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alain de benoist - Page 93

  • Hollande ou la soumission à la finance de marché...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré aux choix affiché par François Hollande d'une politique ouvertement libérale ...

     

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    François Hollande : entre Feydeau et Klapisch…

    Depuis quelques semaines, la France vit au rythme du vaudeville élyséen. Ce qui fait beaucoup rire Laurent Gerra, logique. Et vous ?

    Je ne m’intéresse pas un instant à la vie sexuelle de François Hollande, qui me paraît d’une grande banalité (normalité ?). Que sa libido monte avec le chômage ou baisse avec le pouvoir d’achat m’est parfaitement indifférent, et je me fiche éperdument de savoir s’il ambitionne d’épouser demain Leonarda, tandis que sa Valérie se mettrait en ménage avec Dieudonné. Nous ne sommes pas aux États-Unis où, puritanisme oblige, un candidat à l’élection présidentielle vivant en concubinage notoire n’aurait pas la moindre chance d’être élu. Je ne ferai que deux observations. L’une pour rappeler que le style, c’est l’homme. De ce point de vue, avec le scooteriste de l’Élysée, on navigue vraiment entre Feydeau et Cédric Klapisch, assez loin de l’élégance toute italienne avec laquelle Berlusconi assumait au moins ses soirées libertines. L’autre, plus fondamentale. Valérie Trierweiler est une journaliste, Julie Gayet une comédienne, Carla Bruni une chanteuse. On pourrait aussi citer Montebourg et Audrey Pulvar, Strauss-Kahn et Anne Sinclair, Bernard Kouchner et Christine Ockrent, et tant d’autres. Que les hommes politiques manifestent une invincible tendance à choisir leurs partenaires de sexe dans le monde de la communication, du show-business ou de la paillette médiatique confirme d’une manière extraordinairement révélatrice qu’ils appartiennent eux-mêmes désormais à la société du spectacle. Closer, complément du Journal officiel !

    Virage social-libéral ou social-démocrate ? Durant sa campagne, François Hollande a tenté de nous faire croire qu’il était « de gauche », avec la finance sans visage pour ennemi principal. Voudrait-il désormais se faire passer pour un homme « de droite » ?

    Les annonces économiques faites par François Hollande dans sa conférence de presse constituent le premier événement véritablement historique de son quinquennat. Les réactions ont été significatives. « Enfin ! », s’est écriée Laurence Parisot, dont le successeur, Pierre Gattaz, n’a pas hésité à présenter le MEDEF comme le véritable inspirateur de ce qu’il a décrit comme le « plus grand compromis social depuis des décennies », tandis que Jean-François Copé reconnaissait que ces mesures étaient « des propositions portées depuis des années par l’UMP ». Il y a longtemps, en effet, que le patronat demandait, en échange de promesses d’embauche illusoires, à être exonéré des cotisations familiales. Le « pacte de responsabilité », c’est en réalité d’abord 30 milliards d’euros de cadeaux aux actionnaires et aux grands patrons. C’est ensuite l’aveu du grand retournement de la politique économique du PS, son ralliement à la politique de l’offre et à l’ordre libéral, c’est-à-dire sa soumission à la finance de marché.

    Quand le PS se disait « socialiste », il était déjà social-démocrate. Aujourd’hui qu’il s’affirme « social-démocrate », il est en fait devenu libéral de gauche, voire libéral tout court (« ultralibéral », dit même Marine Le Pen). En satisfaisant aux revendications de classe du MEDEF, il donne à voir son vrai visage. « Mon ennemi, c’est la finance », disait en effet Hollande quand il était en campagne pour l’élection présidentielle. Avec des « ennemis » comme celui-là, on n’a plus besoin d’amis ! Le chef de l’État n’a pas seulement cocufié Valérie Trierweiler mais aussi, ce qui est plus grave, tous ceux qui ont voté pour lui. Permettez-moi d’être plus sensible à son virage libéral qu’à son tournant libidinal.

    Si la gauche semble aujourd’hui s’égarer, grande est l’impression que la droite se perd aussi, paraissant maudire les effets dont elle chérit les causes. Soit tout le paradoxe de journaux tels que « Valeurs actuelles » ou « Le Figaro Magazine », dans lesquels l’immigration est à juste titre dénoncée, mais qui continuent de prôner un capitalisme financiarisé et transnational. Peut-on être capitaliste et de droite ?

    Il existe une tradition anticapitaliste de droite, qu’on a trop oubliée. Elle a malheureusement souvent versé dans l’exaltation du corporatisme ou la dénonciation conspirationniste des « Rothschild », des « 200 familles » ou des méchants banquiers. Par myopie ou paresse intellectuelle, il lui a manqué une analyse en profondeur de l’essence même du capital. Il est évidemment plus facile de bavarder sur les dernières péripéties politiciennes que de s’interroger sérieusement sur la théorie de la valeur, la crise de valorisation du capital, le fétichisme de la marchandise et la réification des rapports sociaux.

    À une époque où la mondialisation capitaliste ne cesse d’aggraver les inégalités, non seulement entre les pays, mais à l’intérieur de chaque pays, il serait temps pour les gens « de droite » de réaliser que le capitalisme s’est aujourd’hui pleinement révélé comme un système beaucoup plus foncièrement « cosmopolite » et plus destructeur d’identités collectives que ne l’a même jamais été le communisme. Et qu’il l’est depuis ses origines : le marchand, expliquait déjà Adam Smith, n’a d’autre patrie que l’endroit où il réalise son meilleur bénéfice.

    L’essence même du capitalisme mondialisé veut qu’il détruise tout ce qui peut faire obstacle à l’expansion planétaire du marché, à commencer par toute forme de société traditionnelle, et en même temps que s’impose un type anthropologique d’individu malléable, acquis aux seules valeurs marchandes, consommateur d’autant plus docile qu’il sera coupé de tous ses repères. Le principe même de suraccumulation du capital, la logique de l’illimitation (le « toujours plus ») font que le capitalisme déstabilise tout ce qu’il touche, qu’il étend partout le désordre, l’entropie et le chaos, le mélangisme et l’indistinction. Il y a de ce point de vue une parfaite complémentarité entre le libéralisme économique « de droite » et le libéralisme sociétal « de gauche », complémentarité dont le gouvernement Hollande, qui est vraiment tout sauf un gouvernement « socialiste », donne aujourd’hui un exemple achevé.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier, (Boulevard Voltaire, 28 janvier 2014)

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  • Logique hygiéniste et État maternel...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire, dans lequel il évoque l'empire du Bien et son idéologie...

     

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    Gare à la logique hygiéniste imposée par l’État maternel thérapeutique !

    Vous venez de publier aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux « Les démons du bien » , essai dont la première partie se veut une critique radicale de la tyrannie des bons sentiments. A quoi attribuez-vous l’émergence de ce néo-cléricalisme ?

    À l’esprit du temps. Mais l’esprit du temps n’est jamais que la résultante d’une tendance de fond. À partir du XVIIIe siècle, la montée sociale de la classe bourgeoise a simultanément marginalisé les valeurs aristocratiques et les valeurs populaires, en les remplaçant par ce que Tocqueville appelait les passions « débilitantes » : utilitarisme, narcissisme et triomphe de l’esprit de calcul. La vogue de l’idéologie des droits de l’homme a, de son côté, permis à l’égoïsme de se draper dans un discours « humanitaire » dont la niaiserie est le trait dominant. L’accélération sociale et la montée de l’insignifiance ont fait le reste.

    L’un des traits caractéristiques de « l’empire du bien » est cet envahissement du champ politique par le lacrymal et le compassionnel qui fait qu’à la moindre catastrophe ayant une portée médiatique, les ministres se précipitent désormais pour exprimer leur « émotion ». C’est également révélateur de la submersion de la sphère publique par le privé. La vie politique bascule du côté d’une « société civile » appelée à participer à la « gouvernance » par des « demandes citoyennes » qui n’ont plus le moindre rapport avec l’exercice politique de la citoyenneté. Il est désormais beaucoup mieux vu (et aussi plus rentable) d’être une victime qu’un héros.

    Parallèlement, la marchandisation de la santé va de pair avec la médicalisation de l’existence, c’est-à-dire avec un hygiénisme dogmatique qui se traduit par une surveillance toujours plus grande des modes de vie. Elle prescrit socialement des conduites normalisées, cherchant ainsi à domestiquer toutes les façons d’être qui se dérobent aux impératifs de surveillance, de transparence et de rationalité. On assiste à l’instrumentalisation de la vie humaine au travers d’une logique hygiéniste imposée par l’État maternel thérapeutique.

    L’évolution du langage est également significative. On préfère parler désormais de « fractures sociales » – aussi accidentelles en somme que les fractures du tibia – que de véritables conflits sociaux. Il n’y a plus d’exploités, dont l’aliénation renvoie directement au système capitaliste, mais des « déshérités », des « exclus », des « défavorisés », des « plus démunis », tous également victimes de « handicaps » ou de « discriminations ». La notion de « lutte contre-toutes-les-discriminations » a d’ailleurs elle-même remplacé celle de « lutte contre les inégalités », qui évoquait encore la lutte des classes. Dans 1984, George Orwell expliquait très bien que le but de la « novlangue » est « de restreindre les limites de la pensée » : « À la fin, nous rendrons impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. » Le politiquement correct fonctionne comme la « novlangue » orwellienne. L’usage de mots détournés de leur sens, de termes dévoyés, de néologismes biaisés ressortit de la plus classique des techniques d’ahurissement. Pour désarmer la pensée critique, il faut sidérer les consciences et ahurir les esprits.

    Les médias ne cessent de dénoncer la menace de l’« ordre moral », tout en nous faisant en permanence la morale. Paradoxe ?

    C’est tout simplement qu’une morale en a remplacé une autre. L’ancienne morale prescrivait des règles individuelles de comportement : la société était censée se porter mieux si les individus qui la composaient agissaient bien. La nouvelle morale veut moraliser la société elle-même. L’ancienne morale disait aux gens ce qu’ils devaient faire, la nouvelle morale décrit ce que la société doit devenir. Ce ne sont plus les individus qui doivent se conduire de façon droite, mais la société qui doit être rendue plus « juste ». L’ancienne morale était ordonnée au bien, tandis que la nouvelle est ordonnée au juste. Alors même qu’elles prétendent rester « neutres » quant au choix des valeurs, c’est à cette nouvelle morale, fondée sur le devoir-être (le monde doit devenir autre chose que ce qu’il a été jusqu’ici), qu’adhèrent les sociétés modernes. Nietzsche aurait parlé de « moraline ».

    L’essentiel de votre livre porte sur la théorie du genre, dont tout le monde parle en ce moment. Vous avez été l’un des premiers intellectuels à en faire une critique argumentée. Une fois de plus, à quoi attribuer ce phénomène venu des USA ? Et d’abord, de quoi s’agit-il exactement ?

    La théorie du genre est une théorie qui prétend déconnecter radicalement l’identité sexuelle du sexe biologique. Le sexe, remplacé par le « genre » (gender), serait une pure construction sociale. Cette théorie repose sur un postulat de « neutralité » de l’appartenance sexuelle à la naissance : il suffirait d’élever un garçon comme une fille pour en faire une femme, ou d’élever une fille comme un garçon pour en faire un homme. Ceux qui sont d’un avis différent sont accusés de propager des « stéréotypes » (on oublie qu’un stéréotype n’est jamais qu’une vérité empirique abusivement généralisée). Cette théorie a pour effet de confondre les deux sexes et de rendre plus difficile à chacun d’eux d’assumer son identité.

    La théorie du genre est en fait insoutenable. Non seulement son postulat d’une « neutralité sexuelle » originelle ne correspond pas à la réalité, mais on constate que l’appartenance sexuée favorise dès la plus petite enfance, avant tout conditionnement, des comportements spécifiques à chaque sexe. Cela ne signifie pas que les constructions sociales ne jouent aucun rôle dans la définition de l’identité sexuelle, mais que ces constructions sociales se développent toujours à partir d’une base anatomique et physiologique. La théorie du genre confond par ailleurs le sexe biologique, le genre (masculin ou féminin), l’orientation sexuelle et ce qu’on pourrait appeler le sexe psychologique (le fait qu’un certain nombre de femmes ont des traits de caractère masculins, et un certain nombre d’hommes des traits de caractère féminins). Reposant sur l’idée qu’on peut se créer soi-même à partir de rien, elle relève en fin de compte d’un simple fantasme d’auto-engendrement. Il faut pourtant la prendre très au sérieux. Dans les années qui viennent, c’est en référence à elle que l’on va voir se multiplier à l’infini les accusations de « sexisme ».

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 13 janvier 2014)

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  • La gauche et ses mystères...

    Les éditions Flammarion viennent de rééditer, dans leur collection de poche Champs, Les mystères de la gauche, le dernier essai de Jean-Claude Michéa. Nous reproduisons ci-dessous la recension qu'en avait fait Alain de Benoist dans la revue Éléments.

     

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    Vers un nouveau bloc historique

    Dans ce nouveau livre, dont chaque page serait à citer, Jean-Claude Michéa approfondit le sillon creusé avec Le complexe d'Orphée (2011). Il rappelle que la « gauche» moderne est née, au moment de l'affaire Dreyfus, d'un compromis tactique entre l'aspiration ouvrière à la justice sociale et l'idéologie bourgeoise du progrès illimité. Cette fusion contre-nature ne pouvait qu'être provisoire, car le socialisme, s'il rejette assurément les institutions d'Ancien Régime, n'implique nullement le refus d'un modèle de vie communautaire hérité du passé, et moins encore celui de l'idée que la capacité de l'homme à agir indépendamment de ses seuls intérêts égoïstes est le fondement de toute attitude honorable. Aujourd'hui totalement coupée du peuple et convertie au modèle du marché, la «gauche» reconnaît implicitement dans le capitalisme le meilleur moyen de « progresser» dans la fuite en avant vers l'éradication du passé, le déracinement intégral, la suppression des frontières et la suraccumulation des profits. Son libéralisme « sociétal» (le « pourtoussisme») rejoint alors tout naturellement le libéralisme économique d'une« droite» acquise à l'individualisme rapace - Caroline Fourest pourrait épouser Laurence Parisot! -, l'un et l'autre dérivant d'une même pulsion, aujourd'hui mise au service de la construction d'une Europe procédurière et marchande. Le « nom de gauche», dit Michéa, est devenu «inutilement diviseur». Le clivage droite-gauche n'a dès lors plus lieu d'être. Il n'est plus qu'imposture et mystification, ainsi que Cornelius Castoriadis l'avait déjà constaté il y a plus d'un quart de siècle.

    Le caractère révolutionnaire de la Forme-Capital s'opposant au goût de la « décence commune» du socialisme véritable, la coupure essentielle ne passe plus entre la droite et la gauche, mais entre une oligarchie qui aspire à l'« atomisation du monde» (Engels) et les classes populaires de toutes origines. Signe avant-coureur d'un nouveau bloc historique? Intelligent et lucide, perspicace et exaltant.

    Alain de Benoist (Éléments n°147, avril - juin 2013)

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  • L’Europe est-elle encore une puissance politique ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire, dans lequel il s'exprime sur la politique étrangère de la France en Afrique, notamment ...

     

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    L’Europe est-elle encore une puissance politique ?

    Il semblerait que de plus en plus de gens estiment que nos soldats n’ont rien à faire en Afrique. La politique étrangère de la France devrait-elle se résumer à celle du Costa Rica ?

    De façon générale, nos concitoyens se passionnent pour la moindre anecdote de politique intérieure, mais s’intéressent assez peu à la politique étrangère. Qui peut citer, par exemple, le nom d’un seul ministre du gouvernement d’un pays voisin ? La politique étrangère est pourtant ce qui compte le plus. C’est elle qui détermine le rang d’un pays. C’est elle qui exprime l’idée qu’il se fait du nomos de la Terre. C’est elle, aussi, qui révèle le mieux l’essence du politique, puisqu’elle implique la dualité du couple ami-ennemi. Nous sommes, par ailleurs, aujourd’hui dans un monde globalisé, où tout retentit instantanément sur tout. Non seulement les frontières n’arrêtent plus rien, mais la mondialisation abolit l’espace et le temps : alors que le monde de la modernité était un monde de non-synchronicité, la mondialisation réalise une synchronicité planétaire (le « temps zéro »). Difficile, dans ces conditions, de rester le nez sur la vitre ou de se replier dans l’entre-soi. Mais encore faut-il avoir quelque curiosité, être capable de s’informer, posséder quelques notions de géopolitique. Et savoir raisonner avec des catégories un peu plus intelligentes que le « fascisme », les « États voyous » ou les « lécheurs de babouches ».

    L’exemple que vous donnez n’est cependant pas le meilleur. On peut en effet être convaincu de la nécessité d’avoir une politique étrangère et contester l’opportunité des récentes interventions en Afrique. Si l’on n’avait pas été assez stupides pour faire la guerre à la Libye avec pour seul résultat d’y instaurer la guerre civile et le chaos – ce qui a entraîné la déstabilisation de tout le Sahel –, on se serait épargné l’intervention au Mali, où nos troupes vont bientôt se retrouver prises entre deux feux. Quant à la République centrafricaine, où l’on est au contraire intervenu beaucoup trop tard – en ignorant de surcroît les réalités ethno-politiques locales –, les déboires s’y accumulent déjà. La vérité est que la France n’a plus de politique étrangère (elle s’est totalement déconsidérée dans l’affaire syrienne), et que les initiatives qu’elle prend sont plus favorables à l’axe américano-qataro-israélien qu’aux intérêts français. Si l’on y ajoute la baisse drastique des crédits militaires, tout cela augure mal de l’avenir.

    Quand Bernard Antony, ancien député européen FN, écrit que ce qui se passe en Palestine « ne nous regarde pas », n’est-ce pas étrange, pour un catholique revendiqué, de ne pas s’intéresser à cette terre qui a vu naître le Christ ?

    On compte aujourd’hui 90 000 chrétiens vivant dans les territoires occupés. Plusieurs figures éminentes de la résistance palestinienne sont issues de la communauté chrétienne (il suffit de citer les noms de Georges Habache, Hanan Ashrawi ou Nayef Hawatmeh). En avril dernier, les chrétiens de Palestine ont adressé une lettre ouverte au pape François pour protester contre la décision israélienne de bâtir un « mur de sécurité » qui va séparer Bethléem de Jérusalem au profit des colonies, la qualifiant « d’attaque contre le tissu social palestinien et la présence palestinienne chrétienne ». Sur le sort de ces Palestiniens chrétiens qui partagent le sort de leurs concitoyens musulmans dans les territoires occupés, on peut lire le rapport accablant publié en 2012 par le Conseil œcuménique des Églises sous le titre Faith under Occupation. Cela dit, M. Antony est libre de penser ce qu’il veut. Peut-être pourrait-on seulement lui rappeler que Jésus est maudit dans le Talmud, alors qu’il est vénéré (mais pas adoré) dans le Coran. Et subsidiairement, que les milices chrétiennes de Centrafrique ne sont pas moins criminelles que les milices musulmanes.

    Vous avez été l’un des premiers, à l’époque de la guerre froide, à appeler à une alliance entre l’Europe et ce que l’on nommait naguère le tiers monde. Quel codicille ajouter aujourd’hui ?

    Il y a peu de choses à ajouter, sinon qu’on a changé d’époque. Dans le monde bipolaire de la guerre froide, l’Europe aurait pu prendre la tête du mouvement des non-alignés. À l’époque des pays émergents, elle pourrait chercher à s’imposer comme une puissance autonome – et, simultanément, travailler à l’émergence d’un axe Paris-Berlin-Moscou. Mais l’Europe n’en a ni les moyens ni, surtout, la volonté. Elle préfère se transformer en un vaste marché plutôt que de devenir une puissance qui serait en même temps un creuset de culture et de civilisation. La grande alternative à laquelle nous sommes confrontés est pourtant plus claire que jamais : il s’agit de savoir si le nouveau nomos de la Terre sera unipolaire, c’est-à-dire dépendant globalement de la puissance américaine et des marchés financiers, ou bien multipolaire, les grands blocs continentaux s’imposant comme autant de pôles de régulation de la globalisation.

    À long terme, l’Afrique sera le continent qui comptera le plus, ne serait-ce qu’en termes de ressources naturelles. Les Chinois s’y installent, les Américains aussi. Que reste-t-il de la Françafrique ?

    Je ne suis pas sûr que l’Afrique sera, à terme, le continent « qui comptera le plus » (sauf peut-être sur le plan démographique). De la Françafrique, il reste des vestiges. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas eu de décolonisation économique, commerciale ou technologique. Même sur le plan politique, l’Afrique reste en proie à des conflits ethniques dus à des frontières coloniales qui ont artificiellement coupé des peuples en deux ou réuni dans un même pays des ethnies antagonistes depuis toujours.

    La mondialisation elle-même, qui est dans une large mesure une nouvelle forme d’occidentalisme, fonctionne comme une structure néocoloniale fondée sur ce mythe du « développement » qu’a si bien critiqué Serge Latouche. Elle équivaut à une colonisation des sociétés humaines par la logique du profit et la finance de marché, puisqu’elle vise à généraliser à l’échelle planétaire les valeurs de l’Occident libéral : règne de l’individu, universalité abstraite, etc. – l’idée générale étant que ce qui n’a pas de sens économique n’en a aucun. La mondialisation est d’abord, et avant tout, une marchandisation du monde, où le fétichisme de la marchandise et le primat de la valeur d’échange entraînent une réification généralisée des rapports sociaux. Le système capitaliste continue plus que jamais à éradiquer toutes les cultures enracinées, et à supprimer toutes les structures traditionnelles qui empêchent l’émergence d’un individu manipulable à merci sur le grand marché planétaire. La mondialisation fait du déracinement un idéal et une norme. « En ce sens, dit à juste titre Hervé Juvin, la culture-monde est bien une négation de la condition humaine. »

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 5 janvier 2014)

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  • La liberté de s'exprimer et de rire ne se partage pas !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire, dans leque il s'exprime sur l'affaire Dieudonné, le rire et la liberté d'expression ...

    Alain de Benoist vient de publier un essai intitulé Les démons du Bien aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.

     

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    La liberté de s'exprimer et de rire ne se partage pas !

    Les médias s’excitent sur le phénomène Dieudonné, l’artiste qui a vendu le plus de billets en 2012. D’ailleurs, est-ce que monsieur M’Bala M’Bala vous fait rire ?

    Parfois, pas toujours. Je dois dire que ma conception de l’humour se situe quelque part entre Buster Keaton et Raymond Devos. Les comédies me font rarement rire, et je déteste Louis de Funès. Le style pamphlétaire me fatigue vite, lui aussi. Cela dit, Dieudonné a du talent. Il n’a pas de mal à surclasser les autres humoristes actuels, qui sont presque tous nuls. Facteur aggravant : il a du succès et ses partisans, qui sont en majorité « hors système », ne sont pas du genre à se laisser intimider.

    Mais savoir ce que l’on pense de Dieudonné est tout à fait secondaire par rapport au projet de Manuel Valls de l’empêcher « dans le cadre de la loi » de s’exprimer. La seule vraie question qui est en cause est évidemment, comme d’habitude, celle de la liberté d’expression. Dans Le Nouvel Observateur, Laurent Joffrin, coutumier du genre, expliquait récemment que la liberté d’expression a des limites. La démocratie ne saurait accepter que s’expriment des opinions antidémocratiques. On pourrait dire aussi que sous le nazisme, toutes les opinions étaient admises à condition de ne pas être antinazies, sous les régimes communistes qu’elles étaient toutes autorisées à condition de ne pas être anticommunistes, etc. De ce point de vue, la démocratie selon Laurent Joffrin ne me paraît pas représenter un grand progrès. Je crois au contraire que la liberté d’expression n’a de sens que pour autant qu’elle est indivisible, et qu’en matière d’opinions, elle ne tolère par principe aucune dérogation. La liberté d’expression – faut-il le rappeler ? – n’a pas pour vocation de protéger les opinions convenables ou consensuelles, et moins encore celles qu’on partage ou qu’on approuve, mais au contraire celles qui nous choquent et que nous trouvons détestables. Voltaire se disait prêt à mourir pour permettre à ses adversaires de s’exprimer. C’est cette phrase qui a inspiré les fondateurs de Boulevard Voltaire (mais visiblement pas les aboyeurs de commentaires).

    Les mêmes médias n’en finissent plus de célébrer le culte de Pierre Desproges et de Coluche, alors que la plupart de leurs sketches seraient aujourd’hui censurés, pour racisme notamment…

    Il ne fait pas de doute que Dieudonné tient souvent des propos qu’on peut considérer comme inacceptables, voire odieux. Ceux qui s’indignent des caricatures de Mahomet les considèrent elles aussi comme inacceptables, voire odieuses. Pour tout un chacun, il y a des choses inacceptables, voire odieuses. Toute la question est de savoir si le fait de blesser gravement les sentiments ou les convictions d’une catégorie de personnes justifie une interdiction. La perception subjective que l’on se fait d’une opinion peut-elle constituer le fondement de la loi ? Si l’on estime que Dieudonné blasphème, ne faut-il pas considérer plutôt que le droit au blasphème ne se partage pas ?

    L’idéologie dominante a su tourner la difficulté grâce à une invention remarquable : pour faire disparaître les opinions détestables (il y en a), il suffit de décréter qu’elles ne sont plus des opinions mais des délits. Il suffisait d’y penser. Mais a-t-on bien mesuré les conséquences ? D’abord, on crée un abominable refoulé, que l’on se condamne à voir exploser un jour ou l’autre sous une forme elle aussi abominable (plus on pourchassera le « sexisme », plus il y aura de femmes battues ; plus on dénoncera « l’homophobie », plus se multiplieront les « ratonnades de pédés »). Serait-ce l’effet recherché par ceux qui sont tentés de « gouverner par le chaos » ? Ensuite, on introduit une distinction désastreuse entre des groupes protégés, bénéficiant grâce à la loi d’une sorte de statut privilégié les immunisant contre les critiques dont ils pourraient faire l’objet, et des groupes non protégés, dès lors fondés à dénoncer cette nouvelle discrimination. Situation malsaine.

    Et toujours la même rengaine : on peut rire de tout, mais pas de n’importe quoi et surtout pas avec n’importe qui. Et surtout, l’esprit de dérision permanente, incarné par les Guignols de l’info – pour ne citer qu’eux –, ne serait-il pas mortifère à long terme, les hommes politiques étant résumés à de simples marionnettes en latex ?

    Le rire implique la connivence et peut avoir un effet cathartique. Je pense que dans une société normale on devrait pouvoir rire de tout, de n’importe quoi et avec n’importe qui. Des mecs et des nanas, des Blacks et des Toubabs, des juifs et des goyim, des homos et des hétéros, des Amerloques et des Ritals, des Boches, des Gaulois et des Espingouins. Pas de discrimination ! Mais bien entendu, nul n’est obligé de trouver ça drôle. L’esprit de dérision auquel vous faites allusion est autre chose. Au-delà de ce qu’elles peuvent dire des hommes politiques actuels, qu’on a d’autant moins envie de défendre qu’ils font eux-mêmes preuve d’une incroyable complaisance envers leurs caricatures, les émissions du type des Guignols de l’info contribuent de manière incontestable à ridiculiser la chose publique, à désacraliser ce qu’il peut rester de sacré dans l’exercice du pouvoir. Certes, les politiciens actuels méritent rarement le respect, mais en les tournant tous en dérision, on décrédibilise aussi les fonctions et les institutions qu’ils représentent. L’esprit de dérision systématique est un poison de la vie sociale. Les « petits malins à qui on ne la fait pas », qui ne sont émus par rien, qui ne respectent rien, pour qui rien ne saurait être noble ou sacré, cachent leur impuissance derrière leur cynisme. Ils avouent par là même qu’ils ne sont pas grand-chose.

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  • Michéa face à la stratégie Godwin...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le philosophe Jean-Claude Michéa, publié dans l'hebdomadaire Marianne (n°871, du 20 décembre 2013 au 3 janvier 2014) et consacré aux attaques par les chiens de garde du système dont il fait l'objet depuis plusieurs mois...

     

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    Michéa face à la stratégie Godwin

    Marianne : Un hebdomadaire faisait sa une, il y a quelques semaines, sur les «néocons», vous bombardant comme l'idéologue le plus emblématique d'une véritable lame de fond identitaire, souverainiste et protectionniste, et amalgamant votre nom à celui de Marine Le Pen, soi-disant admirative de vos écrits. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

    Jean-Claude Michéa : N'exagérons rien ! Le magazine de François Pinault a d'ailleurs bien pris soin - sans doute pour brouiller un peu plus les pistes - d'inclure également, dans sa liste noire des «néoconservateurs à la française», des personnalités telles que Régis Debray, Arnaud Montebourg, Natacha Polony, Benoît Hamon ou Yves Cochet. Liste dont l'absurdité devrait sauter aux yeux puisque la nébuleuse «néoconservatrice», telle qu'elle a pris naissance aux Etats-Unis, est plutôt connue pour son soutien constant aux politiques de Reagan et de Bush père et fils - trois présidents qu'il est difficile de tenir pour de farouches contempteurs du capitalisme ! Naturellement, la pratique qui consiste à inverser délibérément le sens des mots afin de rendre plausibles les amalgames les plus fantaisistes n'a rien de nouveau.

    Clemenceau et Staline avaient ouvert la voie - le premier en forgeant, en 1906, la notion de «complot anarcho-monarchiste» et le second, dans les années 30, celui d'«hitléro-trotskisme». Ce qui est nouveau, en revanche, c'est l'agenda idéologique qui préside à ce type d'amalgame. Au XXe siècle, en effet, les évangélistes du capital se contentaient généralement de dénoncer la «main de Moscou» dans toute critique - fût-elle simplement keynésienne - de l'économie de marché. Or, une telle stratégie est devenue sans objet une fois l'empire soviétique disparu et actée la conversion définitive des gauches occidentales au culte du libéralisme économique et culturel. De ce point de vue, c'est certainement la publication, en 2002, du Rappel à l'ordre, de Daniel Lindenberg (ouvrage qui entendait déjà dresser la liste des «nouveaux réactionnaires»), qui symbolise au mieux la nouvelle donne idéologique. Ce petit livre, écrit à la demande de Pierre Rosanvallon (alors l'un des membres les plus actifs du Siècle, le principal club de rencontre, depuis 1944, de la classe dirigeante française), est en effet le premier à avoir su exposer de manière aussi pédagogique l'idée selon laquelle le refus «d'acquiescer à l'économie de marché» et l'attachement corrélatif aux «images d'Epinal de l'illibéralisme [sic]» constituait le signe irréfutable du retour des «idées de Charles Maurras». C'est, bien sûr, dans le cadre de cette stratégie (que j'appellerais volontiers, en référence au point du même nom, la stratégie Godwin) qu'il faut interpréter la récente initiative du Point (magazine dont la direction compte d'ailleurs dans ses rangs certains des membres les plus éminents du Siècle). Tous ceux qui pensent encore que la logique folle de la croissance illimitée (ou de l'accumulation sans fin du capital) est en train d'épuiser la planète et de détruire le principe même de toute socialité ne devraient donc nourrir aucune illusion. Si, comme Bernard-Henri Lévy en avait jadis exprimé le vœu, le seul «débat de notre temps» doit être «celui du fascisme et de l'antifascisme», c'est bien d'abord au prétexte de leur caractère «conservateur», «réactionnaire» ou «national-nostalgique», que les contestations radicales futures seront de plus en plus diabolisées par les innombrables serviteurs - médiatiques, «cybernautiques» ou mandarinaux - de l'élite au pouvoir.

    De plus en plus de figures de la droite dure, d'Eric Zemmour à Alain de Benoist, le directeur de la revue «pour la civilisation européenne», Eléments, se réclament de vous depuis deux ou trois ans. Comment expliquez-vous cet intérêt, au-delà du simple bénéfice de voir vos écrits désosser idéologiquement la gauche molle ? Cela relève-t-il clairement d'une interprétation abusive de vos thèses ?

    J.-C.M. : Une partie de ce que vous appelez «la droite dure» a effectivement pris l'habitude de placer sa nouvelle critique du libéralisme sous le patronage privilégié de ses anciens ennemis, qu'il s'agisse de Jaurès, de Marx ou de Guy Debord [lire le dossier de décembre de l'excellente revue Fakir, justement intitulé «Quand Marine Le Pen cause comme nous»]. On doit certes s'interroger sur le degré de sincérité de ces hommages récurrents. Mais que cette droite puisse me citer aux côtés de ces grandes figures de la tradition radicale n'a donc, en soi, rien d'illogique. Je serais plus inquiet, en vérité, si ma critique du libéralisme culturel rencontrait l'approbation enthousiaste d'une Laurence Parisot ou d'un Pierre Gattaz. Il s'agit donc seulement de déterminer dans quelle mesure ce nouvel antilibéralisme de droite recoupe, ou non, une partie de la critique socialiste.

    Passons très vite sur le cas des véritables «néoconservateurs à la française», c'est-à-dire cette fraction de la droite classique qui, selon le mot du critique américain Russell Jacoby, «vénère le marché tout en maudissant la culture qu'il engendre». On comprend sans peine que ces «néoconservateurs» puissent apprécier certaines de mes critiques du libéralisme culturel (notamment dans le domaine de l'école). Le problème, c'est que leur vision schizophrénique du monde leur interdit d'utiliser ces critiques de façon cohérente. Si le libéralisme se définit d'abord comme le droit pour chacun de «vivre comme il l'entend» et donc «de produire, de vendre et d'acheter tout ce qui est susceptible d'être produit ou vendu» (Friedrich Hayek), il s'ensuit logiquement que chacun doit être entièrement libre de faire ce qu'il veut de son argent (par exemple, de le placer dans un paradis fiscal ou de spéculer sur les produits alimentaires), de son corps (par exemple, de le prostituer, de le voiler intégralement ou d'en louer temporairement l'usage à un couple stérile), ou de son temps (par exemple, de travailler le dimanche). Faute de saisir cette dialectique permanente du libéralisme économique et du libéralisme culturel, le «néoconservateur à la française» (qu'il lise Valeurs actuelles ou écoute Eric Brunet) est donc semblable à ces adolescents qui sermonnent leur entourage sur la nécessité de préserver la planète mais qui laissent derrière eux toutes les lumières allumées (analyse qui vaut, bien sûr, pour tous ceux, à gauche, qui vénèrent le libéralisme culturel, tout en prétendant maudire ses fondements marchands).

    Tout autre est la critique du libéralisme par les héritiers modernes de l'extrême droite du XIXe siècle. Sous ce dernier nom, j'entends à la fois les ultras qui rêvaient de restaurer l'Ancien Régime et les partisans de ce «socialisme national» - né des effets croisés de la défaite de Sedan et de l'écrasement de la Commune - qui, dès qu'il rencontre les conditions historiques de ce que George Mosse nommait la «brutalisation», risque toujours de basculer dans le «national-socialisme» et le «fascisme». Or, ici, l'horreur absolue que doivent susciter les crimes abominables accomplis au nom de ces deux dernières doctrines a conduit à oublier un fait majeur de l'histoire des idées. Oubli dont les moines soldats du libéralisme tirent aujourd'hui le plus grand bénéfice. C'est le fait que les fondateurs du socialisme partageaient consciemment avec les différentes droites antilibérales du temps un postulat anthropologique commun. Celui selon lequel l'être humain n'est pas, comme l'exigeait le libéralisme des Lumières, un individu «indépendant par nature» et guidé par son seul «intérêt souverain», mais, au contraire, un «animal politique» dont l'essence ne peut se déployer que dans le cadre toujours déjà donné d'une communauté historique. Bien entendu, en dehors de ce refus partagé des «robinsonnades» libérales (le mot est de Marx), tout, ou presque, séparait l'idéal socialiste d'une société sans classe dans laquelle - selon le vœu de Proudhon - «la liberté de chacun rencontrera dans la liberté d'autrui non plus une limite mais un auxiliaire», des conceptions alors défendues par la droite monarchiste et le «socialisme national». La première, parce que son intérêt proclamé pour les anciennes solidarités communautaires masquait d'abord son désir d'en conserver les seules formes hiérarchiques (le «principe d'autorité» de Proudhon). Le second, parce qu'en dissolvant tout sentiment d'appartenance à une histoire commune dans sa froide contrefaçon «nationaliste» il conduisait à sacrifier l'idéal d'autonomie ouvrière sur l'autel ambigu de l'«union sacrée». Comme si, en d'autres termes, un métallurgiste lorrain ou un pêcheur breton avaient plus de points communs avec un riche banquier parisien qu'avec leurs propres homologues grecs ou anglais.

    Pensez-vous que la réconciliation de la gauche moderne avec les dogmes de l'anthropologie libérale soit irréversible ?

    J.-C.M. : Ce sont hélas eux qui expliquent qu'on ne puisse trouver beaucoup d'esprits, à gauche, encore capables de critiquer - comme jadis Engels - la dynamique aveugle qui conduit peu à peu le marché capitaliste à «désagréger l'humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière» (ou - version saint-simonienne - à transformer la société en «une agrégation d'individus sans liens, sans relations et n'ayant pour mobiles que l'impulsion de l'égoïsme»). Et qui expliquent donc aussi pourquoi, de nos jours, ce sont des intellectuels issus de la droite anticapitaliste qui parviennent le plus souvent (sous des formes, on s'en doute, souvent très ambiguës et parfois même ouvertement antisémites) à proposer - à l'image, effectivement, d'un Alain de Benoist - certaines des critiques les plus lucides de l'individualisme libéral, de ses fondements anthropologiques et de ses conséquences morales et culturelles désastreuses sur la vie quotidienne des gens ordinaires. Critiques qui constituaient, il y a trente ans encore, l'un des axes majeurs des contestations radicales du capitalisme mais qui ont aujourd'hui presque entièrement disparu du discours de la gauche.

    Cette situation paradoxale - qui n'est, encore une fois, que la contrepartie logique de la conversion de la gauche à l'idée que le capitalisme est «l'horizon indépassable de notre temps» - n'a évidemment rien pour enthousiasmer les partisans d'une sortie aussi «civilisée» que possible du système capitaliste. Elle risque même de conférer une apparence de sérieux à cette stratégie Godwin qui est devenue l'idéologie du Siècle. Car, si le vide idéologique créé par les renoncements successifs de la gauche ne devait plus être rempli que par les seuls penseurs issus de la droite radicale (quels que soient leurs mérites individuels), ce serait, en effet, un jeu d'enfant pour les Godwin boys de convaincre les nouvelles générations (déjà privées par les réformes libérales de l'école de toute culture historique un peu solide) que ce qui constituait jadis l'essence même du socialisme ouvrier ne représente, en fait, qu'une idéologie «nauséabonde» et «réactionnaire». Il suffirait, en somme, de marteler avec encore un peu plus d'aplomb que toute volonté de protéger les peuples de la folie du capitalisme globalisé ne peut être, par essence, que «barrésienne, avec juste ce qu'il faut de xénophobie» (Pascal Lamy, dans le Point du 19 janvier 2012). Dans cette hypothèse glaçante, les ultimes héritiers de la tradition révolutionnaire devraient donc apprendre très vite à vivre sous les lois d'un monde paradoxal (mais dont Orwell, avec sa double intuition d'une «novlangue» et d'une «police de la pensée», avait su anticiper le principe). Celui où, d'un côté, et pour la première fois dans l'histoire moderne, toute opposition officielle à la dynamique aveugle du capital aurait définitivement disparu, mais dans lequel, simultanément, les nuisances de cette dynamique seraient devenues plus manifestes que jamais. Sombre hypothèse, assurément. Mais qui a prétendu que la révolution serait un dîner de gala ?

    Jean-Claude Michéa, propos recueillis par Aude Lancelin (Marianne, 4 janvier 2013)

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