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caroline galactéros - Page 6

  • Se rapprocher de la Russie, une urgence pour la survie de l'Europe ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli dans Marianne et consacré à l'indispensable rapprochement entre l'Union européenne et la Russie. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé récemment, avec Hervé Juvin entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Se rapprocher de la Russie n'a jamais été aussi urgent pour la survie de l'Europe

    A l’heure où j’écris ces lignes, depuis le sud d’une Europe étourdie de torpeur estivale telle l’insouciante cigale de la fable, un calme étrange semble régner sur les grandes affaires du monde. Un silence inquiétant aussi, comme celui qui précède l’orage en montagne ou le tsunami en mer. En matière de guerre comme de paix, le silence est toujours un leurre. Il se passe en fait tant de choses « à bas bruit » qui devraient mobiliser les chancelleries occidentales et leur faire élaborer des politiques nouvelles, ne serait-ce même que de simples « éléments de langage » disruptifs.

    Le nouveau partage du monde n’est pas une césure infranchissable. L’approfondissement du discrédit moral et politique des États-Unis, notamment depuis l’arrivée de Donald Trump, président grandement sous-estimé mais jugé imprévisible et changeant souvent de pied, pousse les acteurs de deuxième rang, pour survivre en dessous du nouveau duo de tête sino-américain, à ne plus mettre tous leurs œufs dans le même panier, tandis que Washington détruit méthodiquement tous les mécanismes et instruments multilatéraux de dialogue.

    Rééquilibrage mondial

    La crise du détroit d’Ormuz creuse les fractures attendues, comme celle qui oppose les Etats-Unis, Israël et l’Arabie saoudite à l’Iran secondé par Moscou et Ankara sous le regard gourmand de Pékin. Elle révèle aussi l’approfondissement de rapprochements plus insolites, tel celui de Moscou et de Ryad, chaque jour plus visible en Syrie au grand dam de Washington. En témoigne, outre leur rapprochement pour maintenir les cours du pétrole, l’amorce d’une coopération militaire entre les deux pays avec des achats de S400 par Ryad (comme d’ailleurs par Ankara dont l’opportunisme ne connait plus de limites). Ryad achètera aussi aux Chinois des technologies de missiles et des drones.

    Quant aux Émirats arabes unis, ils ont annoncé au salon IDEX 2019, des acquisitions d’armements divers à la Russie pour 5,4 milliards de dollars et notamment de systèmes anti-aériens Pantsir-ME. Les enchères montent. Autre signe de ce « rééquilibrage », le récent jeu de chaises musicales au sein des services syriens de sécurité, sous la pression de Moscou, au profit de personnalités sunnites adoubées par Ryad, contre l’influence iranienne jusque-là dominante. Même le Hezbollah prendrait quelques ordres à Moscou désormais. De là à penser que la Russie mènera pour longtemps la danse en Syrie, mais souhaite néanmoins favoriser un règlement politique ayant l’imprimatur discret de Washington, Ryad et Tel Aviv – et donc défavorable au clan Assad (le bras-droit du frère de Bachar el-Assad, Maher, putatif remplaçant, vient d’être arrêté) et à son tuteur iranien – il n’y a qu’un pas…

    Ce qui ne veut pas dire que Moscou laisse tomber Téhéran. Elle s’en sert pour optimiser son positionnement entre Washington et Pékin. La Russie vient d’annoncer de prochaines manœuvres militaires conjointes. L’Iran, étouffé de sanctions, ne peut évidemment tolérer d’être empêché de livrer même de toutes petites quantités de brut qui assurent la survie politique du régime et la paix sociale. La République islamique a donc répliqué à l’arraisonnement par les Britanniques – à la demande de Washington – du Grace One près de Gibraltar le 4 juillet dernier (pétrolier transportant du pétrole brut léger) et prend la main : saisie le 13 juillet, du pétrolier MT-RIAH puis, le 19 juillet, du britannique Stena Impero…. et enfin le 4 août, par celle d’un troisième bâtiment.

    Iran/Etats-Unis : qui a la main sur qui ?

    Téhéran menace désormais d’interdire le Détroit d’Ormuz (un tiers du transit mondial d’hydrocarbures) dont elle partage la propriété avec Oman et les Émirats arabes unis (la passe étant par endroits trop étroite pour constituer des eaux internationales) et tolère l’usage international à certaines conditions par les seuls signataires de la Convention maritime internationale de 1982. Il est vrai que Washington met de l’huile sur le feu jour après jour et vient d’imposer illégalement de nouvelles sanctions à l’encontre du ministre des Affaires étrangères iranien Mohammad Javad Zarif- peut être l’ultime et plus compétent négociateur pouvant arrêter l’escalade – notamment pour entraver ses déplacements. Qui veut la paix ? Qui veut la guerre ? De provocations en enfantillages, certains dirigeants semblent avoir perdu tout sens de leurs responsabilités envers la paix mondiale. Car si le Détroit d’Ormuz venait à être véritablement interdit par Téhéran au passage des tankers, l’explosion du prix du brut qui s’ensuivrait serait très vite insupportable pour l’économie mondiale et une gigantesque récession surviendrait. En dépit des apparences, c’est donc l’Iran qui tient le sort des États-Unis et de l’économie occidentale entre ses mains.

    La « pression maximale » crânement brandie comme un trophée par le président Trump à l’encontre de Téhéran s’exerce donc dans les deux sens. Cette folle politique de Washington qui prétend contraindre le pouvoir à élargir le spectre de l’accord sur le nucléaire de 2015 (attente parfaitement utopique ou trompeusement avancée pour provoquer un conflit) est un échec patent. Certes, Londres par la voix de son nouveau premier ministre Boris Johnson, dont le pedigree personnel dessine une possible et gravissime double allégeance, a choisi, as usual, « le Grand Large » comme en a témoigné l’arraisonnement du Grace One. L’Allemagne se montre quant à elle prudente, cherchant à ménager la chèvre et le chou et à profiter du manque de discernement de la France.

    Bientôt un Yalta 2.0 ?

    Paris en effet, s’oppose (pour combien de temps) à une coalition pour garantir la circulation dans le détroit d’Ormuz que demande évidemment Washington, et essaie de s’accrocher à l’Accord moribond… après avoir commis l’insigne faute d’appeler à son extension aux questions balistiques pour complaire à Washington et Tel Aviv. Nous avons donc encore une fois joué, inconsciemment faut-il l’espérer, une partition américaine qui contrevient à tous nos intérêts et précipite la guerre.

    Ce focus sur l’actualité internationale du moment ne fait que manifester l’ampleur des enjeux du Yalta 2.0 qui s’annonce. Mais « le Rideau de fer » de ce nouveau partage s’est déplacé vers l’Oural, à l’extrême est de l’Europe, et cette translation met clairement la Russie dans le camp de l‘Europe. En effet, si l’Oural sépare géographiquement l’Europe de l’Asie, à sa verticale se trouvent précisément les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale, qui font toujours partie de la ceinture de sécurité de la Russie et sont désormais convoitées par la Chine. Or, si l’Eurasie est toujours au cœur des convoitises des grands acteurs (dont les États-Unis), il est une autre opposition que nous ne voyons pas alors qu’elle devrait pourtant focaliser notre capacité d’analyse stratégique et notre action diplomatique : c’est la rivalité montante entre la Chine et la Russie pour la domination économique et politique de l’Asie centrale et même du Caucase.

    Les tracés nord (Chine-Kazakhstan-sud Russie-nord Caucase jusqu’en Mer noire sur le territoire russe) et centre (Ouzbékistan-Turkménistan-Iran-Turquie) des Nouvelles Routes de la Soie visent en effet à mettre sous dépendance économique progressive les « Stans », et donc, au prétexte de la lutte contre les Ouigours musulmans, à permettre à Pékin de disposer progressivement d’un levier de déstabilisation économique et sécuritaire important sur Moscou. L’influence est aussi (et souvent avant tout) faite de capacité de nuisance.

    Et l'Union européenne dans tout cela ?

    En conséquence, « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » – englobant la partie européenne de la Russie – n’a jamais été aussi nécessaire et urgente pour la sauvegarde de l’Union européenne, si cette dernière espère compter entre États-Unis et Chine et éviter le dépècement et la dévoration. Pourtant le rapprochement de l’Union européenne avec la Russie reste ignominieux, inconcevable, indéfendable à nos dirigeants piégés par une vision idéologique et faussée de leurs intérêts comme des nouveaux rapports de force du monde. C’est l’impensé, l’impensable, l’angle mort de la projection stratégique de l’Europe. Pour les élites et institutions européennes, la Russie – que l’on assimile toujours à l’URSS -, est par principe vouée aux Gémonies, l’Amérique idéalisée, le péril chinois minimisé, l’Inde ignorée, le Moyen-Orient déformé et l’Afrique sous-estimée. Les ravages de « la pensée magique » touchent malheureusement aussi la politique extérieure.

    Pour entraver une dérive collective vers une nouvelle loi de la jungle internationale qui ne s’embarrassera même plus de gardes fous juridiques imparfaits, il est urgent de retrouver les bases d’une coexistence optimale entre les grands acteurs et ensembles régionaux. Urgent surtout de cesser de croire en la chimère d’un magistère moral occidental ou simplement européen qui a volé en éclats. Dans un saisissant paradoxe, le dogmatisme moralisateur ne passe plus la rampe et une révolution pragmatique et éthique de la pensée stratégique occidentale s’impose. La France peut encore en prendre la tête et entrer en cohérence avec elle-même pour se protéger, compter et convaincre.

    Caroline Galactéros (Marianne, 6 août 2019)

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  • Europe : l'influence américaine en question...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'émission L'échiquier mondial, sur RT France, consacrée aux tiraillements dans les relations entre les Etats-Unis et l'Europe, au cours de laquelle Caroline Galactéros répond aux questions d'Oleg Shommer. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

                                      

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  • Conflit Iran-USA : L’arroseur arrosé ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site de Géopragma  et consacré à la montée des tensions entre les États-Unis et l'Iran... Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Conflit Iran-USA : L’arroseur arrosé ?

    Tandis que l’Europe ouvre douloureusement les yeux sur la réalité de ses profonds déchirements et se repolarise dangereusement entre mondialistes et nationalistes, les grandes manœuvres internationales auxquelles la France manifestement ne comprend goutte et dans lesquelles elle renonce à jouer une carte singulière se poursuivent.

    Après la menace iranienne de bloquer le détroit d’Ormuz et les incidents touchant des bateaux saoudiens et émiratis, après la stigmatisation par Washington des Gardiens de la Révolution iraniens comme organisation terroriste et celle, en représailles, du CENTCOM américain par les autorités iraniennes, la sagesse semble venir de celui que l’on diabolise depuis des années.

    Téhéran vient de proposer un pacte de non-agression régionale et considère que la décision américaine d’envoyer 1500 hommes supplémentaires dans la zone comme le déploiement dans le Golfe du porte-avions Abraham Lincoln et de bombardiers B-52 constituent une « menace pour la paix et la sécurité internationales ». La mention n’est pas anodine. C’est celle du chapitre VII de la Charte des Nations Unies qui seule, en théorie, autorise une intervention collective de membres des Nations Unies pour faire pièce à une menace collective majeure. En d’autres termes, Téhéran prend Washington à son propre piège, le désigne formellement comme le fauteur de guerre et en appelle aux lambeaux du système multilatéral pour l’empêcher de nuire. Le ministre des Affaires étrangères iranien s’est rendu à Bagdad pour rappeler que son pays n’a violé à ce jour aucun de ses engagements internationaux et que « l’Iran souhaite avoir de meilleures relations avec les pays de la région du Golfe persique et accueille favorablement toutes les propositions visant à dissiper les tensions actuelles. » Il s’est ensuite envolé en Inde, en Chine, au Japon, au Turkménistan puis au Pakistan où il rencontré hier le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et le Chef des armées pakistanaises. Son périple se poursuivra en Russie puis s’achèvera à Bruxelles. L’Irak est évidemment un élément majeur de l’axe de soutien qui se dessine à l’échelle régionale, à l’instar d’Oman, des Emirats arabes unis, du Koweit et du Qatar. À Oman, le vice-ministre iranien des Affaires étrangères a confirmé quant à lui que Téhéran rejetait toutes discussions directes ou indirectes avec Washington, mais était « prêt à établir des relations équilibrées et constructives avec tous les pays de la région du golfe Persique, fondées sur le respect et les intérêts mutuels ». Le ministre des Affaires étrangères omanais a insisté en écho sur la nécessité de faire preuve de retenue de la part de toutes les parties face à la situation critique dans la région.

    Dans cette partie du monde volatile et sur-armée, chacun de ces Etats, pour ses propres raisons et intérêts, craint le bellicisme américano-israélien qui triomphe à Washington dans l’entourage présidentiel autour de MM. Bolton et Pompéo. Les déclarations du Président Trump qui appelle Téhéran au dialogue « s’il le souhaite », tout en le mettant depuis 18 mois sous une pression extraordinaire pour provoquer une radicalisation du régime qui nourrirait son discours diabolisateur et un passage à l’acte guerrier sont, au choix, d’une naïveté ou d’un cynisme confondant. Mais cette séquence inquiétante est aussi la marque d’une course américaine aux objectifs infiniment plus prosaïques : la récupération d’un maximum d’alliés et la fourniture massive d’armements au prétexte d’une urgence sécuritaire largement construite, pour s’exempter du contrôle des exportations d’armes du Congrès des Etats-Unis. Celui-ci est à l’occasion accusé de mettre l’Amérique en danger par ses atermoiements. Bref, la guerre politique interne à Washington dans la perspective de la présidentielle de 2020 se poursuit sur le dos des Iraniens et des malheureux Yéménites. Les rebelles Houthis sont eux accusés de rien moins que d’accroitre l’instabilité régionale, de menacer l’économie mondiale (sic), de détruire les infrastructures et de terroriser le peuple yéménite…

    Notons que ces opportuns transferts d’armes sont aussi valables pour la Corée du Sud, l’Arabie Saoudite, Israël, l’Inde, mais aussi la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne, l’Italie et l’Australie. Une magnifique façon de vendre des armes larga manu en prétendant sauver une fois encore le monde du Mal. Une façon aussi de ramener les brebis égarées ou dubitatives d’un camp occidental en déroute qui commence à comprendre que son intérêt politique et sécuritaire n‘est peut être plus l’alignement systématique sur les volontés de l’Oncle Sam… Reste à trouver l’étincelle pour allumer la mèche. Différents scénarios existent pour donner naissance à une crise opposant l’Iran aux États-Unis. Des groupes armés à la solde d’Ankara ou de Riyad pourraient attaquer des positions américaines en Irak (les bases militaires américaines en Syrie ayant été évacuées) et en accuser les forces proches de l’Iran.

    L’Allemagne s’implique dans le processus de médiation en cours pour éviter un engrenage sanglant. Que fait Paris mis à part fournir des armes à la coalition saoudo-émiratie qui met en pièces le Yémen ? Il serait temps de remettre enfin un peu de cohérence entre nos allégeances internationales et nos intérêts nationaux, notamment sécuritaires. Nous avons, à ce moment décisif pour les équilibres mondiaux, une occasion historique d’exprimer notre souveraineté et de montrer au monde une autonomie de pensée, d’analyse et de décision. Nous entendons et comprenons la position iranienne. L’Amérique doit reculer et cesser de déstabiliser la région. Pas très compliqué et très légitime.

    Caroline Galactéros (Géopragma, 28 mai 2019)

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  • Éloge de la réciprocité...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site de Géopragma  et consacré au bilan accablant de la politique étrangère française de ces dernières années... Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Éloge de la réciprocité

    Moscou commence à se lasser des leçons de démocratie dispensées par Paris ; notamment au regard de la gabegie « Gilets jaunes », de l’autorité de l’État bafouée et des sommets de démagogie que notre démocratie pontifiante et irréprochable déploie pour sortir de cette ornière et espérer laver aux yeux du monde cette humiliation.

    Et puis, à force d’erreurs de jugement, de fautes morales et d’entêtement, nous comptons si peu désormais sur la scène du monde. Au Moyen-Orient comme en Afrique, où nous souffrons d’une telle schizophrénie sécuritaire et d’un suivisme atlantiste aggravé, nous commençons à susciter la pitié plus que la crainte ou l’espoir. A minima, on ne nous attend plus. On discute, on négocie, et on décide sans nous. Qui « On » ? Qui sont ces impudents ? Les États-Unis, la Russie, la Chine, la Turquie, Israël, l’Iran, et même, en Europe, l’Italie ou la Hongrie… Tous ceux qui ne se paient plus de mots depuis longtemps déjà, qui ont décidé de prendre leur avenir et leurs intérêts en main, et nous jugent sans aménité. La France parle toujours haut et fort, mais elle agit peu et mal. Les pays précités lui rappellent que le temps de la préséance occidentale est révolu, que l’Hexagone n’a plus vraiment de poids sur la scène du monde, que l’injonction universaliste ne passe plus et que notre prêchi-prêcha moralisateur est devenu inaudible et même complètement ridicule.

    Pour la Russie – qui voit que Paris reste arcbouté sur ses postures malheureuses concernant l’Ukraine ou la Syrie – est venu le temps des réponses « du berger à la bergère » et de l’application du principe de réciprocité. Puisque les journalistes russes accrédités en France se voient interdits d’Élysée et que Spoutnik comme Russia Today (RT) sont diabolisés et réduits au statut de purs canaux de propagande poutiniens, Moscou envisage de rendre la pareille à Paris en interdisant certains médias français de couverture d’événements en Russie ou en suspendant leurs accréditations. Dans la même veine, il se dit que le Kremlin aurait eu l’audace de faire prévenir Paris que la France ne devait pas s’ingérer dans la situation inflammable en Algérie… L’alliance Moscou-Alger est ancienne, mais une telle audace exprime sans équivoque un nouveau rapport de force régional clairement en notre défaveur. Cela nous apprendra à boire la « repentance » comme du petit lait.

    Quoi qu’il en soit, nous affirmons lutter vaillamment contre la propagande et les fake news, pardon « l’infox ». Mais qui décide de ce qui est vrai ou faux, lisible ou devant faire l’objet d’autodafés ? De quelle légitimité supérieure peut-on se revendiquer ? Quand on voit les conclusions du rapport Mueller et le « pschitt » retentissant du Russia Gate ouvrant une phase de représailles vengeresses du président Trump, bien décidé à « enquêter sur les enquêteurs » ; quand on se remémore l’unanimisme médiatique délirant et l’hystérie russophobe qui, pendant deux ans, ont nourri la farce d’un président américain agent du Kremlin pour expliquer l’inexplicable, l’insupportable défaite de l’immaculée Hillary Clinton, on se demande qui, finalement, relaie le mieux l’intox, la manipulation et le complot ?

    Au-delà du tragicomique de nos errances, nous devons prendre garde à cette décrédibilisation massive des médias occidentaux, car elle porte celle des politiques éponymes et sert les desseins de leurs rivaux chinois, russes ou turcs. Le chantage d’Erdoğan envers Washington à propos des Kurdes syriens, envers Paris avec l’affaire du génocide arménien ou envers l’Allemagne avec les migrants n’a plus de limites. Mais nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes, victimes de nos inconséquences. On ne peut exiger de la Turquie qu’elle intervienne en Syrie contre le gouvernement de Bachar el-Assad soutenu par Moscou, qu’elle achète des armes américaines plutôt que russes, qu’elle conserve les centaines de milliers de réfugiés syriens sur son territoire et, « en même temps », lui interdire de consolider son influence locale, de rivaliser avec Ryad via Doha, moins encore de réduire l’abcès kurde à ses frontières alors que c’est sa préoccupation sécuritaire et politique n° 1.

    Le néo-sultan mégalomane n’a que faire de nos problèmes et de la dévalorisation stratégique de nos proxys. Il se livre à notre égard, et depuis des années, à un chantage permanent. Nous l’avons laissé faire en toute connaissance de cause, sans jamais l’arrêter, persuadés ainsi de gêner Moscou et impatients de faire tomber la malheureuse Syrie dans l’escarcelle américano-israélo-saoudienne. Nous payons aujourd’hui cette complaisance insensée, cette indulgence a minima envers l’engeance islamiste, envers Daech même, envers Al-Qaïda et ses succédanés, ainsi qu’envers leurs sponsors saoudiens, irakiens, qataris et turcs. Il est un moment où les masques tombent. Ni Washington ni l’Otan ne font plus peur à Ankara qui sait bien que jamais les États-Unis ne l’expulseront de l’Alliance. Quant à nous, Français, nous n’aurions jamais dû en rejoindre le Commandement militaire intégré ni nous soumettre à ses oukases pour quelques étoiles et postes ronflants ; un marché de dupes évident que pourtant, à Paris comme au Quai d’Orsay, on jugea logique et souhaitable puisque l’Amérique a toujours raison, nous protège et ne veut que notre bien… Nous en sommes donc à payer sans délai ni crédit le prix de nos accommodements immoraux, exposés à l’effet boomerang de notre moralisme à géométrie variable.

    Et la Russie dans tout cela ? Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, elle ne se frotte pas les mains face au champ de ruines de son rapprochement (mort-né ?) avec l’Union européenne. Son dépit amoureux face à cette part d’elle-même, qui la relie à l’âme et à l’histoire du Vieux Continent, est toujours là, tout comme son complexe obsidional que nous nous obstinons à nourrir par nos incessantes provocations. Alors, peut-être voit-elle avec une satisfaction amère le village Potemkine européen s’écrouler ; non parce qu’elle l’attaque (en cette matière, l’action d’un Steve Banon est bien plus efficace que celle des pires « idiots utiles » de Moscou), mais parce que ses fondations se révèlent chaque jour plus friables. Une sorte de victoire posthume et triste sur l’adversité. Les avanies, les humiliations, les anathèmes dont elle fait l’objet depuis bientôt vingt ans, depuis qu’elle a repris, contre toute attente, son destin en main, ne sont certes pas réparés. Et la mutation mentale des Européens vis à vis de Moscou n’est pas pour demain. L’Europe ne veut décidément pas de la Russie. Fort bien. Celle-ci s’en passera donc, et se consolera dans une bascule forcée vers l’Asie et Pékin dont nous ferons les frais lorsque la Chine et l’Amérique se disputeront nos reliefs ou s’entendront à nos dépens. Mais cette ostracisation ne portera pas chance aux États européens qui, pour complaire au suzerain américain, tiennent la dragée haute à Moscou sans comprendre l’évidente nécessité et la logique géopolitique d’un rapprochement sur des domaines d’intérêt commun (sécuritaire, migratoire, énergétique, culturel…)

    Sans se penser de façon autonome et sans la Russie, l’Europe n’est pas en mesure de faire masse critique entre les deux nouveaux môles stratégiques mondiaux. La Chine comme l’Amérique appuient sur ses plaies avec une commisération jubilatoire. Ni l’une ni l’autre ne l’aideront jamais pour rien. Les inquiétudes des peuples européens face à la menace migratoire, à l’insécurité culturelle et identitaire, au libre-échange érigé en idole, aux inégalités fiscales entre États et à la béance sociale, sont telles que la mascarade de l’unanimité et de la convergence ne tient plus. Il devient urgentissime de réformer de fond en comble tous les attendus et postulats européens, de même que les mécanismes institutionnels. Les « éléments de langage » d’une technocratie hors sol et autres postures ne suffisent plus. Il faut une évaluation froide et sans concessions de nos intérêts communs véritables et une définition chirurgicale, et non « attrape-tout », des domaines de coopération souhaitables et accessibles. Il faut arrêter de se mentir, de croire aux éléphants roses que sont « le couple franco-allemand », « l’ogre russe » et le gentil génie américain. Il faut cesser aussi de faire comme si une somme de renoncements ou de faiblesses faisait une force collective. Il faut passer aux coopérations renforcées, aux coalitions de projet, au lieu de chercher une unanimité qui produit inertie et paralysie. Il faut qu’à l’intérieur de l’Europe, chacun se mesure pour imposer ses vues et entraîner. La rivalité n’est pas la guerre ! On nous mène, en revanche, une guerre sans merci depuis l’extérieur de l’Union en jouant de notre phobie collective du conflit. Chercher chacun notre place dans la construction européenne provoquera non une guerre, mais un échange infiniment plus sain que ce mensonge permanent de chacun envers tous qui postule l’harmonie et l’identité d’intérêts.

    En conséquence, au lieu de pleurer son couple mythifié avec Berlin, qui n’a jamais vraiment existé que dans son regard embué, Paris doit se lier avec les puissances du sud et de l’est de l’Union (pour chasser sur les plates-bandes allemandes), telle l’Italie, l’Autriche ou la Hongrie, au lieu de les insulter et d’en faire des pestiférés rétrogrades. Il faut enfin oser et non plus procrastiner. Décider par exemple, que l’Europe n’est pas là pour fixer le gabarit de nos fromages de chèvre ou la taille de nos fenêtres, mais pour tenir nos frontières, instaurer une réciprocité commerciale stricte vis à vis de ceux qui prétendent atteindre notre grand marché, faire de l’euro et de la Banque centrale européenne les outils d’une croissance et d’une protection monétaire véritables qui ne se réduisent pas à la lutte contre l’inflation, faire grandir sans états d’âme des champions industriels, technologiques et numériques européens, assumer un « patriotisme économique» sourcilleux, au lieu de laisser des loups entrer dans une bergerie pour la détruire.

    Il faut enfin cesser de rêver à une « armée européenne » ou à un siège européen de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies ‒ ce qui revient simplement à donner le nôtre à l’Allemagne et à ses affidés, en espérant que Berlin nous en saura gré. Outre le fait que l’on brade avec une désinvolture inouïe l’un de nos derniers avantages relatifs en termes d’influence, c’est parfaitement irresponsable envers la nation comme envers notre Histoire.

    Pour finir ‒ ou pour commencer ‒ il faut dire que la souveraineté n’est pas un gros mot, qu’à l’instar du « populisme » violent, l’européisme béat est une impasse, une imposture de la « modernité », une fuite en avant suicidaire et infantile. Nous ne parviendrons pas longtemps encore à bâillonner les peuples européens qui refusent leur perdition et la négation dogmatique de leur substrat culturel chrétien et humaniste. Pour survivre face aux ambitions dévorantes des autres, l’Europe doit réarmer tous azimuts, au sens mental, culturel et symbolique du terme. Qu’elle commence par s’affirmer en éliminant les sanctions contre la Russie et en réengageant ses projets d’échanges commerciaux avec l’Iran ! Qu’elle accepte de grandir et de s’affirmer !

    Caroline Galactéros (Geopragma, 24 avril 2019)

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  • Affaire Khashoggi : le piège du poulpe...

    Nous reproduisons ci-dessous éclairage de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à l'affaire Kashoggi. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Affaire Khashoggi : le piège du poulpe

    « L’héritier du léopard hérite aussi de ses taches. » Proverbe bantou

    Nous ne redirons pas l’horreur du dépeçage du malheureux journaliste saoudien ni la sauvagerie qu’elle traduit, pas plus qu’on ne s’indignera bruyamment, comme si l’on découvrait subitement l’insigne brutalité des mœurs locales… Torture et assassinat sur ordre suprême de Ryad sans presque plus aucun doute. L’enflure médiatique prise par cette affaire et la réduction du profil de la victime à sa fonction de journaliste, qu’il occupait à titre accessoire… et comme un accessoire d’ailleurs, pour ne pas dire comme couverture, sont éminemment suspects. Un leurre destiné à dissimuler la gravité d’implications autrement plus graves pour les divers acteurs de cette triste affaire. Nous rappellerons donc juste quelques éléments et laisserons nos lecteurs faire eux-mêmes les liens et se poser quelques questions.

    Jamal Khashoggi, bien plus qu’un journaliste, était un agent d’influence chevronné, extrêmement proche des services de renseignement américains comme de la famille régnante saoudienne. C’était aussi l’ami et le confident d’Oussama Ben Laden. Un atout incontestable mais aussi une vulnérabilité qui le conduisit, depuis la mort de celui-ci, à se montrer progressivement de plus en plus critique vis-à-vis des premiers comme de la seconde…

    Donald Trump, malgré sa victoire aux Midterms et sa reprise en main consécutive du Parti républicain, demeure en butte à l’offensive puissante du Deep State américain (Services et complexe militaro-industriel) comme de ses adversaires politiques et du monde médiatique. Tous sont depuis 2 ans bientôt vent debout contre son pragmatisme corrosif, qui fait tomber le masque de leurs subterfuges moralisateurs et brise les illusions de leurs plus fervents affidés.

    Le coup d’Etat qui a fait de Mohammed Ben Salman (MBS) le prince héritier saoudien en lieu et place de son cousin Mohammed Ben Nayef (MBN) – qui avait lui les faveurs de l’appareil militaro-industriel et de renseignement américain (SMI-Deep State) – a mis en danger des réseaux d’influence, de contrôle (et de prébendes) patiemment établis.

    La « prise en main » parallèle du fougueux et narcissique prince par Israël (via le gendre de Donald Trump), qui y voit un proxy malléable et même vendable aux Européens au service de sa lutte contre Téhéran, est gênée par l’exposition actuelle de la réalité de ses méthodes. MBS, par ses affichages de prince modernisateur, servait jusqu’à présent docilement le dessein de l’Etat hébreu de faire agir le proxy saoudien face à l’Iran comme en témoigne l’inutile et écœurante guerre du Yémen. La rivalité à l’intérieur même du système américain entre les deux courants d’influence est donc désormais ouverte et vive. L’un « environne » déjà étroitement le président Trump depuis le cœur même de son Administration. Ce sont les Généraux Mattis et Mac Master, John Bolton, tous les néoconservateurs et /ou pro-israéliens favorables à la poursuite de la déstabilisation agressive du Moyen-Orient et de l’Iran après l’échec syrien, y compris de façon militaire, et les « réalistes » (conservateurs traditionnels, Deep State, notamment CIA et SMI) qui veulent raison garder et préfèreraient avoir à Ryad un prince plus directement contrôlable. Car, aux yeux des réalistes, l’affaire Khashoggi menace désormais la sécurité du Royaume elle-même, point d’appui essentiel de l’imperium américain au Moyen-Orient. Une domination déjà gravement défiée par le retour russe dans la région depuis 2015 et l’implication de Moscou en Syrie et de plus en plus en Libye.

    Dans ce contexte, l’actualité s’éclaire d’un jour différent. L’agent d’influence proche de la CIA s’était montré ouvertement critique vis-à-vis de MBS depuis sa prise de pouvoir. Il avait aussi demandé sa nationalité qatarie.

    Mais il y a pire encore. Derrière cette fumée noire s’agite le spectre des ambitions nucléaires saoudiennes qui font l’objet de négociations secrètes entre Washington et Ryad depuis déjà quelques années et s’accélèrent depuis l’arrivée de Donald Trump. Ambitions civiles ? Militaires ? À dissuader ? À encourager ? À instrumentaliser ? Là aussi, sur fond de très juteux contrats et d’instrumentalisations diverses, la lutte entre les deux tendances évoquées supra fait rage entre le Président américain, enclin à faire confiance à son allié MBS et à ses protestations d’honnêteté concernant la finalité strictement civile de ses projets nucléaires, et le Congrès qui mesure la charge délétère d’un tel programme à l’échelle régionale.

    Quoi qu’il en soit, le principal gagnant de l’imbroglio Khashoggi est le président Erdogan, dont le rôle, en amont même de l’opération, reste trouble. La Turquie joue habilement et tous azimuts pour gagner en influence au Moyen-Orient. Il est de son intérêt de faire indirectement pression sur Donald Trump pour obtenir des concessions en Syrie notamment face à son ennemi kurde. Elle est aussi le véritable challenger de l’Arabie saoudite pour la tutelle politique et religieuse du monde sunnite (Frères musulmans contre Wahhabites) et est financièrement soutenue par le Qatar qui lutte aussi pour exister face à Ryad…

    L’autre bénéficiaire est incontestablement Moscou qui accentue son offensive de séduction vis à vis du royaume saoudien et y consolide ses réseaux pour structurer une alternative à l’emprise américaine et gêner Washington sur ce front décisif du partage des influences dans la région.

    L’avenir dira lequel des deux courants évoqués l’emportera. Donald Trump essaie d’aider son allié Mohammed Ben Salman en l’exhortant, comme si c’était une « punition », à mettre fin à sa guerre du Yémen, dans une impasse politique et militaire manifeste. Un cadeau en fait. L’occasion pour MBS de se sortir d’un guêpier dangereux en donnant l’impression, sans perdre la face, de faire une concession à l’indignation internationale… Mais l’Iran reste dans sa ligne de mire, dans celle de Tel Aviv et de gens puissants à Washington. 2019 sera l’année de toutes les exaspérations. Celle aussi de tous les dangers. Où est la France ?

    Caroline Galactéros (Géopragma, 26 novembre 2018)

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  • Rubicon en vue pour Paris et Bruxelles...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré au fossé qui se creuse entre les Etats-Unis et l'Europe et à l'occasion offerte à la France d'affirmer sa souveraineté... Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle vient de créer, avec Hervé Juvin, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Rubicon en vue pour Paris et Bruxelles

    On découvre qui l’on a épousé le jour du divorce… Avec l’Amérique, peut-être en sommes-nous là. Notre président s’embourbe dans un marécage qui semble dissoudre ses initiatives les plus audacieuses. Envolées les illusions d’une complicité hors normes, déçues les espérances d’une connivence puissante restaurant le prestige de l’allié français sur la scène mondiale et transformant une vassalisation de fait en dissonance constructive. L’invocation d’une « armée européenne », quelle que soit le flou de la formule et les interrogations abyssales qu’elle ouvre sur le fond, a déclenché l’ire trumpienne avant, pendant et après le Forum de Paris sur la Paix, lui-même entaché d’oublis historiques dommageables à notre influence résiduelle et sans grand effet probable sur la réalité des équilibres du monde et son éventuel apaisement.

    Pourquoi une telle fureur ? Cette « sortie » du président français a mis le doigt sur la plaie : il est juste hors de question pour l’Amérique ‒ celle de Trump comme celle de tous ses prédécesseurs ‒ que l’Europe ose jamais s’affranchir de sa tutelle stratégique et se prenne à rêver de compter par elle-même sur la carte du monde autrement que comme un appendice docile de l’imperium de notre Grand Allié. Le vouloir supposerait en effet, pour atteindre la masse critique, de souhaiter rapprocher enfin l’Union européenne de la Russie, ne serait-ce que sur le plan sécuritaire. Inadmissible pour Washington. Il y est presque plus impensable encore que l’Allemagne se rapproche de Moscou, un cauchemar outre Atlantique. La dépendance allemande envers le gaz russe doit d’ailleurs cesser et le gaz américain s’y substituer. Dès cet été, l’opposition tonitruante et insultante pour Berlin du président Trump au projet Nord Stream 2 en a témoigné sans équivoque.

    L’Europe politique est donc plus que jamais en morceaux. Ce n’est la faute ni de la Russie ni de l’Amérique. C’est la nôtre, même si Moscou comme Washington y trouvent leur compte, et si l’Alliance atlantique creuse joyeusement les lignes de failles internes de notre Union chaque jour plus désunie, par des invites à consentir à notre dépendance sécuritaire et à notre rançonnement collectif via l’achat d’armement américains et des manœuvres militaires pharaoniques nourrissant les craintes folles de certains membres (Baltes ou Polonais). Les scenarii apocalyptiques de l’OTAN mettent en scène une menace russe de grande échelle face à un ennemi hybride et maléfique qui aurait carrément décidé une invasion des abords les plus vulnérables de l’Alliance. La « guerre froide » fait pâle figure à côté de ces délires otanesques. Moscou a bien d’autres préoccupations et projets qu’une telle lubie. La stratégie russe est défensive, ce qui ne veut pas dire insignifiante, naïve ou dénuée d’opportunisme et d’ambition. Cette « puissance pauvre » mais toujours globale n’a pas renoncé à compter, en Eurasie comme en Afrique, et déploie tous azimuts une diplomatie redoutable de subtilité et d’efficacité, car pragmatique, sans idéologie ni dogmatisme.

    Pour Paris donc, après la dernière volée de bois vert reçue à distance, le Rubicon est en vue. Mais pour le franchir, les mots et les images martiales ne suffiront pas. S’ils ne sont pas adossés aux actes, ils creuseront même notre discrédit moral et politique qui n’a pas besoin de cela. Il suffit d’observer la différence de traitement et de réactions occidentales entre les affaires Skripal et Kashoggi pour comprendre que la messe est dite quant aux préoccupations et intérêts véritables de nos États dits modernes et moraux dans leur conception du monde.

    Comment laver un tel discrédit, comment faire oublier ce cynisme au petit pied qui nous fait mépriser de tous côtés et, plus encore, va à l’encontre de nos intérêts au Moyen-Orient comme à l’échelle globale ?

    Dieu merci, le tragique de la marche du monde offre toujours des occasions de rattraper les bévues, même lourdes. Il y a toujours quelque chose d’important ou d’utile à faire pour préserver l’honneur de la France. En l’espèce, il s’agit d’honorer sa signature apposée au bas du JCPOA de 2015, plus connu comme l’accord nucléaire iranien, qui devait permettre le contrôle des ambitions nucléaires de l’Iran contre le retour de ce grand pays dans le concert des nations et le relèvement de son économie. La sortie unilatérale des États-Unis de l’accord, les sanctions économiques renforcées, les tentatives de déstabilisation politique du régime qui affaiblissement très dangereusement le président Rouhani, la diabolisation croissante de la République islamique rendent vital le maintien de la promesse des autres signataires européens de l’Accord de s’y tenir et d’y maintenir Téhéran, qui jusqu’à présent en respecte scrupuleusement les clauses mais dont la patience s’émousse.

    Le mécanisme européen, promis depuis des mois à l’Iran, notamment par Paris, et devant permettre aux pays membres de l’UE de commercer avec lui sans l’imprimatur washingtonien n’est toujours pas actif. « Pas mûr… », dit-on… La France a pourtant le pouvoir et encore l’influence de pousser à sa mise en œuvre effective rapide. Qu’attendons-nous ? Ce test grandeur nature de notre autonomie de décision par rapport à Washington serait décisif aux yeux de Téhéran mais aussi du reste du monde. Ce serait une démonstration de notre détermination à sauver un multilatéralisme mis à mal sur tous les fronts, depuis deux ans, par les États-Unis. Plus concrètement encore, il en va de la sécurité de l’Europe et du monde. Si l’Iran, en effet, était conduit par notre abandon à se dire légitimement délié de ses obligations au terme de l’Accord, la reprise de ses activités nucléaires deviendrait difficilement évitable (ne serait-ce que pour des raisons politiques internes). Celle-ci pourrait être portée par la venue d’un nouveau leadership extrémiste, dont les outrances verbales ouvriraient la voie à une réaction/provocation militaire américaine ou israélienne. Les conséquences sécuritaires d’une telle séquence ne seraient pas, dès lors, circonscrites à l’Iran mais très rapidement régionales voire mondiales. L’Europe aurait fait la preuve ultime de son insignifiance stratégique et le paierait cher à tous points de vue.

    La crise du monde est une crise de confiance, une crise du respect, une crise de la souveraineté. Notre Histoire comme nos institutions nous donnent plus qu’à d’autres, sans doute, la possibilité mais aussi le devoir de nous affirmer comme un rempart contre ce dangereux ensauvagement.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 19 novembre 2018)

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