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progrès - Page 9

  • Brève histoire de l'idée de progrès...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte d'Alain de Benoist, tiré de la revue Nouvelle École (n° 51, année 2000) et consacré à l'histoire de l'idée de progrès. Ce texte a ensuite été réédité dans le recueil de textes de cet auteur, intitulé Critiques - Théoriques (L'Âge d'Homme, 2003). 

     

     

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    Une brève histoire de l'idée de progrès

    L'idée de progrès apparaît comme l'un des présupposés théoriques de la modernité. On a même pu y voir, non sans raison, la véritable « religion de la civilisation occidentale ». Historiquement, cette idée se formule plus tôt qu'on ne l'a dit, autour de 1680, dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes, à laquelle participent Terrasson, Perrault, l'abbé de Saint-Pierre et Fontenelle. Elle se précise ensuite à l'initiative d'une seconde génération, comprenant principalement Turgot, Condorcet et Louis Sébastien Mercier.

    Le progrès peut se définir comme un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c'est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l'a précédée. Cette définition comprend un élément descriptif (un changement intervient dans une direction donnée) et un élément axiologique (cette progression est interprétée comme une amélioration). Il s'agit donc d'un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n'arrête pas le progrès) et irréversible (il n'y a pas globalement de retour en arrière possible). L'amélioration étant inéluctable, il s'en déduit que demain sera toujours meilleur.
      
    Les théoriciens du progrès se divisent sur la direction du progrès, le rythme et la nature des changements qui l'accompagnent, éventuellement ses acteurs principaux. Tous adhérent néanmoins à trois idées-clés : 1) Une conception linéaire du temps et l'idée que l'histoire a un sens, orienté vers le futur. 2) L'idée de l'unité fondamentale de l'humanité, tout entière appelée à évoluer dans la même direction. 3) L'idée que le monde peut et doit être transformé, ce qui implique que l'homme s'affirme comme maître souverain de la nature.

    Ces trois idées proviennent à l'origine du christianisme. A partir du XVIIe siècle, l'essor des sciences et des techniques entraîne leur reformulation dans une optique sécularisée.

    Chez les Grecs, seule l'éternité est réelle. L'être authentique est immuable : le mouvement circulaire qui assure l'éternel retour du même dans une série de cycles successifs est l'expression la plus parfaite du divin. S'il y a montée et descente, progrès et déclin, c'est à l'intérieur d'un cycle auquel ne peut qu'en succéder un autre (théorie de la succession des âges chez Hésiode, du retour de l'âge d'or chez Virgile). D'autre part, la détermination majeure vient du passé, non du futur : le terme archè renvoie avant tout à l'origine (« archaïque ») en tant qu'autorité (« archonte », « monarque »).

    Avec la Bible, l'histoire devient un phénomène objectivable, une dynamique de progrès qui vise, dans une perspective messianique, à l'avènement d'un monde meilleur. La Genèse assigne à l'homme la mission de « dominer la Terre ». La temporalité est le vecteur grâce auquel le meilleur est appelé à se dévoiler progressivement dans le monde. Du coup, l'évènement peut avoir un rôle salvateur : Dieu se révèle historiquement. La temporalité est en outre orientée vers le futur, de la Création à la Parousie, du Jardin d'Eden au Jugement dernier. L'âge d'or n'est plus dans le passé, mais à la fin des temps : l'histoire finira, et elle finira bien, au moins pour les élus.


    Cette temporalité linéaire exclut tout éternel retour, toute conception cyclique de l'histoire, à l'image de l'alternance des âges et des saisons. Depuis Adam et Eve, l'histoire du salut se déroule selon une nécessité arrêtée de toute éternité, chemine avec l'ancienne Alliance et, dans le christianisme, culmine dans une Incarnation qui ne saurait se répéter. Saint Augustin sera le premier à tirer de cette conception une philosophe de l'histoire universelle englobant toute l'humanité, celle-ci étant appelée à progresser d'âge en âge vers le mieux.


    La théorie du progrès sécularise cette conception linéaire de l'histoire, d'où découlent tous les historicismes modernes. La différence majeure est que l'audelà est rabattu sur l'avenir, et que le bonheur remplace le salut. Dans le christianisme, le progrès reste en effet eschatologique plus qu'historique au sens propre. L'homme doit chercher à faire son salut ici-bas, mais en vue de l'autre monde. Il n'a pas, d'autre part, la maîtrise du plan divin. Enfin, le christianisme condamne le désir insatiable et pose, comme le stoïcisme, que la sagesse morale réside dans la limitation plus que dans la multiplication des désirs. Seul le courant millénariste, s'inspirant de l'Apocalypse, fait précéder le Jugement dernier de mille ans de règne terrestre. Sécularisant la vision d'Augustin, il inspirera la postérité spirituelle de Joachim de Flore.


    Pour parvenir à sa formulation moderne, la théorie du progrès avait donc besoin d'éléments supplémentaires. Ceux-ci apparaissent à partir de la Renaissance, et s'épanouissent à partir du XVIIe siècle.


    L'essor des sciences et des techniques, ajouté à la découverte du Nouveau Monde, nourrit alors l’optimisme en paraissant ouvrir le champ d'une infinité d'améliorations possibles. Francis Bacon, qui est le premier à utiliser le mot « progress » dans un sens temporel, et non plus spatial, affirme que le rôle de l'homme est de maîtriser la nature en connaissant ses lois. Descartes propose pareillement aux hommes de se rendre maîtres et possesseurs de la nature. Celle-ci, écrite « en langage mathématique » pour Galilée, devient alors muette et inanimée. Le cosmos n'est plus porteur de sens par lui-même. Il n'est plus qu'une mécanique, qu'il faut démonter pour la connaître et l'instrumentaliser. Le monde devient pur objet de l'homme-sujet. L'homme éprouve la conviction que, grâce à la raison, il peut ne s'en remettre qu'à lui-même.


    Le cosmos des Anciens cède ainsi la place à un monde nouveau, géométrique, homogène et (probablement) infini, gouverné par des lois de cause à effet. Le modèle qui s'y applique est un modèle mécanique, plus particulièrement celui de l'horloge. Le temps lui-même devient homogène, mesurable : c'est le « temps des marchands », qui remplace le « temps des paysans » (Jacques Le Goff). La mentalité technicienne surgit de ce nouvel esprit scientifique. La technique a pour but principal d'accumuler des utilités, c'est-à-dire d'aider à produire des choses utiles.


    Il y a convergence évidente entre cet optimisme scientifique et les aspirations d'une classe bourgeoise en passe de s'imposer sur des marchés nationaux dont la création est allée de pair avec celle des royaumes territoriaux. La mentalité bourgeoise tend à ne considérer comme valables, voire comme réelles, que les seules quantités calculables, c'est-à-dire les valeurs marchandes. Georges Sorel verra plus tard dans la théorie du progrès une « doctrine bourgeoise ».


    Au XVIIIe siècle, les économistes classiques (Adam Smith, Bernard Mandeville, David Hume) réhabilitent de leur côté le désir insatiable : les besoins de l'homme, selon eux, sont toujours susceptibles d'être augmentés. Il est donc dans la nature même de l'homme de toujours vouloir plus et d'agir en conséquence, en cherchant en permanence à maximiser son meilleur intérêt. Jointe à l'optimisme ambiant, cette argumentation tend à relativiser ou à effacer dans les esprits la thématique du péché originel.


    Avec une particulière insistance, on souligne alors le caractère cumulable du savoir scientifique. La conclusion qu'on en tire est le caractère nécessaire du progrès : on en saura toujours plus, donc tout ira toujours mieux. Un bon esprit étant « composé de tous ceux qui l'ont précédé », il s'en déduit la constante supériorité des Modernes : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants », dit Bernard de Clairvaux, repris par Fontenelle. Il n'y a donc plus d'autorité des Anciens. La tradition est au contraire perçue comme faisant par nature obstacle à la marche en avant de la raison. La comparaison du présent et du passé, toujours à l'avantage du premier, permet du même coup de dévoiler le mouvement de l'avenir. Le mouvement comparatif devient ainsi prédictif : le progrès, posé d'abord comme le résultat de l'évolution, s'instaure comme le principe de cette évolution.

    Une autre idée, déjà formulée par saint Augustin, est celle d'une humanité conçue comme un organisme unitaire, qui aurait progressivement quitté l'enfance des « premiers âges » pour entrer dans l'« âge adulte ». Turgot parle ainsi du « genre humain, considéré depuis son origine [...] qui paraît aux yeux du philosophe un tout immense qui lui-même a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès ». Le mécanicisme cède ici la place à la métaphore organiciste, mais il s'agit d'un organicisme paradoxal, puisque l'on n'y envisage ni le vieillissement ni la mort. Cette idée d'un organisme collectif devenant perpétuellement « plus adulte » donnera naissance à l'idée contemporaine du « développement » compris comme croissance indéfinie. Au XVIIIe siècle, elle conforte un certain mépris de l'enfance, qui va de pair avec le mépris des origines et des débuts, toujours regardés comme inférieurs.


    La notion de progrès implique encore l'idolâtrie du novum : toute nouveauté est a priori meilleure du seul fait qu'elle est nouvelle. Cette soif du nouveau, systématiquement posé comme synonyme de meilleur, va rapidement devenir l'une des obsessions de la modernité. En art, elle débouchera sur la notion d'« avant-garde » (qui a aussi ses contreparties en politique).


    La théorie du progrès possède désormais toutes ses composantes. Turgot, en 1750, puis Condorcet, l'expriment sous la forme d'une conviction qui se formule simplement : « La masse totale du genre humain marche toujours à une perfection plus grande ». L'histoire de l'humanité est ainsi perçue comme définitivement unitaire. Ce qui est conservé du christianisme est l'idée d'une perfection future de l'humanité et la certitude que l'humanité se dirige vers une fin unique. Ce qui est abandonné, c'est le rôle de la Providence, dont la raison humaine prend la place. L'universalisme se fonde désormais sur une raison « une et entière en chacun », débordant tous les contextes, excédant toutes les particularités.


     Parallèlement, l'homme est posé, non seulement comme un être de désirs et de besoins sans cesse renouvelés, mais aussi comme un être indéfiniment perfectible. Une anthropologie nouvelle en fait une table rase, une cire vierge à la naissance, ou bien lui attribue une « nature » abstraite, entièrement dissociée de son existence concrète. La diversité humaine, individuelle ou collective, est regardée comme contingente et indéfiniment transformable par l'éducation et le « milieu ». La notion d'artifice devient centrale et synonyme de culture raffinée. L'homme n'est plus censé accomplir son humanité qu'en s'opposant à une nature dont il lui faut s'affranchir pour se « civiliser ».


    L'humanité doit alors s'affranchir de tout ce qui pourrait entraver l'irrésistible marche en avant du progrès : les « préjugés », les « superstitions », le « poids du passé ». On touche ici, indirectement, à la justification de la Terreur : si l'humanité a le progrès pour fin nécessaire, quiconque fait obstacle au progrès peut à bon droit être supprimé ; quiconque s'oppose au progrès de l'humanité peut à bon droit être placé hors humanité et décrété « ennemi du genre humain » (d'où la difficulté de réconcilier les deux affirmations kantiennes de l'égale dignité des hommes et du progrès de l'humanité). Les totalitarismes modernes (communisme soviétique, national-socialisme) généraliseront cette idée qu’il y a des « hommes en trop », dont la seule existence empêche l’avènement d’un monde meilleur.


    Cette attitude de rejet de la « nature » et du « passé » est fréquemment représentée comme synonyme d'un affranchissement de tout déterminisme. En réalité, la détermination par le passé est remplacée par la détermination par l'avenir : c'est le « sens de l'histoire ».


    L'optimisme inhérent à la théorie du progrès s'étend rapidement à tous les domaines, à la société et à l'homme. Le règne de la raison est censé déboucher sur une société à la fois transparente et pacifiée. Supposé avantageux pour toutes les parties, le « doux commerce » (Montesquieu) est appelé à substituer l'échange marchand au conflit, dont les causes « irrationnelles » seront progressivement éliminées. L'abbé de Saint-Pierre énonce ainsi, bien avant Kant, un « projet de paix perpétuelle », que critiquera durement Rousseau. Condorcet propose de perfectionner rationnellement la langue et l'orthographe. La morale elle-même doit présenter les caractères d'une science. L'éducation vise à habituer les enfants à se débarrasser des « préjugés », source de tout le mal social, et à faire usage de leur seule raison.


    La marche de l'humanité vers le bonheur est ainsi interprétée comme le parachèvement du bonheur moral. Pour les hommes des Lumières, étant donné que l'homme agira à l'avenir de façon toujours plus « éclairée », la raison se perfectionnera et l'humanité deviendra elle-même moralement meilleure. Le progrès, loin de n'affecter que le cadre extérieur de l'existence, transformera donc l'homme lui-même. Un progrès acquis dans un domaine se répercutera nécessairement dans tous les autres. Le progrès matériel entraîne le progrès moral.


    Sur le plan politique, la théorie du progrès est très vite associée à un animus antipolitique. Le regard porté sur l'État par les théoriciens du progrès est néanmoins ambigu. D'un côté, l'État bride l'autonomie de l'économie, regardée comme la sphère de la « liberté » et de l'action rationnelle par excellence : William Godwin dit que les gouvernements créent par nature des obstacles à la propension naturelle de l'homme à aller de l'avant. De l'autre, il permet à l'homme, dans la tradition contractualiste inaugurée par Hobbes, d'échapper aux contraintes propres à l'« état de nature ». L'État peut donc être à la fois obstacle et moteur du progrès.


    L'idée la plus courante est que la politique doit elle-même devenir rationnelle. L'action politique doit cesser d'être un art, gouverné par le principe de prudence, pour devenir une science, gouvernée par le principe de raison. A l'image de l'univers, la société peut être regardée comme une mécanique, dont les individus sont les rouages. Elle doit donc être gérée rationnellement, selon des principes aussi réguliers que ceux que l'on observe en physique. Le souverain doit être le mécanicien chargé de faire évoluer la « physique sociale » vers « la plus grande utilité publique ». Cette conception inspirera la technocratie et la conception administrative et gestionnaire de la politique que l'on retrouvera chez un Saint-Simon ou un Auguste Comte.


    Une question particulièrement importante est de savoir si le progrès est indéfini ou s'il débouche sur un stade ultime ou terminal qui serait, soit une nouveauté absolue, soit comme la restitution plus « parfaite » d'un état originel ou antérieur : synthèse hegelienne, société sans classes restituant le communisme primitif (Marx), fin de l'histoire (Fukuyama), etc. Se trouve du même coup posée la question de savoir si le but final, au cas où il y en aurait un, peut être connu par avance. Sur quoi débouche le progrès, pour autant qu'il débouche sur autre chose que lui-même ?

    Ici, les libéraux ont tendance à croire à un progrès indéfini, à une amélioration sans fin de la condition humaine, tandis que les socialistes lui assignent plutôt une fin heureuse bien déterminée. Cette seconde attitude fait confluer progressisme et utopisme : le changement perpétuel est censé déboucher sur l'état stationnaire, le mouvement de l'histoire n'est posé que pour mieux en envisager la fin. La première attitude n'est toutefois pas plus réaliste. D'une part, si l'homme est en marche vers la perfection, celle-ci, en tant qu'elle est appelée à se réaliser, devra bien un jour cesser de se perfectionner. D'autre part, s'il n'y a pas de but connaissable du progrès, comment peut-on encore parler de progrès, puisque seule la reconnaissance d'un but donné permet d'affirmer qu'un état nouveau représente, au regard de ce but, un progrès par rapport à l'état antérieur ?

    Une autre question tout aussi importante est celle-ci : le progrès est-il une force incontrôlée qui intervient d'elle-même, ou bien les hommes doivent-ils intervenir pour l'accélérer ou supprimer ce qui l'entrave ? Le progrès est-il d'autre part régulier et continu, ou bien implique-t-il des sauts qualitatifs brusques et des ruptures ? Peut-on accélérer le progrès en intervenant dans son cours ou risque-t-on, ce faisant, de retarder son accomplissement ? Ici encore, les libéraux, tenants de la « main invisible » et du « laisser-faire », se séparent des socialistes, plus volontaristes, sinon révolutionnaires.

    C'est au XIXe siècle que la théorie du progrès connaît en Occident son apogée. Elle se reformule toutefois dans un climat différent, marqué par la modernisation industrielle, le positivisme scientiste, l'évolutionnisme et l'apparition des grandes théories historicistes.


    L'accent est alors mis sur la science plus que sur la raison, au sens philosophique du terme. L'espoir se généralise d'une organisation « scientifique » de l'humanité et d'une maîtrise par la science de tous les phénomènes sociaux. C'est le thème sur lequel reviennent inlassablement Fourier, avec son Phalanstère, Saint-Simon, avec ses principes technocratiques, Auguste Comte, avec son Catéchisme positiviste et sa « religion du progrès ».


    Les termes de « progrès » et de « civilisation » tendent en même temps à devenir synonymes. L'idée de progrès sert de légitimation à la colonisation, censée diffuser partout dans le monde les bienfaits de la « civilisation ».


    La notion de progrès se reformule à la lumière de l'évolutionnisme darwinien, l'évolution du vivant étant elle-même réinterprétée comme progrès (notamment chez Herbert Spencer, qui définit le progrès comme évolution du simple au complexe, de l'homogène à l'hétérogène). De ce fait, les conditions du progrès se transforment sensiblement. Le mécanicisme des Lumières se conjugue désormais avec l'organicisme biologique, tandis que son pacifisme affiché cède la place à l'apologie de la « lutte pour la vie ». Le progrès résulte désormais de la sélection des « plus aptes » (les « meilleurs »), dans une vision concurrentielle généralisée. Cette réinterprétation conforte l'impérialisme occidental : parce qu’elle est « la plus évoluée », la civilisation de l'Occident est aussi nécessairement la meilleure.


    C'est alors la vogue maximale de l'évolutionnisme social. L'histoire de l'humanité est divisée en « stades » successifs, marquant les différentes étapes de son « progrès ». La dispersion des différentes cultures dans l'espace est retransposée dans le temps : les sociétés « primitives » renverraient aux Occidentaux l'image de leur propre passé (ce sont des « ancêtres contemporains »), tandis que l'Occident leur présenterait celle de leur avenir. Condorcet faisait déjà passer l'humanité par dix étapes successives. Hegel, Auguste Comte, Karl Marx, Freud, etc. proposent des schémas analogues, allant de la « croyance superstitieuse » à la « science », de l’ère « théologique » à l’ère « scientifique », de la « mentalité primitive » ou « magique » à la mentalité « civilisée » et au règne universel de la raison.


    Conjuguée au positivisme scientiste, qui touche au premier chef l'anthropologie et nourrit l'illusion qu'on peut dans l'absolu mesurer les cultures en valeur, cette théorie donne naissance au racisme, qui perçoit les civilisations traditionnelles, soit comme définitivement inférieures, soit comme provisoirement en retard (la « mission civilisatrice » des puissances coloniales consistant à leur faire combler ce retard), et postule qu'il existe un critère universel, un paradigme surplombant, permettant de hiérarchiser les cultures et les peuples. Le racisme apparaît ainsi directement lié à l'universalisme du progrès, qui recouvre lui-même un ethnocentrisme inconscient ou masqué.

    On ne discutera pas ici de la critique de l'idée de progrès, qui, à l’époque moderne, commence chez Rousseau, ni des innombrables théories de la décadence ou du déclin qu'on a pu lui opposer. On notera seulement que ces dernières représentent souvent (mais pas toujours) le double négatif, le reflet spéculaire, de la théorie du progrès. L'idée d'un mouvement nécessaire de l'histoire est conservée, mais dans une perspective inversée : l'histoire est interprétée, non comme progression constante, mais comme inévitable régression (ponctuelle ou généralisée). En fait, la notion de décadence ou de déclin apparaît tout aussi peu objectivable que celle de progrès.



    Depuis vingt ans au moins, les ouvrages se multiplient sur les désillusions du progrès. Certains auteurs vont jusqu'à dire que l'idée de progrès n'est plus qu'une « idée morte » (William Pfaff). La réalité est sans doute plus nuancée. La théorie du progrès est aujourd'hui sérieusement mise en question, mais il ne fait pas de doute qu'elle se survit sous des formes diverses.


    Les totalitarismes du XXe siècle et les deux guerres mondiales ont de toute évidence sapé l'optimisme des deux siècles précédents. Les désillusions sur lesquelles se sont fracassées bien des espérances révolutionnaires ont suscité l'idée que la société actuelle, si désespérante et privée de sens qu'elle puisse être, est malgré tout la seule possible : la vie sociale est de plus en plus vécue sous l'horizon de la fatalité. L'avenir, qui apparaît désormais imprévisible, inspire plus d'inquiétudes que d'espoirs. L'aggravation de la crise paraît plus probable que les « lendemains qui chantent ».


     L'idée d'un progrès unitaire est battue en brèche. On ne croit plus que le progrès matériel rende l'homme meilleur, ou que les progrès enregistrés dans un domaine se répercutent automatiquement dans les autres. Dans la « société du risque » (Ulrich Beck), le progrès matériel apparaît lui-même comme ambivalent. On admet qu'à côté des avantages qu'il procure, il a aussi un coût. On voit bien que l'urbanisation sauvage a multiplié les pathologies sociales, et que la modernisation industrielle s'est traduite par une dégradation sans précédent du cadre naturel de vie. La destruction massive de l'environnement a donné naissance aux mouvements écologistes, qui ont été parmi les premiers à dénoncer les « illusions du progrès ». Le développement de la technoscience, enfin, soulève avec force la question des finalités. Le développement des sciences n'est plus perçu comme contribuant toujours au bonheur de l'humanité : le savoir lui-même, comme on le voit avec le débat sur les biotechnologies, est considéré comme porteur de menaces. Dans des couches de population de plus en plus vastes, on commence à comprendre que plus n'est pas synonyme de mieux. On distingue entre l'avoir et l'être, le bonheur matériel et le bonheur tout court.


    La thématique du progrès reste cependant prégnante, ne serait-ce qu'à titre symbolique. La classe politique continue d'en appeler au rassemblement des « forces de progrès » contre les « hommes du passé », et de tonner contre l'« obscurantisme médiéval » (ou les « mœurs d'un autre âge »). Dans le discours public, le mot « progrès » conserve globalement une résonance ou une charge positive.


    L'orientation vers le futur reste également dominante. Même si l'on admet que ce futur est chargé d'incertitudes menaçantes, on continue à penser que, logiquement, les choses devraient globalement s'améliorer dans l'avenir. Relayé par l'essor des technologies de pointe et l'ordonnancement médiatique des modes, le culte de la nouveauté reste plus fort que jamais. On continue aussi à croire que l'homme est d'autant plus « libre » qu'il s'arrache plus complètement à ses appartenances organiques ou à des traditions héritées du passé. L'individualisme régnant, conjugué à un ethnocentrisme occidental se légitimant désormais par l'idéologie des droits de l'homme, se traduit par la déstructuration de la famille, la dissolution du lien social et le discrédit des sociétés traditionnelles du Tiers-monde, où les individus sont encore solidaires de leur communauté d'appartenance.


    Mais surtout, la théorie du progrès reste largement présente dans sa version productiviste. Elle nourrit l'idée qu'une croissance indéfinie est à la fois normale et souhaitable, et qu'un avenir meilleur passe nécessairement par l'accroissement constant du volume de biens produits, que favorise la mondialisation des échanges. Cette idée inspire aujourd'hui l'idéologie du « développement », qui continue à regarder les sociétés du Tiers-monde comme (économiquement) en retard par rapport à l'Occident, et à faire du modèle occidental de production et de consommation l’exaltant destin de toute l'humanité. Cette idéologie du développement a parfaitement été formulée par Walt Rostow, qui énumérait en 1960 les « étapes » que doivent parcourir toutes les sociétés de la planète pour accéder à l'univers de la consommation et du capitalisme marchand. Comme l'ont montré divers auteurs (Serge Latouche, Gilbert Rist, etc.), la théorie du développement n'est finalement qu'une croyance. Tant qu'on aura pas abandonné cette croyance, on n'en aura pas fini avec l'idéologie du progrès.

    Alain de Benoist ( Nouvelle Ecole n° 51, année 2000)

     

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  • Michéa, Finkielkraut et le complexe d'Orphée...

    Samedi 2 juin 2012, Alain Finkielkraut recevait dans son émission Répliques, sur France CultureJean-Claude Michéa, pour parler de son livre Le complexe d'Orphée (Climats, 2011). Vous pouvez écouter ci-dessous l'enregistrement de cette émission.

     

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  • Bien creusé, la taupe !...

    Dans sa chronique du 1er novembre 2011 sur RTL, Eric Zemmour, à partir du cas exemplaire de l'"homoparentalité", analyse avec brio le travail de sape mené au sein de l'éducation nationale par les agents d'influence de la mouvance libérale-libertaire, généralement formés au sein des groupuscules trotskistes, dans le but d'imposer au peuple des réformes "sociétales" dont il ne veut pas...

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  • Alain de Benoist s'entretient avec David L'Epée (2/2)...

    Vous pouvez visionner ci-dessous la suite de l'entretien d'Alain de Benoist avec David L'Epée.

    Thèmes abordés :

    1 –  Le péril américain
    2 –  Peut-on parler d’une islamisation de l’Europe ?
    3 –  Le progrès, la mondialisation et le sens de l’histoire
    4 –  Quel avenir pour la globalisation ?
    5 –  L’écologie : à la fois conservatrice et révolutionnaire
    6 –  La décroissance : une chasse gardée de l’extrême gauche ?
    7 –  Considérations sur quelques esprits libres d’hier et d’aujourd’hui
    8 –  Quel mode de vie pour un penseur dissident ?
    9 –  S’instruire et écrire : une question d’organisation et de discipline.

    David L'Epée dispose d'un site sur internet : David L'Epée, intellectuel indépendant

    Vous pouvez, par ailleurs, suivre les activités d'Alain de Benoist et vous tenir informé de ses publications sur le site : Les amis d'Alain de Benoist

     

     


    Entretien avec Alain de Benoist 2/2 par davidlepee

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  • Le complexe d'Orphée...

    Les éditions Climats viennent de publier le dernier essai de Jean-Claude Michéa intitulé Le complexe d'Orphée - La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. Au cours des dix dernières années, Jean-Claude Michéa est devenu un des critiques du système les plus radicaux et les plus talentueux, dont les livres font date. Ses analyses à la fois subtiles et percutantes sont servies par un style d'une grande clarté. Une lecture indispensable !

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    "Semblable au pauvre Orphée, le nouvel Adam libéral est condamné à gravir le sentier escarpé du "Progrès" sans jamais pouvoir s'autoriser le moindre regard en arrière.
    Voudrait-il enfreindre ce tabou - "c'était mieux avant" - qu'il se verrait automatiquement relégué au rang de Beauf, d'extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n'être plus que l'expression d'un impardonnable "populisme". C'est que Gauche et Droite ont rallié le mythe originel de la pensée capitaliste : cette anthropologie noire qui fait de l'homme un égoïste par nature.
    La première tient tout jugement moral pour une discrimination potentielle, la seconde pour l'expression d'une préférence strictement privée. Fort de cette impossible limite, le capitalisme prospère, faisant spectacle des critiques censées le remettre en cause. Comment s'est opérée cette, double césure morale et politique ? Comment la gauche a-t-elle abandonné l'ambition d'une société décente qui était celle des premiers socialistes ? En un mot, comment le loup libéral est-il entré dans la bergerie socialiste ? Voici quelques-unes des questions qu'explore Jean-Claude Michéa dans cet essai scintillant, nourri d'histoire, d'anthropologie et de philosophie."
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  • Futurologie, utopie, catastrophisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un très bon texte de François-Bernard Huygue, cueilli sur son site huyghe.fr et consacré aux évolutions du discours sur le futur...

     

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    Futurologie, utopie, catastrophisme..

    Que toute stratégie suppose une part d’anticipation, c’est une évidence : elle requiert la capacité de prédire à la fois les conséquences de ses propres actions, celles d’un adversaire qui cherche à les prévoir et à les contrarier, et la façon dont ces deux forces rétroagissent dans un environnement lui-même changeant. Mais tout prévision de ce type s’interpréter par rapport aux croyances d’une époque relatives à l’avenir en général et à sa connaissance. C’est ce que l’on pourrait nommer la doxa ou l’idéologie du futur attendu : tout un ensemble de préconceptions relatives aux grandes tendances technologiques, culturelles, économiques… Plus la confiance qu’accorde l’esprit du temps aux diverses formes de calcul et d’évaluation du probable.

    Et en ce domaine, le ciel des idées est particulièrement encombré. Car l’impératif postmoderne de l’instantanéité fait bon ménage avec le fantasme de la prédictibilité. Ni les échecs des philosophies de l’Histoire, ni ceux des prévisionnistes n’ont découragé les prophètes.

    Version rose : un sens de l’histoire déterminé par la technologie. À l’extrême, les futurologues deviennent « futurocrates », et l’anticipation se conjugue à l’impératif : est juste, bon et nécessaire ce qui contribue à l’avènement du monde promis. Sous son apparent désordre, l’innovation perpétuelle suit une direction. Seuls la distinguent déjà les esprits les plus éclairés.

    Version grise : les citoyens exigent de la techno-science qu’elle les garantisse des risques qu’elle provoque. Ils veulent une assurance contre l’aléa du changement, une garantie contre les conséquences de l’invention. Ils réclament du durable, du contrôlable, du traçable, du vérifiable. Ainsi, le principe de précaution entraîne une futurologie de la peur et une anticipation du remords. Écoutons les prophètes de malheur : la raison du pire est toujours la meilleure.

    Cette obsession de l’avenir calculé a aussi un passé. Dans les deux cas, il faut remonter à plus de trente ans en arrière pour comprendre pourquoi la vieille plaisanterie qui veut que la prédiction soit aléatoire, surtout quand il s’agit de l’avenir, nous laisse si froids. Et pourquoi plus ça change, plus ça prédit.

    Sens unique

    Bien sûr, la croyance au Progrès comme direction suivie par l’humanité, est bien plus ancienne. Bien sûr, ses frères jumeaux le décadentisme, le catastrophisme et le tout-fout-le-campisme ne sont pas moins anciens. Bien sûr, dès la seconde moitié du XIX° siècle toute une littérature d’utopie ou d’anticipation décrit en ses détails le monde qui vient et ses drôles de machine. Les visions d’un Jules Verne, d’un H.G. Wells ou d’un Robida y côtoient les pronostics d’un Edward Bellamy ou d’un Giffard, moins illustres (1). Dans ce joyeux bric-à-brac le "téléphonoscope" voisine les bicyclettes volantes à hélices.

    Mais il faut attendre l’après-guerre pour que la prévision se veuille scientifique et systématique... La prospective monte avec les courbes de P.N.B. des trente glorieuses. Et la futurologie devient valeur politique : elle devient la pierre de touche des décisions justes et des stratégies efficaces.

    De ce point de vue, le rappel des travaux des innombrables commissions "de l’an 2000” ne le dispute en humour involontaire qu’à la relecture des Gosplans. En mettant bout à bout quelques anticipations savantes, cela donnerait : 1946 : le spectateur se lasse de la télévision. 1961 : régression du marché informatique. 1967 : un aspirateur atomique dans chaque foyer. 1969 : le bulletin météo est exact à 100% et le climat bientôt contrôlé. 1973 : alimentation synthétique, voitures non polluantes et chute du cours du pétrole. 1980 : les U.S.A. fonctionnant à 100 % à l'énergie solaire. 1990 : fin du chômage grâce à l'ordinateur. 1993 : épuisement du plomb, du fer ou de l'aluminium, du pétrole. 2000 : la Terre peut faire vivre 20 milliards d'hommes avec un revenu cinq fois supérieur à celui d'un Américain des années (2)

    Dans un grand bêtisier de ce genre, tel essai sur l’effondrement du capitalisme voisinerait avec telle analyse sur l’inévitable conflit sino-soviétique ou sur la finlandisation de l’Europe. Les travaux des commissions du Plan français des années soixante qui n’ont vu venir ni Mai 68, ni la crise du pétrole ni la montée du chômage répondraient à ceux des futurologues américains qui annonçaient pour des dates aujourd’hui révolues la généralisation des machines à traduire et enseigner. On pourrait encore juxtaposer tel tableau de la maison de l’an 2000 - une ménagère entourée d’hologrammes et d’ordinateurs cuistots - et telle description d’un monde retournant aux éoliennes et à la propulsion hippomobile. En effet, les prédictions pessimistes ne seraient pas en reste : la coïncidence tragique de la surpopulation, coïncidant avec des carences d’énergie et de matières premières plus la pollution devait entraîner la fin prochaine des sociétés développées. La croissance-zéro suscita aussi son lot de fausses prophéties et ses délires chiffrés.
    Il y a vingt, trente ans, quarante ans, qui eût osé affirmer : “En l’an 2000, il n’y aura pas d’État universel, nous n’aurons pas colonisé d’autres planètes, ni adopté la croissance-zéro et l’énergie solaire.. Il y aura toujours des guerres d’indépendance et des pauvres, des épidémies incontrôlables et des fanatismes religieux. Nous nous déplacerons dans des voitures à essence et les enfants apprendront encore dans des locaux dénommés écoles.” ? En ce temps-là, les plus timorés croyaient au moins au téléenseignement, aux fusées individuelles, à la mort de l’État ou à l’exploitation des fonds sous-marins. Le réel est un terrible réactionnaire.
    Mais prédire, c’est souvent aussi redire : ne pas remettre en cause la permanence de certaines données ou attendre toujours des inventions sans cesse repoussées. Par exemple, imaginer que nous fabriquerions des lunes artificielles mais pas que le communisme puisse s’effondrer- comme Herman Kahn dans L’an 2000 (3).

    Le futur au pouvoir

    Le côté bouffon de la chose ne doit pas dissimuler l’essentiel : pareille foi en un avenir maîtrisé reflétait bien plus qu’une confiance exagérée en la science ( « en telle année, ceci sera inventé »). Elle traduisait une idéologie structurée. Ce fut d’abord celle de la société postindustrielle : le passage d’un monde où machines et les hommes travaillent à produire des biens tangibles à un monde organisé autour de la production de connaissance.

    Cette utopie postindustrielle dont les tenants les plus brillant sont Daniel Bell et Kenneth Boulding, attend d’abord le règne de l’abondance généralisée (ce qui, soit dit en passant aurait réfuté le marxisme alors prédominant chez les intellectuels). En arrière-plan quelque chose qui ressemble à une fin de l’histoire ou au règne des choses attendu depuis Saint-Simon. Une société des loisirs et de la connaissance où les individus s’épanouiraient dans la recherche de modes de vie diversifiés et d’expériences variées. Telle semblait être la promesse de l’avenir. Seul le retard des mentalités pouvait y faire obstacle.

    Les succès de l’ordinateur et des nouvelles technologies rencontrèrent ce courant et en provoquèrent la conversion à un autre thème, celui de la « société de l’information » .
    Un Alvin Toffler, auteur de best-sellers, mais méprisé par les intellectuels français incarne parfaitement ce passage. Il prophétise une société de la communication et de l’immatériel. Individualité, obsolescence, vitesse et changement en forment les valeurs cardinales. Voici, après la révolution agricole et l’industrielle, la « troisième vague » ; elel est « hétérogénéisante ». Toffler y voit le "passage d'une économie reposant sur la satisfaction d'un petit nombre de besoins viscéraux à une économie visant à satisfaire aussi bien des exigences infiniment variées de la psyché" (4) Tout discours extatique sur la libération par les NTIC, l’immatériel, l’entreprise en réseau, la cyberdémocratie et autres coquecigrues professées par les dévots d’Internet est là en puissance, depuis plus de trente ans.

    Mais pas d’angélisme : Toffler est un penseur de la chose militaire fort influent au Pentagone. Il envisage d’inévitables conflits entre les sociétés « de troisième vague » et celles qui sont encore agricoles ou industrielles. Rappelons aussi que la géostratégie américaine est dominée par trois modèles –Huntington, Fukuyama, Toffler – trois façons de figer l’Histoire, dans l’essence des civilisations, par la perfection du modèle politique qu’elle atteint, ou comme reflet du changement technique.

    Le reproche du futur

    Le paradoxe de la technophillie heureuse est de croire la science capable d’anticiper à la fois ce qu’elle n’a pas encore réalisé et ce qui en résultera. Mais il y a aussi un paradoxe de l’anticipation inquiète. La première nous garantissait la fin de l’Histoire, la seconde nous menace de la fin de l’Espèce. Elle s’exprime à travers la pensée du risque ou plutôt du « nouveau risque» (5). Et suscite des contradictions plus difficiles encore. Comment réduire le danger – la conséquence négative de nos choix techniques actuels–, comment mesurer notre responsabilité à l’égard du futur, sans une connaissance qui nous fait défaut ? comment développer la prescience des effets lointains, en faisant appel à la science et à la technique, source de nos maux puisque source de pouvoir ? Pourquoi la puissance, comme capacité de tout transformer, se heurte-t-elle à notre impuissance à décider ?

    La première tentation, celle du Club de Rome et du MIT dans les années 70, par exemple, consiste à prolonger des courbes : PNB, épuisement des ressources, pollution, population et à modéliser leurs interactions probables. Tout d’abord, les calculs se révèlent faux : en l’an 2000, date butoir de la plupart de ces prédictions, nous aurions dû ne plus avoir de carburant, ni un certain nombre de métaux essentiels et le système aurait dû s’arrêter. Mais surtout, ce point de vue « scientiste » est mal adapté aux risques qui nous préoccupent désormais : des catastrophes, des ruptures brusques d’un ordre stable. Dès la fin des années 70, Seveso (76), l’Amoco-Cadiz (78), Three Mile Island (78) changent les mentalités. Les risques technologiques majeurs (même si, dans ces trois cas, personne n’est mort) occupent le premiers plan.
    Leur première caractéristique est d’être inédits et imprévisibles. La peur de l’accident de type Bhopal, Tchernobyl, ou de l’épidémie (Sida, vache folle…) se propagent. Il y a des raisons objectives à cela. Encore faudrait-il préciser par rapport à quel point de comparaison : les pestes médiévales, les accidents industriels au XIX° ? Mais surtout notre moderne aversion au risque et notre obsession de la catastrophe ont sans doute à voir avec deux phénomènes.`
    .
    Le premier, ce sont, bien entendu, les médias, friands d’événements, et de révélations, jouent comme amplificateurs des risques éprouvés. Le second est le retrait du politique. Faute de réaliser le Paradis sur Terre, il ne prétend plus tirer sa légitimité de sa capacité d’éviter le pire. Autrefois mû par une logique d’accroissement -plus de démocratie, plus de puissance, plus d’Histoire- le politique devient un art du moins : moins de tensions, moins d’incertitude pour l’avenir, moins d’insécurité, moins de conséquences de la mondialisation inévitable moins de perturbation. Moins à payer pour le prix de notre puissance. Les nouveaux risques qui nous préoccupent tant, à tort ou à raison, présentent des caractéristiques :

    - Ils sont liés à des inventions scientifiques (OGM, énergie atomique) ou à la découverte de relations causales jusque-là inconnues (HIV et le SIDA, prion et la maladie de Creutzfeldt-Jakob). Du coup, le tribunal du risque convoque la science à plusieurs titres : parfois comme plaignante (lorsqu’elle révèle ou mesure un risque encore imperceptible au sens commun), souvent comme accusée (elle a produit des monstres ou minimisé des dangers), comme enquêtrice (on lui demande de chiffrer le risque ou au moins d’en confirmer la possibilité) et comme réparatrice (elle doit produire des solutions).

    - Il ne s’agit pas de calculer une probabilité, sur la base de séries statistiques avérées comme, par exemple, nous pouvons estimer nos « chances » d’avoir un accident de voiture, ou d’attraper un cancer en fumant voire les risques qu’un système de surveillance subisse une défaillance. Le doute porte sur une relation de causalité, sur l’existence du risque et non sur la répartition statistique de fréquences observables ni sur des corrélations quantifiables. La viande anglaise propage ou pas la maladie de la vache folle, il y a ou pas déforestation pour cause de pluies acides ; et il faut choisir. C’est la possibilité qui est douteuse, pas son degré de vraisemblance.

    - -La question se pose souvent de façon binaire : faut-il ou non laisser faire, tel produit est-il ou non cancérigène ? Du coup, il entraîne une exigence de réponse immédiate (interdire ou pas la diffusion de sang qui pourrait être contaminé, par exemple) à des questions déterminées par un futur non maîtrisable. Par contraste, les conséquences se révèlent soit être définitives (puisque non réversibles), soit excéder par leur durée, leur complexité et leur enchevêtrement toute capacité de calcul. Et les interactions écologiques se combinent avec les effets d’inertie de la technologie : celle-ci, tel un anti-choix ferme des possibilités d’alternative ou de retour à mesure qu’elle se développe. La chaîne des conséquences s’allonge et raccourcit celle des interventions et des anticipations.

    - Ce monde hypothétique est en outre controversé : ni les théories scientifiques, ni les points de vue des acteurs ne sont unanimes.

    - La répartition du risque est tout sauf égalitaire. C’est vrai dans le temps (pour les générations futures) et dans l’espace : le pays X peut souffrir de la pollution produite par le pays Y, ou encore la délocalisation renvoie les dangers là où on n’en retire guère de profit. Le partage de la catastrophe est aussi discuté que sa vraisemblance.

    Le cycle de la précaution

    Conséquence troublante : l’ignorance des conséquences semble proportionnelle à leur importance. La prudence scientifique répugne à exclure toute possibilité de catastrophe. D’où la tentation d’exiger le renversement de la preuve : ne plus considérer l’absence de démonstration d’un danger comme un indice d’innocuité ou comme permission de faire, mais exiger la certitude que le scénario du pire est impossible.

    Poussé à l ‘absurde, cela équivaut, avant toute initiative, à attendre la démonstration d’une innocuité absolue. Une telle preuve est impossible à administrer, à la fois parce qu’il faut bien arrêter quelque part la chaîne des conséquences envisagées sous peine de fuite vers l’infini, et parce qu’il n’y a pas moyens d’échapper au problème de la connaissance future. La réduction d’incertitude postérieure, ou la future contestation des hypothèses de départ, la vraisemblance de l’interférence de facteurs encore à venir (6), tout cela constitue un cycle affolant. La nécessité d’un choix semble coïncider avec l’incapacité de trancher. La catastrophe absolue, éventuellement l’auto-destruction de l’Homme, devient alors le point de fuite de cette perspective terrifiante. Hans Jonas, philosophe du principe de précaution se réclame d’une « futurologie de l’avertissement » dont, dit-il, « il nous faut commencer par l’apprendre pour parvenir à l’autorégulation de notre pouvoir déchaîné. » (7). Penser l’abominable demande à calculer l’impensable.

    Le fameux principe de précaution traduit ce sentiment d’une responsabilité non mesurable à l’égard du futur, d’autant plus obsessive qu’elle est incertaine. Cela n’a plus rien à voir avec un pilotage rationnel d’un futur évaluable : minimiser les risques pour maximiser les avantages d’une initiative. Ce n’est ni la prudence qui recommande de tout calculer, ni la prévision tente de minimiser des risques connues, c’est un paradoxe de l’inconnu. Ou plutôt, c’est une façon de l’assumer comme principe d’urgence. Dans la version formulée par la Commission européenne en 1998 l’idée s’énonce ainsi : « Le principe de précaution est une approche de gestion des risques qui s’exerce dans une situation d’incertitude scientifique. Il se traduit par une exigence d’action face à un risque potentiellement grave sans attendre les résultats de la recherche scientifique.» (8)
    L’hypothèse la plus sombre jouit ainsi du privilège d’être tenue pour valide jusqu’à être définitivement controuvée. Comme le note Ulrich Beck : « Le regard du contemporain tracassé par la pollution est dirigé vers de l’invisible, comme le regard de l’exorciste. La société du risque, c’est l’avènement d’une ère spéculative de la perception quotidienne et de la pensée. » (9)

    D’où la contradiction inhérente au principe de précaution. Soit réintroduire subrepticement un critère de foi en l’expertise : lui faire crédit de distinguer avec rigueur les risques bénins ou peu vraisemblables ou réversibles, introduire une certaine proportionnalité, ne pas exclure les avancées techniques qui pourraient apporter leurs propres remèdes. Soit formuler un interdit absolu qui, appliqué à l’époque, aurait empêché le néanderthalien d’inventer le feu s’il avait songé qu’il servirait plus tard à brûler les sorcières.

    La douteuse suffisance du prophète de bonheur justifiait sa direction éclairée ; l’incertitude assumée du prophète de malheur lui confère un droit de censure. Dans les deux cas, l’instabilité du présent devient un motif de le confier à un avenir inconnu.


    François-Bernard Huyghe (huyghe.fr, 22 juillet 2011) 

    Notes

    1 Voir par exemple La vie quotidienne des Français au XX° siècle, Booster-LPM, 1999
    2 Pour plus de détails sur les sources de ce petit montage, notre ouvrage Les experts ou l’art de se tromper de Jules Verne à Bill Gates, Plon, 1996. Pour compléter par d’autres anthologies des prédictions sur l’an 2000 lire par exemple George Elgozy, Le bluff du futur, Calmann Lévy 1974 ou Bernard Cazes, Histoire des futurs, Seghers 1986
    3 Herman Kahn et Anthony J. Wiener, L’an 2000, Robert Laffont, 1968
    4 Alvin Toffler, S'adapter ou périr L'entreprise face au choc du futur, Denoël, 1986
    5 Les nouveaux risques, O. Godard, C. Henry, P. Lagadec et E.Michel-Kerjean, Folio 2002
    6 Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé, Seuil 2002)
    7 Hans Jonas Pour une éthique du futur, Rivages Poche, 1997, p. 71
    8 Les nouveaux risques précité.
    9 Ulrich Beck La société du risque, Alto Aubier, 2001, p. 133


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