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russie - Page 20

  • Ukraine : l’unanimité ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site personnel et consacré au traitement médiatique de la guerre russo-ukrainienne.

    Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François-Bernard Huyghe enseigne à la Sorbonne et est l'auteur de nombreux essais sur le sujet, dont, récemment, La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015), Fake news - La grande peur (VA Press, 2018), Dans la tête des Gilets jaunes (VA Press, 2019) avec Xavier Desmaison et Damien Liccia, et dernièrement L'art de la guerre idéologique (Cerf, 2019).

     

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    Ukraine : l’unanimité ?

    Ouvrez un journal ou un téléviseur, écoutez les politiques ou les experts, allez sur les médias sociaux, parlez autour de vous Quelles est la probabilité que vous soyez confrontés sinon à une opinion sinon pro Poutine, du moins à des réserves sur la cause ukrainienne ? Sauf à être sur des réseaux alternatifs, membres de communautés anti-système acharnées, les chances (ou les risques) sont presque nuls. Et si une télévision présente un extrait de discours de Poutine ou de ses généraux, ce sera accompagné de commentaires (souvent justifiés) sur leur air figé soviétomorphe ou sur labsurdité de présenter linvasion de lUkraine comme une opération antinazie.

     

    Rarement a-t-on rencontré une telle unanimité. Dans la désignation des responsabilités de la guerre, et dans l’émotion provoquée par les morts ou réfugiés. Dans la criminalisation morale des agresseurs, et dans laffirmation que ce sont « nos » valeurs qui sont en jeu. En France et en Occident au moins, car en Inde, en Afrique, dans le monde arabe (sans-même parler de la Chine), ni les médias, ni les réseaux ne partagent forcément cet enthousiasme.

     

    Y a-t-il eu des exemples de pareille communion des esprits ? Sans doute au moment de la guerre de 14-18. Quelques années après le conflit, un aristocrate anglais (mais travailliste) lord Ponsonby décrivait les dix règles de la propagande de guerre qui venaient de fonctionner pour les démocraties. Elles consistent à dire et répéter que :

    1 que lennemi veut la guerre, nous pas ;

    2 quil en est responsable, nous pas ;

    3 que cest un crime moral et pas seulement politique ;

    4 que notre guerre est menée au nom des valeurs universelles, la sienne pour ses intérêts cupides ;

    5 quil commet des atrocités ;

    6 quil utilise des armes illicites ;

    7 que ses pertes sont énormes ;

    8 que notre cause est sacrée ;

    9 que les autorités morales et culturelles lapprouvent ;

    10 que quiconque doute des neuf points précédents est victime de la propagande adverse (tandis que nous ne pratiquons que la très véridique contre-propagande).

     

    Avec cette énorme différence que personne de nos familles nest dans les tranchées, mais que nous nous vivons par procuration la souffrance des Ukrainiens, il semblerait que la rhétorique de guerre na pas tant changé en un siècle. Les lois de Ponsonby fonctionnement , pourvu quil y ait un adversaire assez repoussant et un accord assez fort sur nos croyances morales et idéologiques. Cest devenu un lieu commun de dire que toute guerre par le fer et par le feu est accompagnée par une guerre de linformation, de limage et de l’émotion. Or il semble bien que notre camp gagne les trois dernières. Le consensus ne fonctionne que si le discours du dissensus est impuissant. Ce qui était tout sauf évident il y a quelques mois.

     

    Car, depuis au moins 2016, on prêtait un singulier impact à la guerre de linformation du Kremlin. Notamment, elle aurait été responsable de l’élection de Trump, du Brexit, du référendum de Catalogne et des succès des populismes. Il sest écrit énormément d’études sur les capacités de services de Moscou en matière de cyberstratégie et dinfluence. Elles leur attribuaient (à eux ou à des groupes dits proxys leur servant de mercenaires) de fabuleuses capacités de sabotage par écrans interposés, voire le plan de paralyser un pays entier en une cyberguerre. On les créditait aussi dune dinfluence redoutable sur lopinion occidentale. À travers des réseaux humains, ses agents dinfluence. et des partis populistes complices, ils pouvaient favoriser les tendances idéologiques les plus perverses. Sans oublier leurs médias internationaux comme Russia Today (interdits depuis dans lUE). Plus les dispositifs numériques avec leur terrifiant pouvoir de perturbation: fakenews, milliers de trolls ou de faux comptes Des chercheurs américains expliquaient même que Poutine soutenait, via ces faux comptes sur Internet, indifféremment des extrémistes de tous bords (suprémacistes et Black Lives Matter par exemple), dans le but dexacerber les contradictions des démocraties et de saper la confiance. Et déjà, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022, donc dune inévitable intrusion de Moscou pour fausser les résultats, notre pays créait des institutions comme VIGINUM, chargé de nous protéger des ingérences via les réseaux sociaux, et de détecter le trajet suspect de linfox venue de lest.

     

    Pour dire le moins, rien ne démontre le moindre succès poutinien pour nous persuader que cest limpérialisme otanien qui est la cause de tout et que lopération militaire (ne dites pas la guerre) se déroule comme prévu. Mieux, les autorités russes, menacées sur leur propre territoire informationnel, adoptent des lois hyper-répressives quant à lemploi de certains mots, assimilés à la puissante propagande de louest. Elles finissent y par interdire Facebook et Instagram pour extrémisme : or les plateformes signalaient comme mensongers des contenus officiels russes et censuraient les médias russes chez eux. Moscou crée même ses propres sites pour dénoncer les fausses informations occidentales en ligne (war on fakes) mais cest sans effet sur la masse immense des images datrocités qui circulent. Certaines sont véridiques, certaines truquées : il en est de favorables aux deux camps, mais vite repérées par les dispositifs internationaux de fact-checking. Quand les pro-Russes font circuler quelques vidéos des nazis du bataillon Azov ou de pro-russes attachés et fouettés, tout cela est noyé par le flot des images qui saccumulent heure par heure et qui nourrissent notre compassion. La surabondance des images et des messages nest pas le facteur le moins déterminant pour gagner les cœurs et les esprits.

     

    Parmi ceux qui expliquent cette asymétrie, certains relèvent de la technologie numérique.

    Le premier est lintervention des Gafam. Après avoir interdit le compte de Trump, les grands du Net se sont engagés – moitié par conviction sincère, moitié pour ne pas apparaître. comme les fourriers du  mensonge et de la violence – contre le trio infernal : fausses nouvelles ou désinformation, discours de haine, complotisme En particulier, Facebook qui censure la propagande poutinienne, retire les comptes pro-Kremlin, décide quelles images et nouvelles participent de la désinformation, mais assume une certaine indulgence très en retrait par rapport aux principes sur les discours de haine pour les appels à la violence envers les soldats russes

     

    Quoi que lon pense moralement de cette attitude, elle confirme que les grands du Net possèdent un pouvoir jusque là inconnu : décider ce qui atteindra nos écrans donc nos cerveaux, conférer au message le statut de véritable ou de pensable. Quand les médias classiques sont unanimement rangés dans le camp du bien et quand les moteurs de recherche retirent ou déclassent la présumée désinformation de Moscou (il y a un néologisme pour cela : déplateformer), cette dernière devient inefficace parce quinaccessible. Lengagement des Gafam traduit un droit de fait : contrôler lattention. Et ce via la circulation, la sélection et la réception des messages, en sappuyant sur leurs Conditions Générales dutilisation qui sont la loi des internautes, plus leurs algorithmes, leurs modérateurs, leur intelligence artificielle, etc.. Il lemporte sur le vieux pouvoir politique dinterdire et de faire croire. Ou sur les vieux médias. Du coup, les médias dinfluence internationale soutenus par l’État, comme Russia Today (interdit dans lunion européenne) fuient le bannissement sur des plateformes alternatives, comme de vulgaires activistes ou contestataires. Et dailleurs y rencontrent de vrais antisystèmes, plus ou moins antivax ou complotistes, les seuls à affirmer encore que le Système nous ment, en. une sorte  de prophétie autoréalisatrice.

     

    Lautre grande innovation est que sur les plateaux de télévision ou sur les réseaux – nous vivons la guerre « vue du sol » par le témoignage des bombardés, non du point de vue des bombardiers comme pendant la guerre du Golfe (effet Cnn). Les internautes ukrainiens, souvent francophones et sympathiques, dans leur cave, mais connectés au Web, ont maintenant le quasi monopole de lexpression. Limage de la souffrance interpelle et  force à adopter le point de vue dont nous ne pouvons douter, celui de la victime (ce qui ne fut pas le cas des Houtis ou des Arméniens du Karabagh). Le principe du réseau – tous émetteurs, tous témoins, chacun pouvant sinformer auprès de gens qui lui ressemblent et non verticalement dans la sélection quimposent les médias de masses – fonctionne à plein. Il est intrinsèquement favorable à la victimocratie qui parle le langage universel de la souffrance. Lindignation – le fait de souffrir de linjustice faite à un autre – est sans doute le sentiment le plus contagieux par de telles voies. Surtout quand il est facile de sidentifier à un camp et de rejeter lautre, et que compassion et médiatisation coïncident.

     

    Noyer dimages, cest bien, avoir une icône planétaire, cest mieux. Le facteur Zelinski joue aussi à plein. Pour la scénarisation – ambiances nocturnes dramatiques, T-shirt de combattant, barbe de héros -. Pour le format des vidéos courtes destinées à devenir virales. Par le choix des registres : peuple martyr et citoyens combattants, valeurs de lOccident et risque de génocide, refus de la barbarie et force de la démocratie. Par sa capacité de sadresser (magie des télétransmissions) aujourdhui aux assemblées de tous les pays, ou à des manifestants solidaires, demain à vous, les yeux dans les yeux, sur l’écran de votre portable. Implicatif (nous sommes comme vous, vous êtes concernés) et performatif (il incarne un peuple auquel sidentifier, même si notre héroïsme doit se manifester depuis notre salon) Rhétorique parfaite et logistique impeccable, message percutant et relation humaine font du président ukrainien lhomme le plus influent de la planète au moment où nous écrivons.

     

    Quand lidéologie et la technologie se combinent, quand le choix des médias et celui du politique saccordent, quand les forces spirituelles et les conditions matérielles sont favorables, et surtout quand lennemi semble plus repoussant que lURSS de la guerre froide, tout rassemble. Mais il est vrai que cest à distance, par écrans interposés et dans une phase où lopinion occidentale est encore loin d’éprouver les conséquences de la guerre sur ses intérêts et sa vie.

     

    François-Bernard Huyghe (Le site de François-Bernard Huyghe, 17 avril 2022)

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  • Depardieu, la Russie et Poutine...

    Dans cette émission du Plus d’Éléments, diffusée par TV Libertés, une partie de l'équipe de la revue, autour de Patrick Lusinchi, évoque, à l'occasion de la sortie du nouveau numéro, l’entretien exclusif que Gérard Depardieu a donné au magazine... On trouvera sur le plateau, François Bousquet , Christophe A. Maxime et Rodolphe Cart...

     

                                           

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  • «Prétendre que l'invasion de l'Ukraine accélère la construction européenne est un contresens»...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Guillaume Bigot, cueilli sur le Figaro Vox et consacré au prétendu réveil stratégique de l'Union européenne provoqué par la guerre en Ukraine. Politologue et essayiste, Guillaume Bigot est l'auteur de La Populophobie - Le gouvernement de l’élite, par l’élite et pour l’élite (Plon, 2020).

     

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    Guillaume Bigot: «Prétendre que l'invasion de l'Ukraine accélère la construction européenne est un contresens»

    «Nous sommes pareils à des voyageurs de wagons-lits qui ne se réveilleront qu'au moment de la collision» écrivait Robert Musil à propos de la première guerre mondiale dans L'Europe désemparée.

    Plus d'un siècle plus tard, les Européens ne sont pas moins surpris par le retour de la guerre de haute intensité comme disent les spécialistes. En réaction à l'invasion de l'Ukraine, l'Union européenne (UE) serait en train de sortir de sa torpeur stratégique. On assisterait à l'émergence d'une authentique volonté d'autonomie stratégique continentale. Et ceci pour trois raisons brandies par les partisans de la construction européenne : une raison sentimentale, une raison énergétique et une raison militaire dont chacune mérite d'être examinée.

    La raison sentimentale a été formulée par Ursula von der Leyen: « Les Ukrainiens font partie de nous. Ils sont des nôtres et nous souhaitons qu'ils nous rejoignent. » Nous sommes tous ukrainiens répète-t-on à Bruxelles et cette communauté de destin a été renforcée par la demande d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne. La découverte de charniers laissés par les soudards impitoyables de l'armée russe dans la banlieue de Kiev ne peut que renforcer la sympathie naturelle des Européens pour les Ukrainiens.
    La cruauté de l'agression russe serait ressentie comme celle de tous les Européens, une sorte d'affectio societatis continental sera en train d'émerger.

    Or, dans l'histoire, on ne se pose qu'on s'opposant. La France n'est devenue elle-même qu'en combattant les Anglais pendant la guerre de Cent ans. Plus décisif encore, un sentiment d'insécurité collective continentale aurait fait naître la résolution des Européens de se défendre contre la Russie poutinienne, ennemi commun de l'UE et de ses valeurs.

    En examinant cet argument sentimental, on est cependant frappé par sa fragilité. D'abord, la guerre russo-ukrainienne est intra-européenne. Les Ukrainiens sont européens mais les Russes ne le sont pas moins. Les Grecs attaqués à Chypre par des Turcs non européens et membres de l'Otan, étaient aussi européens. Les
    Serbes bombardés par l'Otan étaient également européens. Si l'UE se sent aujourd'hui ukrainienne alors qu'elle ne s'est jamais sentie serbe ou grecque, c'est que l'Ukraine est une nation européenne pro-Otan attaquée par un autre pays européen anti-Otan.

    C'est d'ailleurs ce que Madame von der Leyen confirme en expliquant qu'en Ukraine : "c'est la démocratie qui se dresse contre l'autocratie et dans ce combat-là, nous sommes unis avec nos amis canadiens et américains. »

    Passons au deuxième argument de ceux qui affirment que l'UE aurait pris en main ses intérêts stratégiques à l'occasion de la guerre en Ukraine, c'est l'argument énergétique. Tous les Européens seraient réunis, nous dit-on, par la recherche d'une résilience énergétique. « La guerre d'agression russe en Ukraine nous montre de manière dramatique à quel point la sécurité et l'approvisionnement énergétique sont étroitement liés. Nous ne pouvons-nous permettre d'ignorer cela », reconnaît Patrick Graïchen, le secrétaire d'État allemand au climat. La présidente von der Leyen abonde dans le même sens : « Les 27 sont bien trop dépendants aux énergies fossiles russes, et il faut nous débarrasser de cette dépendance. »

    Constats difficilement contestables mais incitent-ils les Européens à développer une vision commune de leur indépendance énergétique ? Le diagnostic est partagé, les remèdes le sont moins.

    Et pour commencer, les sanctions européennes contournent les banques impliquées dans les transactions avec Gazprom. Le gaz et le pétrole russes continuent d'arriver en Europe. Face à l'ignominie des crimes commis par les soudards russes, l'UE vient de renoncer au charbon russe. C'est un dérisoire volontarisme de sauts de puces. L'indépendance énergétique demeure ainsi une velléité.
    La filière nucléaire française offre une solution, peut-être pas immédiate mais au moins compatible avec un objectif d'autonomie énergétique européenne. Pourtant, le plan de relance européen exclut le nucléaire.

    En revanche, la présidente de la Commission a déclaré que nous devons nous tourner vers "nos amis américains pour voir s'il n'est pas possible de disposer de davantage de gaz naturel liquéfié".
    L'intérêt des 27 étaient-ils de se passer de Nord Stream II pour se jeter dans les bras du Qatar ou du Texas afin de se fournir en énergie ? Joseph Biden a répondu à cette question lors de sa conférence de presse avec le chancelier allemand, le 7 février dernier, en déclarant : « si la Russie envahit l'Ukraine, Nord Stream II ne se fera pas. »

    Enfin, le troisième argument de ceux qui voient dans la crise ukrainienne l'acte de naissance d'une Europe puissance, c'est que la question militaire intéresserait enfin Bruxelles.

    « La guerre a enfin contribué à créer le consensus autour de la défense européenne » analyse Nathalie Loiseau, eurodéputé et présidente de la sous-commission défense au Parlement européen. « Pour la première fois de notre histoire, nous finançons l'achat et la livraison d'armes à un pays attaqué avec des fonds européens » explique Ursula von der Leyen. Pour le Haut représentant Josep Borrell, l'adoption par le Conseil européen d'un
    texte de doctrine défensive intitulé « boussole stratégique » exprimerait un « changement tectonique. »

    Autre signe que les Européens auraient renoncé à leur naïveté : l'Allemagne a décidé de consacrer 100 milliards d'euros à sa défense. Pourtant, ici encore, on est loin de tenir les preuves d'une authentique volonté d'autonomie stratégique européenne. Effectivement, l'UE va fournir une aide militaire mais ce sont les États membres qui l'ont décidé et ce sont les Etats membres qui livreront, le tout avec la bénédiction et sous la supervision de l'Otan.

    Quant au réarmement de l'Allemagne, il n'exprime aucune solidarité européenne. Berlin a commencé à s'équiper en achetant des F35 américains, compatibles avec les standards Otan et habilités à porter des charges nucléaires américaines… Pour l'autonomie stratégique continentale, on repassera.

    Dans l'affaire Aukus, Allemands et Suédois ont réalisé un intense lobbying intensif pour que Canberra n'achète pas de sous-marins français. En matière spatiale, les sociétés allemandes préfèrent Space X à Ariane 6. La maxime gaullienne se vérifie ad nauseam : les États n'ont pas d'amis… Même les États membres n'ont que des intérêts.

    D'ailleurs, la « boussole stratégique » appelle à une « coopération plus étroite et mutuellement bénéfique avec les États-Unis. » Nathalie Loiseau confirme que cette fameuse boussole européenne ne change pas de cap : « Il faut arrêter de penser qu'autonomie stratégique et lien transatlantique sont contradictoires. » Au-delà de confirmer la prophétie gaulliste d'une Union européenne qui ne
    pourrait se réaliser qu'au profit d'une tierce puissance, deux évidences devraient nous sauter aux yeux.

    La première évidence, c'est que la crise ukrainienne signe le retour de la guerre. Or, le plus authentique cri de guerre des Européens, c'est Aristide Briand qui l'a poussé en 1926: « Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l'arbitrage, à la paix! » Le projet européen est tout entier fondé sur l'espoir de neutraliser la guerre par l'économie. Pourtant, l'UE commerce davantage avec la Russie qu'avec l'Ukraine.

    C'est parce qu'elles ne veulent plus se défendre elles-mêmes que les nations se sont abandonnées au projet européen. C'est aussi pour cette raison que l'UE est consubstantiellement liée à l'Otan. Les Européens n'ont plus ni la capacité, ni la volonté de se défendre eux-mêmes alors comment les 27 trouveraient-ils le ressort de défendre une entité commune ? Les volontés se multiplient, les renoncements s'annulent. La crise ukrainienne, c'est aussi le retour des nations.

    Il y a un peuple allemand et un peuple français. Il y a un peuple ukrainien et un peuple russe et sans doute les Ukrainiens sont-ils plus proches des Russes que nous ne le sommes des Allemands.
    Les Ukrainiens se battent pour leur terre, pour défendre leurs frontières et pour leur drapeau. Les Ukrainiens sont un peuple mais les Européens ne le sont pas. D'ailleurs, qui irait mourir pour le drapeau européen ?

    On voit plus de drapeaux ukrainiens dans les beaux quartiers parisiens aux fenêtres que de tricolores au lendemain de Charlie, comme si les bobos français avaient besoin d'un patriotisme de substitution. Le bleu et le jaune du drapeau ukrainien ne sont pas les couleurs d'un patriotisme post-national qui aurait moralement réarmé ceux qui posaient des bougies après le Bataclan en bêlant : vous n'aurez pas ma haine !

    La résistance héroïque des Ukrainiens montre par ailleurs que ce n'est pas la taille d'un pays mais la détermination de son peuple à le défendre qui fonde son indépendance. La Suisse est petite mais personne n'ira l'envahir car le patriotisme helvète est ombrageux et armé !

    Platon savait déjà que ce ne sont pas les murs qui font les cités mais le courage des hommes qui les défendent. Prétendre que l'invasion de l'Ukraine accélérerait la construction européenne revient ainsi à tomber dans un grave contresens.

    Guillaume Bigot (Figaro Vox, 8 avril 2022)

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  • Feu sur la désinformation... (372)

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un numéro de l'émission I-Média sur TV libertés consacrée au décryptage des médias et animée par Jean-Yves Le Gallou, président de la fondation Polémia, et Jules Blaiseau.

    Au sommaire :

    • 1 - L'image de la semaine
      Elon Musk, l'excentrique milliardaire dirigeant de Tesla, a décidé d'acquérir 9% du capital de Twitter. Va-t-il livrer bataille contre les censeurs pour rendre la plateforme plus libre ?
    • 2 - Jérémy Cohen : les médias cachent le corps
      Il y a des victimes de l'ensauvagement que les médias ne sauraient voir. Jérémy Cohen se promenait tranquillement à Bobigny avant d'être violemment agressé et tué par une quinzaine de "jeunes". Alors que l'affaire était délaissée par la police et étouffée par les médias, le père de la victime a dû se tourner vers un candidat pour obtenir justice. L'affaire Jérémy Cohen relève-t-elle plus d'une récupération politique ou d'une omerta médiatique ?
    • 3 - Revue de presse
      Il y a des victimes de l'ensauvagement que les médias ne sauraient voir. Jérémy Cohen se promenait tranquillement à Bobigny avant d'être violemment agressé et tué par une quinzaine de "jeunes". Alors que l'affaire était délaissée par la police et étouffée par les médias, le père de la victime a dû se tourner vers un candidat pour obtenir justice. L'affaire Jérémy Cohen relève-t-elle plus d'une récupération politique ou d'une omerta médiatique ?
    • 4 - Boutcha : génocide ou intox ?
      Les médias sombrent dans l'hystérie devant la découverte d'un grand nombre de corps civils dans la ville de Boutcha en Ukraine. Génocide ukrainien par les russes, Poutine criminel de guerre ou simple mise en scène ?

     

                                            

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  • Qui isole qui ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à la recomposition du monde provoquée par la guerre russo-ukrainienne...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

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    Qui isole qui ?

    Le conflit engagé à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est planétaire. Son enjeu est la fin de la prétention occidentale à définir un ordre du monde au-dessus des Nations, des civilisations, et du droit des peuples à décider de leurs lois, de leurs mœurs et de leur régime politique. C’est la fin de l’occidentalisation du monde. Et son enjeu est l’avenir de l’Europe, une Europe que l’Union tire vers la soumission, une Union qui sacrifie le dur effort vers l’autonomie au confort de l’occupation américaine.

    Le 25 mars 2022, la réunion des ministres des Affaires étrangères des pays membres de la Conférence islamique s’est réunie à Islamabad, au Pakistan, en présence du ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi. Réunissant 57 Nations, soit plus du quart des Nations représentées à l’ONU, elle a publié une déclaration qui condamne les sanctions contre la Russie et refuse de s’y associer. Déclaration appuyée lors de la rencontre des Premiers ministres malais et vietnamien à Hanoï ; les seules sanctions légitimes sont celles imposées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies.

    Dans un entretien accordé à l’Humanité (publié le mardi 15 mars), Macky Sall, le Président du Sénégal, également président de l’Organisation de l’Unité africaine, a expliqué le choix de s’abstenir lors du vote condamnant la Russie, au nom de son pays, mais aussi de tous ces pays africains qui savent ce qu’ils ont dû à l’Union soviétique, ce qu’ils doivent encore à une Russie qui demeure présente, qui distribue de l’aide alimentaire et remporte un soutien populaire marqué.

    La même semaine, les Émirats arabes unis recevait le Président de la Syrie, Bachar El Assad, annonçait que son pétrole pouvait être payé en roubles, et refusait de recevoir l’envoyé américain.

    De son côté, l’Inde négociait un contrat d’approvisionnement en énergie « roubles contre roupies », tandis que pour la première fois depuis des décennies, le ministre des affaires étrangères chinois annonçait se rendre en Inde, et que le ministre indien des Affaires étrangères se rendra à Pékin, l’un et l’autre balayant les provocations auxquelles se livrent les États-Unis et les Anglais complices pour réanimer le conflit marginal à la frontière himalayenne, ou pour susciter des incidents avec cet État-frère que fut le Pakistan.

    Pendant ce temps, l’Union européenne accueille un Boris Johnson hilare du bon tour joué à l’Europe en choisissant le grand large et en rejoignant des États-Unis fermement décidés à renforcer leur occupation de l’Europe, ouverture de bases militaires, par exemple en Bulgarie, et arrivée massive de militaires américains faisant foi. Peu importe ce qu’un Joe Biden cacochyme pourra dire, par exemple reprocher à Poutine d’envahir la Russie, confondre l’Ukraine et l’Iran, ou saluer sa mère morte depuis quinze ans (trois preuves récentes de la sénilité d’un Président par défaut). Le plus grave n’est pas que l’Union européenne se plie à l’alliance que la peur, l’histoire et les traités lui imposent. Le plus grave est que nul ne semble capable de comprendre ce qui se passe, et qui se dit en trois mots.

    Racisme. L’analyste indien Bhadrakumar a dit tout haut ce que tous pensent tout bas. Cinq cents, sept cent mille, peut-être un million de victimes irakiennes de l’invasion américaine et britannique n’ont pas ému les belles consciences occidentales. Les dizaines de milliers de victimes de l’agression illégitime contre la Libye n’ont pas ému les belles âmes et les généreuses fondations. Et pas davantage les centaines de milliers de victimes afghanes de l’occupation américaine, ou les milliers de victimes serbes de l’agression otanienne. La crise humanitaire qui a frappé le Liban, qui frappe la Syrie du fait des sanctions n’empêche aucun activiste des ONG et Fondations américaines de dormir. Ne parlons même pas des millions de morts au Congo, en partie victime de l’entretien des groupes armés par les compagnies minières occidentales. La réalité est irrecevable de ce bon côté du monde, mais elle est ; les victimes blondes aux yeux bleus ukrainiennes mobilisent une fraternité dont les Européens ne mesurent pas à quel point elle est insultante pour tous ceux qui n’ont jamais eu le droit à la moindre compassion — pas même quand une Mme Allbright déclarait ne pas se soucier des milliers d’enfants irakiens morts faute de médicaments ! Il y a les bonnes victimes, et il y a les victimes dont nul ne se soucie. Le problème est qu’ils le savent, et qu’ils ont compris la leçon formulée par un dirigeant américain ; « on nous accuse de massacres, mais n’oubliez pas que les victimes n’étaient pas des Américains » !

    Injustice. Les avoirs de la Banque centrale russe ont été saisis. Une telle saisie n’est pas sans précédent. Les avoirs de la Banque centrale d’Iran avaient été saisis et un immeuble propriété de l’Iran à New York, acquis en toute légalité, volé. Les avoirs du Venezuela ont également été volés. Plus récemment, après la déroute américaine en Afghanistan, les avoirs de la Banque centrale ont été saisis, à hauteur de 7 milliards de dollars. Cette saisie, qui représente une part significative du PIB d’un des pays les plus pauvres du monde, contribue à une crise humanitaire de grande ampleur, qui menace de famine des millions d’Afghans — mais, c’est vrai, ils ne sont pas Américains. Iran, Venezuela ou Afghanistan sont à la fois des acteurs marginaux des échanges monétaires et financiers mondiaux, et les cibles prévisibles de sanctions américaines dont ils sont les adversaires directs.

    La saisie des avoirs de la Banque centrale russe est de toute autre conséquence. La Russie n’est pas en guerre avec les États-Unis. Ces avoirs correspondaient à des échanges légaux, et étaient légitime propriété de la Russie. Au sens propre, ils ont été volés. La Russie, membre du Conseil de Sécurité des Nations-Unies, vraie civilisation et pays-continent étendu sur 12 fuseaux horaires est une puissance nucléaire qui peut tenir en respect les États-Unis. Passons sur les impacts techniques potentiels, et sur l’infinie complexité des relations entre Banques centrales elles-mêmes, banques commerciales et marchés financiers.

    L’unilatéralisme américain vient de passer la ligne rouge, une ligne rouge qui signifie que c’en est fini de la suprématie du dollar, de l’addiction mondiale au dollar, et de la capacité des pays occidentaux de vivre au crédit du reste du monde. Il n’est plus aujourd’hui dans le monde un seul pays qui ne s’interroge ; et si les États-Unis décidaient de saisir les avoirs de ma Banque centrale ? La propagande écrasante à laquelle nous sommes soumis nous empêche de nous poser la question, voire de comprendre la réponse qui s’impose, d’Asie en Afrique ; le monde serait meilleur sans les États-Unis d’Amérique du Nord.

    Sans doute, la Russie est coupable d’agression contre l’Ukraine, la Russie n’est pas un régime démocratique selon la définition qu’en donnent les États-Unis et l’Union européenne, la Russie n’accepte pas la propagande LGBT, les Fondations et les ONG qui sont autant de lobbys américains, désignent la Russie qui les expulse comme un « rogue State », la Russie est coupable de ne pas accepter l’extension de l’OTAN à ses frontières, la Russie est coupable d’entretenir des relations étroites avec les peuples européens de religion orthodoxe. Qui a parlé de souveraineté, de non-ingérence, ou, simplement de diplomatie ?

    La Russie est bannie de la communauté bancaire internationale — ou de ce que la tribu financière anglo-américaine désigne comme telle. Situation sans précédent. Même au temps de la Seconde Guerre mondiale, les banques centrales, dont la Banque d’Allemagne, continuaient de travailler ensemble en Suisse. Ce que les États-Unis et leurs collaborateurs veulent légitimer au nom du Bien, un Bien dont ils disposent à leur convenance, est pur et simple vol. Aucune règle internationale ne couvre leur décision unilatérale. Certains voudront voir un progrès dans ce qui est une régression de la civilisation, cette civilisation des mœurs qui veut que même quand la guerre fait rage, il faut se parler, il faut échanger, et il faut que les populations vivent. Bien sûr, ceux qui ne rêvent que d’ajouter de la guerre à la guerre et de se battre jusqu’au dernier Ukrainien n’ont que faire du mot « civilisation ».  

    Arrogance. Le Bien est ce que les États-Unis et leurs complices ont déterminé qu’il soit. Des ONG et des Fondations décident quel est le bon régime, quel est le mauvais et choisissent selon les intérêts de leurs financeurs les « abus manifestes » et les « entraves insupportables » aux droits de l’homme qu’elles oublient si bien de dénoncer ailleurs. Tout cela au nom d’un universalisme de pacotille qui ramène les États-Unis au temps de la conquête du Far West !

    Répondant à une arrogante journaliste anglaise de la BBC — en est-il d’autres ? — qui l’accusait de réprimer la presse, le Président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, lui a justement retourné la question ; quel est le sort fait par la justice britannique à Julian Assange, qui a seulement révélé les crimes de l’Amérique, et pour cela paie de sa vie en dehors de toute légalité ? « Vous n’avez aucun droit de prétendre à une quelconque supériorité morale » ; ce que le Président de l’Azerbaïdjan dit à une blonde journaliste anglaise, le monde le dit à l’Occident (ceci écrit sans aucune prétention à défendre la politique de l’information en Azerbaïdjan !)

    S’il suffisait de tuer tous les méchants ! et s’il était si simple de distinguer les bons des méchants ! La question a peu de chances de perturber le fonctionnement binaire des « stratèges » de Washington, elle a moins de chance encore de refonder la diplomatie, cet art d’entendre l’adversaire, de comprendre les raisons de l’ennemi, ses buts de guerre, d’entretenir le dialogue et la conversation, qui sont les seuls moyens de paix durables et de traités viables. L’arrogance américaine est partout ressentie, surtout dans ces pays d’immense civilisation que sont l’Inde, la Chine, les Etats islamiques, qui n’ont que mépris pour des pays comme l’Australie ou les États-Unis, déversoirs de l’Europe. Pour une fois, il convient d’être fier d’être Français ; le Président Emmanuel Macron a été le seul à relever l’indécence des propos tenus par Joe Biden à l ’encontre du Président Vladimir Poutine.

    Combien de siècles, de guerres, de défaites et de morts faudra-t-il aux États-Unis pour peut-être construire une civilisation ? La question est de savoir s’il restera encore des États-Unis pour y prétendre édifier — tant s’y sont essayés, qui ont disparu sans laisser de traces ! Et la question est désormais ; cette grande civilisation qu’a été l’Europe, cette civilisation qui est la nôtre, choisira-t-elle de s’abîmer avec un allié américain qui lui apporte l’illusion de sa sécurité au prix de sa soumission, ou choisira-t-elle d’en finir avec une dépendance dont chaque jour montre un peu plus qu’elle l’éloigne du monde, et qu’elle la prive de sa plus grande force; l’intelligence du monde ?

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 27 mars 2022)

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  • La guerre d’Ukraine : leçons pour une politique nationale...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun, cueilli sur le site de Geopragma et consacré au besoin de la définition d'une politique visant à la défense des intérêts nationaux de notre pays. Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

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    La guerre d’Ukraine : leçons pour une politique nationale

    On tend trop souvent à analyser la guerre d’Ukraine en termes émotionnels, ou comme grande lutte des régimes autoritaires et des régimes démocratiques. Je me placerai ici sur un plan différent : celui des relations internationales. Non pour évoquer la question des réactions à la crise (sanctions, etc.) ni celle des perspectives de sortie. Mais pour me concentrer sur les leçons à en tirer pour la détermination d’une politique nationale pour la France.

    1. Pour cadrer le débat

    Rappelons le principe de base en matière internationale : chaque pays est autonome et responsable de son action. Cela ne veut pas dire qu’il ne considère que ses seuls intérêts. Membre d’une communauté internationale, il prend aussi en compte ses relations avec les autres pays, tant pour coopérer que pour la recherche de la paix. Or, dans le contexte international, un principe essentiel pour la recherche de la paix est le respect de la souveraineté et donc des frontières. Ce principe n’est pas absolu ni totalement inviolable, et il y a des précédents graves, comme la guerre d’Iraq qui était une guerre d’agression (malgré l’excuse des attaques antérieures de l’Iraq sur ses voisins). Mais il reste par nature un repère majeur. 

    De ce point de vue, l’attaque russe sur l’Ukraine, agression généralisée d’un Etat souverain par un autre, sans provocation ou menace du premier directement sur le second, ne peut faire l’objet que d’une condamnation nette. Même si comme on sait les responsabilités occidentales et notamment américaines sont significatives. Le joueur d’échec que paraissait être Poutine a renversé la table, d’une façon peu rationnelle. Notons incidemment que sur ce plan l’invasion contredit la doctrine affichée par le grand allié de la Russie, la Chine (rappelons que Taiwan est considéré partie de la Chine).

    2. Le paysage international à la suite de l’attaque russe 

    Par son ampleur et sa nouveauté, une telle agression représente un tournant majeur dans les relations internationales. D’un côté, c’est le retour à la guerre comme instrument de rapports entre Etats, autrement que dans des cas qui pouvaient être présentés à tort ou à raison comme une forme de police internationale. Et d’un autre côté, c’est une rupture franche entre la Russie et le monde occidental, et par là aussi le mode de régulation internationale que celui-ci affiche. Bien entendu, une appréciation complète dépend des buts ultimes côté russe : volonté de puissance et de revanche, reconstitution d’une grande Russie ou d’une forme d’URSS, etc. L’attaque montre en tout cas qu’on n’a pas affaire à un patriotisme pur et simple, comme en témoignait déjà l’intervention en Syrie, acte de puissance et non de défense de la patrie russe.  

    Par ailleurs, la guerre en Ukraine fait sortir les Européens de leur monde rêvé où la paix est une situation normale et où la question de la guerre ne se pose qu’au loin, dans des pays où sévissent encore d’affreux tyrans qu’une bonne police internationale doit pouvoir faire disparaître. Ce qu’ils découvrent est la possibilité de la guerre en Europe, en outre avec une puissance nucléaire majeure.  Derrière, se profile ce qui était pourtant clair depuis des années : l’émergence d’un monde multipolaire qui est un monde de puissances, où la guerre est possible, que j’ai décrit dans mon livre de 2017 appelé justement Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé

    Ce qui est particulièrement évident en Asie, avec présence de grandes puissances actuelles ou potentielles, tant dans la région (Chine, Russie, Inde, dans une certaine mesure Japon) que venant du dehors (Etats-Unis) ; plus des puissances moyennes mais ayant un poids réel appréciable (Iran, Pakistan, Arabie Saoudite, Indonésie, Corée, Vietnam, sans parler de la Turquie et d’Israël à l’ouest du continent). Les rapports entre ces nombreuses puissances sont complexes et évolutifs (y compris entre Russie et Chine, malgré les apparences), mais avec un point commun : les lignes de clivages ne sont pas idéologiques, ni vraiment des conflits de civilisations, et le patriotisme est partout une réalité de base indiscutable. Les réactions à la guerre en Ukraine le confirment, avec très peu de condamnations franches venant de cette zone. Or, l’Asie est de plus en plus le centre de gravité de la planète et elle donnera de plus en plus le ton. 

    À cela s’ajoute bien sûr la situation toujours complexe et belligène du Moyen-Orient, et la dérive croissante du Sahel, de la corne orientale de l’Afrique ou de la zone congolaise, et plus généralement d’une bonne partie de l’Afrique. Conflits, instabilité et guerres, mais là aussi, pas de conflit véritablement idéologique.

    3. Dans un monde de puissances, l’importance clef d’un patriotisme sain et lucide et non d’une croisade idéologique

    À l’opposé, la tentation latente en Europe et aux Etats-Unis reste l’idéologisation : en l’espèce, interpréter l’alliance de la Russie et de la Chine comme la sainte alliance des régimes autoritaires contre les démocraties, et tout voir en termes de grand combat manichéen de celles-ci contre ceux-là. La guerre d’Ukraine a considérablement ravivé cette tendance, parfois jusqu’à une forme d’hystérie. Mais en fait, seuls les ‘Occidentaux’ mettent en avant leur idéologie. Or comme je l’ai déjà relevé par ailleurs, la tentation idéologique est très dangereuse en matière de relations internationales, et cela indépendamment du bien-fondé de ce qu’on appelle ses ‘valeurs’. En termes clairs, il faut dans la plupart des cas choisir entre l’idéologie et la recherche de la paix. En outre, cette attitude, qui se veut moralisante, est celle qui rencontre le moins d’écho en dehors du monde occidental, d’autant que cela peut à un moment ou un autre menacer la plupart des pays ou régimes et a justifié dans le passé des agressions occidentales stupides, sanglantes et contreproductives (Iraq, Lybie etc.). Dans le cas ukrainien, condamner une agression manifeste est parlant ; y voir la lutte du bien et du mal est moins convaincant. 

    Ce qui n’empêche évidemment pas de souligner les différences entre les différents régimes politiques, de considérer que tel ou tel est mauvais, et de promouvoir des valeurs qu’on juge essentielles. Rien n’empêche en effet d’avoir ses idées et de porter des jugements, notamment sur les régimes jugés brutaux, agressifs, ou a fortiori totalitaires, et d’aider des évolutions dans un sens qu’on juge meilleur. Mais cela doit s’inscrire dans un cadre de relations internationales où on doit admettre qu’on est un pays ou ensemble de pays parmi d’autres, qu’on est perçu par les autres comme défendant sa position et ses intérêts, et où surtout la guerre au sens propre (et l’escalade) est en général contreproductive, en dehors même de ses horreurs. 

    Mais si ce qui compte est, là où on est, de jouer son rôle et s’assumer ses responsabilités, le patriotisme est plus que jamais à l’ordre du jour. Patriotisme pacifique, inscrit dans une communauté des Etats et le respect mutuel, mais patriotisme profond et exigeant. Cela implique, non seulement de disposer d’un outil de défense puissant et efficace, donnant la plus grande autonomie possible et donc des budgets militaires appréciables, mais aussi un esprit de combat, de défense, que nous avons perdu (et dont les Ukrainiens montrent à nouveau l’importance). Nous en sommes encore bien loin. C’est évidemment pour nous la leçon centrale de ces évènements. 

    4. Quelles alliances militaires pour un pays comme la France ? 

    Reste la question des alliances. Un pays comme la France à la fois une tradition d’action autonome (décrite couramment sous le terme de gaullisme), qui s’est étiolée au fil du temps, mais a pu encore se traduire récemment ici ou là, et une inscription dans des alliances ou constructions politiques : l’Alliance atlantique et l’Union européenne. Dans leur principe, on ne peut que conserver ces deux éléments, mais en les délimitant. 

    Une alliance est utile lorsqu’elle permet de maintenir une solidarité face à ce qui serait un agression franche de la part d’une puissance, lorsque cette solidarité est justifiée. L’Alliance atlantique a fondamentalement pour rôle de parer à une menace soviétique puis russe. Cette menace pouvait être perçue comme moins actuelle, mais l’agression russe de l’Ukraine lui a donné une certaine crédibilité. Bien sûr, cela dépendra aussi de l’issue militaire de ce conflit. Et même si la Russie se tirait bien de cette affaire mal engagée, elle n’est à l’évidence pas en état de menacer grand monde en dehors de son ancienne zone d’influence. Mais justement, le choix russe de mener cette agression fait qu’on doit intégrer au moins l’hypothèse d’une telle attaque contre d’autres pays d’Europe orientale, ce qui redonne un sens à l’Alliance, même si la Russie ne sera à court terme sans doute pas à même de le faire. Et pour la France, une telle attaque éventuelle et la vassalisation de l’Europe orientale ne seraient pas acceptables. Mais naturellement cela ne vaut que pour l’Europe (orientale). Il n’y a aucune raison pour que cela s’étende à d’autres zones.

    Et ces motifs n’impliquent pas un alignement général, d’abord sur les Etats-Unis, qui sont la colonne vertébrale de l’Otan, mais qui ont commis suffisamment d’erreurs dans le passé pour ne pas être suivis partout ; comme aussi sur des Européens dont nous sommes loin de partager toutes les vues, ni n’avons toujours les mêmes intérêts de défense (notamment sur le plan naval, avec notre immense domaine maritime), ni la même capacité à agir. L’Alliance devient notamment contreproductive si elle se traduit par le suivi servile des errements de la politique américaine ou de leurs intérêts qui ne se confondent souvent pas avec les nôtres, ou, pire, par des agissements qui sont des menaces pour la paix. Concrètement, en l’espèce, il aurait par exemple fallu continuer à s’opposer fermement à l’hypothèse même de l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan. Dès lors, sur le plan militaire, autant une interopérabilité peut être utile, voire indispensable pour des actions communes qu’on juge appropriées, autant il faut viser le maximum d’autonomie opérationnelle possible. Entre autres exemples, la Russie y parvient technologiquement alors que son économie est plus réduite que la nôtre ; Israël, encore plus petit, dans une large mesure aussi. 

    Ce qui conduit à poser la question de notre participation à l’organisation intégrée de l’Otan. Elle n’est pas indispensable (on s’en est passé pendant quarante ans) et il aurait mieux valu ne pas y entrer. Ce qui nous éviterait aussi de nous endormir sous la protection américaine, réelle ou non, comme l’Otan conduit à le faire. Logiquement cette analyse implique d’en sortir au moment opportun (et donc pas dans les circonstances actuelles), tout en restant dans l’Alliance. Une telle politique renforcerait la crédibilité de la France dans ses tentatives d’intermédiation ou d’influence. 

    S’agissant de l’Union européenne, elle ne peut être un cadre adéquat pour une politique de défense, contrairement à ce que prétend E. Macron. D’une part, les autres pays européens en quasi-totalité (et surtout à l’Est) sont plus que jamais convaincus que le lieu adéquat pour cela est l’Otan, et que leur défense est assurée d’abord et surtout par les Etats-Unis ou avec eux, y compris quand ils renforcent leur propre effort de défense. D’autre part, dans la plupart des cas, les divergences de vues sur l’opportunité d’une action militaire et sur sa direction sont notables entre Européens. L’agression russe de l’Ukraine est une exception, puisque l’accord de tous était d’emblée évident, au moins sur le principe ; mais les mesures prises auraient pu l’être dans le cadre d’un simple instrument de concertation entre Etats, sans besoin d’une défense commune. En outre, ces mesures (sanctions, livraisons d’armes) étaient justifiées au départ mais tendent à devenir irrationnelles (boycott de musiciens !) et surtout contreproductives, ainsi le désengagement des entreprises de Russie, au seul profit des Russes. Enfin, cette défense commune n’est pas prévue par les traités ; et le paragraphe des traités sur la solidarité entre Européens face à une agression n’y conduit pas, sauf cas particulier. 

    Il ne faut donc pas s’obnubiler sur le mythe d’une défense européenne autonome, qui dans l’état actuel des choses ne serait au mieux qu’une variante au sein de l’Otan, et au pire la clef de notre immobilisme. Et d’ailleurs, même si ce mythe se réalisait, à savoir une défense européenne totalement intégrée et bien équipée, pour la plupart des Européens elle ferait moins bien que l’Otan face à une puissance nucléaire majeure comme la Russie, dans le cas ukrainien ou ailleurs. 

    En revanche, une coopération avec les autres Européens, notamment dans les industries de défense, est nécessaire et bénéfique, tout en prenant garde d’avoir une réelle réciprocité, contrairement à ce qu’on voit (ainsi récemment pour les avions américains achetés par l’Allemagne – après bien d’autres cas), et de ne pas se faire lier les mains, ou, pire, déposséder de notre outil par idéologie ou esprit de système. 

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 28 mars 2022)

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