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monde multipolaire

  • Les nouveaux visages de la guerre...

    Les éditions VA Press viennent de publier un essai de Raphaël Chauvancy intitulé Les nouveaux visages de la guerre. Officier supérieur des troupes de marine, Raphaël Chauvancy enseigne également à l'Ecole de guerre économique.

     

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    " Le XXIe siècle est celui du choc des puissances. L'extension du domaine de la guerre aux nouveaux espaces économiques, virtuels ou cognitifs a ouvert une ère de conflictualité systémique. Cette rupture stratégique est encore mal appréhendée en France, où inhibitions et approches idéalistes faussent l'analyse des rapports de force et de leur évolution. Spécialiste des problématiques de puissance, Raphaël Chauvancy en définit le concept et le replace au cœur d'une analyse méthodique En remontant le fil des causalités, il éclaire l'arrière-plan des cas concrets dont il illustre sa démonstration. Il s'inscrit ainsi dans le temps long pour proposer une grille de lecture globale et accessible. Ouvrage de référence, Puissance et rapports de force ouvre la voie à une pensée stratégique alternative, adapté au nouveau monde multipolaire. "

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  • Les grands défis et enjeux géostratégiques du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien accordé par Caroline Galactéros à Valeurs Actuelles, consacré aux enjeux et aux défis géostratégiques de l'année 2021 dans le monde complexe et incertain qui nous entoure, que nous avons cueilli sur Geopragma.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Les grands défis et enjeux géostratégiques de 2021… et du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient

    Alexandre del Valle : La rivalité croissante-économique, technologique et stratégique- entre les deux superpuissances du nouveau monde multipolaire, la Chine et les Etats-Unis, est-elle une tendance lourde, que la crise sanitaire n’a fait que révéler un peu plus ?

    Caroline Galactéros : En effet, l’affrontement de tête entre Washington et Pékin, qui structure la nouvelle donne stratégique planétaire, va bon train sur le front commercial, mais aussi sur tous les autres terrains (militaire, sécuritaire, diplomatique, normatif, politique, numérique, spatial, etc…). La planète entière est devenue le terrain de jeu de ce pugilat géant, en gants de boxe ou à fleurets mouchetés : l’Europe bien sûr, l’Eurasie, mais aussi l’Afrique (où Pékin nous taille des croupières), l’Amérique latine, la zone indo-pacifique (bien au-delà de la seule mer de Chine), et naturellement le Moyen-Orient. Le président chinois Xi Jing Ping a d’ailleurs saisi l’occasion de la curée américaine sur Téhéran pour lancer une contre-offensive redoutable et plus puissante qu’un droit de véto, à la manœuvre américaine de « pression maximale » qui ne fait que renforcer les factions dures à Téhéran. La Chine a en effet volé au secours de Téhéran en nouant cet été un accord de partenariat stratégique de 400 milliards de dollars d’aide et d’investissements (infrastructures, télécommunications et transports) assortis de la présence de militaires chinois sur le territoire iranien pour encadrer les projets financés par Pékin, contre une fourniture de pétrole à prix réduit pour les 25 prochaines années et un droit de préemption sur les opportunités liées aux projets pétroliers iraniens. Cet accord, véritable « Game changer », est passé quasi inaperçu en Europe. Ses implications sont pourtant cardinales : s’il est mis en œuvre, toute provocation militaire occidentale orchestrée pour plonger le régime iranien dans une riposte qui lui serait fatale, reviendra à défier directement la Chine… En attaquant Téhéran, Washington attaquera désormais Pékin et son fournisseur de pétrole pour 25 ans à prix doux. Un parapluie atomique d’un nouveau genre… Pékin se paie d’ailleurs aussi le luxe de mener parallèlement des recherches avec Ryad pour l’exploitation d’uranium dans le sous-sol saoudien…. Manifeste intrusion sur les plates-bandes américaines et prolégomène d’un équilibre stratégique renouvelé.

    ADV : Quel est votre regard sur l’outsider chinois depuis la crise sanitaire ? Doit-on combattre l’exemple anti-démocratique chinois qui séduit de plus en plus de pays du monde en voie de polarisation, donc de désoccidentalisation ?

    CG : 2020 aura été l’année d’une accélération de la « guerre des capitalismes » qui fait rage désormais entre le capitalisme libéral occidental et son adversaire déclaré, le capitalisme politique chinois. Au grand dam de l’Occident, Pékin est en passe de résoudre la contradiction propre au système capitaliste occidental, qui détruit de l’intérieur la liberté des individus à force de l’exacerber, pour proposer une synthèse efficace et séduisante pour bien des pays, entre nation, développement collectif et prospérité individuelle. C’est du dirigisme, c’est une pratique autoritaire du pouvoir, c’est une restriction manifeste des « droits de l’homme », c’est le contrôle social direct grandissant des populations, oui. Mais c’est aussi la parade du pouvoir de Pékin à la déstabilisation extérieure ou au débordement intérieur par la multitude, c’est une réponse à la nécessité de sortir encore de la pauvreté des centaines de millions de personnes, et c’est le moyen de projeter puissance et influence à l’échelle du monde au bénéfice ultime des dirigeants mais aussi du peuple chinois. Au lieu de crier à la dictature, nous ferions mieux d’observer cette synthèse très attentivement et d’analyser sa force d’attraction. Les modèles de puissance et de résilience collective au mondialisme (tout en l’exploitant à son avantage) ont bougé depuis 30 ans. L’ethnocentrisme occidental et le moralisme dogmatique ne passent plus la rampe et brouillent le regard.

    ADV : Sur le terrain des accords de libre-échanges en Asie, peut-on dire que la Chine a rempli le vide provoqué par le relatif désengagement américain sous l’ère Trump ? 

    CG : Dans cette guerre « hors limites », et sans même parler ici de l’enjeu cardinal du contrôle – étatique ou via des GAFAM ou BATX (dans la version chinoise) complaisants – des données personnelles de centaines de millions de consommateurs-clients, Pékin vient de prendre magistralement l’avantage sur Washington avec la conclusion, le 15 novembre, du RECP (Regional Comprehensive Economic Partnership) avec quinze pays d’Asie. Cet accord constitue une bascule stratégique colossale et inquiétante dont ni les médias ni les politiques français ne pipent mot. Voilà le plus grand accord de libre-échange du monde (30 % de la population mondiale et 30 % du PIB mondial) conclu entre la Chine et les dix membres de l’ASEAN (Brunei, la Birmanie, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam), auxquels s’ajoutent quatre autres puissantes économies de la région : le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Cette nouvelle zone commerciale gigantesque se superpose en partie au TPP (Trans-Pacific Partnership) conclu en 2018 entre le Mexique, le Chili, le Pérou et sept pays déjà membres du RCEP : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Brunei, le Japon, la Malaisie, Singapour et le Vietnam. Un TPP dont les Etats-Unis s’étaient en effet follement retirés en 2017. Ainsi se révèle et s’impose soudainement une contre manœuvre offensive magistrale de Pékin face à Washington.  Où est l’UE là-dedans ? Nulle part ! Même l’accord commercial conclu en juin 2019 entre l’Union européenne et le Mercosur doit encore être ratifié par ses 27 parlements… Seule la Grande-Bretagne, libérée de l’UE grâce au Brexit, en profitera car elle vient habilement de sa rapprocher du Japon signataire du RCEP et du TPP…

    ADV : Passons à notre voisin continental : les relations Occident – Russie sont-elles irréparablement endommagées ? L’Europe est-elle condamnée à rester une “impuissance volontaire”, prise en tenailles entre Chine, empire américain et Turquie néo-ottomane ?

    CG : Rien n’est irréparable mais le temps a passé, la Russie a évolué et compris qu’elle n’était ni désirée ni attendue. Aujourd’hui, Moscou ne croit plus en l’Europe. Quant à la France, elle parle beaucoup mais n’agit pas. Trop de d’espérances, trop d’illusions sans doute, et bien trop de déceptions.  La Russie n’a plus le choix et pivote décisivement vers l’Est et la Chine par dépit et nécessité.

    Nous avions pourtant en commun tant de choses, et a minima, la commune crainte d’un engloutissement / dépècement chinois. Comme la Russie, l’Europe est en effet prise entre USA et Chine. Le point de rencontre -et de concurrence- Russo-chinois est l’Asie centrale. Certes, il existe depuis 2015 un accord d’intégration de l’UEE (Union économique eurasiatique) dans les projets des Nouvelles Routes de la Soie conclu entre les présidents Poutine et Xi Jing Ping. Mais c’est un accord très inégal, du fait des masses économiques et financières trop disparates entre Moscou et Pékin qui avance à grands pas avec l’OBOR et au sein de l’OCS (Organisation de Coopération de Shangaï) pour contrôler l’Asie centrale, pré-carré russe, puis se projeter vers l’UE. Moscou sait combien l’étreinte chinoise peut se transformer en un « baiser de la mort » si l’UE et la Russie ne se rapprochent pas autour d’enjeux économiques industriels et sécuritaires notamment. La Russie est en conséquence, n’en déplaise à tous ceux qui la voient encore comme une pure menace, l’alliée naturelle de l’UE dans cette résistance qui ne se fera ni par le conflit, ni par l’intégration stricte, mais par la coopération multilatérale et multisectorielle. C’est une évidence géopolitique, et il suffit de lire les stratèges anglo-saxons pour comprendre le piège dans lequel nous nous sommes laissés enfermés à notre corps consentant depuis bien trop longtemps. L’Europe est une courtisane sans grande ambition. Servile, soumise, paresseuse, ignorante de ses intérêts profonds qui auraient dû la porter à considérer la Russie comme un morceau d’Europe et d’Occident, un atout d’équilibre face à la domination américaine et un bouclier contre la vampirisation chinoise.

    ADV : Nous voilà revenus aux fondamentaux de la géopolitique de Mackinder et Spykman, du Russe Danilevski à l’Américain à Brezinski : L’Eurasie et le Heartland, “pivot géographique de l’Histoire”…

    CG : L’Eurasie est en tout cas sans équivoque l’espace naturel du maintien de la puissance économique européenne et de son renforcement stratégique à court, moyen et long terme. C’est le socle du futur dynamique de l’Europe. Nous devrions donc nous projeter vers cet espace plutôt que de nous blottir frileusement en attendant que Washington, qui poursuit à nos dépens ses objectifs stratégiques et économiques propres, consente à nous libérer de nos menottes. Les parties orientale et occidentale du continent eurasiatique sont en effet les deux plus grandes économies mondiales : l’UE et la Chine. Pour ne parler que de l’UEE -pendant de l’UE-, c’est un marché de plus de 180 millions d’habitants (sans parler de tous les accords de partenariat en cours de négociation). L’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS) rassemble quant à elle 43% de la population mondiale mais est dominée par la Chine. La force de l’Eurasie tient à son capital en matières premières et ressources minérales. 38% de la production mondiale d’uranium sont notamment concentrés au Kazakhstan. 8% du gaz et 4% du pétrole aussi, pour les seuls pays d’Asie centrale, sans compter naturellement la Russie. La construction d’infrastructures gigantesques à l’échelle continentale de l’Eurasie est la grande affaire du XXIème siècle. Avec le passage des corridors et routes de transit, on est face à un gigantesque hub de transit eurasiatique. 

    ADV : Un rapprochement avec la Russie a-t-il vocation à être durablement bloqué par les sanctions contre une Russie (à cause de l’Ukraine) et la question de l’opposition “persécutée” par le pouvoir de Vladimir Poutine que beaucoup qualifient de « Démocrature » ?

    CG : Si l’UE (et ses acteurs économiques petits ou grands) se rendait compte du potentiel économique, géopolitique et sécuritaire qu’un dialogue institutionnel et une coopération étroite avec l’Eurasie au sens large (Asie centrale plus Russie) recèle, elle sortirait ipso facto de sa posture si inconfortable entre USA et Chine, et constituerait une masse stratégico-économique considérable qui compterait sur la nouvelle scène du monde. Il faut en conséquence ne pas craindre d’initier des coopérations économiques, politiques, culturelles, scientifiques et évidemment sécuritaires entre ces deux espaces. Or, ce sujet n’est quasiment jamais abordé dans son potentiel véritable et est quasi absent des radars de l’UE et de celle de la plupart de nos entreprises. Par anti-russisme primaire, inhibition intellectuelle, autocensure, aveuglement.  L’UE veut certes bien collaborer avec l‘Asie centrale, mais en en excluant la puissance centrale et stratégiquement pivot ! Elle voit l’Eurasie à moitié. Ce n’est évidemment pas un hasard, mais c’est une erreur stratégique lourde qui procède d’un aveuglement atlantique. Encore une fois, nous faisons le jeu américain sans voir que nous en sommes la cible. 

    On me retorquera que rien n’est possible sans le règlement des questions de l’Ukraine et de la Crimée et surtout sans le règlement de « la grande affaire » fondamentale qui agite les chancelleries occidentales : le sort de l’opposant Alexei Navalny ? C’est ridicule ! Ce sont des « freins » largement artificiels et gonflés pour les besoins d’une cause qui n’est pas la nôtre et nous paralyse, pour justifier les sanctions interminables, pour limiter les capacités économiques et financières russes face à Pékin et neutraliser le potentiel économique européen. Ce sont aussi des prétextes que l’on se trouve pour se défausser de notre seule responsabilité véritable : reprendre enfin notre sort en main ! Tout cela saute aux yeux. Pourquoi, pour qui se laisser faire ? Il nous faut prendre conscience de l’urgence vitale qu’il y a à changer drastiquement d’approche en y associant des partenaires européens parfois contre-intuitifs, tels la Pologne, pont logistique idéal entre les deux espaces.

    L’intégration continentale eurasiatique en tant que coopération des sociétés et des économies à l’échelle du continent eurasiatique tout entier doit donc devenir LA priorité pour l’UE et la nouvelle Commission européenne. La modernisation et la puissance économique sont en train de changer de camp. L’Europe s’aveugle volontairement par rapport à cette révolution. Ses œillères géopolitiques et l’incompréhension dans laquelle elle demeure face à la Russie qui est pourtant son partenaire naturel face à la Chine comme face aux oukases américains extraterritoriaux, l’empêchent de tirer parti des formidables opportunités économiques, énergétiques, industrielles, technologiques, intellectuelles culturelles et scientifiques qu’une participation proactive aux projets d’intégration eurasiatique lui permettrait. Il faut en être, projeter nos intérêts vers cet espace d’expansion et de sens géopolitique si proche et si riche, et cesser de regarder passer les trains en attendant Godot.

    ADV : Passons au changement de pouvoir aux Etats-Unis. Le bilan de la présidence Trump est-il aussi horrible qu’on le dit ?  L’arrivée de Joe Biden est-elle une bonne nouvelle pour la France et l’UE ?

    CG : Trump a été un président honni comme probablement aucun de ses prédécesseurs par « l’Establishment » au sens large qu’il avait défié par sa victoire et dont il a révélé sans tabou les turpitudes. En dépit de la curée politico-médiatique haineuse et sans trêve qui aura pourri toute sa présidence, avec un « Etat profond » à la manœuvre et des médias hystériques, il a réussi à remettre l’économie américaine en très bonne posture, à mener à bien (quoi qu’on en pense sur le fond), la grande manœuvre anti-iranienne de consolidation du front sunnite pétrolier contre Téhéran, sans pour autant céder à la guerre (en dépit de tous les efforts des bellicistes “néocons” emmenés par le très dangereux John Bolton). Sans la pandémie et son approche désinvolte et toute concentrée sur la nécessité de ne pas enrayer le moteur économique du pays, il aurait remporté un second mandat, ayant même réussi à séduire des franges de l’électorat noir et latino et à gagner près de 75 millions de voix (4 millions de voix de plus qu’en 2016) dans ce contexte de cabale permanente et jusqu’au-boutiste contre lui. 

    Avec Biden, on est repartis comme en l’an 40…. De mon point de vue, Joe Biden, quelles que soient ses qualités, est évidemment une très mauvaise nouvelle pour l’Europe et la France, qui voient se refermer la fenêtre d’opportunité inespérée que le discours trumpien – ouvertement humiliant et sans équivoque – nous avait offert pour enfin sortir de l’enfance stratégique, nous réveiller, faire nous aussi notre « Shift towards Asia » et nous projeter vers notre espace naturel de croissance économique et de densité géopolitique et sécuritaire que constitue l’Eurasie. Une projection qui passe évidemment par une complète révision de notre relation avec la Russie mais qui pourra seule nous permettre d’échapper à la double dévoration sino-américaine qui nous attend.

    Ce sursaut salutaire, qui, aujourd’hui, en France ou en Europe, est capable d’en donner l’impulsion ? Je ne sais pas. Mais il est certain qu’avec Biden, ce n’est pas « un ami » que l’on a retrouvé (Les Etats n’ont pas d’amis) mais notre « doudou » ! Joe Biden est notre bon papa américain qui est enfin revenu pour nous protéger et nous rassurer. Atteints d’un syndrome de Stockholm géant, nous nous sentions depuis quatre ans stupidement orphelins de la férule américaine en gants de velours. Le problème est que ce président ne nous apportera rien d’autre qu’une excuse pour rester à jamais piégés dans une servitude consentie. Bref, je crains fort que nous ne sortions plus, sinon au forceps et sous l’impulsion d’un visionnaire courageux, de notre vassalité stratégique suicidaire vis-à-vis de Washington. L’Allemagne a d’ailleurs pris les devants des retrouvailles avec le puissant « oncle d’Amérique », et ce faisant, elle prend aussi le lead de l’Europe, là encore avec l’aval américain. C’est « le chouchou » de Washington et elle fera tout, y compris contre nous, pour le rester en donnant des gages… jusqu’à vendre des sous-marins à la Turquie ou affirmer que l’OTAN est à jamais l’alpha et l’oméga de la défense européenne. On est très loin de la « mort cérébrale » de l’Alliance ! Avec Biden c’est donc la méthode, non le fond qui va changer, et Berlin a clairement saisi la balle au bond, en réaffirmant sans états d ’âme sa soumission consentie aux oukases américains, enfonçant un dernier clou dans le cercueil de « l’Europe puissance », trop heureuse de rabattre leur caquet à ces Français qui rêvent mollement de ruer dans les brancards, de recouvrer leur souveraineté et osent même prétendre à l’ascendant politique sur elle, première puissance économique de l’Union. Le « couple franco-allemand » est un rêve de midinette française. L’alliance de la carpe et du lapin.

    ADV : L’accusation de tentative de “coup d’Etat” imputée au camp Trump est-elle sérieuse ? Trump a-t-il fracturé l’Amérique ?

    CG : Ce qui s’est passé au Capitole n’est en tout cas pas une tentative de coup d’Etat. Le contresens politique et médiatique délibéré entonné sur tous les canaux d’information là-bas comme ici, est tellement énorme et rabâché comme une évidence qu’on finit par le croire pour ne pas devoir accuser nos journalistes de complaisance avérée ou d’aveuglement gravissime. Pour ma part, j’y vois la révolte d’un électorat qui a subitement compris qu’il devait rentrer dans sa boîte et ne s’y est pas résolu. Les insurgés du Capitole sont en fait nos gilets jaunes. Ils auront souffert le même déni et le même mépris. Cette intrusion aura incarné la très profonde crise de la démocratie américaine, c’est-à-dire de la représentativité du système politique existant qui est en lambeaux. Le divorce entre les élites et le peuple est profond et Trump s’en est fait le héraut. Ce n’est pas lui qui a fracturé la société américaine. Les fractures sont anciennes, grandissantes mais désormais béantes. Le « coup d’Etat », c’est en revanche le refus même du DOJ (Department of Justice) d’examiner les recours pour fraude, c’est le double « impeachment », ce fut l’interminable « Russia Gate », c’est l’exploitation sans vergogne du système institutionnel et médiatique et du juridicisme américains par les Démocrates pour étouffer à tout prix, via Trump, une menace populaire montante, perçue comme illégitime et dangereuse par les élites qui confisquent le pouvoir depuis des décennies dans ce pays.

    ADV : Voit-on se confirmer la “vraie” nouvelle fracture idéologique qui oppose non plus gauche et droite mais “Patriotes” (terme cher à Trump) et mondialistes”, clivage visible aussi en Europe occidentale ?

    CG : Les Européens, et singulièrement les gouvernants et médias français qui avalent cette pâtée ridicule sans une once d’esprit critique, hurlent avec les loups et assènent délibérément des contresens, montrent leur servitude mais aussi leur peur panique de voir cela leur arriver et bousculer leurs Landernau établis. Ils sont plus inquiets que jamais devant les éruptions démocratiques populaires au sein de l’UE, car elles menacent leurs positions acquises. C’est pourquoi ils vouent aux mêmes Gémonies que Trump ses avatars européens (hongrois, polonais ou tchèque), qui, comme lui, écoutent leurs peuples et essaient de faire entendre leurs voix. L’anathème contre le « populisme » est infiniment plus confortable que d’admettre que ce sont là des réflexes de survie des peuples européens qui ne veulent pas succomber à l’arasement identitaire et culturel et à la décadence politique et stratégique. Des peuples qui ne veulent pas d’avantage être noyés dans la « Cancel culture » ravageuse qui est en train d’instaurer, à coups d’excommunications rageuses et au nom de la morale et du progrès, une bien-pensance débilitante qui détruit les individus en prétendant protéger leur liberté narcissique débridée et en faisant sauter les ultimes verrous du bon sens et de la nature, au profit d’une terrifiante dictature des minorités et de tous leurs fantasmes déconstructeurs.

    ADV : Enfin, quelles perspectives pour le Moyen-Orient en 2021 ? Le possible retour des Etats-Unis de Biden dans l’accord sur le nucléaire iranien de 2015, dont Trump s’était retiré, et le rapprochement entre Israël et plusieurs Etats arabes dans le cadre des accords d’Abraham sont-elles des bonnes nouvelles ? 

    CG : L’année a débuté de façon à mon sens dangereuse avec l’assassinat en Irak, le 2 janvier 2020, du général iranien Qassem Soleimani, chef de la force al Qods des Gardiens de la Révolution. Figure héroïque et fer de lance de la politique d’influence régionale de l’Iran, il est assassiné alors même qu’il était chargé de transmettre via Bagdad un message d’apaisement à Ryad, notamment à propos de la sinistre et folle guerre du Yémen initiée par le prince Héritier Mohamed Ben Salman (MBS). Il fallait donc qu’il meurt, puisque la paix ou même le simple apaisement ne semble résolument pas une option séduisante à ceux que le conflit nourrit, et à leur puissant parrain d’outre Atlantique qui vit de et par la guerre, inépuisable source d’influence et de prospérité. Sans parler du fait qu’il fallait sans plus attendre, mettre un frein à l’influence iranienne en Irak que le général Soleimani consolidait activement via les milices chiites locales.

    A l’autre bout de l’année, les « Accords d’Abraham », patronnés par Washington et signés en septembre 2020 entre Israël et son « protégé/obligé » saoudien d’une part, les EAU et Bahreïn désormais rejoints par le Soudan et le Maroc d’autre part, au nom de la normalisation des pays de la région avec l’Etat Hébreu, donnent une idée de la vaste manœuvre d’enveloppement et de récupération stratégique imaginée à Tel Aviv et à Washington. Judicieuse réunion de toutes les monarchies pétrolières sunnites contre l’Iran accusé de tous les maux, mais, bien au-delà de la question nucléaire, avant tout redouté en Israël pour sa ressemblance et non sa différence avec l’Etat hébreu en termes de profondeur culturelle et civilisationnelle, mais aussi de niveau intellectuel industriel, technologique. Bref, pour Tel Aviv, le jour où le marché iranien sera ouvert au monde, ce sera un concurrent redoutable dans le coeur de Washington. Tout n’est évidemment pas à jeter dans cette « manip » des Accords d’Abraham, notamment l’influence croissante des EAU qui sont sans doute les partenaires les plus avisés du coin. Mais la ficelle est grosse, la marginalisation définitive de la question palestinienne en est clairement l’un des effets indirects attendus, et la poursuite de la déstabilisation active des Etats récalcitrants (Liban Syrie, Libye) l’une des compensations manifestes. Même le Qatar semble désormais tenté de rejoindre cet attelage hétéroclite présenté comme « progressiste et moderne », ne serait-ce que pour porter financièrement secours au Hamas à Gaza …avec la bénédiction d’Israël. Il reste néanmoins probable que cette « coordination » sous tutelle n’apaisera pas la lutte pour le leadership du monde sunnite qui oppose Ryad à Ankara, mais aussi à Téhéran, Aman, Doha ou Casablanca, tout en faisant les affaires de Washington que la fragmentation régionale sert par construction. On voit par ailleurs que l’échec des interventions américaines directes ou par « proxys » occidentaux en Irak, Libye, Syrie, qui a permis à la Russie de revenir dans la région depuis 2015, doit être contrecarré en jetant la Turquie dans les pattes de Moscou en Libye, en Syrie et dans le sud Caucase notamment, et qu’il s’agit donc aussi, en polarisant au maximum l’affrontement avec l’Iran, de reprendre la main dans la région contre la Russie, mais aussi contre la Chine dont les diplomaties subtiles et très actives deviennent préoccupantes pour Washington.

    ADV : Vous connaissez bien la Russie et le Caucase : que répondre à ceux qui estiment qu’en Libye et dans le Caucase, la Russie s’est humiliée devant Erdogan qui aurait freiné Haftar à Tripoli et aidé l’Azerbaïdjan à vaincre les Arméniens du Haut Karabakh en plein « étranger proche russe » … 

    CG : Je ne crois pas qu’il faille psychologiser ainsi l’interprétation des événements. La Russie a fait son grand retour sur la scène internationale depuis 2015 et a démontré qu’en dépit de toute la diabolisation, les permanentes manœuvres et les pressions de tous ordres dont elle fait l’objet, elle est toujours une puissance globale dotée d’un pouvoir incarné et populaire, qui se bat pour sa stabilité, son développement et son influence sur l’ensemble de la planète.  

    Quant à l’émergence tonitruante de la Turquie comme puissance déstabilisatrice aux ambitions débridées, ce n’est pas un phénomène sui generis. Le président Erdogan ne pourrait se permettre un dixième de ses foucades et provocations sans le blanc-seing direct ou complaisant de Washington. L’irruption turque dans les affaires mondiales manifeste l’indifférence américaine pour la stabilité de l’Europe et son hostilité paléolithique pour Moscou. Les Etats-Unis utilisent et continueront d’utiliser Ankara comme « proxy » en Syrie, en Libye, dans le sud Caucase et en Asie centrale contre Moscou, en Méditerranée orientale contre les Européens, qu’il s’agit depuis toujours de diviser et d’empêcher de pouvoir jamais atteindre une quelconque forme de puissance collective.

    ADV : Quel est le jeu de l’Allemagne dans cet échiquier mondial de plus en plus polycentrique ?

    CG : Dans ce marché de dupes, Berlin est en convergence tactique (et évidemment stratégique) avec Washington contre Paris, et nous savonne aimablement la planche en se désolidarisant ouvertement de nos postures et gesticulations sur la souhaitable « souveraineté européenne » afin d’assurer la finalisation de Northstream2 en dépit de l’hostilité américaine. La Chancelière allemande fait sans vergogne payer à l’Europe la note du chantage migratoire turc tout en vendant des sous-marins au néo sultan qui exulte d’une telle inconscience. Pourquoi d’ailleurs s’en priver puisque nous ne disons rien ? Le Président Erdogan joue donc sur tous les tableaux car il se sait indispensable à chacun. Il achète des anti-missiles S400 à Moscou et fait fi du courroux américain. La Russie en joue, elle aussi, et manie habilement la carotte et le bâton envers Ankara, selon les zones et les sujets, y compris dans le Haut Karabakh en dépit des apparences. Chacun a besoin de l’autre notamment en Syrie, même si la poche d’Idlib devient bien étroite pour le jeu d’influence des uns et des autres. Sans doute Joe Biden goûtera-il moins que Trump la grossièreté du président turc et ses crises mégalomaniaques. Mais ne nous y trompons pas. Au-delà de probables « condamnations » médiatiques – que nous boirons comme du petit lait, naïfs chatons que nous sommes-, cela ne devrait malheureusement pas modifier en profondeur l’attitude américaine envers la Turquie, puissance majeure du flanc sud de l’Alliance atlantique et très utile caillou dans la chaussure russe, ni envers l’Europe, éternelle vassale appelée à prendre « ses responsabilités », c’est-à-dire, à tout sauf à l’autonomie ne serait-ce que mentale. Être « des Européens responsables » signifiera toujours, pour Washington, être des Européens dociles, obéissants et inconditionnellement alignés sur les prescriptions et intérêts ultimes de l’Amérique.

    ADV : Et celui de la France ? 

    CG : Quant à la France, que son suivisme abscons a plongée dans un discrédit global lourd depuis le milieu des années 2000 (quelles que soient nos épisodiques gesticulations martiales pour nous rassurer), elle est désormais clairement hors-jeu au Moyen Orient. Plus personne ne la prend au sérieux ni ne supporte ses leçons de morale hors sol. Notre incapacité à définir enfin les lignes simples d’une politique étrangère indépendante et cohérente nous coupe les ailes, sape notre crédibilité résiduelle et nous rend parfaitement incapables de constituer un contrepoids utile pour les « cibles » américaines qui ne sont pourtant pas les nôtres et dont la diabolisation ne sert en rien nos intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou stratégiques. Il faut sortir, et très vite, de cet aveuglement.

    Pendant ce temps, la France plonge dans une diplomatie décidément calamiteuse qui l’isole et la déconsidère partout. Elle vient d’abandonner le Franc CFA pour complaire au discours débilitant sur la repentance et les affres de la Françafrique. On continue sur l’Algérie. On expie bruyamment. On ne sait pas vraiment quoi à vrai dire… Mais on se vautre dans les délices masochistes du renoncement. On laisse la place à Pékin, Washington, Moscou et même à Ankara. Il ne sert à rien de geindre sur « l’entrisme » de ceux-là en Afrique, quand on leur pave ainsi la voie. Il faudrait vraiment arrêter avec « le sanglot de l’homme blanc ». Il faut refondre notre diplomatie et aussi d’ailleurs remettre la tête à l’endroit de nombre de nos diplomates au parcours brillant mais incapables de sortir d’un prêt-à-penser pavlovien (anti russe, anti iranien, anti syrien, anti turc même !) qui nous paralyse et nous expulse du jeu mondial. Il faut enfin apprendre à répondre à l’offense ou à la provocation, et à ne pas juste se coucher dès que l’on aboie ou que l’on n’apprécie pas nos initiatives souvent maladroites ou sans consistance, mais aussi parfois courageuses. « Tendre l’autre joue » n’est tout simplement pas possible sur la scène du monde. On s’y fait vite piétiner. Pour être pris au sérieux, il ne faut pas toujours « calmer le jeu ». Il faut montrer les dents avec des « munitions », donc une vision, une volonté et des moyens affectés aux priorités régaliennes.

    ADV : Quel enseignement tirez-vous de la crise sanitaire qui va être également une grave crise économique en 2021 et même socio-politique ? Quel bilan pour la France ?

    CG : Je ne peux éluder ce qui fait cauchemarder les peuples et les dirigeants du monde entier et singulièrement ceux d’Occident depuis un an : la pandémie du COVID 19. Le premier enseignement est que fut initialement démontrée l’inanité de la solidarité et de la lucidité européennes, avec un lamentable retard à l’allumage dans la coordination des politiques. On laissa piteusement tomber les Italiens, on se vola des cargaisons de masques, bref le chacun pour soi a la vie dure, surtout quand certains Etats ferment intelligemment leurs frontières et que d’autres les laissent béantes « par principe ». J’en conclue tout d’abord que ce sont les Etats les plus décisifs, les plus « agiles », les plus pragmatiques et les plus capables de contraindre des franges de leurs populations – tout en maintenant leur économie active – qui s’en sortent le mieux économiquement et même sanitairement. En France, le bilan est lourd. Nous aurons démontré urbi et orbi non seulement la faillite de notre système de soins, autrefois excellent et toujours très généreux mais exsangue, mais plus encore celle de l’armature étatique et administrative de notre pays, embolisée par une bureaucratie en roue libre qui n’obéit plus. Il faut dire que l’autorité est un gros mot, l’esprit d’Etat un fossile et l’obéissance une vertu démonétisée du fait de la certitude de l’impunité en ce domaine comme en bien d’autres.

    L’amateurisme politique, l’incurie logistique, et l’arrogance satisfaite de nos gestionnaires au petit pied, rien ne nous aura été épargné. Notre pays est moralement et économiquement à terre. Dès que nous serons sortis de la phase critique de la pandémie qui fait écran et permet au pouvoir de remplir à seaux le tonneau des Danaïdes au nom de l’urgence sanitaire, la déroute économique et sociale et le déclassement seront massifs. Les Français, à force d’infantilisation et de matraquage médiatique angoissant, en ont perdu leur latin et moutonnent en grommelant. Nos « responsables », dans un déni sidérant, se gargarisent indécemment de leur prétendue bonne gestion. Le réel est définitivement déconnecté de la perception, grâce à une communication quasi totalitaire et à un entêté « tout va très bien Madame la Marquise ! » qui veut rassurer le Français désabusé. Il sait pourtant bien, lui, que tout va très mal, mais il cherche protection jusque dans l’illusion et le renoncement. La politique ce n’est pas de la « com », de l’image, encore moins de la gestion à la petite semaine et au doigt mouillé. C’est une vision, du courage, l’acceptation du risque et de l’impopularité, de la planification, de la logistique implacable… et de l’autorité ancrée dans l’exemplarité. Pas du caporalisme ni de l’infantilisation de masse. De l’autorité, qui produit de la confiance et oblige chacun à l’effort.

    Caroline Glactéros, propos recueillis par Alexandre del Valle (Geopragma, 22 janvier 2021)

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  • Une nouvelle mission historique pour l'Europe ?...

    Les éditions Ars Magna viennent de publier un essai de Yohann Sparfell intitulé Res Publica Europae - Nouvelle mission historique de l'Europe pour le XXIe siècle. L'auteur anime le  blog In Limine.

     

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    " En notre époque qui marque un carrefour pour la destinée de l’Europe, il ne subsiste que deux voies : soit nous continuons à nous enferrer naïvement et irrémédiablement dans l’aporie du suprémacisme économiste et l’aventurisme post-humain de la modernité tardive néo-libérale, soit nous décidons d’élever nos regards vers certains principes intemporels qui constituèrent en d’autres temps le socle spirituel et politique de notre humanisme originel. Ces principes, cet ouvrage a pour dessein de les faire radicalement sortir et de leur galvaudage et de leur latence afin que notre civilisation européenne puisse s’y abreuver de nouveau et ainsi adopter un nouvel enthousiasme pour l’avenir commun de ses peuples.
    Pour ce faire, l’auteur a tâché de redonner à certains mots qui servent à nommer ces principes leur force d’évocation et d’inspiration prescriptive, en leur restituant tout simplement leur sens. En revisitant les notions fondamentales, l’auteur participe d’un travail de fond qui croît de façon occulte au sein même de la dégénérescence postmoderniste.
    Le travail publié dans cet ouvrage est en outre une expression de la volonté consistant à vouloir élever notre civilisation européenne au niveau de la nécessité vitale et humaine actuelle d’instaurer un ordre mondial multipolaire. Il est une participation à l’affirmation idéale d’un dépassement des vieilles idéologies qui nous ont menées à l’impasse de l’autodénigrement de nos êtres. Ce livre est donc une lecture indispensable pour tous ceux qui s’intéressent ou qui voudraient participer à l’élaboration d’une Quatrième Théorie Politique pour l’Europe. "

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  • Un nouvel ordre mondial ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous Le Samedi Politique de TV Libertés, diffusé le 30 novembre 2019 et présenté par Élise Blaise, qui recevait Caroline Galactéros, pour évoquer le nouvel ordre multipolaire et l'absence de l'Europe dans le jeu des puissances. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

                                 

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  • La Russie et le « monde multipolaire »

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue Jacques Sapir, cueilli sur son site RussEurope et consacré au monde multipolaire...

    Économiste hétérodoxe, Jacques Sapir a publié de nombreux essais, dont, récemment, Souveraineté, démocratie, laîcité (Michalon, 2016).

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    La Russie et le « monde multipolaire »

    La Russie s’est adaptée à ce que l’on appelle le monde « multipolaire ». Mais, s’il semble bien que la Russie ait tiré, de gré ou de force, toutes les conclusions qui s’imposaient du fait de la multi-polarisation du monde tel n’a pas été le cas de l’Union européenne. C’est ce qui explique la montée des désaccords entre l’UE et la Russie, une montée qui date de bien avant la « crise ukrainienne » et les dramatiques événement de 2014-2015 et qui peut se constater dès les années 2003-2005.

    Le monde multipolaire fut, pendant des décennies un objectif pour la politique étrangère de la France gaulliste puis Mitterrandienne. Mais il n’est devenu une réalité que depuis le début des années 2000, avec le constat d’échec de ce qui aurait pu être le « siècle américain »[1] et qui sera, probablement, le siècle chinois. Nous avons vécu l’avortement du siècle de l’hyperpuissance américaine. Non que les Etats-Unis ne soient aujourd’hui une puissance majeure, que ce soit dans le domaine militaire, dans le domaine économique ou encore dans le domaine culturel. Les différentes « théories » sur un effondrement des Etats-Unis qui circulent de ci de là reflètent bien plus les illusions et parfois les délires de leurs auteurs qu’un état de la réalité. Les dirigeants de la Russie actuelle en ont parfaitement conscience. Mais, les Etats-Unis n’ont plus la capacité d’agir comme « l’hyperpuissance » qu’ils étaient devenus au moment de la dissolution de l’URSS. Le déclin des Etats-Unis est aujourd’hui un fait. Il constitue un des éléments du contexte du monde actuel.

    Ce fait a été analysé, et compris, par les responsables de la Russie. Et, sur ce point, il est frappant de constater les similitudes entre la politique russe et la politique étrangère gaullienne. Mais ce fait semble avoir largement échappé aux responsables des institutions européennes. Aujourd’hui, il est clair que, face au monde, la Russie et l’UE ne parlent plus le même langage.

    Les conséquences de la fin de l’Hyperpuissance

    La notion d’hyperpuissance a marqué les années 1990[2]. Elle reflétait l’hégémonie des Etats-Unis et fut mise en valeur dans ce que l’on appelle la « Première guerre d’Irak », c’est-à-dire les opérations de la coalition internationale visant à forcer Saddam Hussein à évacuer le Koweït. Le général Lucien Poirier, un des pères de la pensée stratégique française moderne, dressait un étonnant parallèle entre la « guerre du Golfe » et la victoire de Rome sur Carthage à Zama : « Après Zama, les vieux sénateurs romains répugnaient encore à reconnaître le destin de la Ville. Le désordre, dans une Grèce trop proche pour qu’il y fût tolérable, les contraignit nolens volens à étendre l’horizon ouvert par la victoire sur Carthage. Ils étaient embarqués. L’empire était en marche. Les analogies historiques sont toujours douteuses. Mais, après la fin du monde bipolaire, comment l’accident que fut la guerre du Golfe, nécessaire à la fois pour décoder le sens du passé et indiquer celui de l’avenir, ne porterait-il pas à imaginer cet avenir sous les traits d’un imperium américain…[3] ? »

    Les États-Unis semblaient ainsi disposer, en ce début de la dernière décennie du xxe siècle, d’une totale suprématie, tant militaire qu’économique, tant politique que culturelle[4]. La puissance américaine rassemblait alors la totalité des caractéristiques du « pouvoir dominant », capable d’influencer l’ensemble des acteurs sans avoir à user directement de sa force (ce que l’on appelle le « soft power ») après la démonstration qu’elle venait de fournir. Elle était surtout capable d’établir son hégémonie sur l’espace politique international, en particulier en imposant ses représentations explicites et implicites ainsi que son discours[5]. Le fait que la coalition ait pu opérer avec la neutralité passive ou active de l’URSS et de la Chine, montrait bien que ces puissances, à l’époque, reconnaissaient le fait de l’hyperpuissance.

    Or, dans les dix ans qui suivirent, les Etats-Unis vont gaspiller le capital acquis et être dans le même temps confrontés à la montée en puissance de la Chine et au retour de la Russie sur la scène internationale[6]. La stratégie américaine fut touchée au plus profond de ses fondements par les conséquences économiques, financières, politiques et idéologiques de la première crise financière du monde globalisé, celles de 1997-1999, puis par la crise de 2007-2009, crise dont le monde n’est d’ailleurs toujours pas sorti. La mise à nu des limites de la puissance des États-Unis et l’émergence (ou la réémergence) d’acteurs concurrents (Chine, puis Russie) ont été la partie visible du choc induit par ces événements. La crise de 1997-1998 a conduit de nombreux pays à modifier leurs stratégies économiques, et à adopter des politiques commerciales très agressives dont l’addition provoque aujourd’hui une fragilisation générale de l’économie mondiale. La partie invisible a peut-être été encore plus importante. Le discours néolibéral qui s’est trouvé brutalement dévalorisé, dans les représentations populaires comme au sein des cercles responsables voire au sein du Fond Monétaire International[7]. Si des notions telles que la politique économique nationale, la politique industrielle, la réglementation des flux financiers internationaux ou le protectionnisme sont redevenues légitimes, et ce alors que s’amplifie l’importance de la notion de démondialisation[8], c’est dans une large mesure à cette crise et au débat qu’elle suscita qu’on le doit.

    Mais, le début du déclin des Etats-Unis s’est accompagné par une radicalisation de la politique de ce pays. Ce basculement a favorisé l’accès au pouvoir de ceux que l’on appelle les « néoconservateurs » ou neocons. La politique des neocons, a été construite sur une série de raccourcis idéologiques[9]. Elle allait à contresens de ce qu’aurait dû être le pouvoir d’une réelle hyperpuissance et a abouti aux désastres politiques, diplomatiques, mais aussi militaires que l’on a pu observer en Irak et en Afghanistan (et dont les conséquences ne sont pas épuisées car le soi-disant « Etat Islamique » découle de ces échecs) et aujourd’hui en Libye et en Syrie. Ces désastres ont déjà produit leurs effets. Sans le tournant de la politique américaine et l’échec de ce dernier, il y avait peu de chances que les liens entre la Russie, la Chine et les pays d’Asie centrale se cristallisent dans l’Organisation de Sécurité de Shanghai, première organisation de sécurité internationale post-guerre froide. On ne verrait certainement pas se développer de la manière dont il le fait, le triangle entre la Chine, l’Inde et la Russie ou une concurrence entre ces trois puissances (en particulier en Afrique) n’exclut nullement une réelle coopération stratégique.

    Le choix de la Russie

    La Russie a aussi fait un choix raisonné, et l’on pourrait dire aussi raisonnable, de se tourner vers l’Asie. Ce choix est important et marque une rupture importante dans la politique étrangère russe depuis 1750. La Russie se définissait comme une puissance européenne. Mais, ce choix n’est pas exclusif d’une priorité qui reste donnée à l’Europe et plus globalement au bassin de l’Atlantique. Ce choix est d’une importance capitale, tant en économie, alors que l’on voit l’Europe s’enfoncer dans la stagnation et dans la crise, mais aussi politique. Ce choix est la manifestation de la multipolarité du monde. Dans cette situation, il nous faut constater que l’Union européenne s’empêtre toujours plus dans la gestion au jour le jour, sans aucun recul, du problème des réfugiés et des migrants.

    Les pays qui furent à la base de l’Union européenne avaient pourtant fait face à une autre crise des réfugiés, appelés alors « personnes déplacées » de 1945 à 1950, et ce alors qu’ils étaient dans des conditions économiques autrement plus mauvaises, la reconstruction des dommages de la seconde guerre mondiale étant loin d’être achevée, qu’aujourd’hui. Il peut donc sembler étrange qu’aujourd’hui, ces pays étant incommensurablement plus riches que dans l’immédiat après-guerre, ils soient dans l’incapacité de gérer cette crise. De fait, les pays de l’Union européenne oscillent entre des accords de court terme qui ressemble bien plus à une réaction face au chantage d’une autre puissance (la Turquie en l’occurrence) et la négation de règles auxquelles ils se prétendent attachés (comme les accords de Schengen).

    La question de la répartition des réfugiés sur le territoire de l’UE a soulevé d’énormes difficultés, qui ne sont d’ailleurs pas résolues. Cette crise actuelle des refugiés est donc un symbole : elle montre que la construction européenne a épuisé ses effets et qu’elle constitue désormais un obstacle à la capacité de réaction des pays qui composent l’Union. La Grande-Bretagne pourrait bien, en juin 2016, en tirer toutes les conséquences en votant pour le « Brexit ». L’union européenne a été incapable de tirer les leçons du monde multipolaire et, de ce fait, elle est en train de sortir de l’histoire.

    Que signifie la multi-polarisation du monde ?

    Un monde multipolaire implique des règles qui soient acceptées par l’ensemble des participants. Mais, dire cela, ne revient pas remettre en question la souveraineté des Etats. Et ceci pour une très simple, et très bonne raison : le droit international, qui est nécessaire, est par nature un droit de coordination. Cela veut dire qu’une décision ne peut être prise qu’à l’unanimité des participants. Bien entendu, une telle situation peut permettre à l’un de ces participants de « bloquer » une décision si il considère que cette décision provoquerait un empiètement dramatique sur ses intérêts vitaux. Mais c’est justement à cela que sert ce système de l’unanimité : donner la garantie à chaque Etat que ses intérêts vitaux seront respectés.

    Il faut donc ici revenir aux principes même droit international. La thèse de la « mondialisation » de l’économie, et plus généralement l’émergence de problèmes globaux, a été fréquemment évoquée pour justifier une réduction des pouvoirs des États au profit d’une montée en puissance d’organisations supranationales et des abandons progressifs de souveraineté.

    Il y a là une série de confusions. Comme l’a montré Simone Goyard-Fabre, le fait que l’exercice de la souveraineté puisse être techniquement difficile, par exemple pour des raisons de complexité, n’affecte nullement la nature de la souveraineté : « Que l’exercice de la souveraineté ne puisse se faire qu’au moyen d’organes différenciés, aux compétences spécifiques et travaillant indépendamment les uns des autres, n’implique rien quant à la nature de la puissance souveraine de l’État. Le pluralisme organique […] ne divise pas l’essence ou la forme de l’État ; la souveraineté est une et indivisible[10]. »

    Une tentative de réfutation de la pertinence de la souveraineté a été cependant produite par un auteur hongrois, Andras Jakab. Sa critique de la souveraineté est parfaitement convergente avec le discours tenu par l’Union Européenne[11]. Jakab se fonde sur les abus commis au nom du principe de souveraineté pour critiquer ce principe lui-même. Mais il ne peut en être ainsi que si l’abus démontre une incomplétude du principe et non de sa mise en œuvre. Viendrait-il à l’esprit des contemporains de détruire les chemins de fer au nom de leur utilisation par le Nazis dans la destruction génocidaire des Juifs et des Tziganes ? Or, ceci est bien le fond du raisonnement tenu par Jakab. Cet auteur en arrive alors à justifier un primat du légalisme au détriment de la légitimité. Mais, cette vision pourrait tout aussi bien justifier des abus dramatique, ainsi que le montre David Dyzenhaus. Dans son ouvrage, The Constitution of Law, il en produit une critique virulente. Il attaque ce qu’il appelle le positivisme juridique. Cette critique est fondamentale. Elle permet de comprendre comment l’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) et la fidélité au texte (à une constitution comme à un traité international) tourne bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales quelles qu’elles soient. David Dyzenhaus évoque les perversions du système légal de l’Apartheid[12] en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme»[13].

    C’est pourquoi la souveraineté reste fondamentale dans le monde moderne. Elle, et elle seule, permet de définir une légitimité sans laquelle le principe de légalité peut n’être que le masque des pires tyrannies. C’est aussi pourquoi, et il convient de le rappeler, le droit international est nécessairement un droit de coordination et non un droit de subordination[14], ce que Poutine nous rappelle à sa façon dans son discours de Munich. Plus fondamentalement, l’idée d’opposer la souveraineté de la norme juridique des traités internationaux à la souveraineté démocratique des États renvoie à une ignorance profonde des origines du concept de souveraineté[15].

    De fait, cette haine pour la souveraineté nationale, cette tentative constante de dissolution du principe de la souveraineté caractérise bien l’Union européenne. Ceci pourrait avoir pour but de faire naître une autre Nation. Et, si tel était le cas, on pourrait alors comprendre, sans toutefois nécessairement approuver, le projet. Mais tel n’est même pas le cas. En affirmant péremptoirement que l’UE est un projet « sui generis »[16], les dirigeants européens s’exonèrent de fait de tout contrôle démocratique, et veulent de cette manière supprimer la possibilité d’une contestation en légitimité. Dans les faits ils enterrent le principe de souveraineté nationale, mais sans le remplacer par un autre principe. Une conclusion que l’on peut tirer, dans le domaine des représentations, de l’avortement du « siècle américain » est qu’il contient sans doute le naufrage des tentatives d’une pensée politique « postmoderne » telle qu’elle s’est développée en Europe dans les années 1990, en particulier autour du projet de Traité constitutionnel européen[17].

    On comprend alors tout ce qui oppose la Russie à l’Union européenne qui s’est aventurée dans l’impasse d’une pensée dite post-moderne, qui, ici comme ailleurs, s’est avérée un échec[18].

     

    La notion russe de « démocratie souveraine »

    Face à ce processus de constitution d’un monde multipolaire, les dirigeants russes ont formulé la notion de « démocratie souveraine ». Cette dernière vaut beaucoup mieux que l’usage instrumental qui a pu en être fait. Dans son discours de Munich de 2007, et depuis à de multiples reprises, Vladimir Poutine a exprimé le constat qu’il ne saurait y avoir d’organisation de la communauté des nations sans le respect de la souveraineté de chacune d’entre elles. Il a aussi exprimé le constat qu’il ne pouvait y avoir de légalité (le droit international) sans existence d’une légitimité, et que cette dernière ne saurait se construire, dans un univers structuré par des intérêts divergents et des valeurs multiples, que sur la base de la souveraineté[19].

    Cette démarche en politique internationale est cohérente avec la définition par celui qui était en 2006 et 2007 le premier adjoint au chef de l’administration présidentielle russe, Vyacheslav Surkov, de la notion de « démocratie souveraine »[20].

    On peut considérer que cette notion, qui justifie certaines restrictions apportées au fonctionnement d’organisations étrangères, est purement instrumentale. Qu’elle soit utilisée en ce sens est certain. Mais, cela ne remet pas en cause cette notion. Le cadre politique en Russie est aujourd’hui tel que les dirigeants russes n’ont nullement besoin de produire un concept pour justifier des mesures restrictives, que l’on trouve ces dernières justifiées ou non. Ils auraient pu prendre des mesures visant à contrôler ou restreindre l’action des ONG et des mouvements politiques sans faire le détour d’une construction théorique. Celle-ci n’est pas nécessaire pour que de telles mesures soient largement acceptées aujourd’hui par la population russe.

    Si l’usage instrumental de la notion de « démocratie souveraine » ne doit donc pas être écarté, il serait dangereux de la réduire à ce dernier. La tendance de la plupart des observateurs à ne voir dans cette notion qu’une simple construction ad hoc visant à justifier des mesures répressives est une erreur. On est en présence d’une démarche originale pour penser la relation entre démocratie et souveraineté dans le contexte « post-impérial » russe, mais aussi mondial, à la suite de l’échec du projet hégémonique américain. Le ralliement à ce concept d’Andreï Kokochine, qui fut l’un des penseurs des relations internationales de l’URSS gorbatchévienne, est aussi très significatif[21]. Au-delà des échanges de l’été 2006, les thèses de Surkov ont acquis progressivement une importance considérable. Elles ont ainsi largement inspiré une partie du discours tenu par le « parti du Président », Russie Unie lors des élections législatives de décembre 2007.

    Surkov, pour construire son argumentation, prend appui sur une citation d’Ernesto « Che » Guevara, qui distingue les pays réellement souverains de ceux qui n’ont que l’apparence de la souveraineté et dont la politique est en réalité aux mains des multinationales. Ainsi, la notion de « démocratie souveraine » ne réclame pas seulement un contrôle sur les organisations contrôlées de l’extérieur qui interviennent dans la vie politique russe, mais aussi sur les entreprises dont l’activité économique a un impact direct sur le contexte de la mise en œuvre ou de la conception des choix politiques. Dans la manière même dont il argumente, Surkov met en œuvre une problématique de la pertinence des formes légales et juridiques dans des contextes socio-économiques marqués par une très forte asymétrie de la distribution des richesses et du pouvoir économique. Cette problématique, dans un monde marqué depuis la vague néolibérale de la fin du xxe siècle par l’explosion de ces asymétries (et l’on connaît tous le débat qui a lieu tant aux Etats-Unis qu’en Europe sur le « 1% » le plus riche de la population), est indiscutablement pertinente.

    Cette notion de démocratie souveraine contient aussi une référence explicite à Franklin Delano Roosevelt, dont le 125e anniversaire fut l’occasion d’une importante réunion politique à Moscou le 8 février 2007[22]. Surkov n’est pas le premier en Russie à considérer que Roosevelt, et plus particulièrement l’homme du New Deal et du contrôle sur la grande industrie entre 1941 et 1945, est un exemple de « capitalisme civilisé »[23]. Vladimir Poutine lui-même avait repris à son compte la référence directe à Roosevelt et à son conflit avec la Cour suprême au sujet des lois du New Deal dans son message à la Douma du 10 mai 2006. Evgueni Primakov, dont l’action de septembre 1998 au printemps 1999 fut indiscutablement le début du renouveau russe, a aussi fréquemment cité Roosevelt comme un exemple[24].

    L’intervention de V.J. Surkov lors du 125e anniversaire de Roosevelt précise la notion de « démocratie souveraine ». Le lien entre souveraineté et démocratie est autant interne (« l’oligarchie et la bureaucratie ne doivent pas séparer les pouvoirs en place du peuple et aliéner ce dernier » et « il n’y a pas de véritable liberté pour les pauvres ») qu’il est externe (« les relations internationales ne doivent pas être mues par les firmes multinationales et l’agression »). La notion de souveraineté ne se construit donc pas seulement dans une opposition à une ingérence étrangère, mais aussi dans une opposition à la capacité de certaines forces sociales internes à vider l’exercice de la démocratie de son contenu réel. Interpréter dans ce contexte la notion de souveraineté uniquement dans le contexte des relations de l’État-nation avec les autres acteurs des relations internationales est clairement une erreur et un contresens. La souveraineté, sous la plume de Surkov, renvoie à l’exercice réel par le peuple de son pouvoir politique, au-delà du simple respect des règles et des procédures. Quelle qu’ait pu être l’évolution ultérieure du personnage, son nom restera attaché à ce moment où il sut faire renaître dans le contexte de la Russie la notion de démocratie et celle de souveraineté.

    La mise en pratique de la démocratie souveraine

    Il est alors frappant que la construction de la notion de démocratie souveraine ait eu lieu dans les années qui ont vu le monde multipolaire devenir une réalité. Mais il est aussi très symbolique que cette notion ait vu le jour en Russie.

    Cette notion tire en réalité son origine de la pensée politique européenne depuis le XVIème siècle. Elle est très fidèle dans son esprit à l’œuvre de Jean Bodin dont on a dit, dans un ouvrage récent[25], à quel point sa pensée était fondamentale dans le monde moderne. Elle aurait pu, et en un sens elle aurait dû, être produite en France, ou en Europe. Mais, l’Europe est aujourd’hui épuisée. Elle s’abandonne aux délices pervers de la servitude volontaire, que ce soit en tant qu’Union européenne, dans sa relation envers les Etats-Unis, ou que ce soit dans le cadre de chaque pays membre de l’Union européenne. Le succès des idées néoconservatrices en France, au moment même où leur nocivité et leur incapacité à rendre compte de la complexité des relations internationales étaient pourtant avérées, est symptomatique de cette relation quasi-coloniale que certaines fractions de nos élites entretiennent avec les Etats-Unis.

    Dans les faits, cette soumission des élites à la politique des Etats-Unis se manifeste sur de nombreux points, qu’il s’agisse des relations avec la Russie ou de la signature de ce traité désastreux, le Traité de Libre-Echange connu comme TAFTA. Et, la tragédie de cette situation est que les élites, en particulier en France, ont succombé à l’influence américaine au moment historique ou le vieux rêve gaulliste de monde réellement multipolaire, était en train de devenir une réalité. La Russie, sur ce point, s’avère la véritable héritière du projet gaullien.

    Les élites, que nous le considérions dans le cadre français ou dans celui de l’Union européenne, sont désormais parfaitement déconsidérées et elles ont perdu toute légitimité. Il est temps qu’elles soient balayées. Comme l’écrivait Thomas Bottomore[26], l’histoire est un cimetière d’élite !

    Jacques Sapir (RussEurope, 

    Notes

    [1] Sapir J., Le nouveau XXI siècle, Paris, le Seuil, 2008.

    [2] Richardot, P. Les États-Unis, hyperpuissance militaire à l’aube du XXIe siècle. Economica, 2005. Collection : Hautes études stratégiques (ISC).

    [3].Lucien Poirier, « La guerre du Golfe dans la généalogie de la stratégie », Stratégique, n° 51/52, 3e et 4e trimestres 1991, p. 69-70.

    [4] Védrine H., « Les États-Unis : hyperpuissance ou empire ? » in Cités, 2004/4 (n° 20), pp. 139-151.

    [5].Robert A. Dahl, « The concept of power », Behavioral Science, vol. 2, n° 3, 1957, p. 201-215.

    [6] Védrine H., « Que reste-t-il de l’hyperpuissance? », in Géoéconomie, août – septembre – octobre 2013.

    [7] Ostry J.D., Loungani P., et Furceri D., « Neoliberalism: Oversold? », in Finance & Development, Juin 2016, Vol. 53, No. 2.

    [8] Sapir J., La Démondialisation, Paris, le Seuil, 2010 ; De Kerdrel, Y., « Et maintenant la démondialisation », in Le Figaro, 27 mai 2016, http://www.lefigaro.fr/vox/economie/2016/04/27/31007-20160427ARTFIG00040-et-maintenant-la-demondialisation.php

    [9]. Voir Fukuyama F., After the Neocons. America at the Crossroads, New Haven, Conn., Yale University Press, 2006 ; trad. fr. de Denis-Armand Canal, D’où viennent les néoconservateurs ?, Paris, Grasset, 2006.

    [10] Goyard-Fabre S., « Y a-t-il une crise de la souveraineté ? », Revue internationale de philosophie, vol. 45, n° 4, 1991, p. 459-498, ici p. 480-481.

    [11] Jakab A., « La neutralisation de la question de la souveraineté. Stratégies de compromis dans l’argumentation constitutionnelle sur le concept de souveraineté pour l’intégration européenne », in Jus Politicum, n°1, p.4, URL : http://www.juspoliticum.com/La-neutralisation-de-la-question,28.html

    [12] Dyzenhaus D, Hard Cases in Wicked Legal Systems. South African Law in the Perspective of Legal Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1991.

    [13] Dyzenhaus D., The Constitution of Law. Legality In a Time of Emergency, Cambridge University Press, Londres-New York, 2006.

    [14] Dupuy, René-Jean, Le Droit international, Paris, PUF, 1963.

    [15] Voir Sapir J., « L’ordre démocratique et les apories du libéralisme », Les Temps modernes, n° 610, septembre-novembre 2000, p. 309-331.

    [16] Comme Manuel Barroso, Barroso J-M., Speech by President Barroso: « Global Europe, from the Atlantic to the Pacific », Speech 14/352, discours prononcé à l’université de Stanford, 1er mai 2014

    [17] Voir Wenzel N., « It works in practice, but will it work in theory ? Toward a research agenda on the emergences of constitutional culture into constitutional order », George Mason University, document de travail, 2003.

    [18] Voir Barré, J-F., « Déconstruire » le « postmodernisme » in L’Homme Année 1999 Volume 39 Numéro 151 pp. 267-276 : voir aussi Godelier M. Sciences sociales et anthropologie, Paris, CNRS Éditions, 2011.

    [19] Point que j’ai personnellement développé dans « L’ordre démocratique et les apories du libéralisme », art. cité.

    [20] Les positions et les argumentaires de Vyacheslav Surkov se trouvent sur le site du parti « Unité de la Russie », www.edinros.ru .

    [21] Voir Kokoshin A., « Real sovereignty and sovereign democracy », Russia in Global Affairs, n° 4, 2006, octobre-décembre. Le texte a été publié en russe sous la forme d’une brochure : Andreï Kokochine, Suverenitet, Moscou, Evropa Publishers, 2006.

    [22].Cette réunion se tint à l’Institut des relations internationales, en présence de William J. Burns, ambassadeur des États-Unis en Russie, ainsi que de nombreux historiens et économistes. L’intervention de Vyacheslav Surkov est disponible sur http://english.pravda.ru/russia/politics/87376-Vladmir_Putin-0 .

    [23] Dans un article publié le 6 février 2007 dans la Krasnaja Zvezda, l’académicien Andreï Kokochine souligne lui aussi les mérites de Roosevelt en insistant sur son conflit avec le big business dans le cadre du New Deal.

    [24] L’auteur de ces lignes a eu l’occasion à plusieurs reprises de discuter de ces points avec M. Primakov après 1999. La dernière intervention publique d’Evgueni Primakov sur ce thème fut une longue interview sur la chaîne de télévision NTV le dimanche 28 janvier 2007.

    [25] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.

    [26] Bottomore T., Elites and Society, Londres, Watts, 1964

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  • Pour une Europe-puissance dans un monde multipolaire !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Aymeric Chauprade à Boulevard Voltaire et consacré à la question de l'Europe au sein du monde multipolaire...

     

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    «En 1991, après la chute de l’URSS, nous avons manqué une chance historique…»

    Un monde bipolaire pouvait induire un possible choc des civilisations. Mais l’univers multipolaire qui s’annonce est-il forcément plus rassurant ?

    Le monde bipolaire n’était pas le choc des civilisations, il était le choc de deux utopies mondialistes, le libéralisme et le socialisme planétaires, chacune adossée à la logique de puissance d’une nation motrice, les États-Unis et la Russie. Remarquez que la théorie du choc des civilisations a repris de l’actualité juste après l’écroulement de l’Union soviétique, avec Samuel Huntington, quand précisément les Américains, pour ne pas voir leur alliance otanienne connaître le même sort que le pacte de Varsovie, ont tenté de réveiller les représentations civilisationnelles.

    Ce qui s’est passé à partir de 1991 est assez simple. Le projet unipolaire américain (l’Amérique-monde) s’est accéléré, et il lui a été offert d’un coup, par l’effondrement soviétique, des territoires immenses à intégrer dans l’OTAN, comme dans l’OMC. En opposition au projet unipolaire, les émergents importants – Russie, Chine, Turquie, Inde, Brésil – se sont mis à reconstruire leur puissance régionale et à marcher vers la puissance. Seuls les Européens sont interdits de « puissance » par l’Union européenne et donc incapables de préparer l’Europe-puissance dont nous aurions besoin pour affronter les défis à venir. Bien sûr que le monde multipolaire n’est pas plus rassurant que le monde bipolaire. Si nous voulons la paix, il faut en réalité l’équilibre des puissances. La bipolarité a reposé sur l’équilibre de la terreur. La multipolarité doit reposer sur l’équilibre de toutes les puissances, nucléaires ou conventionnelles.

    Est-ce l’occasion pour l’Europe, non pas de retrouver son rôle dominant de naguère, mais au moins de reprendre la main sur l’échiquier mondial ?

    En 1991, après l’écroulement de l’URSS, les Européens ont raté une chance historique. Ils pouvaient décider de s’émanciper des États-Unis (sans se fâcher avec eux, là n’est pas le but !) et construire une Europe-puissance. Mais avec le Royaume-Uni (le général de Gaulle avait vu juste) et une logique d’élargissement à l’Est (intégration horizontale) qui diluait tout effort d’intégration verticale, c’était impossible! Le triste bilan des 23 années qui suivent la fin de l’ère bipolaire, c’est que les Européens ont finalement abdiqué leur souveraineté non pour une « Europe-puissance », mais simplement pour s’arrimer aux USA et la dynamique d’élargissement de l’OTAN. Sur le continent eurasiatique il y a place pour trois blocs de puissance – l’Europe, la Russie et la Chine –, seulement les Américains n’en veulent surtout pas car ils perdraient alors la main sur l’histoire mondiale.

    Ne serait-ce pas le moment, pour la France, de remettre à l’honneur ses vieilles alliances : Turquie, Amérique latine, monde arabe ?

    L’échec géopolitique, économique, social de l’Union européenne doit nous imposer une remise en cause complète du cadre actuel, fondé sur le couple OTAN/UE. Nous devons retrouver notre souveraineté nationale et proposer à nos amis et partenaires européens d’en faire autant (ce qu’ils feront dès lors que nous le ferons), puis refonder le projet européen sur l’idée d’une Europe confédérale et d’un partenariat fort avec la Russie. Les Allemands peuvent ouvrir à la France l’Europe centrale et orientale, tandis que nous pouvons aider les Allemands à se développer outre-mer grâce à notre présence mondiale (nous avons le deuxième espace maritime mondial derrière les Américains, et une grande partie des ressources de demain est en mer). Un véritable protectionnisme européen doit être mis en place sur le plan économique. L’Europe de demain devra aussi avoir une véritable flotte européenne reposant d’abord sur l’alliance de trois puissantes marines – française, allemande et russe – qui ensemble pourront peser autant que la flotte états-unienne, nous assurer une présence maritime mondiale et assurer la sécurité de nos approvisionnements. Tant que nous dépendrons de la thalassocratie américaine, nous ne serons pas indépendants.

    Contrairement à ce que l’on entend souvent, les souverainistes ne sont pas opposés à l’idée européenne, bien au contraire. Ils veulent simplement la refonder sur un authentique projet de civilisation (les racines chrétiennes de l’Europe, l’affirmation de nos identités) autant que de puissance (la puissance ne signifie pas l’agression !), tenant compte des réalités nationales et des complémentarités possibles entre nations européennes. La preuve même que l’Union européenne est en train de tuer la puissance européenne, c’est que tous les budgets de défense nationaux européens sont en train de s’effondrer sans qu’aucune défense européenne n’émerge en échange ! Il y a une règle simple dans la vie, c’est que si un système en place depuis maintenant plus de vingt ans a produit un effondrement identitaire, économique, social, géopolitique de l’Europe, c’est qu’il n’est pas bon et qu’il faut en changer sans plus tarder.

    Aymeric Chauprade, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 11 décembre 2013)

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