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Points de vue - Page 92

  • Ceuta, Grèce, Mayotte : l’immigration extra-européenne comme arme géopolitique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Paul Tormenen, cueilli sur Polémia et consacré à l'utilisation de l'immigration comme arme géopolitique. Paul Tormenen est juriste et spécialiste des questions migratoires.

     

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    Ceuta, Grèce, Mayotte : l’immigration extra-européenne comme arme géopolitique

    Lundi 17 mai, près de 6 000 clandestins venus du Maroc ont gagné l’enclave espagnole de Ceuta, située au nord de l’Afrique. Cet afflux massif, qui présente toutes les caractéristiques d’une invasion, est une nouvelle illustration de l’utilisation par certains gouvernements de l’immigration clandestine comme moyen de pression géopolitique. Dans le cas présent, les autorités marocaines ont, en laissant des milliers de migrants passer la frontière, souhaité protester contre l’accueil par l’Espagne d’un leader du Front Polisario pour s’y voir prodiguer des soins médicaux.

    L’immigration clandestine, outil de déstabilisation

    Les exemples de tentatives de déstabilisation par l’arme migratoire ne manquent pas dans les dernières années. De la simple menace à la mise à exécution, ces opérations laissent les pays européens très souvent désemparés.

    L’État islamique menace d’envoyer 500 000 migrants à partir de la Libye

    En 2015, l’État islamique menaçait d’envoyer en Europe 500 000 migrants à partir des côtes africaines en cas d’intervention des pays européens en Libye. Selon des écoutes téléphoniques, l’instrumentalisation des migrants envisagée par Daech comme « arme psychologique » vis-à-vis des populations et de gouvernements européens ne faisait aucun doute. L’État islamique entendait ainsi empêcher l’envoi de militaires de pays européens, notamment italiens, dans ce pays pour y endiguer sa politique d’annexion de territoires.

    Si la menace de l’État islamique n’a pas été mise à exécution, la prédiction de Mouammar Kadhafi, que, sans son contrôle des départs des côtes libyennes, la mer Méditerranée se transforme en « mer de chao», s’est en partie réalisée : certaines îles (Lampedusa, etc.) et villes européennes apparaissent totalement dépassées par l’ampleur et les effets de l’immigration clandestine arrivée par la voie maritime.

    À Mayotte, l’immigration clandestine bien utile à l’Union des Comores

    Dans l’archipel des Comores, l’immigration clandestine est un élément clef dans les tensions entre Mayotte et les îles voisines de l’Union des Comores. Les différences de niveau de vie entre les territoires poussent de nombreux habitants des Comores à affluer sur l’île française de Mayotte. L’accord conclu en 2019 entre l’Union des Comores et la France pour organiser le retour des clandestins arrivés à Mayotte ne parvient que faiblement à juguler cette immigration incontrôlée.

    Un député mahorais n’hésite pas à affirmer que les Comores utilisent « l’immigration clandestine comme une arme de destruction massive de tout développemen» de Mayotte. On peut en effet se demander si, en laissant le chaos s’installer dans l’île française sous l’effet d’une immigration clandestine massive, les autorités comoriennes ne parient pas sur un « lâchage » par les autorités françaises de ce territoire d’outre-mer.

    Erdogan lance les migrants à l’assaut des frontières grecques

    Dès le mois de mars 2017, à peine un an après avoir corédigé un communiqué commun engageant son pays à surveiller la frontière avec la Grèce, le président turc T. Erdogan a commencé à menacer les pays européens de laisser passer massivement vers l’Europe les migrants présents sur son territoire. Le début de l’année 2020 a été marqué par la mise à exécution de cette menace.

    Alors que, depuis quelques années, les flux de clandestins à destination de la Grèce ne faisaient qu’augmenter, les vannes ont été franchement ouvertes à partir de la fin du mois de février 2020 et l’annonce « officielle » par le gouvernement turc de l’ouverture de la frontière gréco-turque.

    Le 7 mars 2020, c’est par milliers que des « migrants », en fait des clandestins, des hommes jeunes, exceptionnellement syriens, se sont massés à la frontière et, pour certains d’entre eux, ont affronté les forces de l’ordre grecques. La mobilisation de plusieurs pays européens en renfort des forces de sécurité grecques à la frontière gréco-turque a été nécessaire pour éviter le chaos migratoire souhaité par le néo-sultan Erdogan. Il s’agissait dans le cas présent d’engager avec l’Union européenne une partie de bras de fer concernant le financement du maintien de millions de migrants en Turquie.

    Les autorités marocaines laissent passer des milliers de clandestins

    Dernier épisode en date qui concerne au premier chef les Européens, le 17 mai 2021, plusieurs milliers de Marocains ont, parfois en agressant des douaniers espagnols, forcé la frontière pour accéder au territoire de Ceuta. Ces franchissements n’ont été possibles qu’avec le consentement tacite des autorités marocaines. Bien que non revendiquées officiellement, il s’agissait sans nul doute de représailles organisées par le gouvernement marocain, après que le gouvernement espagnol a autorisé un leader du Front Polisario, militant pour l’autonomie du Sahara occidental, à se faire soigner en Espagne. Gageons que cet avertissement sera à l’avenir médité par les autorités espagnoles avant de prendre une mesure favorable au mouvement indépendantiste.

    Que retenir de ces différents événements ?

    Plusieurs points communs peuvent être soulignés dans l’instrumentalisation de l’immigration clandestine à des fins géopolitiques.

    • Un motif de contentieux (diplomatique, économique, etc.) existe entre les pays de départ des migrants et les pays de destination.
    • L’Union européenne a confié aux pays d’origine des migrants (Turquie, Libye, Maroc, Tunisie) un rôle de surveillance et d’empêchement des départs clandestins par la voie maritime ou terrestre.
    • Les différences de niveau de vie entre les pays d’origine des migrants et ceux de destination créent un appel d’air considérable que seule une action résolue des gardes-frontières et garde-côtes des pays de destination peut empêcher.
    • Les autorités des pays de départ des migrants ont adressé à ces derniers un signal que les frontières étaient momentanément ouvertes. L’ouverture des vannes provoque un afflux massif de clandestins et le franchissement (ou la tentative) immédiat de la frontière.
    • Les pays d’origine des migrants attendent un bénéfice de la déstabilisation des pays de destination des migrants.
    • L’Union européenne, toujours si prompte à autoriser l’immigration clandestine en mer Méditerranée, ferme pendant ce type de séquence les yeux sur les refoulements et les renvois collectifs de clandestins organisés par les États assaillis par les migrants. Cela s’est vérifié à la frontière gréco-turque où des refoulements ont été organisés en mars 2020 pour faire face aux véritables assauts téléguidés par le gouvernement turc. Très récemment, les autorités espagnoles ont immédiatement organisé des éloignements collectifs de nombreux clandestins arrivés à Ceuta. Ces pratiques de refoulements et de renvois collectifs sont pourtant prohibées par les traités internationaux ratifiés par les pays membres de l’UE et par le droit communautaire.

    En confiant à des pays tiers une partie de la mission primordiale des États, le respect des frontières, l’Union européenne a amené les pays européens à baisser la garde. Ces derniers se trouvent désormais totalement démunis quand ils font face à un afflux massif et téléguidé de clandestins, comme cela a été le cas dernièrement à Ceuta. Cette sous-traitance comporte en outre le risque que les États bénéficiaires de l’aide de l’Union européenne pour empêcher les départs de leurs pays fassent monter les enchères.

    Dans ce type de contexte, comme plus généralement en matière de lutte contre l’immigration clandestine, c’est non seulement le droit de l’immigration, excessivement favorable aux clandestins, qu’il faut changer. C’est aussi la reprise en main pleine et entière du contrôle du respect des frontières qui s’impose aux pays européens, plutôt que de s’en remettre à des pays tiers qui ont des intérêts radicalement divergents et qui peuvent en outre utiliser cette mission déléguée comme moyen de pression. Nos dirigeants sont-ils prêts à cette révolution copernicienne, qui a pourtant prévalu pendant des siècles ?

    Paul Tormenen (Polémia, 20 mai 2021)

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  • Le recul de l’Occident, une si mauvaise nouvelle que cela ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexis Feertchak, cueilli sur Geopragma et consacré au recul de l'Occident et à ses conséquences potentielles. Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et membre fondateur de Geopragma.

     

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    Le recul de l’Occident, une si mauvaise nouvelle que cela ?

    Rien n’y fait, les Etats occidentaux ont beau savoir que la Chine se rapproche chaque jour qui passe de la place de première puissance mondiale – sur le plan économique, c’est en réalité déjà le cas en parité de pouvoir d’achat -, ils ont trop pris le pli de la puissance pour vraiment réaliser qu’ils devront, dans les années qui viennent, partager avec elle l’influence qu’ils exercent sur le cours du monde. Alors qu’ils semblent, y compris les Etats-Unis, douter en même temps d’eux-mêmes, leur puissance peut donc paraître des plus paradoxales.

    C’est que cette puissance de l’Occident a quelque chose de quasi-naturelle, relevant d’un autre ordre que celui des seuls classements macroéconomiques ou militaires. Elle est une force mystérieuse, sédimentée pendant des générations, qui offre des fondations discrètes mais solides que l’on pourrait ainsi résumer : la puissance occidentale est d’autant plus forte qu’elle avance de conserve avec le « bien ». Qu’entend-on par « bien » ? Ce qui serait naturellement bon pour le monde, au-delà et souvent contre la volonté des Etats souverains qui peuplent la planète : libre-échange, démocratie, état de droit, droits de l’homme, droits fondamentaux, droits subjectifs, pluralisme, liberté de la presse, d’opinion, tolérance, etc. sont quelques-uns des qualificatifs juridico-politiques de ce « bien ».

    La fin de la fin de l’histoire ?

    Même si le concept de « fin de l’histoire » a pris à partir du début des années 2000 un sérieux coup sur la tête quand on s’est rendu compte que les Etats-Unis – toute unique hyperpuissance qu’elle était – ne maîtrisaient pas tout, demeure pourtant au fond de nos inconscients collectifs l’idée d’une téléologie dont le terme serait ce « bien » et dont nous serions les gardiens pas forcément exclusifs mais privilégiés. Lors, si ce « bien » est le terme inéluctable et que, même s’il existe des soubresauts historiques, il est nécessairement inscrit dans notre avenir, cela signifie que, d’une façon ou d’une autre, la puissance restera du côté du bien et donc de l’Occident. Que la Chine puisse gagner à court terme nous paraît possible et même peut-être probable, mais qu’elle puisse gagner à long terme nous paraît encore farfelu.

    L’histoire semble d’ailleurs nous conforter dans cette idée. Par le passé, l’Allemagne nazie ou l’URSS ont pu donner l’impression d’ébranler profondément cette téléologie, mais sur des échelles de temps historiques finalement relativement courtes, de quelques années à quelques décennies. De la même façon, peut-être la Chine l’emportera-t-elle provisoirement, mais, le « bien » devant finalement l’emporter, elle finira par perdre ou s’y rallier. Et nous, Occidentaux, étant du bon côté de l’histoire, nous finirons par gagner, avec ou sans Pékin. De façon plus ou moins consciente, ce raisonnement renforcé paradoxalement par l’ombre portée de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide demeure la pierre angulaire de la confiance en soi, certes affaiblie, de l’Occident. La marche vers l’état de droit et la consécration des droits subjectifs des individus prendront certes du temps, seront même marquées par des échecs transitoires, mais ne pourront jamais être réellement dépassées en tant que telles. La Chine, en tant que régime totalitaire disposant encore d’un parti unique et méprisant l’individu comme valeur suprême, ne le sait pas encore, mais elle a déjà perdu, nous dit une petite voix au fond de nous.

    Plus de prudence, moins d’hubris

    Certains idéologues néoconservateurs ont poussé très loin ce fondement de la puissance occidentale en voulant – de bonne ou de mauvaise foi – accélérer la réalisation de ce destin de la démocratie libérale, quitte à plonger certains pays comme l’Irak, l’Afghanistan ou la Libye dans des guerres sans fin. Si encore cela fonctionnait à ce prix… mais cet interventionnisme ne fabrique aucun démocrate libéral et au contraire pléthore de djihadistes dont l’un des principaux carburants reste le ressentiment qu’ils nourrissent à l’endroit d’une puissance occidentale d’autant plus écrasante qu’elle se présente sous les atours du bien. Néanmoins, le néoconservatisme n’est que la face la plus visible (et néfaste) de la puissance occidentale. Dans des proportions bien moindres que chez les authentiques néoconservateurs, ne reste-t-il pas chez la grande majorité d’entre nous au moins une trace de cette idée que le modèle occidental, quels que soient les soubresauts historiques, est fondamentalement le moins mauvais de tous les modèles et celui qui finira inéluctablement par s’étendre au monde ? Ce modèle politique est bien sûr perfectible, mais le destin auquel il est associé sert d’horizon régulateur à l’Occident. Même quand tout semble aller à rebours de cette vision téléologique qui demeure la nôtre, reste la pensée qu’une ruse de l’histoire interviendra un jour pour en quelque sorte remettre « l’histoire dans le bon sens ».

    L’idée que nous aurions atteint « la fin de la fin de l’histoire » est excessive. Nous sommes plutôt comme les premières générations de chrétiens qui se rendent peu à peu compte que le Christ ne reviendra finalement pas de leur vivant… ce qui n’a pas empêché l’Eglise de prospérer, bien au contraire ! La chute de l’URSS était un moment, mais pas le dernier. L’histoire tragique est bien de retour, illustrée notamment par la réaffirmation de certains Etats-puissances ou le spectre de catastrophes globales (le Covid en étant un parfait exemple). Si elle supprime l’espérance d’une victoire à portée de main, cette histoire tragique n’emporte pas avec elle cet horizon régulateur qui demeure là, quoique cerné de brumes. Depuis au moins le 18e siècle, l’Occident s’est fondé sur le mythe d’un progrès qui ne serait pas seulement matériel mais également moral. Abandonner d’un coup d’un seul ce fil qui nous relie à l’avenir paraît aussi difficile que peu souhaitable. On est là face à un exemple typique de pharmakon, ce terme signifiant en grec « poison » autant que « remède ». Ce progrès qui est à la source de notre civilisation est en même temps notre plus grand danger puisqu’il nous expose à une hubris infinie. Colonialisme, totalitarisme et impérialisme en sont autant de manifestations.

    Le piège de Thucydide 

    A cet égard, l’affaiblissement relatif que connaît aujourd’hui l’Occident pourrait paradoxalement être une bonne nouvelle. Le décentrement du monde vers l’Asie ne détruit pas notre horizon régulateur mais nous empêche – par limitation physique et matérielle – de continuer à nous croire partout chez nous et à croire que la victoire est pour demain. Nous n’aurons plus d’autre choix que d’abandonner notre toute-puissance et de mieux mesurer chacun de nos gestes. Ce peut être une source de prudence, vertu dont l’histoire récente a révélé combien nous en avions manqué en Irak, en Syrie, en Afghanistan ou en Libye. Elle rappelle aussi la finitude tragique du politique : il y aura des drames face auxquels nos moyens manqueront certainement. Mais, au-delà de la satisfaction narcissique évidente que cette idée nous procure, est-il vraiment heureux que l’on appelle l’Occident à la rescousse dès qu’un problème se pose ? La réaffirmation d’autres puissances (Turquie, Russie, Iran, Egypte, Inde, Chine, etc.) dans certaines régions du monde induit certes des risques nouveaux qu’il ne faut pas sous-estimer (comme le retour des rivalités étatiques, y compris militaires), mais peut en même temps nous tenir éloignés du poison de la démesure.

    A la condition bien sûr que, dans les années qui viennent, les Etats-Unis comprennent qu’il est dans leur intérêt de ne pas refuser cette nouvelle réalité d’un monde dont toutes les puissances ne sont pas occidentales. Cela les oblige à accepter de recevoir une leçon de modestie, qui n’est pas une leçon d’impuissance mais la reconnaissance que toute puissance est par nature limitée. Si ce n’était pas le cas et qu’ils se refusaient à l’admettre, leur duel systémique avec la Chine ne pourrait finir que funestement, en suivant la voie du piège de Thucydide. A cet égard, les Etats européens ont un rôle essentiel à jouer puisque, tout en ayant encore un poids non négligeable dans les affaires du monde, ils réalisent depuis bien longtemps – sans toujours se l’avouer – que leur marge de manœuvre est structurellement limitée.

    Protéger ses abords

    La situation de l’Europe est donc symétrique de celle des Etats-Unis : las, les pays européens ont conscience qu’ils ne pèsent plus autant que naguère, mais se rassurent en se disant qu’ils ont au moins la conscience pure. Certes, en Syrie, nous ne comptons plus, mais nous avons choisi le camp des « gentils », se dit-on. La morale est ainsi le dernier restaillon de notre puissance passée. L’idée que nous devrions accueillir toute la misère du monde en est un autre exemple. Remarquer que les déshérités de la planète souhaitent encore rejoindre l’Europe offre inconsciemment une certaine satisfaction narcissique. A ce triste égard, ne resterions-nous pas un peu le centre du monde ? Cette voie européenne de la morale dans l’impuissance est dangereuse et sans issue. Elle ne permet en rien de faire contrepoids à la toute-puissance américaine d’autant plus inquiétante aujourd’hui qu’elle s’érode rapidement (et peut donc sur-réagir).

    Le maintien d’une puissance occidentale réelle mais contenue dans des limites que nous imposent déjà les nouveaux rapports de force internationaux est le chemin de crêtes qu’il nous reste à emprunter. Il est celui d’une réaffirmation occidentale assumée mais mesurée. Par son histoire ancienne et par son affaiblissement relatif, le continent européen est probablement le mieux placé pour favoriser un tel équilibre, notamment entre la Chine et les Etats-Unis. Et particulièrement la France, qui a su pendant la Guerre froide continuer d’affirmer une certaine grandeur malgré le duel russo-américain qui se jouait au-dessus d’elle. Si cela revient à reconnaître que l’on ne pourra plus se projeter politiquement, militairement ou économiquement n’importe où dans le monde avec la force et la plasticité dont nous croyions disposer dans les années 1990, il faudra aussi réaliser que, dans un monde qui nous échappe partiellement, davantage contrôler nos marches et nos abords immédiats sera une nécessité vitale. Plutôt que de vouloir exporter à tout prix vers le marché chinois nos richesses, ne faudrait-il pas commencer par substituer certaines de nos importations pour regagner en autonomie et commencer tout simplement par dresser la liste de ce que nous voulons construire directement chez nous ? Et ce même si cela affecte un certain luxe auquel nous nous sommes habitués comme l’on devient dépendant à une drogue (des biens économiques vendus anormalement peu chers, favorisant un pouvoir d’achat artificiel et érodant nos propres structures économiques) ?

    Endiguer la Chine ?

    De même, pour prendre un exemple militaire, il est très heureux de voir que la Marine nationale est encore capable de se projeter en mer de Chine méridionale, comme l’a montré récemment la patrouille d’un sous-marin nucléaire d’attaque ou le passage du porte-hélicoptères amphibie Tonnerre. Pour tout amoureux de la Royale, le spectacle de ces navires portant le pavillon français à 10.000 kilomètres de Toulon est un spectacle émouvant. Le symbole est également fort, les renseignements acquis précieux, l’exercice formateur pour les marins, mais cette projection politiquement mâtinée de « containment » à l’américaine traduit en même temps un certain irréalisme eu égard à ce que sont devenus les rapports de force dans la région.

    Pourra-t-on réellement endiguer Pékin, qui joue à domicile ? En passe d’être dotée d’une flotte de « classe mondiale » (formule employée par les Chinois eux-mêmes pour signifier qu’elle sera au moins équivalente à l’US Navy dans un avenir proche, probablement bien avant 2049, date du  centenaire de la RPC), la Chine déploie a contrario sa marine avec une certaine retenue, se focalisant d’abord sur ses abords immédiats et n’élargissant de façon que très progressive son périmètre d’action, notamment aujourd’hui vers l’océan Indien. Son approche n’est pas globale et tous azimuts, mais au contraire mesurée et limitée sur le plan géographique, ce qui crédibilise d’autant plus sa puissance réelle que sa force est en accord avec sa stratégie. Plutôt que de nous projeter vers la Chine au risque de voir notre discours affiché et notre force réelle se découpler rapidement, ne nous faut-il pas en priorité renforcer nos abords ? Protéger davantage nos territoires ultramarins, notamment dans la zone Indo-Pacifique où ils font l’objet de la convoitise des Chinois ? Renforcer notre présence en Méditerranée, mer à laquelle nous sommes le plus directement exposés, où les Etats riverains remontent rapidement en puissance sur le plan naval, encouragés par des enjeux économiques, énergétiques, politiques et migratoires colossaux ?

    La Chine nous force aujourd’hui à abandonner notre rêve de toute-puissance qui, confronté au réel, se muait rapidement en une impuissance désespérante. Dans ce nouveau monde, l’Occident est voué à reculer en termes relatifs, ce qui n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. N’est-il pas plus sain que la puissance soit mieux répartie à la surface de la planète, que des puissances régionales jouent également un rôle dans la définition des équilibres régionaux ? L’on ne pourra plus dire que l’Occident dominateur est la source de tous les maux. Libérés de cette accusation, nous pourrons de façon beaucoup plus réaliste redessiner les contours de notre puissance, une puissance bornée, limitée, maîtrisée et, par-là, peut-être beaucoup plus crédible et forte. 

    Alexis Feertchak (Geopragma, 10 mai 2021)

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  • L’Europe et le « Grand Jeu » du XXIe siècle...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels, cueilli sur le Visegrád Post dans lequel il appelle l'Europe à donner la priorité absolue à la protection de ses propres intérêts plutôt qu’à des « droits de l’homme » évanescents.

    Historien, spécialiste de l'antiquité romaine, David Engels, qui est devenue une figure de la pensée conservatrice en Europe, est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

     

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    L’Europe et le « Grand Jeu » du XXIe siècle

    Lorsqu’il y a quelques jours, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a refusé de signer l’une des usuelles « déclarations préoccupées » de l’UE concernant la situation des droits de l’homme à Hong Kong, le tollé habituel a parcouru les médias occidentaux, qui y ont vu un nouvel exemple des tendances « illibérales » de l’État voyou hongrois. Loin de moi l’idée de banaliser les événements en Chine ou d’approuver les mesures prises par Pékin pour contrôler ses provinces périphériques. Toutefois, au vu des violentes émeutes aux États-Unis, en Espagne ou en France, et de la perte croissante des valeurs démocratiques fondamentales partout en Occident, la question se pose de savoir « s’il faut jeter des pierres lorsque l’on est assis dans une maison de verre », comme le dit un dicton allemand – cela est d’autant plus vrai si l’on considère la sélectivité avec laquelle l’Occident, chaque fois que cela est opportun dans les médias, se présente comme le défenseur des droits de l’homme, alors qu’en même temps, lorsque personne n’y prête attention de trop près, il conclut des contrats économiques de plusieurs milliards avec les mêmes gouvernements et est très heureux de pactiser avec des dictateurs pour autant qu’ils soient de « notre » côté. Ces considérations ne doivent pas être interprétées comme un appel cynique au relativisme moral ; au contraire, je suis plutôt préoccupé par l’idée que l’Occident devrait se mettre à une certaine cohérence idéologique afin d’être enfin crédible tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, et d’empêcher que de nombreux citoyens tout comme nos voisins soient de plus en plus dégoûtés par le « deux poids, deux mesures » occidental, voire conspirent ensemble pour nous renverser.

    Si la politique étrangère devait se fonder uniquement sur les droits de l’homme, comme le veut l’auto-représentation actuelle de l’Europe, ces derniers devraient alors tout d’abord être véritablement mis en œuvre à l’intérieur (il y aurait beaucoup à faire dans ce domaine), puis de manière cohérente et juste à l’extérieur – avec la conséquence probable que presque toutes les relations avec l’Asie ainsi qu’avec l’Afrique devraient être complètement rompues, sans parler des conséquences catastrophiques à prévoir, notamment en matière de politique économique, étant donné que notre dépendance à l’industrie de l’Asie de l’Est fait que le développement de structures industrielles équivalentes chez nous est devenu presque impossible, du moins à court et à moyen terme. Voulons-nous payer ce prix ? Si oui, allons-y !

    Une autre solution consisterait à donner la priorité absolue à la protection des intérêts européens plutôt qu’à ces « droits de l’homme » usuellement fort sélectifs, et à fonder la politique étrangère de notre continent, du moins dans un premier temps, sur la garantie de notre indépendance stratégique et de notre autonomie économique maximale, mais en s’abstenant de cet interventionnisme verbal édenté et peu crédible, afin de pouvoir ensuite, sur une base solide et dans une position de force et de crédibilité réelles, défendre le droit et la justice également à l’étranger.

    Or, nous en sommes très loin, d’autant plus que l’élite politique européenne actuelle a perdu tout sens de la géopolitique ou s’est laissée instrumentaliser par des lobbies influents qui poursuivent leurs propres objectifs et n’ont que très rarement à cœur le bien de la civilisation occidentale dans son ensemble.

    Le monde de l’avenir, voire déjà du présent, est dominé par de grandes zones économico-politiques qui s’efforcent certes d’exercer une hégémonie relative sur leurs périphéries, mais n’ont aucune possibilité de parvenir à une véritable domination mondiale à long terme. La Chine, l’Inde, la Russie, les États-Unis et le Brésil sont devenus les cœurs de nouveaux empires multilatéraux qui, au mieux, maintiennent un équilibre précaire et ne se frottent qu’à leur périphérie, mais qui, au pire, pourraient plonger dans des conflits autodestructeurs.

    L’Europe doit reconnaître cette situation ; qu’elle le veuille ou non, elle doit se considérer comme un autre joueur dans ce nouveau « Grand Jeu » très dangereux et se doter des institutions appropriées pour jouer ce jeu activement et efficacement afin de ne pas devenir une quantité négligeable. Pour ce faire, il est bien sûr nécessaire d’éclairer ces irréductibles qui croient encore qu’une Europe de 40 minuscules États-nations en brouille permanente aurait la moindre chance dans cette situation, et de démasquer au grand jour le fait que ceux qui, aujourd’hui, prétendent protéger l’Europe vendent en fait les intérêts occidentaux au plus offrant.

    Mais cela ne peut se réaliser que par une prise de conscience collective de notre identité historique commune, car sans cette identité, l’espoir de solidarité et ainsi de cohésion politique restera chimérique. Il s’agit donc là du véritable levier du futur de l’Europe au XXIe siècle.

    David Engels (Visegrad Post, 14 mai 2021)

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  • Les quatre plus grandes erreurs du féminisme idéologique...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une intervention de Julien Rochedy dans laquelle il évoque le féminisme idéologique et ses erreurs...

    Publiciste et essayiste, Julien Rochedy est une figure montante de la mouvance conservatrice et identitaire. Auteur d'un essai intitulé Nietzsche l'actuel, il publie un nouveau livre, L'amour et la guerre - Répondre au féminisme.

     

                                                   

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  • L'hiver démographique européen...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Gérard-François Dumont à l'Observatoire de l'immigration et de la démographie et consacré à l'hiver démographique européen.

    Géographe, économiste et démographe, Gérard-François Dumont est professeur émérite à Sorbonne Université et président de l’association Population & Avenir et de sa revue éponyme. Il a, notamment, publié Démographie politique - Les lois de la géopolitique des populations (Ellipses, 2007) et, avec Pierre Verluise, Géopolitique de l'Europe, de l'Atlantique à l'Oural (PUF, 2015).

     

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    Gérard-François Dumont et l’hiver démographique européen

    Observatoire de l’immigration et de la démographie (OID) : Vous avez consacré deux récentes Analyses de Population & Avenir à la démographie européenne. Vous expliquez notamment que l’Union européenne est entrée, durablement, dans un « hiver démographique ». Qu’est-ce que cela signifie ?

    Gérard-François Dumont : Il est malheureusement fréquent de présenter une analyse erronée des évolutions démographiques qui se déroulent après la transition démographique. Vous vous rappelez que cette grande mutation, due à de nombreux progrès dans la médecine, la pharmacie, l’hygiène ou le progrès technique…, consiste dans le passage de taux de moralité et natalité élevés (de l’ordre de 40 naissances et décès pour 1 000 personnes) à des taux de mortalité et de natalité divisés par trois ou quatre, mutation qui en Europe et selon les pays, s’est déroulée grosso modo de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle.

    Or, dans les figures présentant le principe de cette transition démographique, notamment dans de nombreux livres scolaires, il est affiché des taux de natalité et de mortalité stables au terme de cette transition[1]. Mais il n’en est rien. La stabilité relève du mythe, hier comme aujourd’hui[2].

    En revanche, dans de nombreux pays, après la fin de la transition démographique et le renouveau démographique consécutif à la Seconde Guerre mondiale, il faut constater des niveaux de fécondité durablement inférieurs au seuil de simple remplacement des générations qui est, dans les pays à haut état sanitaire, de 2,1 enfants par femme. Il fallait nommer le concept permettant de recouvrir ce phénomène et j’ai donc proposé comme formulation « l’hiver démographique », par analogie avec le fait qu’à cette saison, dans les régions septentrionales de la planète, les températures sont négatives.

    Toutefois, il importe de préciser que l’intensité de l’hiver démographique peut fortement varier selon les pays et les périodes. Ainsi, au tournant des années 2020[3],, parmi les pays en hiver démographique, la fécondité s’étage entre 0,9 et 1,8 enfant par femme, soit des écarts qui témoignent d’une grande fragmentation et s’expliquent par différents facteurs variés, dont les différences dans les politiques familiales et dans leurs évolutions, ainsi que des aspects culturels.

    OID : Est-ce une singularité européenne ? Qu’en est-il pour les ensembles géopolitiques proches tels que le Maghreb, l’Afrique subsaharienne ou encore la Turquie ?

    Gérard-François Dumont : Même si l’hiver démographique est général en Europe, ce n’est pas une singularité européenne. Il se constate aussi dans d’autres régions du monde, en Asie orientale avec la Corée du Sud ou le Japon, en Océanie avec l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, en Transcaucasie avec l’Arménie ou la Géorgie.

    En revanche, les niveaux de fécondité sont plus élevés dans d’autres régions du monde. Par exemple, au Maghreb, l’évolution majeure se résume à des trajectoires différentes de l’avancée dans la transition démographique selon les pays. Il en résulte un contraste entre le Maroc et la Tunisie, qui se trouvent au seuil de remplacement des générations, et l’Algérie, qui a enregistré une remontée de la fécondité dans un contexte d’islamisation du pays signifiant un arrêt, voir une régression, dans la hausse de l’âge au mariage.

    L’Afrique subsaharienne, à l’exception de quelques pays, n’a pas terminé sa transition démographique. Sa fécondité moyenne a effectivement baissé d’environ 7 enfants par femme dans les années 1950 à un chiffre légèrement supérieur à 4 au début des années 2020, chiffre qui doit être relativisé compte tenu d’une mortalité infantile encore très élevée, quinze fois supérieure à celle de l’Europe.

    La Turquie compte une fécondité encore légèrement supérieure au seuil de remplacement, soit 2,3 enfants par femme, mais cette fécondité se traduit par un nombre élevé de naissances et, donc, un solde naturel (naissance moins décès) très élevé dans la mesure où la Turquie hérite de générations nombreuses de femmes en âge de procréer. Le contraste est donc fort entre une Union européenne (à 27 après le Brexit) qui enregistre un déficit des naissances par rapport au décès depuis 2012 et une Turquie dont le solde naturel annuel est aux environs de 700 000.

    FOCUS : rappel des principales définitions
    par Gérard-François Dumont

    Taux de natalité : rapport du nombre de naissances vivantes au cours d’une période (en général l’année) à la population moyenne de la période (considérée comme la population en milieu de période) ; il est généralement exprimé pour mille habitants.

    Taux de mortalité : rapport entre le nombre de décès d’une période (en général l’année) et la population moyenne de la période ; il est généralement exprimé pour mille habitants.

    Taux de mortalité infantile : nombre d’enfants morts pendant une période déterminée, généralement l’année, avant d’atteindre l’âge d’un an rapporté à mille naissances vivantes de la même période.

    Indice de fécondité : somme des taux de fécondité par âge pour une année donnée ; cet indice indique le nombre moyen d’enfants que mettrait au monde au cours de sa vie féconde une génération qui aurait des taux par âge identiques à ceux observés l’année considérée.

    Seuil de simple remplacement des générations : fécondité nécessaire pour que les femmes d’une génération soient remplacées nombre pour nombre à la génération suivante, donc une trentaine d’années plus tard ; en conséquence, un effectif de cent femmes est remplacé par un effectif semblable de cent femmes. Ce seuil est de 2,1 enfants par femme dans les pays à haut niveau sanitaire et hygiénique.

    Dépopulation : situation d’un territoire dont le solde naturel est négatif, c’est-à-dire lorsque le nombre de décès est supérieur à celui des naissances.

    Dépeuplement : situation d’un territoire dont le solde démographique total, qui combine les naissances et les décès ainsi que les immigrations et émigrations, est négatif. Un pays peut donc être caractérisé par une dépopulation sans pour autant être en dépeuplement (dans ce cas, l’excédent migratoire compense le déficit naturel) et un pays en dépeuplement peut ne pas être en dépopulation (dans ce cas, l’excédent naturel reste insuffisant pour compenser le déficit migratoire).

    OID : Vous montrez que les pays européens se comportent différemment les uns des autres et qu’il existe quatre grands types de régimes démographiques, c’est-à-dire quatre grandes combinaisons, en fonction du mouvement naturel (natalité et mortalité) et du mouvement migratoire (émigration et immigration) : accroissement naturel positif et accroissement migratoire positif, accroissement naturel négatif et accroissement migratoire positif, accroissement naturel positif et accroissement migratoire négatif, accroissement naturel négatif et accroissement migratoire négatif. Dans quelle situation se trouve la France ?

    Gérard-François Dumont : Au début des années 2020, la France n’est ni en dépopulation, ni en dépeuplement. D’une part, son hiver démographique entamé au milieu des années 1970 a été moins intense que la moyenne des pays européens, notamment en raison de sa politique familiale et d’une immigration à composition par âge jeune. En conséquence, depuis, les naissances sont restées supérieures aux décès, donc le solde naturel est positif, contrairement à une quinzaine de pays européens en dépopulation. Toutefois, depuis 2015, les rabotages de la politique familiale ont engendré, comme je l’avais annoncé, une baisse de la fécondité qui, complétée par les effets de la pandémie Covid-19, accentue son hiver démographique. Et comme son solde migratoire est également positif, la France n’est pas non plus en dépeuplement contrairement à plusieurs pays européens.

    OID : Les deux « ingrédients », natalité et immigration, ne sont d’ailleurs pas dissociables dans la mesure où, notamment, l’immigration contribue aussi de façon significative aux naissances. Peut-on estimer l’impact de l’immigration sur la natalité en France ? Comment se caractérise la fécondité des femmes immigrées ainsi que celle des femmes d’origine immigrée ? Assiste-t-on à une convergence vers la fécondité « nationale » ?

    Gérard-François Dumont : Effectivement, selon la formule que j’ai proposée, l’immigration ne rend évidemment pas stérile. Les immigrés, c’est-à-dire, selon une définition propre à la France, les personnes résidant en France et nées à l’étranger de nationalité étrangère, peuvent donc avoir une fécondité différente des personnes nées sur le territoire national. Certains ont des fécondités plus faibles que la moyenne, lorsqu’il s’agit d’immigrés originaires de pays européens ; d’autres ont des fécondités supérieures à la moyenne, notamment lorsqu’il s’agit de personnes originaires de pays du Sud. J’explique souvent que, pour comprendre ce phénomène, la France compte deux territoires « témoins », Mayotte et la Guyane. Ces deux départements français d’outre-mer ont des fécondités avoisinant respectivement 5 et 4 enfants par femme, essentiellement en raison de la fécondité fort élevée des immigrées comoriennes pour Mayotte et des immigrées surinamiennes pour la Guyane. Il en résulte que, dans ces deux départements, le nombre d’étrangers est supérieur à celui des immigrés. En France métropolitaine, le département à la fécondité la plus élevée est la Seine-Saint-Denis, ce qui est évidemment lié à son accueil d’immigrées originaires de pays du Sud.

    L’impact de l’immigration sur la natalité en France n’est pas contestable, mais il serait trompeur de penser que ce phénomène n’est pas semblable dans d’autres pays européens dont la fécondité est plus faible que la France, comme l’Allemagne ou l’Autriche, avec de nombreux immigrés originaires de la Turquie. Il est vrai que, dans le passé, des convergences ont pu se constater, par exemple chez les immigrés italiens. De même, les harkis, dont la fécondité était, à leur arrivée en France en 1962, d’environ sept enfants par femme, ont vu les générations suivantes abaisser leur fécondité. Mais il faut raisonner en flux migratoires et non en nombre d’immigrés constaté à une date donnée. Les descendants de générations arrivées du Sud depuis longtemps ont abaissé en moyenne leur fécondité, mais, comme le montrent Mayotte, la Guyane ou la Seine-Saint-Denis, de nouvelles arrivées s’effectuent avec un comportement de fécondité plus proche des pays d’origine, dans un contexte où les nouveau-nés sont aussi une quasi-garantie de non-expulsion si les personnes sont en situation irrégulière.

    OID : Vous évoquez l’Italie dont le solde naturel (naissances « moins » décès) est négatif depuis 1995. Chaque année, l’Italie compte 250 000 décès de plus que de naissances. Si elle est pour l’instant épargnée, à quel moment la France connaîtra-t-elle une situation semblable ?

    Gérard-François Dumont : La dépopulation en Italie s’explique notamment par deux causes qui ne se sont pas exercées en France. D’une part, une quasi-absence de politique familiale. D’autre part, une société qui a longtemps continué de considérer que l’enfant devait naître dans le mariage, puisque les naissances hors mariage n’étaient socialement pas très acceptées ; cette attitude a été abandonnée en France depuis les années 1990, expliquant que plus de la moitié des naissances surviennent hors mariage. Sauf retour à un printemps démographique ou immigration massive de populations plus fécondes, la France est inévitablement appelée à connaître à terme une dépopulation d’autant que, logiquement, le taux de moralité augmente avec le vieillissement de la population (et la pandémie). Si l’État ne revient pas sur les rabotages de la politique familiale, un scénario possible est que ce phénomène apparaisse au cours des années 2020.

    OID : Vous employez une image forte en disant que se dessine actuellement, « avec les dynamiques engagées, une image très nette, celle d’une Europe qui a déjà d’abord plus besoin de cercueils que de berceaux ». Les décideurs publics, en Europe et en particulier en France, ont-ils conscience de la problématique ?

    Gérard-François Dumont : Les décideurs publics, ce sont les responsables politiques et leurs administrations. Les premiers demeurent logiquement soucieux de leur prochaine échéance électorale, ce qui ne les conduit guère à prendre en compte les processus démographiques qui ont des logiques de longue durée. En outre, en France notamment, des prismes idéologiques nuisent à une compréhension des réalités. Ainsi la France avait incontestablement une politique familiale qui, en dépit de certaines insuffisances, était satisfaisante et d’ailleurs vue comme un modèle dans de nombreux pays étrangers. Les mises en cause de cette politique, dans les programmes de la droite et de la gauche, puis sa mise en œuvre par le gouvernement Jospin arrivé au pouvoir dans la seconde moitié des années 1990, avaient fini par être remisées, notamment grâce aux pressions du parti communiste, alors membre du gouvernement de gauche plurielle. Pourtant, Un quart de siècle plus tard, on a assisté à un processus de démantèlement de tous ses aspects depuis 2015.

    En Europe, des pays ont partiellement conscience de la problématique et des initiatives pour limiter l’intensité de l’hiver démographique ont été prises en Russie, en Allemagne, en Hongrie, en Pologne, ou encore en Italie en avril 2021. Des résultats ont été obtenus. Mais toutes les initiatives ne relèvent pas des choix les plus pertinents. Et, au sein de l’Union européenne, le raisonnement dominant, précisé dans nombre de communications de la Commission, demeure le même et peut être résumé ainsi : qu’importe la natalité, l’Europe trouvera toujours des immigrés pour compenser son insuffisance de natalité et, donc, de population active.

    Autre exemple, la Commission européenne a publié un « Livre Vert » sur le vieillissement de la population[4]. Ce Livre Vert suggère des mesures qui favoriseraient un meilleur vieillissement actif, un meilleur emploi des personnes âgées et des systèmes de retraite mieux adaptés. Il s’intéresse donc essentiellement à la gérontocroissance, c’est-à-dire à l’augmentation du nombre de personnes âgées, donc au « vieillissement par le haut ». Mais, en dépit de son titre et de son sous-titre qui donne l’impression d’embrasser tous les âges en recourant aux mots « vieillissement » et « générations », il ne traite nullement de l’autre aspect du vieillissement, celui « par le bas », lié à la fécondité et à la natalité fortement abaissée en Europe. Dans ce contexte, il est heureux que l’Assemblée nationale ait organisé en mars 2021 une table ronde sur cette question.

    OID : Pour conclure, quel regard portez-vous sur la création de l’OID, dont l’objectif principal est de permettre l’émergence d’un débat dépassionné, factuel et construit sur l’immigration et la démographie ?

    Gérard-François Dumont : La statistique démographique devrait livrer, dans des délais raisonnables, des résultats incontestables soumis à la réflexion des citoyens. Mais la France connaît trois difficultés pour qu’il en soit ainsi. D’abord, notre système statistique pèche par absence de registres municipaux de population ou par des délais élevés d’obtention des résultats. En deuxième lieu, il s’est détérioré et la fiabilité des données ne s’est pas améliorée[5]. En outre, il faut bien constater l’existence de certains « experts » qui livrent aux médias d’apparentes certitudes qui ne sont que le résultat de leur prisme idéologique. Fidèlement à l’enseignement de mon maître Alfred Sauvy[6], il convient de s’en tenir, sans a priori, aux faits.

    Gérard-François Dumont (Observatoire de l'immigration et de la démographie, 10 mai 2021)

     

    Notes

    1. Rappelons que la première formulation de cette mutation a été formulée par Adolphe Landry dans son livre intitulé La révolution démographique (1934). Cet auteur ne voyait pas de retour à l'équilibre à l'issue de la transition, sauf mise en place par les pouvoirs publics d'une politique favorable à la natalité. Puis, en 1945, c’est la formulation d’un américain, Frank Notestein qui a prévalu : Notestein, Frank W., « Population. The Long View », in : Schultz, Theodore W., Food for the World, University of Chicago Press, 1945, pp. 36-57.
    2. Cf. par exemple : Sardon, Jean-Paul, Calot, Gérard, « Les incroyables variations historiques de la fécondité dans les pays européens. Des leçons essentielles pour la prospective », Les analyses de Population & Avenir, n° 4, décembre 2018. DOI : https://doi.org/10.3917/lap.004.0001
    3. Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays : données et analyse », Population & Avenir, n° 750, novembre-décembre 2020.
    4. Sous-titré « Promouvoir la solidarité et la responsabilité entre générations », 27 janvier 2021.
    5. Le Penven, Éric, « Les enfants disparus du recensement français. Combien, où et pourquoi ? », Les analyses de Population & Avenir, n° 20, janvier 2020. https://www.cairn.info/revue-analyses-de-population-et-avenir-2020-2-page-1.htm Dumont, Gérard-François, « Une exception française : son recensement de la population. Quelle méthode ? Quelles insuffisances ? Comment l’améliorer ? », Les analyses de Population & Avenir, n° 3, décembre 2018. https://www.cairn.info/revue-analyses-de-population-et-avenir-2018-13-page-1.htm
    6. Dumont, Gérard-François, « Qu’est-ce qu’une méthode scientifique ? L’exemple d’Alfred Sauvy », Les analyses de Population & Avenir, n° 23, avril 2020. https://www.cairn.info/revue-analyses-de-population-et-avenir-2020-3-page-1.htm
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