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nietzsche - Page 23

  • L’obsession de la transparence...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Jonathan Daudey, cueilli sur le site Philitt, dont il est l'animateur, et consacré à l'obsession de la transparence dans notre société post-moderne...

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    Homo Exhibus : l’obsession de la transparence

    Les médias, la politique et la publicité ont un nouveau Dieu :  la transparence, une injonction moderne qui se veut synonyme de vérité. Mais comment rester aveugle face à son action totalitaire ? Comment ne pas y voir un mensonge en filigrane, c’est-à-dire une dissimulation supplémentaire ?

    Pour promouvoir dans une publicité son amour de la vérité, une compagnie d’assurances n’hésite pas à se mettre totalement nue, car « la transparence est notre priorité ». Le marketing nous en dit long ici : dans cette mise à nu (toutefois partielle, car sexes et seins sont dissimulés) le spectateur doit croire que la compagnie d’assurances n’a rien à cacher, qu’elle est dans le vrai. La transparence serait-elle alors le temple de la Vérité Révélée ou, plutôt, un piètre argument marketing, permettant de faire oublier les conditions de ventes qui défilent au bas du téléviseur ? La nudité, le nudisme médiatique est en train de s’emparer des écrans. Nous lui fermerions la porte, qu’elle reviendrait par la fenêtre. L’émission de télé-réalité « Adam & Eve » a apposé la pierre de touche de la société de la transparence : elle faisait se rencontrer des candidats célibataires entièrement nus. Le leitmotiv de l’émission partait du principe qu’une fois éliminée l’intimité des corps des personnes, la vérité de l’amour ne pouvait que jaillir de leurs échanges verbaux… La naïveté et la niaiserie du Bien réunies dans un même programme télévisé sous l’étendard de la transparence…

    Dès 1997, Philippe Muray, dans son texte « L’envie du pénal » des Exorcismes Spirituels I, fustigeait clairement et distinctement le terme de transparence en écrivant : « Transparence! Le mot le plus dégoûtant en circulation de nos jours ! Mais voilà que ce mouvement d’outing commence à prendre de l’ampleur. » Mais de quel dégoût parle-t-il au juste ? Pourquoi la transparence est-elle à dénoncer, puisqu’elle serait le générateur du Vrai ? C’est justement à cet endroit que la transparence ou, plutôt, la transparence comme étendard doit être vomie définitivement. « Soyez transparent ! », s’exclame Homo Exhibus, tapit dans l’ombre de ses intentions, « Montrez-vous et le Bien régnera ainsi définitivement dans ce monde emplit de mensonge, de tromperie, de trahison », « Venez comme vous êtes ! », scande le maquereau mondial du Big Mac : ne vous cachez plus, ne vous formalisez plus. Quel beau message ! Retenez vos larmes ! La transparence vous invite à consommer le Vrai à pleines dents, la modernité dégoulinante de bonnes intentions. Cette volonté de démasquer, n’est-elle pas une mascarade, autrement dit un maquillage tellement évident qu’il devient invisible ? À chaque fois qu’a été mise en  place une politique de la pureté, les dérives sont notoires. La transparence, c’est la foi en la conviction de la pureté : c’est un détournement pervers de l’attention. On donne à voir une chose pour occulter le reste, « impur ». Faut-il sacrifier la liberté individuelle sur l’autel du voyeurisme social et politique ?

    Transparence contre pudeur

    Dans La Terre et les rêveries de la volonté, Gaston Bachelard écrit : « nous sommes dans un siècle de l’image. Pour le bien comme pour le mal, nous subissons plus que jamais l’action de l’image ». Si l’image est pour lui la caractéristique des « temps modernes », il ne la perçoit que comme poursuite, prolongement de la littérature et de la poésie. Or, lorsqu’il écrit ce texte en 1948, Bachelard n’a pas conscience de cette dictature naissante de l’image et, a fortiori, de la transparence. Tout un lexique se développe autour de cette notion : le « parlé vrai », les « révélations », « le live », le « besoin de vérité » ou encore « en immersion » sont autant de termes représentatifs d’un désir de tout mettre à nu, termes journalistiques vides de sens. « Encore un siècle de journalisme et tous les mots pueront », assène Nietzsche dans un fragment posthume. Effectivement à force de mettre en transparence des mots, ils finissent par pourrir jusqu’au trognon à l’air libre… Le médiatique emporte avec lui tout ce qui faisait le suc de l’existence : l’invisible devient visible, le privé se meut en public. La transparence est la victoire de l’image sur la parole, du montré sur le non-dit. La Vérité entendue comme transparence est un « attentat à la pudeur », écrivait Nietzsche.

    C’est la victoire du pornographique sur l’érotique. La dissimulation n’est plus fréquentable sans ce soupçon permanent qui l’accompagne. Dissimuler c’est érotiser la société, c’est-à-dire révéler le désir qui émane de la pudeur. La pudeur est morte, elle est devenue un gros mot : il se faut montrer, en montrer le plus possible pour être quelqu’un de bien. Le désir est maintenant provoqué par une transparence totale, la transparence pornographique, celle qui consiste à tout montrer, sans la délicatesse de la pudeur, réel synonyme de distinction et de goût du désir. À l’extrémisme de la nudité, à l’excès démesuré d’impudeur, la réponse est religieuse : la dissimulation intégrale, comme volonté de se protéger. Se protéger de la contrainte à la visibilité, c’est sauvegarder sa personne, son intimité.

    Le politique contemporain veut utiliser la transparence afin de plonger dans le silence ceux qui oseraient se montrer contre lui. Faire transparaître pour faire disparaître, ou quand la cohérence intellectuelle brille par son absence. C’est la volonté affichée de montrer pour désacraliser, une sorte de nietzschéisme pour les pauvres, comme si tout ce qui avait, de près ou de loin, le goût du sacré était susceptible d’être « mauvais » – au sens moral du terme. La désacralisation à tout-va tient de la confusion entre l’intime et le tabou. Par définition, le tabou désigne une prohibition à caractère sacré, notamment dans les études ethnologiques, tandis que l’intime relève de qui n’est pas accessible à tous, plutôt de l’exclusivité à soi ou un autre particulier. La crise religieuse ou spirituelle que traverse l’Occident est symptomatique de cette tendance à autoriser, voire à contraindre à ce que l’interdiction de la chose interdite soit levée, autrement dit que le tabou soit dévoilé. Soyons clairs : que certains tabous n’en soient plus n’est en soi pas une chose dangereuse. Mais exterminer le tabou n’implique-t-il pas de violer l’intimité individuelle ?

    L’inauthenticité de la transparence comme vérité

    Pour Homo Exhibus, la vérité est dans les détails. Il se met à soupçonner tout ce qui bouge, à se montrer « attentif » au moindre petit geste, lapsus, terme abscons ou décision secrète. Il ne supporte pas que le secret soit secret, que l’opaque retienne la lumière. Homo Exhibus permet de démontrer que médias et conspirationnistes marchent tous deux main dans la main, les yeux dans les yeux : ils sont culs et chemises, mais se rejettent l’un l’autre. Les premiers se prenant pour une science, les seconds pour indépendants et donc plus à même d’être dans le vrai. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche exprime déjà cette dérive de la presse et son rapport au lecteur : « Si l’on considère comment tous les grands événements  politiques, de nos jours encore, se glissent de façon furtive et voilée sur la scène, comment ils sont recouverts par des épisodes insignifiants à côté desquels ils paraissent mesquins, comment ils ne montrent leurs effets en profondeur et ne font trembler le sol que longtemps après s’être produits, quelle signification peut-on accorder à la presse, telle qu’elle est maintenant, avec ce souffle qu’elle prodigue quotidiennement à crier, à étourdir, à exciter, à effrayer? Est-elle plus qu’une fausse alerte permanente, qui détourne les oreilles et les sens dans la mauvaise direction ? ». Homo Exhibus se prend pour ce qu’il n’est pas – il fait le malin.

    C’est ce que Nietzsche raille et dénonce dans le livre premier du Gai Savoir. Il décide de soupçonner le soupçon et son maître, le soupçonneux. Qui est donc ce « soupçonneux » ? C’est en réalité celui qui ne croit à rien, qui trouve tout suspect, qui « cligne les yeux » devant chaque parole : cet homme c’est celui « à qui on ne la fait pas ». Voici l’Homo Exhibus. Il cherche à exhiber ce qui semble être une mascarade, un mensonge d’État, un complot international. Nietzsche le rangerait dans la catégorie des nihilistes. Se prenant pour le juste, il ne croit à rien, sauf à sa capacité à dénicher le vrai derrière le caché. Il se pense lucide en ayant l’illusion de rendre le monde translucide. Car, pour lui, ne pas voir revient à une dissimulation et donc au mensonge pur et simple : une aberration logique absolue, car « la vérité ne signifie pas le contraire de l’erreur, mais la position de certaines erreurs relativement à d’autres » (Volonté de puissance, tome I). En effet, Nietzsche défend que l’apparence n’est rien d’autre que la réalité. Il n’y a que de la surface, la profondeur en arrière-fond des choses est une illusion de la raison, qui perdue devant la multiplicité des faits se cherchent des raisons, en réalité une foi. Ipso facto, la transparence se présente en tant que négation du réel.

    La transparence, avant d’être un combat formidable pour la vérité est une technique de communication marketing. Auparavant, la dissimulation, le masque, le voilage de soi, de ses paroles étaient l’instinct de survie de l’homme, c’était son intelligence de séduction. Désormais, l’idéal de la transparence devient la nouvelle foi en la survie de soi. Pourquoi parler de « communication marketing » ? Car la transparence est hologramme : les choses se montrent comme-si, mais ne le sont pas intégralement. On affiche la transparence, d’une certaine manière, on se cache derrière la transparence, loin de la lutte naïve pour la vérité. Pendant que la transparence donne à voir une chose, le reste peut être occulté, peut passer inaperçu. Paradoxal ! Cette transparence apparaît comme étant un travestissement du réel, où tout dépend du filtrage, du zoom, du cadrage sur un même plan, une même scène. En effet, la transparence est un double-vitrage qui n’empêche ni de voir ni d’être vu, mais protège celui qui veut se montrer. C’est très justement le mode du détournement d’attention dont nous parlions quelques lignes plus haut : la transparence est donc une nouvelle forme de dissimulation.

    Inlassablement, nous ne sortons jamais de la dissimulation. Il y a une double perspective d’appréhension de la transparence : naïve, qui croit sincèrement qu’on peut ouvrir les portes de la vérité et que la vérité se résume à une adéquation avec la réalité ; et dans le ressentiment, dans la mesure où cette quête sert à d’autres fins, par exemple son orgueil personnel. Qu’importe la rive sur laquelle nous nous trouvons, il faut noter que l’épanouissement de la vie se déploie justement dans l’art de la dissimulation et de l’apparence, de sorte que (sur)vivre est nécessairement une volonté de duper, de tromper, de séduire, d’amadouer pour accroître sa puissance et maintenir sa domination sur autrui. Il revient à Nietzsche de conclure cette partie, à partir de ses mots dans Humain trop humain II, « Le voyageur et son ombre » : « En tant qu’il est un moyen de conservation pour l’individu, l’intellect développe ses forces principales dans la dissimulation ; celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus plus faibles, moins robustes, subsistent en tant que ceux à qui il est refusé de mener une lutte pour l’existence avec des cornes ou avec la mâchoire aiguë d’une bête de proie. Chez l’homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l’illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d’importance, le lustre d’emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n’est plus inconcevable que l’avènement d’un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes. »

    Voyeur recherche exhibitionniste (et réciproquement)

    S’il existe bien un maître historique en la matière c’est Jean-Jacques Rousseau et ses Confessions. Il prend le parti original et exhibitionniste de se mettre à nu à l’écrit. Rousseau veut faire tomber le masque, pour que seul l’homme reste et que le héros s’évanouisse… Sauf que, comme le fait remarquer précisément Jean Starobinski dans Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, en voulant se montrer authentique, il nous dupe de la plus belle des manières en écrivant une autobiographie auto-autorisée. Dans le premier livre des Confessions, Rousseau écrit « Je me suis montré tel que je fus » : mensonge ! Il s’est montré tel qu’il veut avoir été, selon la croyance de soi-même et du roman de sa vie. Starobinski démontre que Rousseau dévoile le problème de l’autobiographie en tant que lieu de la transparence, puisqu’elle en constitue son obstacle majeur. Il se réinvente une existence, ne dévoilant au public que ce qui l’arrange de dévoiler. « Je devenais le personnage dont je lisais la vie », écrit-il sur son enfance. Il devait se regarder écrire aussi pour finir par y croire autant… Rousseau fait tomber le masque, pour dévoiler plus ou moins authentiquement, le héros existant dans « l’homme à nu ». Mais, il ne serait pas honnête, intellectuellement parlant, de tout mettre sur le dos de Rousseau, et plus largement sur les épaules d’Homo Exhibus. Le succès dévastateur de la transparence – dans les Confessions de Rousseau comme dans les différents médias et supports contemporains – vient de la demande des voyeurs et voyeuristes des sociétés modernes. Homo Contemplator n’est pas en reste.

    La relation entretenue entre Homo Exhibus et Homo Contemplator relève de la réflexivité interdépendante. L’un comme l’autre n’a de raison d’être que parce que son autre existe. En économie, nous dirions qu’il y a un rapport de l’offre et de la demande. Avec les mots de Rousseau, Homo Exhibus fait tomber « les apparences qui condamnent » et qui l’empêchent d’offrir à Homo Contemplator ce qu’il réclame : il s’offre à lui. En voulant se montrer, Rousseau a répondu à une demande de mettre sa pudeur à nu, de connaître l’envers du décor (le croustillant) et que le privé se fasse public. Les émissions de télé-réalité vont dans ce sens du rapport offre/demande. La course après l’audimat fait partie de ces dérives de la télévision : la télévision donne au monde ce que le monde veut (rece)voir. Le sensationnel, le choc, l’inattendu, le spectaculaire, le choquant, l’agaçant, l’excitant, autrement dit une construction du réel à partir d’une volonté a priori de révélations. Or, l’endroit et l’envers du décor sont les deux côtés d’une même pièce de théâtre. Ce strip-tease de la société dénote un « déshabillement-agacement » pour reprendre les termes de Laurent de Sutter dans Strip-tease. L’art de l’agacement. En effet, il y a une sorte d’agacement et d’excitation à la vue de la mise en transparence des choses et des événements. Une courte remarque à propos des chaines télévisées d’informations en continu s’impose. En souhaitant délibérément se trouver « au cœur de l’info », la télévision prend la décision de tout mettre à nu, de ne rien cacher, de ne rien dissimuler, car, pour elle, c’est à cet endroit que se situe la vérité-vraie des faits. Nous regardons. Scandalisés de ce qu’on nous contraint à voir. Excités des révélations sur la vie privée des événements du monde. Complices du supplice. Exhibitionnistes et voyeurs sont les amants d’un même mariage dans lequel le cercle de leur alliance est vicieux.

    Jonathan Daudey (Philitt, 22 septembre 2015)

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  • Un empereur de légendes !...

    Les éditions Perrin publient cette semaine un livre de Sylvain Gouguenheim intitulé Frédéric II - Un empereur de légende. Médiéviste et spécialiste de l'Allemagne, Sylvain Gouguenheim a publié une étude sur les Chevaliers teutoniques et est également l'auteur de Aristote au Mont Saint-Michel - Les racines grecques de l'Europe chrétienne (Seuil, 2008), ouvrage qui avait provoqué une violente polémique au moment de sa sortie... Ce livre ne manquera pas d'intéresser ceux qui ont découvert cet extraordinaire empereur ("Le premier Européen selon mon goût" a écrit Nietzsche) au travers du récit que lui a consacré Benoist-Méchin ou de la monumentale biographie d'Ernst Kantorowicz.

    Frédéric II de Hohenstauffen : un empereur de légendes

    " Frédéric II Staufen (1194-1250), l'empereur qui stupéfia le monde, selon les mots d'un chroniqueur contemporain, exerça son pouvoir dans une époque riche en mutations. Au cours d'un règne tumultueux, il déploya des qualités qui le placent parmi les souverains les plus fascinants de toute l'histoire médiévale occidentale. Héritier des rois normands de Sicile et des souverains germaniques, ce monarque réformateur et d'une volonté de fer apparaît comme l'une des figures majeures du Saint Empire.
    Dominant l'Allemagne, l'Italie et le royaume de Jérusalem, son objectif fut partout et toujours le même : exercer et défendre les droits royaux et impériaux, en usant avec souplesse des possibilités offertes par les situations locales. Les réussites, réelles, du règne ne masquent pourtant pas ses difficultés et ses échecs. Frédéric II se heurta à la révolte de son premier fils, Henri. En butte à l'opposition radicale de la papauté, il fut excommunié, puis, déclaré parjure et hérétique, il fut déposé par Innocent IV.
    Par ce travail basé sur des archives aussi bien allemandes qu'italiennes et françaises, et en délaissant le mythe comme la psychologie supposée du personnage, mais en s'attachant à étudier le règne, sans a priori ni anachronisme, Sylvain Gouguenheim dresse le portrait renouvelé d'une figure médiévale d'exception. "

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  • Le dieu sauvage du monde...

    " I have seen a wing-broken hawk, standing in her own dirt,
    Helpless, a caged captive, with cold
    Indomitable eyes of disdain, meet death. There was nothing pitiful,
    No degradation, but eternal defiance.
    Or a sheepfold harrier, a grim, grey wolf, hunted all day,
    Wounded, struck down at the turn of twilight,
    How grandly he dies. The pack whines in a ring and not closes,
    The head lifts, the great fangs grin, the hunters
    Admire their victim. "

    " J’ai vu un faucon avec une aile brisée, immobilisé dans sa fange,
    impuissant, captif en cage, avec des yeux dédaigneux,
    froids et indomptables, attendre la mort. Il n’y avait rien de pitoyable,
    aucune déchéance, mais un défi éternel.
    Ou la terreur des bergeries, un loup gris et farouche, pourchassé tout le jour,
    blessé, terrassé à l’arrivée du crépuscule –,
    comme il meurt grandement. La meute l’entoure en hurlant, sans s’approcher,
    la tête se relève, les grands crocs font un rictus, les chasseurs
    admirent leur victime. "

    Robinson Jeffers, La tragédie a ses obligations (traduction Counter-Currents)

     

    Les éditions Wildproject viennent de publier une sélection de poèmes de Robinson Jeffers rassemblée sous le titre Le dieu sauvage du monde et préfacé par Kenneth White. Né en 1887 et mort en 1962, Robinson Jeffers est un poète américain dont l’œuvre, au travers de l'évocation de la beauté et de la puissance de la nature californienne, laisse la percer sa philosophie inhumaniste, nourrie notamment par sa lecture de Nietzsche...

     

    Robinson Jeffers.jpg

    " Qu'est-ce qui fait qu'à Big Sur, les problèmes prennent un tour si dramatique?

    Si l'âme devait se choisir un lieu pour mettre en scène ses agonies, ce serait celui-ci. Ici, on se sent exposé – non seulement aux éléments, mais au regard de Dieu. Nu, vulnérable, placé dans un décor écrasant de puissance et de majesté.

    Les récits de Jeffers sont empreints de tragédie grecque parce qu'il a redécouvert ici l'atmosphère des dieux et des destins qui a obsédé les Grecs anciens. La lumière est presque aussi électrique, les collines presque aussi dénudées, le peuple presque aussi autonome que dans la Grèce antique.

    Il fallait une voix pour faire entendre le drame secret des pionniers rugueux qui se sont installés ici. Jeffers est cette voix."

    Henry Miller, Big Sur et les oranges de Jérôme Bosch

     

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  • La barbarie intérieure...

    Les éditions des Presses universitaires de France viennent de réédité, dans leur collection Quadrige, un essai de Jean-François Mattéi intitulé La barbarie intérieure. Professeur de philosophie grecque et de philosophie politique, Jean-François Mattéi, décédé en 2014, a notamment publié Le regard vide - Essai sur l'épuisement de la culture européenne (Flammarion, 2007) et Le sens de la démesure (Sulliver, 2009).

    On trouvera un entretien avec Jean-François Mattéi, réalisé quelques mois avant sa mort, dans le dernier numéro de la revue Krisis (n°40 - mars 2015) consacré au thème de l'identité.

     

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    " «Nietzsche dénonçait en 1887 les excitants qui ravageaient son temps : erotica, socialistica, pathologica. On y reconnaîtra les trois métamorphoses d’'une même tendance à la régression : barbarica. La barbarie éternelle c'’est l'’informe, le matériau brut, la désolation qui crie la victoire du désert. Les Anciens avaient rejeté le barbare aux confins de la civilisation, les Modernes ont choisi une stratégie plus subtile : pour la dissoudre, la Raison a intégré la barbarie au fond d'’elle-même. En se coupant de la transcendance du sens, le sujet contemporain a engendré les formes de fragmentation psychologique et sociale les plus aberrantes. Les effets de barbarie se manifestent par la dissolution de l'’homme, l'’effondrement de l’'éducation, la destruction de la culture et l’'abolition du politique. Cette barbarie intérieure signe la faillite de l'’universel dans l'’avènement de “l’'immonde” moderne. Et s'’il n'’y a plus de déserts comme le regrettait Camus, c'’est que le désert a délaissé les horizons lointains pour assécher la civilisation en ce qu'’elle a de plus proche. Le désert est aujourd'hui au cœur de la cité parce que la barbarie est au cœur de la civilisation.» "

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  • Nietzsche en lettres...

    Les éditions Gallimard viennent de publier le quatrième tome de la Correspondance de Friedrich Nietzsche, qui couvre la période de janvier 1880 à décembre 1884.

     

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    " Le tome IV de la correspondance de Nietzsche couvre les années 1880-1884 : cinq années seulement, mais riches en crises et en métamorphoses. Désormais libre de toute attache universitaire, Nietzsche va connaître les plus douloureuses déceptions dans les rapports avec autrui, et les plus souveraines créations, avec Aurore, Le Gai Savoir et la figure nouvelle de Zarathoustra. À l'arrière-plan : lancinante, une douleur indéfinie, un mal-être physique et psychique permanent qui ne connaît que de rares rémissions (lors du «saint Janvier» de 1882) ; des relations de plus en plus difficiles avec sa mère et sa sœur Elisabeth ; et la quête souvent déçue d'un «lieu» propice à l'écriture, à Venise – auprès du compositeur Heinrich Köselitz, «Peter Gast», dont il admire et défend la musique –, à Gênes, dans l'anonymat d'un grand port, à Nice, ville un peu trop française, et, en Engadine, «présent inattendu», qu'il découvre alors, séjour fécond de ses étés. Dans cette errance un peu contrainte, entre Suisse et Italie, Nietzsche formule ses pensées les plus secrètes : son affinité avec Spinoza, le défi de l'éternel retour, l'annonce du surhomme, la critique du «dernier homme». Mais à qui confier ces perspectives nouvelles? Vers quelle petite élite se tourner? C'est le vieux rêve de Nietzsche.
    En mai 1882 a lieu la fatale rencontre avec Lou von Salomé à Rome, et se forme le projet naïf d'une «Trinité» avec le froid Paul Rée. Cet épisode bien documenté sera un échec désastreux, qui va conduire Nietzsche à rompre avec sa famille et ses amis wagnériens et le condamner à une solitude de plus en plus irrémédiable. Si les lettres qui témoignent de cet épisode pathétique révèlent les premiers craquements de sa personnalité, elles sont aussi d'une densité, d'une élégance d'écriture et d'une intensité humaine et intellectuelle qui en font sans conteste une des plus bouleversantes correspondances de langue allemande. "

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  • Qu'est-ce qu'un événement ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Grégoire Gambier, cueilli sur le site de l'Iliade, l'institut pour la longue mémoire européenne, et consacré à la notion d'événement...

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    Qu'est-ce qu'un événement ?

    Les attaques islamistes de ce début janvier 2015 à Paris constituent à l’évidence un événement. Tant au sens historique que politique et métapolitique – c’est-à-dire total, culturel, civilisationnel. Il provoque une césure, un basculement vers un monde nouveau, pour partie inconnu : il y aura un « avant » et un « après » les 7-9 janvier 2015. Au-delà des faits eux-mêmes, de leur « écume », ce sont leurs conséquences, leur « effet de souffle », qui importent. Pour la France et avec elle l’Europe, les semaines et mois à venir seront décisifs : ce sera la Soumission ou le Sursaut.

    Dans la masse grouillante des « informations » actuelles et surtout à venir, la sidération politico-médiatique et les manipulations de toute sorte, être capable de déceler les « faits porteurs d’avenir » va devenir crucial. Une approche par l’Histoire s’impose. La critique historique, la philosophie de l’histoire et la philosophie tout court permettent en effet chacune à leur niveau de mieux reconnaître ou qualifier un événement. « Pour ce que, brusquement, il éclaire » (George Duby).

    C’est donc en essayant de croiser ces différents apports qu’il devient possible de mesurer et « pré-voir » les moments potentiels de bifurcation, l’avènement de l’imprévu qui toujours bouscule l’ordre – ou en l’espèce le désordre – établi. Et c’est dans notre plus longue mémoire, les plis les plus enfouis de notre civilisation – de notre « manière d’être au monde » – que se trouvent plus que jamais les sources et ressorts de notre capacité à discerner et affronter le Retour du Tragique.

    Tout commence avec les Grecs…

    Ce sont les Grecs qui, les premiers, vont « penser l’histoire » – y compris la plus immédiate.

    Thucydide ouvre ainsi son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « Thucydide d’Athènes a raconté comment se déroula la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Il s’était mis au travail dès les premiers symptômes de cette guerre, car il avait prévu qu’elle prendrait de grandes proportions et une portée dépassant celle des précédentes. (…) Ce fut bien la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna pour ainsi dire la majeure partie de l’humanité. » (1)

    Tout est dit.

    Et il n’est pas anodin que, engagé dans le premier conflit mondial, Albert Thibaudet ait fait « campagne avec Thucydide » (2)

    Le Centre d’Etude en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées analyse comme suit ce court mais très éclairant extrait :

    1) Thucydide s’est mis à l’œuvre dès le début de la guerre : c’est la guerre qui fait événement, mais la guerre serait tombée dans l’oubli sans la chronique de Thucydide. La notion d’événement est donc duale : s’il provient de l’action (accident de l’histoire), il doit être rapporté, faire mémoire, pour devenir proprement « historique » (c’est-à-dire mémorable pour les hommes). C’est-à-dire qu’un événement peut-être méconnu, mais en aucun cas inconnu.

    2) Il n’y a pas d’événement en général, ni d’événement tout seul : il n’y a d’événement que par le croisement entre un fait et un observateur qui lui prête une signification ou qui répond à l’appel de l’événement. Ainsi, il y avait déjà eu des guerres entre Sparte et Athènes. Mais celle-ci se détache des autres guerres – de même que la guerre se détache du cours ordinaire des choses.

    3) Etant mémorable, l’événement fait date. Il inaugure une série temporelle, il ouvre une époque, il se fait destin. Irréversible, « l’événement porte à son point culminant le caractère transitoire du temporel ». L’événement, s’il est fugace, n’est pas transitoire : c’est comme une rupture qui ouvre un nouvel âge, qui inaugure une nouvelle durée.

    4) L’événement ouvre une époque en ébranlant le passé – d’où son caractère de catastrophe, de crise qu’il faudra commenter (et accessoirement surmonter). Ce qu’est un événement, ce dont l’histoire conserve l’écho et reflète les occurrences, ce sont donc des crises, des ruptures de continuité, des remises en cause du sens au moment où il se produit. L’événement est, fondamentalement, altérité.

    5) Thucydide, enfin, qui est à la fois l’acteur, le témoin et le chroniqueur de la guerre entre Sparte et Athènes, se sent convoqué par l’importance de l’événement lui-même. Celui-ci ne concerne absolument pas les seuls Athéniens ou Spartiates, ni même le peuple grec, mais se propage progressivement aux Barbares et de là pour ainsi dire à presque tout le genre humain : l’événement est singulier mais a une vocation universalisante. Ses effets dépassent de beaucoup le cadre initial de sa production – de son « avènement ».

    Repérer l’événement nécessite donc d’évacuer immédiatement l’anecdote (le quelconque remarqué) comme l’actualité (le quelconque hic et nunc). Le « fait divers » n’est pas un événement. Un discours de François Hollande non plus…

    Il s’agit plus fondamentalement de se demander « ce que l’on appelle événement » au sens propre, c’est-à-dire à quelles conditions se produit un changement remarquable, dont la singularité atteste qu’il est irréductible à la série causale – ou au contexte – des événements précédents.

    Histoire des différentes approches historiques de « l’événement »

    La recherche historique a contribué à défricher utilement les contours de cette problématique.

    L’histoire « positiviste », exclusive jusqu’à la fin du XIXe siècle, a fait de l’événement un jalon, au moins symbolique, dans le récit du passé. Pendant longtemps, les naissances, les mariages et les morts illustres, mais aussi les règnes, les batailles, les journées mémorables et autres « jours qui ont ébranlé le monde » ont dominé la mémoire historique. Chronos s’imposait naturellement en majesté.

    Cette histoire « événementielle », qui a fait un retour en force académique à partir des années 1980 (3), conserve des vertus indéniables. Par sa recherche du fait historique concret, « objectif » parce qu’avéré, elle rejette toute généralisation, toute explication théorique et donc tout jugement de valeur. A l’image de la vie humaine (naissance, mariage, mort…), elle est un récit : celui du temps qui s’écoule, dont l’issue est certes connue, mais qui laisse place à l’imprévu. L’événement n’est pas seulement une « butte témoin » de la profondeur historique : il est un révélateur et un catalyseur des forces qui font l’histoire.

    Mais, reflet sans doute de notre volonté normative, cartésienne et quelque peu « ethno-centrée », elle a tendu à scander les périodes historiques autour de ruptures nettes, et donc artificielles : le transfert de l’Empire de Rome à Constantinople marquant la fin de l’Antiquité et les débuts du Moyen Age, l’expédition américaine de Christophe Colomb inaugurant l’époque moderne, la Révolution de 1789 ouvrant l’époque dite « contemporaine »… C’est l’âge d’or des « 40 rois qui ont fait la France » et de l’espèce de continuum historique qui aurait relié Vercingétorix à Gambetta.

    Cette vision purement narrative est sévèrement remise en cause au sortir du XIXe siècle par une série d’historiens, parmi lesquels Paul Lacombe (De l’histoire considérée comme une science, Paris, 1894), François Simiand (« Méthode historique et science sociale », Revue de Synthèse historique, 1903) et Henri Berr (L’Histoire traditionnelle et la Synthèse historique, Paris, 1921).

    Ces nouveaux historiens contribuent à trois avancées majeures dans notre approche de l’événement (4) :

    1) Pour eux, le fait n’est pas un atome irréductible de réalité, mais un « objet construit » dont il importe de connaître les règles de production. Ils ouvrent ainsi la voie à la critique des sources qui va permettre une révision permanente de notre rapport au passé, et partant de là aux faits eux-mêmes.

    2) Autre avancée : l’unique, l’individuel, l’exceptionnel ne détient pas en soi un privilège de réalité. Au contraire, seul le fait qui se répète, qui peut être mis en série et comparé peut faire l’objet d’une analyse scientifique. Même si ce n’est pas le but de cette première « histoire sérielle », c’est la porte ouverte à une vision « cyclique » de l’histoire dont vont notamment s’emparer Spengler et Toynbee.

    3) Enfin, ces historiens dénoncent l’emprise de la chronologie dans la mesure où elle conduit à juxtaposer sans les expliquer, sans les hiérarchiser vraiment, les éléments d’un récit déroulé de façon linéaire, causale, « biblique » – bref, sans épaisseur ni rythme propre. D’où le rejet de l’histoire événementielle, c’est-à-dire fondamentalement de l’histoire politique (Simiand dénonçant dès son article de 1903 « l’idole politique » aux côtés des idoles individuelle et chronologique), qui ouvre la voie à une « nouvelle histoire » incarnée par l’Ecole des Annales.

    Les Annales, donc, du nom de la célèbre revue fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch, vont contribuer à renouveler en profondeur notre vision de l’histoire, notre rapport au temps, et donc à l’événement.

    Fondée sur le rejet parfois agressif de l’histoire politique, et promouvant une approche de nature interdisciplinaire, cette école va mettre en valeur les autres événements qui sont autant de clés de compréhension du passé. Elle s’attache autant à l’événementiel social, l’événementiel économique et l’événementiel culturel. C’est une histoire à la fois « totale », parce que la totalité des faits constitutifs d’une civilisation doivent être abordés, et anthropologique. Elle stipule que « le pouvoir n’est jamais tout à fait là où il s’annonce » (c’est-à-dire exclusivement dans la sphère politique) et s’intéresse aux groupes et rapports sociaux, aux structures économiques, aux gestes et aux mentalités. L’analyse de l’événement (sa structure, ses mécanismes, ce qu’il intègre de signification sociale et symbolique) n’aurait donc d’intérêt qu’en permettant d’approcher le fonctionnement d’une société au travers des représentations partielles et déformées qu’elle produit d’elle-même.

    Par croisement de l’histoire avec les autres sciences sociales (la sociologie, l’ethnographie, l’anthropologie en particulier), qui privilégient généralement le quotidien et la répétition rituelle plutôt que les fêlures ou les ruptures, l’événement se définit ainsi, aussi, par les séries au sein desquelles il s’inscrit. Le constat de l’irruption spectaculaire de l’événement ne suffit pas: il faut en construire le sens, lui apporter une « valeur ajoutée » d’intelligibilité (5).

    L’influence marxiste est évidemment dominante dans cette mouvance, surtout à partir de 1946 : c’est la seconde génération des Annales, avec Fernand Braudel comme figure de proue, auteur en 1967 du très révélateur Vie matérielle et capitalisme.

    Déjà, la thèse de Braudel publiée en 1949 (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II) introduisait la notion des « trois temps de l’histoire », à savoir :

    1) Un temps quasi structural, c’est-à-dire presque « hors du temps », qui est celui où s’organisent les rapports de l’homme et du milieu ;

    2) Un temps animé de longs mouvements rythmés, qui est celui des économies et des sociétés ;

    3) Le temps de l’événement enfin, ce temps court qui ne constituerait qu’« une agitation de surface » dans la mesure où il ne fait sens que par rapport à la dialectique des temps profonds.

    Dans son article fondateur sur la « longue durée », publié en 1958, Braudel explique le double avantage de raisonner à l’aune du temps long :

    • l’avantage du point de vue, de l’analyse (il permet une meilleure observation des phénomènes massifs, donc significatifs) ;
    • l’avantage de la méthode (il permet le nécessaire dialogue – la « fertilisation croisée » – entre les différentes sciences humaines).

    Malgré ses avancées fécondes, ce qui deviendra la « nouvelle histoire » (l’histoire des mentalités et donc des représentations collectives, avec une troisième génération animée par Jacques Le Goff et Pierre Nora en particulier) a finalement achoppé :

    • par sa rigidité idéologique (la construction de modèles, l’identification de continuités prévalant sur l’analyse du changement – y compris social) ;
    • et sur la pensée du contemporain, de l’histoire contemporaine (par rejet initial, dogmatique, de l’histoire politique).

    Pierre Nora est pourtant obligé de reconnaître, au milieu des années 1970, « le retour de l’événement », qu’il analyse de façon défensive comme suit : « L’histoire contemporaine a vu mourir l’événement ‘naturel’ où l’on pouvait idéalement troquer une information contre un fait de réalité ; nous sommes entrés dans le règne de l’inflation événementielle et il nous faut, tant bien que mal, intégrer cette inflation dans le tissu de nos existences quotidiennes. » (« Faire de l’histoire », 1974).

    Nous y sommes.

    L’approche morphologique : Spengler et Toynbee

    Parallèlement à la « nouvelle histoire », une autre approche a tendu à réhabiliter, au XXe siècle, la valeur « articulatoire » de l’événement – et donc les hommes qui le font. Ce sont les auteurs de ce qu’il est convenu d’appeler les « morphologies historiques » : Toynbee et bien sûr Spengler.

    L’idée générale est de déduire les lois historiques de la comparaison de phénomènes d’apparence similaire, même s’ils se sont produits à des époques et dans des sociétés très différentes. Les auteurs des morphologies cherchent ainsi dans l’histoire à repérer de « grandes lois » qui se répètent, dont la connaissance permettrait non seulement de comprendre le passé mais aussi, en quelque sorte, de « prophétiser l’avenir ».

    Avec Le déclin de l’Occident, publié en 1922, Oswald Spengler frappe les esprits – et il frappe fort. Influencé par les néokantiens, il propose une modélisation de l’histoire inspirée des sciences naturelles, mais en s’en remettant à l’intuition plutôt qu’à des méthodes proprement scientifiques. Sa méthode : « La contemplation, la comparaison, la certitude intérieure immédiate, la juste appréciation des sentiments » (7). Comme les présupposés idéologiques pourraient induire en erreur, la contemplation doit porter sur des millénaires, pour mettre entre l’observateur et ce qu’il observe une distance – une hauteur de vue – qui garantisse son impartialité.

    De loin, on peut ainsi contempler la coexistence et la continuité des cultures dans leur « longue durée », chacune étant un phénomène singulier, et qui ne se répète pas, mais qui montre une évolution par phases, qu’il est possible de comparer avec celles d’autres cultures (comme le naturaliste, avec d’autres méthodes, compare les organes de plantes ou d’animaux distincts).

    Ces phases sont connues : toute culture, toute civilisation, naît, croît et se développe avant de tomber en décadence, sur des cycles millénaires. Etant entendu qu’« il n’existe pas d’homme en soi, comme le prétendent les bavardages des philosophes, mais rien que des hommes d’un certain temps, en un certain lieu, d’une certaine race, pourvus d’une nature personnelle qui s’impose ou bien succombe dans son combat contre un monde donné, tandis que l’univers, dans sa divine insouciance, subsiste immuable à l’entour. Cette lutte, c’est la vie » (8).

    Certes, le terme de « décadence » est discutable, en raison de sa charge émotive : Spengler précisera d’ailleurs ultérieurement qu’il faut l’entendre comme « achèvement » au sens de Goethe (9). Certes, la méthode conduit à des raccourcis hasardeux et des comparaisons parfois malheureuses. Mais la grille d’analyse proposée par Spengler reste tout à fait pertinente. Elle réintroduit le tragique dans l’histoire. Elle rappelle que ce sont les individus, et non les « masses », qui font l’histoire. Elle stimule enfin la nécessité de déceler, « reconnaître » (au sens militaire du terme) les éléments constitutifs de ces ruptures de cycles.

    L’historien britannique Arnold Toynbee va prolonger en quelque sorte cette intuition avec sa monumentale Etude de l’histoire (A Study of History) en 12 volumes, publiée entre 1934 et 1961 (10). Toynbee s’attache également à une « histoire comparée » des grandes civilisations et en déduit, notamment, que les cycles de vie des sociétés ne sont pas écrits à l’avance dans la mesure où ils restent déterminés par deux fondamentaux :

    1) Le jeu de la volonté de puissance et des multiples obstacles qui lui sont opposés, mettant en présence et développant les forces internes de chaque société ;

    2) Le rôle moteur des individus, des petites minorités créatrices qui trouvent les voies que les autres suivent par mimétisme. Les processus historiques sont ainsi affranchis des processus de nature sociale, ou collective, propres à l’analyse marxiste – malgré la théorie des « minorités agissantes » du modèle léniniste.

    En dépit de ses limites méthodologiques, et bien que sévèrement remise en cause par la plupart des historiens « professionnels », cette approche morphologique est particulièrement stimulante parce qu’elle intègre à la fois la volonté des hommes et le « temps long » dans une vision cyclique, et non pas linéaire, de l’histoire. Mais elle tend à en conserver et parfois même renforcer le caractère prophétique, « hégélien », mécanique. Surtout, elle semble faire de l’histoire une matière universelle et invariante en soi, dominée par des lois intangibles. Pourtant, Héraclite déjà, philosophe du devenir et du flux, affirmait que « Tout s’écoule ; on ne se baigne jamais dans le même fleuve » (Fragment 91).

    Le questionnement philosophique

    La philosophie, par son approche conceptuelle, permet justement de prolonger cette première approche, historique, de l’événement.

    Il n’est pas question ici d’évoquer l’ensemble des problématiques soulevées par la notion d’événement, qui a bien évidemment interrogé dès l’origine la réflexion philosophique par les prolongements évidents que celui-ci introduit au Temps, à l’Espace, et à l’Etre.

    L’approche philosophique exige assez simplement de réfléchir aux conditions de discrimination par lesquelles nous nommons l’événement : à quelles conditions un événement se produit-il ? Et se signale-t-il comme événement pour nous ? D’un point de vue philosophique, déceler l’événement revient donc à interroger fondamentalement l’articulation entre la continuité successive des « ici et maintenant » (les événements quelconques) avec la discontinuité de l’événement remarquable (celui qui fait l’histoire) (11).

    Dès lors, quelques grandes caractéristiques s’esquissent pour qualifier l’événement :

    1) Il est toujours relatif (ce qui ne veut pas dire qu’il soit intrinsèquement subjectif).

    2) Il est toujours double : à la fois « discontinu sur fond de continuité », et « remarquable en tant que banal ».

    3) Il se produit pour la pensée comme ce qui lui arrive (ce n’est pas la pensée qui le produit), et de surcroît ce qui lui arrive du dehors (il faudra d’ailleurs déterminer d’où il vient, qui le produit). Ce qui n’empêche pas l’engagement, comme l’a souligné – et illustré –Thucydide.

    Le plus important est que l’événement « fait sens » : il se détache des événements quelconques, de la série causale précédente pour produire un point singulier remarquable – c’est-à-dire un devenir.

    L’événement projette de façon prospective, mais aussi rétroactive, une possibilité nouvelle pour les hommes. Il n’appartient pas à l’espace temps strictement corporel, mais à cette brèche entre le passé et le futur que Nietzsche nomme « l’intempestif » et qu’il oppose à l’historique (dans sa Seconde Considération intempestive, justement). Concept que Hannah Arendt, dans la préface à La Crise de la culture, appelle « un petit non espace-temps au cœur même du temps » (12).

    C’est un « petit non espace-temps », en effet, car l’événement est une crise irréductible aux conditions antécédentes – sans quoi il serait noyé dans la masse des faits. Le temps n’est donc plus causal, il ne se développe pas tout seul selon la finalité interne d’une histoire progressive : il est brisé. Et l’homme (celui qui nomme l’événement) vit dans l’intervalle entre passé et futur, non dans le mouvement qui conduirait, naïvement, vers le progrès.

    Pour autant, Arendt conserve la leçon de Marx : ce petit non-espace-temps est bien historiquement situé, il ne provient pas de l’idéalité abstraite. Mais elle corrige l’eschatologie du progrès historique par l’ontologie du devenir initiée par Nietzsche : le devenir, ce petit non espace-temps au cœur même du temps, corrige, bouleverse et modifie l’histoire mais n’en provient pas – « contrairement au monde et à la culture où nous naissons, [il] peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé. » (13) Alors que « la roue du temps, en tous sens, tourne éternellement » (Alain de Benoist), l’événement est une faille, un moment où tout semble s’accélérer et se suspendre en même temps. Où tout (re)devient possible. Ou bien, pour reprendre la vision « sphérique » propre à l’Eternel Retour (14) : toutes les combinaisons possibles peuvent revenir un nombre infini de fois, mais les conditions de ce qui est advenu doivent, toujours, ouvrir de nouveaux possibles. Car c’est dans la nature même de l’homme, ainsi que l’a souligné Heidegger : « La possibilité appartient à l’être, au même titre que la réalité et la nécessité. » (15)

    Prédire ? Non : pré-voir !

    Pour conclure, il convient donc de croiser les apports des recherches historiques et des réflexions philosophiques – et en l’espèce métaphysiques – pour tenter de déceler, dans le bruit, le chaos et l’écume des temps, ce qui fait événement.

    On aura compris qu’il n’y a pas de recette miracle. Mais que s’approcher de cette (re)connaissance nécessite de décrypter systématiquement un fait dans ses trois dimensions :

    1) Une première dimension, horizontale sans être linéaire, plutôt « sphérique » mais inscrite dans une certaine chronologie : il faut interroger les causes et les remises en causes (les prolongements et les conséquences) possibles, ainsi que le contexte et les acteurs : qui sont-ils et surtout « d’où parlent-ils » ? Pourquoi ?

    2) Une deuxième dimension est de nature verticale, d’ordre culturel, social, ou pour mieux dire, civilisationnel : il faut s’attacher à inscrire l’événement dans la hiérarchie des normes et des valeurs, le discriminer pour en déceler la nécessaire altérité, l’« effet rupture », le potentiel révolutionnaire qu’il recèle et révèle à la fois.

    3) Une troisième dimension, plus personnelle, à la fois ontologique et axiologique, est enfin nécessaire pour que se croisent les deux dimensions précédentes : c’est l’individu qui vit, et qui pense cette vie, qui est à même de (re)sentir l’événement. C’est son histoire, biologique et culturelle, qui le met en résonance avec son milieu au sens large.

    C’est donc fondamentalement dans ses tripes que l’on ressent que « plus rien ne sera comme avant ». L’observateur est un acteur « en dormition ». Dominique Venner a parfaitement illustré cette indispensable tension.

    Il convient cependant de rester humbles sur nos capacités réelles.

    Et pour ce faire, au risque de l’apparente contradiction, relire Nietzsche. Et plus précisément Par-delà le bien et le mal : « Les plus grands événements et les plus grandes pensées – mais les plus grandes pensées sont les plus grands événements – sont compris le plus tard : les générations qui leur sont contemporaines ne vivent pas ces événements, elles vivent à côté. Il arrive ici quelque chose d’analogue à ce que l’on observe dans le domaine des astres. La lumière des étoiles les plus éloignées parvient en dernier lieu aux hommes ; et avant son arrivée, les hommes nient qu’il y ait là … des étoiles. »

    Grégoire Gambier (Institut Iliade, 18 janvier 2015)

    Ce texte est une reprise actualisée et légèrement remaniée d’une intervention prononcée à l’occasion des IIe Journées de réinformation de la Fondation Polemia, organisées à Paris le 25 octobre 2008.

    Notes

    (1) Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, traduction, introduction et notes de Jacqueline De Romilly, précédée de La campagne avec Thucydide d’Albert Thibaudet, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1990.

    (2) Ibid. Dans ce texte pénétrant, Thibaudet rappelle notamment l’histoire des livres sibyllins : en n’achetant que trois des neuf ouvrages proposés par la Sybille et où était contenu l’avenir de Rome, Tarquin condamna les Romains à ne connaître qu’une fraction de vérité – et d’avenir. « […] peut-être, en pensant aux six livres perdus, dut-on songer que cette proportion d’un tiers de notre connaissance possible de l’avenir était à peu près normale et proportionnée à l’intelligence humaine. L’étude de l’histoire peut nous amener à conclure qu’en matière historique il y a des lois et que ce qui a été sera. Elle peut aussi nous conduire à penser que la durée historique comporte autant d’imprévisible que la durée psychologique, et que l’histoire figure un apport incessant d’irréductible et de nouveau. Les deux raisonnements sont également vrais et se mettraient face à face comme les preuves des antinomies kantiennes. Mais à la longue l’impression nous vient que les deux ordres auxquels ils correspondent sont mêlés indiscernablement, que ce qui est raisonnablement prévisible existe, débordé de toutes parts par ce qui l’est point, par ce qui a pour essence de ne point l’être, que l’intelligence humaine, appliquée à la pratique, doit sans cesse faire une moyenne entre les deux tableaux ».

    (3) Après bien des tâtonnements malheureux, les manuels scolaires ont fini par réhabiliter l’intérêt pédagogique principal de la chronologie. Au niveau académique, on doit beaucoup notamment à Georges Duby (1919-1996). Médiéviste qui s’est intéressé tour à tour, comme la plupart de ses confrères de l’époque, aux réalités économiques, aux structures sociales et aux systèmes de représentations, il accepte en 1968 de rédiger, dans la collection fondée par Gérald Walter, « Trente journées qui ont fait la France », un ouvrage consacré à l’un de ces jours mémorables, le 27 juillet 1214. Ce sera Le dimanche de Bouvines, publié pour la première fois en 1973. Une bombe intellectuelle qui redécouvre et exploite l’événement sans tourner le dos aux intuitions braudeliennes. Cf. son avant-propos à l’édition en poche (Folio Histoire, 1985) de cet ouvrage (re)fondateur : « C’est parce qu’il fait du bruit, parce qu’il est ‘grossi par les impressions des témoins, par les illusions des historiens’, parce qu’on en parle longtemps, parce que son irruption suscite un torrent de discours, que l’événement sensationnel prend son inestimable valeur. Pour ce que, brusquement, il éclaire. »

    (4) Cette analyse, ainsi que celle qui suit concernant l’Ecole des Annales, est directement inspirée de La nouvelle histoire, sous la direction de Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel, CEPL, coll. « Les encyclopédies du savoir moderne », Paris, 1978, pp. 166-167.

    (5) Cf. la revue de sociologie appliquée « Terrain », n°38, mars 2002.

    (6) Cf. L’histoire, Editions Grammont, Lausanne, 1975, dont s’inspire également l’analyse proposée des auteurs « morphologistes » – Article « Les morphologies : les exemples de Spengler et Toynbee », pp. 66-73.

    (7) Ibid.

    (8) Ecrits historiques et philosophiques – Pensées, préface d’Alain de Benoist, Editions Copernic, Paris, 1979, p. 135.

    (9) Ibid., article « Pessimisme ? » (1921), p. 30.

    (10) Une traduction française et condensée est disponible, publiée par Elsevier Séquoia (Bruxelles, 1978). Dans sa préface, Raymond Aron rappelle que, « lecteur de Thucydide, Toynbee discerne dans le cœur humain, dans l’orgueil de vaincre, dans l’ivresse de la puissance le secret du destin », ajoutant : « Le stratège grec qui ne connaissait, lui non plus, ni loi du devenir ni décret d’en haut, inclinait à une vue pessimiste que Toynbee récuse tout en la confirmant » (p. 7).

    (11) L’analyse qui suit est directement inspirée des travaux du Centre d’Etudes en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées (Cerphi), et plus particulièrement de la leçon d’agrégation de philosophie « Qu’appelle-t-on un événement ? », www.cerphi.net.

    (12) Préface justement intitulée « La brèche entre le passé et le futur », Folio essais Gallimard, Paris, 1989 : « L’homme dans la pleine réalité de son être concret vit dans cette brèche du temps entre le passé et le futur. Cette brèche, je présume, n’est pas un phénomène moderne, elle n’est peut-être même pas une donné historique mais va de pair avec l’existence de l’homme sur terre. Il se peut bien qu’elle soit la région de l’esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique (…) Chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau » (p. 24). Etant entendu que cette vision ne vaut pas négation des vertus fondatrices de l’événement en soi : « Ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liés comme aux seuls guides propres à l’orienter » – Citée par Anne Amiel, Hannah Arendt – Politique et événement, Puf, Paris, 1996, p. 7.

    (13) Ibid. Ce que le poète René Char traduira, au sortir de quatre années dans la Résistance, par l’aphorisme suivant : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (Feuillets d’Hypnos, Paris, 1946).

    (14) Etant entendu que le concept n’a pas valeur historique, ni même temporelle, car il se situe pour Nietzsche en dehors de l’homme et du temps pour concerner l’Etre lui-même : c’est « la formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir » (Ecce Homo). L’Eternel retour découle ainsi de la Volonté de puissance pour constituer l’ossature dialectique du Zarathoustra comme « vision » et comme « énigme » pour le Surhomme, dont le destin reste d’être suspendu au-dessus du vide. Pour Heidegger, les notions de Surhomme et d’Eternel retour sont indissociables et forment un cercle qui « constitue l’être de l’étant, c’est-à-dire ce qui dans le devenir est permanent » (« Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? », in Essais et conférences, Tel Gallimard, 1958, p. 139).

    (15) « Post-scriptum – Lettre à un jeune étudiant », in Essais et conférences, ibid., p. 219. En conclusion à la conférence sur « La chose », Heidegger rappelle utilement que « ce sont les hommes comme mortels qui tout d’abord obtiennent le monde comme monde en y habitant. Ce qui petitement naît du monde et par lui, cela seul devient un jour une chose »…

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