Pourquoi il faut sortir de la crise des Gilets Jaunes par le bas
Il y a quelqu’hypocrisie dans le chœur des « Bien-pensants » qui pleurent « l’absence d’organisation », le « manque de débouchés », voire la perversion d’un mouvement qu’on peine à discréditer dans l’opinion publique à coups d’accusations de violence, de barbarie et maintenant d’antisémitisme.
L’opinion publiée, nos bien-pensants imaginaient (attendaient) au début des rassemblements sur les ronds-points que ces « bof », buveurs de bières et chantres de la voiture déversent un tombereau de slogans xénophobes, homophobes, racistes.
Il n’en a rien été.
Ces mêmes commentateurs parlent avec nostalgie d’une fraternité disparue, mais ils ont été incapables de la percevoir dans les premiers mouvements, tout occupés qu’ils étaient à faire l’inventaire (souvent ironique) des revendications des gilets jaunes et à pointer leurs incohérences.
On a tenté d’exploiter les sursauts et les chaos inévitables de toute manifestation sur la voie publique, de tout rassemblement non canalisé par les codes partisans ou syndicaux dans un jeu de concurrence victimaire : gilets jaunes contre commerçants des centres villes ; gilets jaunes contre policiers ; gilets jaunes contre journalistes, contre élus du peuple etc. et maintenant gilets jaunes contre Juifs.
On est dans le temps des invectives, des réactions hystériques, des diverses expressions de haine. C’est à cette « fin de mouvement » que je voudrais réfléchir.
Les invariants de la fin
Qu’il s’agisse des grandes grèves avec occupation des usines de 1936, de la fin des occupations d’universités et d’usines de Mai 68, ou maintenant de la fin des rassemblements sur les ronds-points des Gilets jaunes, une fin de mouvement se déroule selon quelques grands invariants :
– ce qu’on appelle le « pourrissement » du mouvement, ses dérives violentes, ses fractionnements et ses conflits internes ;
– une dépression collective corollaire du reniement et du délitement des liens amicaux noués dans le rassemblement ;
– une perte du sens du « collectif » : les petits chefs tentent de réescompter leur célébrité naissante comme l’ont fait nombre de leaders de l’UNEF reconvertis très vite après 1986 en militants socialistes ou en candidats sur diverses listes aux élections électorales ; les syndicalistes et autres politiques abandonnent leur militantisme et leur espérance ; d’autres se lancent frénétiquement dans diverses luttes, ainsi des Zadistes ou autres squatters. Et puis beaucoup rentrent chez eux, tristes sans doute, certains tentant de continuer les échanges et les rencontres, d’autres s’isolant en famille.
– Des commentaires compassionnels des grandes voix de la bienpensance : qui expliquent ce qu’il aurait fallu faire et ne pas faire. Soulagées quand même que le boulet les ait épargnés cette fois encore !
Il faut néanmoins se garder de se croire trop vite « tiré d’affaire », de penser qu’encore une fois notre « système démocratique », nos valeurs républicaines ont résisté à la vague.
Car ces rassemblements populaires, combatifs ou festifs (ou les deux parfois) ne se clôturent pas sans répercussions proches ou plus lointaines.
Quelques exemples historiques, 14-18, 1936, 1968 :
– la fin de la Guerre de 1914 – 18.
L’arrêt des combats a certes été un soulagement pour les rescapés, civils et soldats. Mais la « démobilisation » n’a pas été sans conséquences. Ce processus de retour dans leurs foyers d’hommes qui avaient passé qui des mois, qui des années serrés autour d’un feu et communiant dans la peur et la tristesse, le courage et l’acceptation de la mort n’était pas simple. Diverses formes rituelles : constructions de monuments aux morts, cérémonies du souvenir, et surtout multiples associations d’anciens combattants ont pu l’accompagner. Mais en Allemagne, le rituel de « fête de la Victoire » ne pouvant rassembler les troupes mobilisées et les populations affamées, ce sont de multiples mouvements révolutionnaires qui ont émergé : on connaît celui des Spartakistes et de Rosa Luxemburg, mais moins tous les mouvements conseillistes qui ont suivi jusqu’en 1924. Ceux-ci étaient des sortes de rassemblements de soldats, d’ouvriers et ouvrières, du peuple réclamant non pas une constitution démocratique, ni même la démission de l’Empereur, mais la démocratie directe. Ces mouvements opposés à tout parti, tout syndicat s’appelaient « unions de travailleurs » et ils n’avaient d’autre revendication que celle du refus de la démocratie représentative, de l’exigence du mandat impératif, de la discussion par tous de toutes les décisions. Et puis tous ces mouvements révolutionnaires se sont effilochés, parfois dans le sang, parfois dans les combats avec l’extrême droite (les corps francs engagés contre l’URSS), parfois dans les combats avec la police de la nouvelle république de Weimar. Laissant subsister dans le peuple un profond sentiment de trahison. L’un des leaders de ces mouvements, Otto Rühle disait en conclusion de son livre écrit en 1924 : « Maintenant le peuple allemand qui s’est senti trahi par ses chefs (il visait Ebert et Noske, Lénine et Radeck) va se tourner vers des leaders comme Rudolf Steiner ou Adolf Hitler » [1].
– 1936
La fin des grandes grèves de 1936 a été mieux maîtrisée par le pouvoir, l’abaissement de la durée de travail et l’instauration pour la première fois de congés payés pour les salariés, mesures concrètes changeant immédiatement le quotidien, ont sans aucun doute permis une sortie heureuse du mouvement, une grève bien terminée. Ce n’est pas pour rien que l’on retient cette phrase un peu cynique de Maurice Thorez : « il faut savoir terminer une grève ».
Par manque de connaissances je ne fais qu’évoquer les mouvements insurrectionnels est-allemands, tchèques, polonais : toujours il s’agissait de se rassembler et de parler ; toujours le pouvoir en place avait pour but de brider la parole et d’interdire les rassemblements. L’usage de chars est de triste mémoire, ce qui aurait dû alerter sur le danger à utiliser des « engins blindés » pour juguler les manifestations.
– Mai 68
Je me souviens de Juin 68, quand les étudiants erraient désemparés dans l’aula du Palais universitaire de Strasbourg. Après avoir déclaré l’autonomie de l’université, avoir tenté d’organiser un « conseil étudiant », s’être gentiment bagarrés contre les Gaullistes historiques, avoir repoussé les examens à une rentrée qui semblait lointaine, on n’allait pas rentrer chez soi, comme si de rien n’était ? Bien sûr les militants politiques, les divers membres de partis et groupuscules gauchistes se préparaient à partir dans leurs « universités d’été ». Mais ils n’étaient pas nombreux les léninistes et les trotskystes dans cette ville marquée par les situationnistes. Dans le Palais universitaire désoccupé, quelques rengaines nostalgiques s’échappaient parfois du piano pendant que de petits groupes tentaient d’organiser la suite : c’est là que s’initièrent comme à Berlin, Heidelberg et dans d’autres villes germaniques les « Wohngemeinschaften, communautés d’habitat », les Crèches parentales et autres Kindergarten, les voyages dans divers pays « révolutionnaires » ou tout simplement exotiques, c’est là que se fondèrent des revues (souvent éphémères), des projets d’édition, de cinéma. Bref tout un bouillonnement, culturel ou tout simplement quotidien traduisant le besoin de rester ensemble, d’être ensemble.
Il est des lieux où la pulsion de l’être ensemble était si forte et si mal maîtrisée qu’elle s’incarna dans des mouvements soit délinquants, soit terroristes. A Lyon un petit groupe, les « Dalton » paya de quelques années de prison ses parodies d’attaques révolutionnaires qui se terminèrent par une fusillade dans un square entre les membres et leur arrestation par la police alertée.
En Italie, en Allemagne on se souvient de ces mouvements terroristes que furent les Brigades rouges et la Bande à Baader, fraction armée rouge.
Partout les divers « mouvements sociaux », les rassemblements d’étrangers immigrés, d’homosexuels, de femmes luttant pour la liberté d’avortement, de féministes, le groupe intervention prison puis plus tard les divers mouvements rassemblant des malades mentaux internés etc. , peuvent être lus comme autant d’intentions de « rester ensemble », d’être ensemble. Pour le meilleur comme pour le pire.
Ce que l’on constate dans tous ces exemples, c’est que la démocratie représentative, le processus de rassemblement autour d’une élection ne réussit jamais à pacifier la fin de ces rassemblements.
Il y avait un besoin en Allemagne de rassemblements, de communion émotionnelle que la république de Weimar, inaugurée quand même dans le massacre de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht n’a pas su offrir. Les querelles partisanes entre socialistes et communistes ont clairement favorisé l’accès de Hitler au pouvoir.
Si les accords de Matignon ont permis la fin des occupations d’usines du Front populaire, les accords de Grenelle de 68 avaient pour but de juguler avant qu’elle n’explose une révolte populaire dans les usines. Mais on ne peut pas dire que Mai 68 a été un mouvement revendicatif révolutionnaire. Il a plutôt inauguré, avec les mots du passé, de nouvelles manières de se rassembler, non plus autour d’un objectif lointain, d’une volonté d’améliorer la société future, mais dans des objectifs quotidiens, ici et maintenant.
On les presse de déboucher, de « sortir par le haut »
Il est important de comprendre comment pourraient déboucher ces mouvements des Gilets Jaunes.
Disons le tout de suite : n’en déplaise aux commentateurs et critiques : il n’y aura pas de débouché politique ; quelques-uns s’en serviront peut-être pour tenter d’améliorer leur situation par quelque mandat électif, mais le débouché politique n’est pas de nature à satisfaire la demande implicite d’action collective, de sentiment commun qui meut tous ces rassemblements.
De fait, on se trompe en pensant qu’il peut y avoir une « conclusion nationale » à cette épidémie de mouvements locaux. La forme qu’a prise la diffusion des consignes par les réseaux sociaux a pu laisser croire qu’il s’agissait comme le disent les nostalgiques de la révolution d’une « convergence des luttes ». Il n’en est rien et aucun « Grand débat » ne saurait fédérer, harmoniser cette efflorescence de demandes souvent contradictoires.
Sortir par le haut est donc voué à l’échec, tous les représentants nationaux seront désavoués.
Une série de concessions faites aux revendications relatives au pouvoir d’achat saurait-elle mieux calmer l’agitation, une sorte « d’accords de l’Elysée » sur le modèle des accords de Matignon puis de Grenelle. Rien n’est moins sûr, tant cette revendication d’une augmentation du pouvoir d’achat est rétive à toute analyse économique. Le modèle consommatoire de la société contemporaine, la course consumatoire à l’achat à crédit de tout, de la vie à crédit rendent illusoire un apaisement par la seule satisfaction de la demande d’accroissement du pouvoir d’achat. L’accumulation des crédits, l’étouffement par des dépenses promues par les divers moyens de la publicité, images, musiques et odeurs dans ces lieux d’énervement et de frustration que sont les grandes surfaces ont enclenché une espèce de course sans fin à toujours plus de consommation. Chaque injection d’argent risque d’accroître la demande.
Notre système social essoufflé génère toujours plus de pauvres, au sens substantif alors même qu’il tente d’en ralentir le nombre au sens adjectif. Toujours plus de Pauvres même s’ils ne sont pas des personnes pauvres. [2] Une catégorisation, une assignation à identité de pauvre et non pas une situation dont on pourrait sortir [3].
Le pouvoir d’achat tient lieu d’équivalent universel pour tout malheur : l’isolement des personnes âgées et celle des mères seules ; la désertification des centres villes hors métropoles et la disparition des lieux de rassemblement que sont les bistrots, les boulangeries, les salles des fêtes dans nombre de villages et petites villes etc.
Favoriser, faire émerger mille initiatives locales
La frustration nait de la volonté de partage, d’entraide, de convivialité contrariée par la rationalisation de l’urbanisation et de l’aménagement du territoire. Ce n’est pas sa sublimation dans un grand débat abstrait qu’il faut viser, mais au contraire une effervescence créatrice de mille lieux et espaces de rencontre, de collaboration, d’expériences communes.
Il ne faut sans doute pas maintenir à tout prix les services publics universels hérités de la glorieuse Troisième République, mais favoriser, détecter, étayer des initiatives adaptées à la diversité des besoins locaux et des diverses communautés. Des écoles inventives, attentives à éduquer au vivre ensemble non par des leçons de morale, mais par des expériences de socialisation plurielles et créatives. Des mairies offrant non pas toujours plus de travail bureaucratique, mais reprenant pour les citoyens les services collectifs de la Poste, de l’accès Internet, l’aide aux démarches administratives, l’aménagement entre citoyens de l’espace public. Non pas la multiplication des emplois dans les grandes surfaces, souvent pénibles, mal payés et aux horaires peu compatibles avec la vie de famille, mais la possibilité pour beaucoup d’inventer de nouvelles activités dans la petite agriculture locale, l’artisanat, le tourisme familial, la culture, le télétravail. Et ceci en mettant à disposition des territoires ruraux des connections de bonne qualité, des transports collectifs adaptés, des organisations de covoiturage, des services d’aides à la personne multiples, des lieux de coworking bien équipés etc.
Si l’on doit espérer une sortie de mouvement sans épisodes pervers ou violents, il faut déboucher par le bas et non pas tarir l’espérance en la transformant en un objectif lointain et déconnecté des sentiments populaires.
Ni stigmatiser un mouvement en le parant de divers qualificatifs globalisants, tels ceux de casseurs professionnels, d’incapables politiques, d’antisémites. Ni provoquer la montée des violences par toujours plus d’interdictions et de normalisation.
Mais laisser s’inventer, au quotidien, des lieux qui feront lien [4].
Hélène Strohl (Le Courrier des stratèges, 21 février 2019)
Notes :
[1] Otto Rühle, Von der burgerlischen zur proletarischen revolution.1924. Ouvrage réédité en « édition pirate » en 1968 et circulant dans les milieux de l’ultragauche anarchiste, conseilliste, situationniste.
[2] Je prends cette distinction à Georges Duhamel, dans Le Jardin des bêtes sauvages, tome 2 de La Chronique des Pasquier, « Dans la pauvreté nous avons été bien souvent jusqu’à l’adjectif ; nous ne sommes jamais tombés au substantif. J’entends que si nous avons été presque toujours pauvres, en ce temps, nous n’avons heureusement jamais été des pauvres ». 1933 – 1944, Rééd. Omnibus, 1999
[3] Cf. Hélène Strohl, L’État social ne fonctionne plus, Albin Michel, 2007
[4] Cf. Michel Maffesoli, Être postmoderne, postface Hélène Strohl, Emmanuel Macron, icône ou fake de la postmodernité, éditions du Cerf, 2018