de coopération, qui allait servir de cadre aux relations entre les deux pays. Viendront ensuite l'Office franco-allemand pour la jeunesse, le Comité franco-allemand de coopération économique et industrielle, les jumelages de villes, les premiers « sommets » franco-allemand, etc.

    Reçu par le chancelier Ehrard, le 11 juin 1965, le général de Gaulle déclare : « Nous entreprenons, vous et nous, la construction de l'Europe occidentale. Ah, quelle cathédrale ! Eh bien, cette cathédrale, elle a une fondation et une fondation nécessaire, c'est la réconciliation de l'Allemagne et de la France. Elle a des piliers ou elle aura des piliers, et ces piliers, c'est la Communauté économique européenne qui doit les constituer. Et puis, quand ce sera fait, il y aura à placer les arceaux et le toit, c'est-à-dire la coopération politique. Et qui sait, quand nous aurons abouti, peut-être aurons-nous pris goût à bâtir de tels monuments, et peut-être voudrons-nous alors, et pourrons-nous alors, construire une cathédrale encore plus grande et encore plus belle, je veux dire l'union de l'Europe tout entière ! »

    Le général de Gaulle voulait l'Europe. Mais pas n'importe laquelle. Il s'agit, disait-il, de réunir tous les États européens afin d'en faire « l'une des trois puissances planétaires et, s'il le faut, un jour, l'arbitre entre les camps soviétique et anglo-saxon ». Dans cette perspective, pensait-il, la seule façon de prémunir les Allemands contre l’obédience « atlantiste » consiste, d'abord à leur offrir une « alternative » – l'alliance avec la France – et, ensuite, à faire d'eux des partenaires à part entière : « Pour faire l'Europe, il faut ancrer l'Allemagne. Elle est la base de l'Europe. Sinon, l'Europe partira à la dérive ». Comment s’étonner en effet qu’une Allemagne que l’on mettrait « à l’index » aille chercher ailleurs les garanties de son existence et de sa sécurité ?

    Cette idée et cette conviction, constamment réaffirmées par le général de Gaulle, beaucoup de gaullistes semblent aujourd'hui l'avoir oubliée. C'est en revanche Michel Poniatowski, dans L'avenir n'est écrit nulle part (Albin Michel, 1978), qui souligne : « Il est contradictoire de faire reproche à l'Allemagne de s'en remettre aux Etats-Unis des moyens d'assurer sa sécurité et, en même temps, de prétendre l'empêcher d'acquérir ou de participer aux moyens d'une défense autonome ». Loin d’être conforme à la pensée du Général, la campagne anti-allemande qui se développe aujourd'hui remet en question tout un acquis de l'héritage gaullien.

    Alain de Benoist (Le Figaro magazine, 6 janvier 1979)

     

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  • Addiction générale ?...

    Nous vous ignalons la parution récente aux éditions Jean-Claude Lattès d'Addiction générale, un essai d'Isabelle Sorente consacré au culte que notre société rend aux chiffres, au chiffrage, au calcul et dans laquelle ce qui ne peut être exprimé en valeurs quantifiables n'a pas d'existence.

    Polytechnicienne et essayiste, Isabelle Sorente est membre du comité de rédaction de la revue Ravages.

     

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    « Nous vivons sous l’emprise du calcul permanent. Du poids idéal en passant par le taux de fer dans le sang, le quotient intellectuel, la surface de l’appartement, la haute résolution de l’écran, l’extension de mémoire, le forfait 12h illimité le week-end, jusqu’aux milliards d’euros du réchauffement climatique, tout ce que nous touchons se transforme en chiffres. Qu’un nuage de cendres traverse le ciel d’Europe, voilà que des centaines de calculateurs sont lancés. Partout les algorithmes se mettent à tourner pour calculer le manque à gagner des compagnies aériennes. Que cette activité se justifie par une raison économique ne doit pas cacher l’autre vérité, celle qui sort du champ calculable : la transformation instantanée d’un nuage en série de chiffres. Nous transformons le corps en poids, l’intelligence en performance, le passé en code génétique et nos angoisses d’avenir en polices d’assurance et en calcul de risques. 
    Voilà ce qu’on appelle à tort le réalisme, la référence obligatoire à des valeurs numériques, sans lesquelles nos perceptions comme nos pensées paraissent invalides. La raison dépend d’un résultat, la raison est devenue dépendante. »

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  • "Maurras : une victime de l'inculture contemporaine..."

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien paru dans Flash magazine et reproduit sur le site Voxnr, dans lequel Alain de Benoist répond aux questions de Christian Bouchet sur Charles Maurras.

     

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    Christian Bouchet : Vous avez écrit sur Charles Maurras, vous êtes connu comme possédant dans votre bibliothèque un rayon de Maurassiana que nombre d’Universités vous envieraient, vous êtes-vous jamais considéré comme maurrassien ou, a minima, comme influencé par sa pensée ?

    Alain de Benoist : Non, jamais. À l’âge de seize ans, j’ai fréquenté pendant quelques mois un cercle d’Action française. Ce que j’y ai entendu ne m’a pas convaincu. Par la suite, j’ai du lire cinq ou six cents livres de et sur Maurras – j’ai même publié une bibliographie maurrassienne de près de deux cent cinquante pages –, sans que cela fasse de moi un disciple du maître de Martigues. La pensée de Maurras est à la fois l’héritière de l’école contre-révolutionnaire et du positivisme d’Auguste Comte ; or, je ne suis ni un positiviste ni un contre-révolutionnaire. Maurras était convaincu qu’aucune forme de souveraineté politique ne pouvait s’étendre au-delà de la nation ; je suis un Européen convaincu. Maurras pensait que la solution des problèmes de la France impliquait un retour à la monarchie. Qui peut encore croire cela aujourd’hui dans notre pays – exception faite peut-être des immigrés marocains qui sont généralement de grands admirateurs de leur roi ? Que l’état général de la société soit aujourd’hui le même dans tous les pays occidentaux, qu’ils soient des républiques ou des monarchies, montre que Maurras surestimait nettement les mérites de l’institution.

    Idéalisant l’Ancien Régime, Maurras n’a pas vu comment la monarchie française, désireuse de liquider l’ancien ordre féodal, a constamment promu la bourgeoise au détriment de l’aristocratie, ni comment elle s’est employée à mettre en œuvre un processus de centralisation politique et de rationalisation administrative que la Révolution, comment l’avaient bien vu Tocqueville, Renan ou Sorel, a seulement accélérée et aggravée. Hostile à la Révolution, il se réclamait du nationalisme, sans réaliser que c’est seulement à partir de 1789 que le mot « nation » prend un sens politique : « Vive la nation ! » est à l’origine un cri de guerre contre le roi.

    Je suis tout aussi en désaccord avec le classicisme de Maurras (probable compensation de son romantisme intérieur), qui débouche souvent sur une apologie implicite du rationalisme, avec sa critique de la démocratie, que je trouve bien conventionnelle, et bien sûr avec sa germanophobie (les Allemands n’étaient pour lui que des « candidats à l’humanité » !). Lui qui admirait tant les « quarante rois qui ont fait la France » aurait dû se souvenir que les dynasties mérovingienne, carolingienne et capétienne étaient toutes d’origine germanique, et que le nom même de la France lui vient d’un conquérant germain.

    Cela dit, n’ayant jamais été maurrassien, je ne m’en sens que plus libre pour affirmer l’importance de Charles Maurras dans l’histoire des idées. Maurras est certes resté aveugle sur bien des choses – il n’a aucun regard sociologique, ignore tout des doctrines économiques et, de façon générale, ne sait analyser aucun des facteurs à l’œuvre dans les dynamiques sociales –, mais son œuvre n’en est pas moins imposante, et même incontournable. Il représente en outre l’exemple rare d’un homme qui sut être à la fois un théoricien politique et un journaliste de haut niveau, tout en ayant aussi une production poétique et littéraire considérable, et en animant un mouvement politique qui a perduré pendant plus d’un siècle. Il y a enfin chez lui un héroïsme intellectuel auquel je suis sensible. Le problème, c’est que les gens de gauche se sentiraient déshonorés de lire Maurras, et que les gens de droite préfèrent regarder la télévision. Condamné par l’Église de 1926 à 1939, désavoué par son Prince, prisonnier de son public, victime de lui-même, Maurras est aujourd’hui l’un de ceux, innombrables, qui font les frais de l’inculture contemporaine. Moi qui n’ai jamais partagé ses idées, je trouve que c’est un scandale.

    Christian Bouchet : Les héritiers politiques de Maurras relèvent, en quasi-totalité, de la butte-témoin idéologique et de l’engagement muséal. Comment se fait-il, alors que Maurras a eu quelques continuateurs brillants, que ceux-ci n’aient pas su actualiser sa pensée pour le XXIème siècle ?

    Alain de Benoist : Il est difficile d’actualiser au XXIème siècle la pensée d’un homme qui, à bien des égards, était déjà dépassé au XXème. Maurras est avant tout un homme de la fin du XIXème siècle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la plupart des meilleurs analystes du maurrassisme estiment que la période de l’Action française la plus intéressante est celle de ses débuts. À l’époque où L’Action française n’était encore qu’une petite « revue grise », l’AF n’hésitait pas à professer des idées fédéralistes et socialisantes, ainsi que le faisait au même moment le jeune Barrès dans La Cocarde, et même à lancer des appels à la classe ouvrière. Maurras allait jusqu’à écrire : « Otez la démocratie, un communisme non égalitaire peut prendre des développements utiles » ! Mais l’AF s’est condamnée elle-même en 1914, en se ralliant au système au nom de l’« union sacrée » – erreur que Georges Sorel n’a pas commise. Après la Première Guerre mondiale, où elle paya d’ailleurs un lourd tribut, elle devient une ligue qui va devenir de plus en plus captive d’un public conservateur et réactionnaire.

    Il est arrivé aux maurrassiens ce qui arrive à tous ceux qui se réfèrent à un seul maître, surtout quand celui-ci est l’homme d’un système (en l’occurrence le royalisme, dont il prétendait démontrer la nécessité à la façon d’un théorème). Victimes de leur dévotion pour le vieux Maurras qui-avait-tout-prévu et qui-ne-s’est-jamais trompé, ils ont été incapables de mesurer les limites de sa pensée, condition indispensable pour la renouveler. L’Action française, qui a été affectée durant toute son existence par d’innombrables scissions, est aujourd’hui en phase terminale. L’historiographie dont elle fait l’objet – et ce n’est sans doute pas une coïncidence – se porte au contraire plutôt bien. Je pense ici surtout à la série de colloques internationaux sur Maurras et l’Action française organisés à l’initiative d’Olivier Dard, de l’Université de Metz. La lecture des actes de ces colloques est absolument passionnante parce qu’elle nous apprend beaucoup de choses que l’on ignorait encore hier.

    Christian Bouchet : Pensez-vous qu’un maurrassisme républicain soit possible et puisse être d’actualité ? Et tout particulièrement dans le champ des relations internationales ?

    Alain de Benoist : Un « maurrassisme républicain » ? Un dévot d’Action française parlerait d’oxymore ! je n’y crois guère moi non plus, à moins de faire de cette formule un synonyme de ce qu’on appelle aujourd’hui le souverainisme – le thème de « la France seule » pouvant éventuellement servir de point de passage. Mais alors, ce sont les limites de ce souverainisme qu’il faudrait souligner. Les critiques des souverainistes sont souvent justes, mais ce qu’ils proposent relève du restaurationnisme. Un seul exemple : c’est très bien de dénoncer la « mondialisation libérale », mais si c’est pour en revenir au bon vieux capitalisme patrimonial, en s’imaginant qu’il cesse d’être un système d’exploitation dès lors que son action s’inscrit dans le cadre national, à mon avis, cela ne vaut pas la peine. Et puis, n’oublions quand même pas ce que Maurras écrivait dans L’Action française du 10 juin 1912 : « Ni implicitement ni explicitement, nous n’acceptons le principe de la souveraineté nationale, puisque c’est au contraire à ce principe-là que nous avons opposé le principe de la souveraineté du salut public, ou du bien public, ou du bien général » !

    (Entretien paru dans Flash magazine n°71)

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  • Un terroriste très néo con...

    Dans le numéro 72 de Flash, le journal gentil et intelligent, on s'intéresse au très étrange Anders Behring Breivik, puis on part crapahuter sur les cyber champs de bataille où la guerre fait rage. Pour nous remettre de nos émotions, Philippe Randa nous commente le hit parade de l'été - sexe, pognon et politique – avant de nous laisser partir faire la teuf avec Topoline à Saint Eustache, au concert de Pierre Henry ... Bonne lecture !

     

     

    Anders Behring Breivik, Christian Bouchet, Clovis Casadue,barbouzes, Iran, CIA, Mossad, Cyberattaques, Troisième guerre mondiale, Marie-Claude Roy , Maurras, Action Française, François Marcilhac, Arnaud Guyot-Jeannin, Sexe, pognon, politique, Philippe Randa, Ramezanali Vashegani Farahani, Pierre Henry, techno, Saint Eustache, Topoline

     

    Au sommaire :

     

    Anders Behring Breivik, un terroriste très néo con : Christian Bouchet balaie les fantasmes et Clovis Casadue débusque les barbouzes

     

    Purges des scientifiques en Iran : pas de vacances pour la CIA et le Mossad

     

    Cyberattaques : la Troisième guerre mondiale fait rage ; Marie-Claude Roy se planque

     

    Maurras (suite et fin) : qu'en dit-on à l'Action Française ? François Marcilhac se confesse dans ce numéro

     

    Le pouvoir économique a-t-il totalement mangé le pouvoir politique ? Eléments de réponse avec Arnaud Guyot-Jeannin

     

    Sexe, pognon et politique : le hit parade de l'été commenté par Philippe Randa

     

    Culture iranienne ? L'intellectuel iranien Ramezanali Vashegani Farahani malmène les idées reçues

     

    Pierre Henry : le père de la techno a fait trembler Saint Eustache ; Topoline y était

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  • Futurologie, utopie, catastrophisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un très bon texte de François-Bernard Huygue, cueilli sur son site huyghe.fr et consacré aux évolutions du discours sur le futur...

     

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    Futurologie, utopie, catastrophisme..

    Que toute stratégie suppose une part d’anticipation, c’est une évidence : elle requiert la capacité de prédire à la fois les conséquences de ses propres actions, celles d’un adversaire qui cherche à les prévoir et à les contrarier, et la façon dont ces deux forces rétroagissent dans un environnement lui-même changeant. Mais tout prévision de ce type s’interpréter par rapport aux croyances d’une époque relatives à l’avenir en général et à sa connaissance. C’est ce que l’on pourrait nommer la doxa ou l’idéologie du futur attendu : tout un ensemble de préconceptions relatives aux grandes tendances technologiques, culturelles, économiques… Plus la confiance qu’accorde l’esprit du temps aux diverses formes de calcul et d’évaluation du probable.

    Et en ce domaine, le ciel des idées est particulièrement encombré. Car l’impératif postmoderne de l’instantanéité fait bon ménage avec le fantasme de la prédictibilité. Ni les échecs des philosophies de l’Histoire, ni ceux des prévisionnistes n’ont découragé les prophètes.

    Version rose : un sens de l’histoire déterminé par la technologie. À l’extrême, les futurologues deviennent « futurocrates », et l’anticipation se conjugue à l’impératif : est juste, bon et nécessaire ce qui contribue à l’avènement du monde promis. Sous son apparent désordre, l’innovation perpétuelle suit une direction. Seuls la distinguent déjà les esprits les plus éclairés.

    Version grise : les citoyens exigent de la techno-science qu’elle les garantisse des risques qu’elle provoque. Ils veulent une assurance contre l’aléa du changement, une garantie contre les conséquences de l’invention. Ils réclament du durable, du contrôlable, du traçable, du vérifiable. Ainsi, le principe de précaution entraîne une futurologie de la peur et une anticipation du remords. Écoutons les prophètes de malheur : la raison du pire est toujours la meilleure.

    Cette obsession de l’avenir calculé a aussi un passé. Dans les deux cas, il faut remonter à plus de trente ans en arrière pour comprendre pourquoi la vieille plaisanterie qui veut que la prédiction soit aléatoire, surtout quand il s’agit de l’avenir, nous laisse si froids. Et pourquoi plus ça change, plus ça prédit.

    Sens unique

    Bien sûr, la croyance au Progrès comme direction suivie par l’humanité, est bien plus ancienne. Bien sûr, ses frères jumeaux le décadentisme, le catastrophisme et le tout-fout-le-campisme ne sont pas moins anciens. Bien sûr, dès la seconde moitié du XIX° siècle toute une littérature d’utopie ou d’anticipation décrit en ses détails le monde qui vient et ses drôles de machine. Les visions d’un Jules Verne, d’un H.G. Wells ou d’un Robida y côtoient les pronostics d’un Edward Bellamy ou d’un Giffard, moins illustres (1). Dans ce joyeux bric-à-brac le "téléphonoscope" voisine les bicyclettes volantes à hélices.

    Mais il faut attendre l’après-guerre pour que la prévision se veuille scientifique et systématique... La prospective monte avec les courbes de P.N.B. des trente glorieuses. Et la futurologie devient valeur politique : elle devient la pierre de touche des décisions justes et des stratégies efficaces.

    De ce point de vue, le rappel des travaux des innombrables commissions "de l’an 2000” ne le dispute en humour involontaire qu’à la relecture des Gosplans. En mettant bout à bout quelques anticipations savantes, cela donnerait : 1946 : le spectateur se lasse de la télévision. 1961 : régression du marché informatique. 1967 : un aspirateur atomique dans chaque foyer. 1969 : le bulletin météo est exact à 100% et le climat bientôt contrôlé. 1973 : alimentation synthétique, voitures non polluantes et chute du cours du pétrole. 1980 : les U.S.A. fonctionnant à 100 % à l'énergie solaire. 1990 : fin du chômage grâce à l'ordinateur. 1993 : épuisement du plomb, du fer ou de l'aluminium, du pétrole. 2000 : la Terre peut faire vivre 20 milliards d'hommes avec un revenu cinq fois supérieur à celui d'un Américain des années (2)

    Dans un grand bêtisier de ce genre, tel essai sur l’effondrement du capitalisme voisinerait avec telle analyse sur l’inévitable conflit sino-soviétique ou sur la finlandisation de l’Europe. Les travaux des commissions du Plan français des années soixante qui n’ont vu venir ni Mai 68, ni la crise du pétrole ni la montée du chômage répondraient à ceux des futurologues américains qui annonçaient pour des dates aujourd’hui révolues la généralisation des machines à traduire et enseigner. On pourrait encore juxtaposer tel tableau de la maison de l’an 2000 - une ménagère entourée d’hologrammes et d’ordinateurs cuistots - et telle description d’un monde retournant aux éoliennes et à la propulsion hippomobile. En effet, les prédictions pessimistes ne seraient pas en reste : la coïncidence tragique de la surpopulation, coïncidant avec des carences d’énergie et de matières premières plus la pollution devait entraîner la fin prochaine des sociétés développées. La croissance-zéro suscita aussi son lot de fausses prophéties et ses délires chiffrés.
    Il y a vingt, trente ans, quarante ans, qui eût osé affirmer : “En l’an 2000, il n’y aura pas d’État universel, nous n’aurons pas colonisé d’autres planètes, ni adopté la croissance-zéro et l’énergie solaire.. Il y aura toujours des guerres d’indépendance et des pauvres, des épidémies incontrôlables et des fanatismes religieux. Nous nous déplacerons dans des voitures à essence et les enfants apprendront encore dans des locaux dénommés écoles.” ? En ce temps-là, les plus timorés croyaient au moins au téléenseignement, aux fusées individuelles, à la mort de l’État ou à l’exploitation des fonds sous-marins. Le réel est un terrible réactionnaire.
    Mais prédire, c’est souvent aussi redire : ne pas remettre en cause la permanence de certaines données ou attendre toujours des inventions sans cesse repoussées. Par exemple, imaginer que nous fabriquerions des lunes artificielles mais pas que le communisme puisse s’effondrer- comme Herman Kahn dans L’an 2000 (3).

    Le futur au pouvoir

    Le côté bouffon de la chose ne doit pas dissimuler l’essentiel : pareille foi en un avenir maîtrisé reflétait bien plus qu’une confiance exagérée en la science ( « en telle année, ceci sera inventé »). Elle traduisait une idéologie structurée. Ce fut d’abord celle de la société postindustrielle : le passage d’un monde où machines et les hommes travaillent à produire des biens tangibles à un monde organisé autour de la production de connaissance.

    Cette utopie postindustrielle dont les tenants les plus brillant sont Daniel Bell et Kenneth Boulding, attend d’abord le règne de l’abondance généralisée (ce qui, soit dit en passant aurait réfuté le marxisme alors prédominant chez les intellectuels). En arrière-plan quelque chose qui ressemble à une fin de l’histoire ou au règne des choses attendu depuis Saint-Simon. Une société des loisirs et de la connaissance où les individus s’épanouiraient dans la recherche de modes de vie diversifiés et d’expériences variées. Telle semblait être la promesse de l’avenir. Seul le retard des mentalités pouvait y faire obstacle.

    Les succès de l’ordinateur et des nouvelles technologies rencontrèrent ce courant et en provoquèrent la conversion à un autre thème, celui de la « société de l’information » .
    Un Alvin Toffler, auteur de best-sellers, mais méprisé par les intellectuels français incarne parfaitement ce passage. Il prophétise une société de la communication et de l’immatériel. Individualité, obsolescence, vitesse et changement en forment les valeurs cardinales. Voici, après la révolution agricole et l’industrielle, la « troisième vague » ; elel est « hétérogénéisante ». Toffler y voit le "passage d'une économie reposant sur la satisfaction d'un petit nombre de besoins viscéraux à une économie visant à satisfaire aussi bien des exigences infiniment variées de la psyché" (4) Tout discours extatique sur la libération par les NTIC, l’immatériel, l’entreprise en réseau, la cyberdémocratie et autres coquecigrues professées par les dévots d’Internet est là en puissance, depuis plus de trente ans.

    Mais pas d’angélisme : Toffler est un penseur de la chose militaire fort influent au Pentagone. Il envisage d’inévitables conflits entre les sociétés « de troisième vague » et celles qui sont encore agricoles ou industrielles. Rappelons aussi que la géostratégie américaine est dominée par trois modèles –Huntington, Fukuyama, Toffler – trois façons de figer l’Histoire, dans l’essence des civilisations, par la perfection du modèle politique qu’elle atteint, ou comme reflet du changement technique.

    Le reproche du futur

    Le paradoxe de la technophillie heureuse est de croire la science capable d’anticiper à la fois ce qu’elle n’a pas encore réalisé et ce qui en résultera. Mais il y a aussi un paradoxe de l’anticipation inquiète. La première nous garantissait la fin de l’Histoire, la seconde nous menace de la fin de l’Espèce. Elle s’exprime à travers la pensée du risque ou plutôt du « nouveau risque» (5). Et suscite des contradictions plus difficiles encore. Comment réduire le danger – la conséquence négative de nos choix techniques actuels–, comment mesurer notre responsabilité à l’égard du futur, sans une connaissance qui nous fait défaut ? comment développer la prescience des effets lointains, en faisant appel à la science et à la technique, source de nos maux puisque source de pouvoir ? Pourquoi la puissance, comme capacité de tout transformer, se heurte-t-elle à notre impuissance à décider ?

    La première tentation, celle du Club de Rome et du MIT dans les années 70, par exemple, consiste à prolonger des courbes : PNB, épuisement des ressources, pollution, population et à modéliser leurs interactions probables. Tout d’abord, les calculs se révèlent faux : en l’an 2000, date butoir de la plupart de ces prédictions, nous aurions dû ne plus avoir de carburant, ni un certain nombre de métaux essentiels et le système aurait dû s’arrêter. Mais surtout, ce point de vue « scientiste » est mal adapté aux risques qui nous préoccupent désormais : des catastrophes, des ruptures brusques d’un ordre stable. Dès la fin des années 70, Seveso (76), l’Amoco-Cadiz (78), Three Mile Island (78) changent les mentalités. Les risques technologiques majeurs (même si, dans ces trois cas, personne n’est mort) occupent le premiers plan.
    Leur première caractéristique est d’être inédits et imprévisibles. La peur de l’accident de type Bhopal, Tchernobyl, ou de l’épidémie (Sida, vache folle…) se propagent. Il y a des raisons objectives à cela. Encore faudrait-il préciser par rapport à quel point de comparaison : les pestes médiévales, les accidents industriels au XIX° ? Mais surtout notre moderne aversion au risque et notre obsession de la catastrophe ont sans doute à voir avec deux phénomènes.`
    .
    Le premier, ce sont, bien entendu, les médias, friands d’événements, et de révélations, jouent comme amplificateurs des risques éprouvés. Le second est le retrait du politique. Faute de réaliser le Paradis sur Terre, il ne prétend plus tirer sa légitimité de sa capacité d’éviter le pire. Autrefois mû par une logique d’accroissement -plus de démocratie, plus de puissance, plus d’Histoire- le politique devient un art du moins : moins de tensions, moins d’incertitude pour l’avenir, moins d’insécurité, moins de conséquences de la mondialisation inévitable moins de perturbation. Moins à payer pour le prix de notre puissance. Les nouveaux risques qui nous préoccupent tant, à tort ou à raison, présentent des caractéristiques :

    - Ils sont liés à des inventions scientifiques (OGM, énergie atomique) ou à la découverte de relations causales jusque-là inconnues (HIV et le SIDA, prion et la maladie de Creutzfeldt-Jakob). Du coup, le tribunal du risque convoque la science à plusieurs titres : parfois comme plaignante (lorsqu’elle révèle ou mesure un risque encore imperceptible au sens commun), souvent comme accusée (elle a produit des monstres ou minimisé des dangers), comme enquêtrice (on lui demande de chiffrer le risque ou au moins d’en confirmer la possibilité) et comme réparatrice (elle doit produire des solutions).

    - Il ne s’agit pas de calculer une probabilité, sur la base de séries statistiques avérées comme, par exemple, nous pouvons estimer nos « chances » d’avoir un accident de voiture, ou d’attraper un cancer en fumant voire les risques qu’un système de surveillance subisse une défaillance. Le doute porte sur une relation de causalité, sur l’existence du risque et non sur la répartition statistique de fréquences observables ni sur des corrélations quantifiables. La viande anglaise propage ou pas la maladie de la vache folle, il y a ou pas déforestation pour cause de pluies acides ; et il faut choisir. C’est la possibilité qui est douteuse, pas son degré de vraisemblance.

    - -La question se pose souvent de façon binaire : faut-il ou non laisser faire, tel produit est-il ou non cancérigène ? Du coup, il entraîne une exigence de réponse immédiate (interdire ou pas la diffusion de sang qui pourrait être contaminé, par exemple) à des questions déterminées par un futur non maîtrisable. Par contraste, les conséquences se révèlent soit être définitives (puisque non réversibles), soit excéder par leur durée, leur complexité et leur enchevêtrement toute capacité de calcul. Et les interactions écologiques se combinent avec les effets d’inertie de la technologie : celle-ci, tel un anti-choix ferme des possibilités d’alternative ou de retour à mesure qu’elle se développe. La chaîne des conséquences s’allonge et raccourcit celle des interventions et des anticipations.

    - Ce monde hypothétique est en outre controversé : ni les théories scientifiques, ni les points de vue des acteurs ne sont unanimes.

    - La répartition du risque est tout sauf égalitaire. C’est vrai dans le temps (pour les générations futures) et dans l’espace : le pays X peut souffrir de la pollution produite par le pays Y, ou encore la délocalisation renvoie les dangers là où on n’en retire guère de profit. Le partage de la catastrophe est aussi discuté que sa vraisemblance.

    Le cycle de la précaution

    Conséquence troublante : l’ignorance des conséquences semble proportionnelle à leur importance. La prudence scientifique répugne à exclure toute possibilité de catastrophe. D’où la tentation d’exiger le renversement de la preuve : ne plus considérer l’absence de démonstration d’un danger comme un indice d’innocuité ou comme permission de faire, mais exiger la certitude que le scénario du pire est impossible.

    Poussé à l ‘absurde, cela équivaut, avant toute initiative, à attendre la démonstration d’une innocuité absolue. Une telle preuve est impossible à administrer, à la fois parce qu’il faut bien arrêter quelque part la chaîne des conséquences envisagées sous peine de fuite vers l’infini, et parce qu’il n’y a pas moyens d’échapper au problème de la connaissance future. La réduction d’incertitude postérieure, ou la future contestation des hypothèses de départ, la vraisemblance de l’interférence de facteurs encore à venir (6), tout cela constitue un cycle affolant. La nécessité d’un choix semble coïncider avec l’incapacité de trancher. La catastrophe absolue, éventuellement l’auto-destruction de l’Homme, devient alors le point de fuite de cette perspective terrifiante. Hans Jonas, philosophe du principe de précaution se réclame d’une « futurologie de l’avertissement » dont, dit-il, « il nous faut commencer par l’apprendre pour parvenir à l’autorégulation de notre pouvoir déchaîné. » (7). Penser l’abominable demande à calculer l’impensable.

    Le fameux principe de précaution traduit ce sentiment d’une responsabilité non mesurable à l’égard du futur, d’autant plus obsessive qu’elle est incertaine. Cela n’a plus rien à voir avec un pilotage rationnel d’un futur évaluable : minimiser les risques pour maximiser les avantages d’une initiative. Ce n’est ni la prudence qui recommande de tout calculer, ni la prévision tente de minimiser des risques connues, c’est un paradoxe de l’inconnu. Ou plutôt, c’est une façon de l’assumer comme principe d’urgence. Dans la version formulée par la Commission européenne en 1998 l’idée s’énonce ainsi : « Le principe de précaution est une approche de gestion des risques qui s’exerce dans une situation d’incertitude scientifique. Il se traduit par une exigence d’action face à un risque potentiellement grave sans attendre les résultats de la recherche scientifique.» (8)
    L’hypothèse la plus sombre jouit ainsi du privilège d’être tenue pour valide jusqu’à être définitivement controuvée. Comme le note Ulrich Beck : « Le regard du contemporain tracassé par la pollution est dirigé vers de l’invisible, comme le regard de l’exorciste. La société du risque, c’est l’avènement d’une ère spéculative de la perception quotidienne et de la pensée. » (9)

    D’où la contradiction inhérente au principe de précaution. Soit réintroduire subrepticement un critère de foi en l’expertise : lui faire crédit de distinguer avec rigueur les risques bénins ou peu vraisemblables ou réversibles, introduire une certaine proportionnalité, ne pas exclure les avancées techniques qui pourraient apporter leurs propres remèdes. Soit formuler un interdit absolu qui, appliqué à l’époque, aurait empêché le néanderthalien d’inventer le feu s’il avait songé qu’il servirait plus tard à brûler les sorcières.

    La douteuse suffisance du prophète de bonheur justifiait sa direction éclairée ; l’incertitude assumée du prophète de malheur lui confère un droit de censure. Dans les deux cas, l’instabilité du présent devient un motif de le confier à un avenir inconnu.


    François-Bernard Huyghe (huyghe.fr, 22 juillet 2011) 

    Notes

    1 Voir par exemple La vie quotidienne des Français au XX° siècle, Booster-LPM, 1999
    2 Pour plus de détails sur les sources de ce petit montage, notre ouvrage Les experts ou l’art de se tromper de Jules Verne à Bill Gates, Plon, 1996. Pour compléter par d’autres anthologies des prédictions sur l’an 2000 lire par exemple George Elgozy, Le bluff du futur, Calmann Lévy 1974 ou Bernard Cazes, Histoire des futurs, Seghers 1986
    3 Herman Kahn et Anthony J. Wiener, L’an 2000, Robert Laffont, 1968
    4 Alvin Toffler, S'adapter ou périr L'entreprise face au choc du futur, Denoël, 1986
    5 Les nouveaux risques, O. Godard, C. Henry, P. Lagadec et E.Michel-Kerjean, Folio 2002
    6 Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé, Seuil 2002)
    7 Hans Jonas Pour une éthique du futur, Rivages Poche, 1997, p. 71
    8 Les nouveaux risques précité.
    9 Ulrich Beck La société du risque, Alto Aubier, 2001, p. 133


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