Ce n'est pas une crise, c'est un renversement !
Le mot « crise » désigne la transition d'un état ordonné à un autre. Rien de plus impropre et plus vain pour désigner la situation dans laquelle nous nous trouvons. J'ai choisi le mot de « renversement » pour désigner une situation dans laquelle nous devons réviser nos certitudes les mieux ancrées, nos préjugés les mieux partagés. Nous avons tant célébré le développement des autres, fruit de la mondialisation béate, que nous n'avons pas vu le sous-développement qui gagnait nos territoires et nos quartiers. Partout, le scénario qui se met en place est à l'inverse de celui décrit à grands sons de trompe dans les années 90. Partout, les illusions du libre-échange apparaissent pour ce qu'elles sont, une duperie à l'usage des naïfs, et partout, la concurrence des acteurs privés sur les libres marchés ne masque plus les affrontements de puissance qui dictent leurs prix et leurs conditions aux marchés. Qui a dit que l'argent suffirait à tout ? Renversement des croyances et des repères pour les gérants, pour les assureurs et pour les investisseurs de long terme. Renversement aussi pour l'épargnant, qui redécouvre le risque, qui réapprend la géographie, et qui va bientôt redécouvrir l'histoire ; le ressentiment, la vengeance, la passion vont entrer dans le vocabulaire de ceux qui avaient cru les exclure en postulant que les hommes sont partout les mêmes, que les arbres montent jusqu'au ciel, et que le monde est plat. Il est facile de se faire peur, encore plus facile de céder à la confusion des images et des mots. L'ambiguïté de la situation vient de la complexité des choses, et du voile que les agrégats économiques et les approximations géopolitiques posent sur les faits. A la source de tant d'erreurs et de tellement de confusion, l'idée que l'économie est une science, qu'elle possède un pouvoir prédictif, et qu'il existe des lois de l'économie contre lesquelles la volonté et la passion des hommes ne peut rien. Le paradoxe est saisissant ; toutes les sciences exactes ont renoncé, depuis Einstein et Heisenberg, à prétendre dire le réel, pour se résigner à faire comme si ; seule l'économie prétend oublier qu'elle fut économie politique pour enfermer le monde dans des tableaux, des statistiques et des projections mathématiques. Misère d'une science qui n'a aucun des moyens d'accès à la vérité, mais qui prétend produire le vrai à partir de l'utile !Une grande partie des alertes, des peurs et de la défiance provient de l'invasion des indicateurs économiques, et plus particulièrement financiers, dans nos sociétés et dans nos vies. Tout se passe comme si une majeure partie de l'Europe avait abdiqué son autonomie pour confier son destin aux indicateurs économiques, et pour faire des marchés financiers un nouveau souverain, anonyme, invisible, irresponsable, mais partout présent. Qu'est-ce d'autre que la règle de Maastricht, qu'est-ce d'autre que la dépendance passée à l'égard des agences de notation et des analystes crédit, voire de telle ou telle banque américaine ? Sous l'influence de la finance anglo-américaine, et d'une idéologie imposée par le bavardage des économistes labellisés conformes, une démission collective a eu lieu. Si l'Europe ne protège de rien, si l'Union européenne a sacrifié aux dogmes de l'économie ses sociétés, sa liberté et sa singularité, si la Commission a été le moyen du renoncement de l'Europe à elle-même, nos voisins, proches ou lointains, n'ont pas fait de même. De même que les Etats-Unis n'ont jamais abandonné au marché quoi que ce soit de leurs intérêts stratégiques, de même l'Allemagne a continué à se donner sa loi, à faire passer sa société et son unité interne avant les règles du marché. Ce n'est pas seulement affaire de cogestion ou de fédéralisme. C'est d'abord affaire de primauté de l'intérêt national et local. L'impossibilité avérée de procéder à une offre publique d'achat agressive en Allemagne - quels que soient les intérêts des actionnaires vendeurs -, la primauté de la négociation sur les salaires et les revenus financiers, pour déterminer le partage de la valeur, la participation des salariés à la conduite des entreprises, et la négociation permanente de leur adhésion à la stratégie et à la conduite des affaires font la spécificité d'une société qui ne se réduit pas à son économie, qui se donne sa loi et qui n'a pas cédé son autonomie interne pour le plat de lentilles de la valorisation de marché. Le futur gouvernement de la France, comme l'ensemble de l'Europe, devrait étudier plus attentivement l'école de l'ordoliberalismus allemand. Cette école, féconde au milieu du siècle dernier, entend assurer la concurrence par l'autorité des institutions garantes du jeu équitable et non faussé du marché, elle développe une approche du marché comme moyen de la société. Nul doute que les Français, inquiets d'une dépossession qui ne dit pas son nom, ont beaucoup à apprendre de l'école des choix institutionnels et de la socialisation du marché.
Hervé Juvin (L'AGEFI, 23 février 2012)