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"Maurras : une victime de l'inculture contemporaine..."

Nous reproduisons ci-dessous un entretien paru dans Flash magazine et reproduit sur le site Voxnr, dans lequel Alain de Benoist répond aux questions de Christian Bouchet sur Charles Maurras.

 

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Christian Bouchet : Vous avez écrit sur Charles Maurras, vous êtes connu comme possédant dans votre bibliothèque un rayon de Maurassiana que nombre d’Universités vous envieraient, vous êtes-vous jamais considéré comme maurrassien ou, a minima, comme influencé par sa pensée ?

Alain de Benoist : Non, jamais. À l’âge de seize ans, j’ai fréquenté pendant quelques mois un cercle d’Action française. Ce que j’y ai entendu ne m’a pas convaincu. Par la suite, j’ai du lire cinq ou six cents livres de et sur Maurras – j’ai même publié une bibliographie maurrassienne de près de deux cent cinquante pages –, sans que cela fasse de moi un disciple du maître de Martigues. La pensée de Maurras est à la fois l’héritière de l’école contre-révolutionnaire et du positivisme d’Auguste Comte ; or, je ne suis ni un positiviste ni un contre-révolutionnaire. Maurras était convaincu qu’aucune forme de souveraineté politique ne pouvait s’étendre au-delà de la nation ; je suis un Européen convaincu. Maurras pensait que la solution des problèmes de la France impliquait un retour à la monarchie. Qui peut encore croire cela aujourd’hui dans notre pays – exception faite peut-être des immigrés marocains qui sont généralement de grands admirateurs de leur roi ? Que l’état général de la société soit aujourd’hui le même dans tous les pays occidentaux, qu’ils soient des républiques ou des monarchies, montre que Maurras surestimait nettement les mérites de l’institution.

Idéalisant l’Ancien Régime, Maurras n’a pas vu comment la monarchie française, désireuse de liquider l’ancien ordre féodal, a constamment promu la bourgeoise au détriment de l’aristocratie, ni comment elle s’est employée à mettre en œuvre un processus de centralisation politique et de rationalisation administrative que la Révolution, comment l’avaient bien vu Tocqueville, Renan ou Sorel, a seulement accélérée et aggravée. Hostile à la Révolution, il se réclamait du nationalisme, sans réaliser que c’est seulement à partir de 1789 que le mot « nation » prend un sens politique : « Vive la nation ! » est à l’origine un cri de guerre contre le roi.

Je suis tout aussi en désaccord avec le classicisme de Maurras (probable compensation de son romantisme intérieur), qui débouche souvent sur une apologie implicite du rationalisme, avec sa critique de la démocratie, que je trouve bien conventionnelle, et bien sûr avec sa germanophobie (les Allemands n’étaient pour lui que des « candidats à l’humanité » !). Lui qui admirait tant les « quarante rois qui ont fait la France » aurait dû se souvenir que les dynasties mérovingienne, carolingienne et capétienne étaient toutes d’origine germanique, et que le nom même de la France lui vient d’un conquérant germain.

Cela dit, n’ayant jamais été maurrassien, je ne m’en sens que plus libre pour affirmer l’importance de Charles Maurras dans l’histoire des idées. Maurras est certes resté aveugle sur bien des choses – il n’a aucun regard sociologique, ignore tout des doctrines économiques et, de façon générale, ne sait analyser aucun des facteurs à l’œuvre dans les dynamiques sociales –, mais son œuvre n’en est pas moins imposante, et même incontournable. Il représente en outre l’exemple rare d’un homme qui sut être à la fois un théoricien politique et un journaliste de haut niveau, tout en ayant aussi une production poétique et littéraire considérable, et en animant un mouvement politique qui a perduré pendant plus d’un siècle. Il y a enfin chez lui un héroïsme intellectuel auquel je suis sensible. Le problème, c’est que les gens de gauche se sentiraient déshonorés de lire Maurras, et que les gens de droite préfèrent regarder la télévision. Condamné par l’Église de 1926 à 1939, désavoué par son Prince, prisonnier de son public, victime de lui-même, Maurras est aujourd’hui l’un de ceux, innombrables, qui font les frais de l’inculture contemporaine. Moi qui n’ai jamais partagé ses idées, je trouve que c’est un scandale.

Christian Bouchet : Les héritiers politiques de Maurras relèvent, en quasi-totalité, de la butte-témoin idéologique et de l’engagement muséal. Comment se fait-il, alors que Maurras a eu quelques continuateurs brillants, que ceux-ci n’aient pas su actualiser sa pensée pour le XXIème siècle ?

Alain de Benoist : Il est difficile d’actualiser au XXIème siècle la pensée d’un homme qui, à bien des égards, était déjà dépassé au XXème. Maurras est avant tout un homme de la fin du XIXème siècle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la plupart des meilleurs analystes du maurrassisme estiment que la période de l’Action française la plus intéressante est celle de ses débuts. À l’époque où L’Action française n’était encore qu’une petite « revue grise », l’AF n’hésitait pas à professer des idées fédéralistes et socialisantes, ainsi que le faisait au même moment le jeune Barrès dans La Cocarde, et même à lancer des appels à la classe ouvrière. Maurras allait jusqu’à écrire : « Otez la démocratie, un communisme non égalitaire peut prendre des développements utiles » ! Mais l’AF s’est condamnée elle-même en 1914, en se ralliant au système au nom de l’« union sacrée » – erreur que Georges Sorel n’a pas commise. Après la Première Guerre mondiale, où elle paya d’ailleurs un lourd tribut, elle devient une ligue qui va devenir de plus en plus captive d’un public conservateur et réactionnaire.

Il est arrivé aux maurrassiens ce qui arrive à tous ceux qui se réfèrent à un seul maître, surtout quand celui-ci est l’homme d’un système (en l’occurrence le royalisme, dont il prétendait démontrer la nécessité à la façon d’un théorème). Victimes de leur dévotion pour le vieux Maurras qui-avait-tout-prévu et qui-ne-s’est-jamais trompé, ils ont été incapables de mesurer les limites de sa pensée, condition indispensable pour la renouveler. L’Action française, qui a été affectée durant toute son existence par d’innombrables scissions, est aujourd’hui en phase terminale. L’historiographie dont elle fait l’objet – et ce n’est sans doute pas une coïncidence – se porte au contraire plutôt bien. Je pense ici surtout à la série de colloques internationaux sur Maurras et l’Action française organisés à l’initiative d’Olivier Dard, de l’Université de Metz. La lecture des actes de ces colloques est absolument passionnante parce qu’elle nous apprend beaucoup de choses que l’on ignorait encore hier.

Christian Bouchet : Pensez-vous qu’un maurrassisme républicain soit possible et puisse être d’actualité ? Et tout particulièrement dans le champ des relations internationales ?

Alain de Benoist : Un « maurrassisme républicain » ? Un dévot d’Action française parlerait d’oxymore ! je n’y crois guère moi non plus, à moins de faire de cette formule un synonyme de ce qu’on appelle aujourd’hui le souverainisme – le thème de « la France seule » pouvant éventuellement servir de point de passage. Mais alors, ce sont les limites de ce souverainisme qu’il faudrait souligner. Les critiques des souverainistes sont souvent justes, mais ce qu’ils proposent relève du restaurationnisme. Un seul exemple : c’est très bien de dénoncer la « mondialisation libérale », mais si c’est pour en revenir au bon vieux capitalisme patrimonial, en s’imaginant qu’il cesse d’être un système d’exploitation dès lors que son action s’inscrit dans le cadre national, à mon avis, cela ne vaut pas la peine. Et puis, n’oublions quand même pas ce que Maurras écrivait dans L’Action française du 10 juin 1912 : « Ni implicitement ni explicitement, nous n’acceptons le principe de la souveraineté nationale, puisque c’est au contraire à ce principe-là que nous avons opposé le principe de la souveraineté du salut public, ou du bien public, ou du bien général » !

(Entretien paru dans Flash magazine n°71)

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