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Points de vue - Page 46

  • « Sleepy Joe » ? Non, « Super Biden » , malheureusement !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Michel Geoffroy, cueilli sur Polémia et consacré aux succès de la présidence de Joe Biden....

    Ancien haut-fonctionnaire, Michel Geoffroy a publié le Dictionnaire de Novlangue (Via Romana, 2015), en collaboration avec Jean-Yves Le Gallou, et deux essais, La Superclasse mondiale contre les Peuples (Via Romana, 2018), La nouvelle guerre des mondes (Via Romana, 2020), Immigration de masse - L'assimilation impossible (La Nouvelle Librairie, 2021) et dernièrement Le crépuscule des Lumières (Via Romana, 2021).

     

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    « Sleepy Joe » ? Non, « Super Biden » !

    Dans nos milieux, on aime bien se moquer du président américain Joe Biden et notamment de son gâtisme supposé. Ne prend-il pas l’air absent quand on l’interroge ? Ne tombe-t-il pas de vélo devant les caméras ? Ne se prend-il pas les pieds dans les escaliers ? Pourtant ces péripéties ne doivent pas faire oublier que, si Joe Biden est certes âgé, sous sa présidence, les États-Unis accumulent les succès stratégiques d’envergure. Sleepy Joe ne cacherait-il pas un Super Biden ? Explications.

    Premier succès : le découplage durable de la Russie avec l’Union européenne

    Les États-Unis ont toujours eu la hantise d’une « Europe de l’Atlantique à l’Oural » qu’ils ne contrôleraient plus. Ils ont hérité en cela de la diplomatie anglaise, qui a toujours veillé à diviser les nations d’Europe pour mieux les dominer.

    Zbigniew Brzezinski avait donc théorisé la nécessité d’empêcher tout rapprochement entre les parties orientale et occidentale du continent européen : dans ce grand jeu d’échecs, il fallait détacher l’Ukraine de la Russie pour empêcher cette dernière de retrouver sa puissance d’antan.

    En 2014 le coup d’État d’Euromaïdan, plaçant à la tête de l’Ukraine des équipes pro-américaines a constitué la première étape de ce plan. La répression kiévienne contre les populations russophones du Donbass qui a suivi, la seconde étape.

    Les opérations militaires spéciales de la Russie contre l’Ukraine en 2022 permettent d’achever la manœuvre grâce à la complicité de l’Union européenne et à l’alignement de la France macronienne. Le Parlement européen désigne même la Russie comme « État terroriste » !

    Biden vient donc de réaliser le programme de Brzezinski : un nouveau rideau de fer sépare désormais l’Europe et la Russie !

    Second succès : le renforcement de l’OTAN en Europe

    L’OTAN est l’instrument du leadership militaire américain en Europe. Il est donc vital pour l’Oncle Sam de maintenir cette organisation.

    Emmanuel Macron affirmait en novembre 2019 que l’OTAN était en état de « mort cérébrale ». Mais la guerre en Ukraine l’a manifestement ranimée d’entre les morts.

    Mieux, des pays neutres envisagent même de rejoindre l’OTAN, comme la Suède ou la Finlande. Adieu, l’Europe de la Défense que préconisait une France de plus en plus isolée !

    L’industrie américaine de l’armement peut donc se féliciter des choix diplomatiques de Biden : l’Europe, qui vide en outre ses arsenaux au profit de l’Ukraine, continuera d’acheter du matériel américain pendant longtemps, à l’instar des Polonais.

    Bien joué Biden !

    Troisième succès : la destruction de l’industrie européenne

    Les États-Unis sont nos « alliés », mais à la condition que nous achetions leurs marchandises et qu’ils nous dominent.

    Or les sanctions annoncées par les États-Unis et reprises par l’Union européenne contre la Russie ont justement pour effet principal de détruire ce qui reste d’industrie européenne.

    D’abord par un renchérissement massif du coût de l’énergie, puis des matières premières importées – l’aluminium ou les phosphates, par exemple. En effet, l’Europe, ayant adopté une politique libre-échangiste, importe l’essentiel de ses ressources. Les antinucléaires ont refermé le piège en obligeant à investir massivement dans des énergies dites renouvelables, mais de faible rendement et très coûteuses. Résultat : la France autrefois exportatrice d’énergie nucléaire se prépare donc maintenant à des coupures de courant cet hiver ! Et l’Allemagne rouvre les centrales à charbon. Bravo, les stratèges européens !

    Les États-Unis n’avaient jamais caché aussi leur opposition aux projets Nord Stream, sous prétexte de la trop grande dépendance vis-à-vis de l’énergie russe qu’ils provoqueraient pour l’Europe. Désormais, ces projets sont sabotés et l’Europe se coupe du pétrole et du gaz russes avec entrain ! Ouvrant une voie royale à l’achat du gaz de schiste américain !

    Et si les sanctions ne semblent pas avoir eu l’effet attendu sur la Russie, en revanche elles ferment le marché russe aux producteurs européens, ce qui touche particulièrement l’Allemagne, la première puissance économique européenne. Enfin, elles sapent la crédibilité de l’euro comme monnaie de réserve, puisque les Européens n’ont pas hésité à bloquer les avoirs russes, après avoir fait de même avec tous les pays désignés comme ennemi par l’Oncle Sam. Comment faire confiance à l’euro dans ces conditions ?

    Bravo, Biden !

    Quatrième succès : les États-Unis vont se retirer du conflit ukrainien, sans pertes

    Super Biden n’est pas si gâteux qu’on ne le dit : il a su conduire les Européens là où il voulait, en se servant de l’Ukraine comme d’un appât.

    Et maintenant que l’Union européenne se trouve dans une impasse, les États-Unis commencent à négocier avec la Russie une sortie du conflit, sans les Ukrainiens bien entendu, dont ils se contrefichent. Les élus républicains trouvent même, outre-Atlantique, que Zelensky est un peu trop jusqu’au-boutiste…

    Désolé pour BHL, l’Oncle Sam ne fera pas la guerre à la Russie pour le Donbass ! Il pourra ainsi se préparer à affronter, le moment venu, la Chine, son principal concurrent, dans les meilleures conditions possible.

    Pendant que les chômeurs européens s’éclaireront à la bougie.

    Qui est le plus gâteux ?

    Emmanuel Macron peut bien « macroner » devant les caméras, comme disent ironiquement les médias russo-ukrainiens, ni l’Europe ni la France, tombés tête baissée dans le piège ukrainien, ne jouent plus dans la cour des grands.

    Macron peut bien tenir papy Biden par les épaules, il n’obtient rien de lui.

    Finalement, lequel des deux est le plus débile ? Le jeune bobo immature ou le vieux roublard yankee ?

     

    Michel Geoffroy (Polémia, 11 décembre 2022)

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  • La liberté qui se joue en Ukraine n’est pas celle que nous croyons...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Laurent Leylekian, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à la la guerre russo-ukrainienne... Analyste politique et spécialiste des questions aérospatiales, Laurent Leylekian collabore à la revue Conflits.

     

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    Cimetière militaire arménien

     

    La liberté qui se joue en Ukraine n’est pas celle que nous croyons

    Les situations de crise ne sont guère propices à l’exercice du discernement. C’est encore plus vrai des périodes de conflit où – pourtant – cette faculté s’avère plus nécessaire que jamais. Les émotions bien légitimes que suscitent les horreurs de la guerre et les effets surajoutés de la propagande polarisent plus que jamais les sociétés, et les intelligences sont rapidement sommées de « choisir leur camp » qui, quel qu’il soit, est pourtant rarement celui de l’intelligence.

    L’agression russe de l’Ukraine n’échappe pas à la règle et rester fidèle à soi-même est plus que jamais considéré comme une trahison pour tous ceux – et ils sont nombreux – qui veulent nous voir embrasser leur foi. Le dilemme est pourtant de taille pour les authentiques partisans de la liberté.

    Passons rapidement sur l’apologie facile et captieuse de Vladimir Poutine. Certes, il est vrai que c’est l’Ukraine de Porochenko, puis de Zelensky qui, la première, n’a pas respecté les engagements pris lors des accords de Minsk I, puis de Minsk II, sur l’autonomie relative des provinces orientales et russophones du pays. Certes, l’OTAN a bien joué un rôle pervers et déstabilisateur en faisant implicitement miroiter une promesse d’adhésion à l’Ukraine sans jamais la lui offrir explicitement. Certes, les démocraties occidentales en général et l’Union européenne en particulier se sont conduites de manière inavouable comme autant de pousse-au-crime en excitant – voire au besoin en créant de toutes pièces – un ressentiment antirusse qui n’est pas loin de constituer aujourd’hui l’essentiel de l’identité ukrainienne ; une identité qu’on aurait eu bien du mal à discerner de l’identité russe voici encore quarante ans. 

    Une indignation à géométrie variable

    Il n’en reste pas moins que les peuples sont censément libres de leur destin – surtout lorsqu’ils le subordonnent à la mise en œuvre préalable de mécanismes démocratiques – et que les Ukrainiens avaient bien le droit comme tant d’autres avant eux de décider de leur avenir en tant que nation indépendante. À cette aune, on peut cependant d’autant plus regretter le traitement indigne que le régime de Kiev imposait depuis 2014 à ses citoyens russophones qu’il ne relevait précisément pas de ces fameux mécanismes démocratiques et qu’il a constitué le plus sûr chemin à l’intervention russe dont Kiev prétendait justement se départir.

    Mais la question que je veux évoquer n’est pas celle-là. Comme beaucoup le sentent confusément, ce qui est en jeu n’est pas tant la liberté de l’Ukraine que la nôtre, chaque jour un peu plus érodée. Si l’Ukraine n’était pas qu’un prétexte pour affaiblir la Russie, pourquoi ce silence sur l’Arménie ? pourquoi ce silence sur les Kurdes ? pourquoi ce silence sur le Yémen ? pourquoi ce silence sur tant d’autres vallées de larmes où la sérénité des criminels se nourrit de l’indifférence – non pas des occidentaux – mais ceux qui fabriquent leur opinion. La question vient alors immédiatement : pourquoi donc notre immense arsenal médiatique conspirerait-il jour et nuit comme il le fait à établir de manière surabondante les crimes de Vladimir Poutine ; et pas ceux d’Ilham Aliev ; et pas ceux de Recep Tayyip Erdoğan ; et pas ceux de Mohammed ben Salmane ?

    Pour paradoxal que cela apparaisse, la réponse est que Poutine et ce qu’il représente sont les meilleurs garants de nos libertés. J’insiste : de nos libertés à nous, Occidentaux, et non pas bien sûr de celles des Ukrainiens. Évidemment, Poutine est un salaud comme le sont les autres. Mais – pour reprendre l’aphorisme bien connu – les autres sont « nos salauds ». Ce que nos pouvoirs reprochent à Poutine n’est pas tant d’être un salaud que de ne pas être le leur.

    Un lecteur hâtif ou malintentionné pourrait penser que j’excipe de ces quelques vérités l’idée que la vie serait plus douce sous la férule russe. Certainement pas, faut-il le préciser ? Mais dans un monde où de grands blocs totalitaires s’affrontent, la liberté de l’Homme ne subsiste qu’aux franges, qu’aux marges, que dans ces zones de subduction que seul leur affrontement préserve de la solidification monolithique. Partout ailleurs, la pensée libre s’étiole que ce soit sous la botte impitoyable des tyrans orientaux où dans l’étouffoir intellectuel que sont devenues les démocraties occidentales.

    La liberté a besoin d’ un monde multipolaire

    Quelques prophètes – de Georges Bernanos à Jacques Ellul et de Pier Paolo Pasolini à Ivan Illich – l’avaient bien vu avec une prescience à faire frémir : servie par une technique sans cesse plus intrusive, une société au conformisme de termitière interdit chaque jour un peu plus toute dissidence. Là où les bons vieux totalitarismes devaient se contenter d’une adhésion de façade, le totalitarisme postmoderne a les moyens de ses ambitions, celui de surveiller, de rééduquer et de domestiquer les masses avec une finesse et une profondeur inouïes. Les ergoteurs qui prétendent que les démocraties garantissent le pluralisme là où les systèmes autoritaires imposent la voix de l’État sont des plaisantins : chacun utilise ses méthodes – voilà tout – et la variété « démocratique » des médias occidentaux ne constitue que le décorum flexible et protéiforme d’une domination qui ne l’est pas du tout.

    Dans un article récent et remarquable, Gabriel Martinez-Gros affirme que « la guerre en Ukraine est caractéristiques de ces résistances [contre les empires]. La Russie n’est pas l’empire qu’on décrit ici mais un État-nation. L’empire, c’est nous : l’Occident ». La première proposition sur la nature d’État-nation de la Russie est certainement contestable. La seconde sur l’empire et sa religion post-moderne que nous représentons l’est beaucoup moins. Cet empire a longtemps pu paraître bénin en raison de facteurs qui se nourrissaient mutuellement : l’existence d’une menace en termes de projet idéologique global concurrent – le communisme – et la relative modération des pratiques politiques d’un système libéral qui devait compter avec ce concurrent dont les appâts captieux séduisirent et séduisent encore pourtant tant de nos compatriotes.

    La disparition du communisme a conduit l’empire libéral à jeter le masque désormais inutile de la démocratie pour imposer de manière autoritaire – et avec une brutalité qui va en s’accroissant – ses dogmes religieux. S’il est de bon ton de dénoncer les démocraties illibérales, cela ne doit pas masquer que nous vivons désormais un libéralisme antidémocratique : ce libéralisme intégral – économique et sociétal, totalement débridé – ne se donne plus la peine de cacher la cupidité cynique et illimitée qui constitue son ressort psychologique et s’attache à détruire avec une violence décuplée les États-nations et ses institutions qu’il perçoit à juste titre comme les dernières digues capables de restreindre sa toute puissance.

    La stratégie de choc employée provoque un état de sidération au sein nos sociétés qui en sont les victimes, exactement comme un boxeur KO debout ne ressent même plus les nouveaux coups qui vont le mettre à terre. On ne compte plus les faits avérés qui – il y a dix ans encore – auraient jeté le peuple dans la rue et ne provoquent plus aujourd’hui qu’un haussement d’épaules fataliste : les preuves de la corruption d’Ursula Von der Leyen ? haussement d’épaules ; le prix de l’électricité nucléaire indexé sur celui des carburants fossiles ? haussement d’épaules ; la spoliation au nom du marché d’entreprises nationales telle EDF payées avec les impôts des Français ? haussement d’épaules ; l’assassinat quasi quotidien de Français par les troupes d’occupation de la « diversité » ? haussement d’épaules ; notre entrée progressive mais irrémédiable dans un statut de supplétifs cobelligérants de l’empire ? haussement d’épaules ; l’extraterritorialité du droit commercial américain et corrélativement l’exemption juridique par laquelle les États-Unis prétendent soustraire leurs citoyens aux lois des autres pays où ils résident ? haussement d’épaule, etc., etc. C’est bien pour cela que nous devons souhaiter le maintien permanent et même le renforcement de différents pôles de puissance à travers le monde même, et surtout, si plus rien ne les distingue dans leurs fondements. Car – hormis l’hypothèse improbable à court terme de leur effondrement – c’est bien de leur seule concurrence impériale et dans les seuls no man’s land de leurs affrontements que l’Homme libre et affranchi gardera encore à l’avenir une chance minime de subsister.

    Laurent Leylekian (Site de la revue Éléments, 6 décembre 2022)

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  • En Ukraine, l’inaudible réalisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexis Feertchak, cueilli sur Geopragma et consacré au nécessaire retour au réalisme dans l'approche du conflit russo-ukrainien. Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et membre fondateur de Geopragma.

     

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    En Ukraine, l’inaudible réalisme

    Avec d’infinies nuances, deux politiques s’opposent grossièrement depuis 1991 au sein du bloc occidental à l’endroit de Moscou. La première consistait à voir dans la Russie post-soviétique une menace persistante, qu’il fallait continuer d’endiguer et de contenir, et ce dès la fin de la Guerre froide. Non pas qu’elle constituait alors un péril, mais parce qu’il fallait anticiper le retour, dans un avenir proche, d’une puissance toujours tentée par la forme impériale, par le primat de la force sur le droit, par un révisionnisme mâtiné d’idéologie et par une jalousie séculaire vis-à-vis de son Ouest. Cette politique a globalement été celle de l’Alliance atlantique, des Etats-Unis et des pays d’Europe de l’Est, trop heureux de s’être séparés du communisme et de la tentation envahissante historique de la Russie. A grands traits, l’on pourrait résumer cette première position par la formule latine : «si vis pacem para bellum». Un exemple jusqu’au-boutiste de cette logique est l’appel de Lech Walesa, l’ancien président polonais, à «ramener la Russie à moins de cinquante millions d’habitants» (contre 144 aujourd’hui) en la «décolonisant». «Même si l’Ukraine va gagner cette guerre, dans cinq ans nous allons avoir la même chose, dans dix ans on verra un autre Poutine surgir», a asséné le fondateur du mouvement Solidarnosc.

    La seconde, qui a longtemps été dominante en France et qui a également existé sous une forme plus géoéconomique outre-Rhin, plaidait pour un rapprochement progressif avec la Russie, par russophilie parfois, par anti-américanisme souvent, mais plus fondamentalement pour éviter le piège circulaire de la violence qui engendre la violence ad libitum. Il ne s’agissait pas de rejeter en bloc la formule «si vis pacem para bellum», mais de faire assaut de prudence car, à trop préparer la guerre, celle-ci éclate nécessairement, par un terrible jeu de miroirs qui fait que chacun voit luire dans le regard de l’autre l’éclat guerrier redouté. En un sens, si tu veux la paix, il faut certes préparer la guerre, mais il faut aussi, en parallèle, préparer bel et bien la paix elle-même, et ce pour couper court à toute prophétie de malheur autoréalisatrice.

    Mort-née, l’initiative de la «confédération européenne» proposée par François Mitterrand dès 1988 et qui devait, en réponse au projet de «maison commune» de Gorbatchev, s’étendre à l’URSS incluse, fut l’incarnation la plus pure de cet esprit qui revenait, d’une autre manière, à contenir la violence, mais sans endiguer la Russie elle-même. Cette position, dont les tenants se qualifient de «réalistes» et qui s’inspirent de la théorie des relations internationales du même nom, est toujours défendue mordicus par de grands noms de l’histoire politique française récente comme Jean-Pierre Chevènement, Hubert Védrine ou Dominique de Villepin. Leur idée n’est pas d’absoudre la Russie qui a envahi un pays, mais de se demander si le bloc de l’ouest, en maintenant une logique de Guerre froide à l’issue de celle-ci, n’a pas co-construit ce que, précisément, elle voulait éviter, et qui s’étend désormais sous nos yeux. «Le Poutine de 2022 est largement le résultat, tel un monstre à la Frankenstein, des errements, de la désinvolture et des erreurs occidentales», résumait ainsi Hubert Védrine dans Le Figaro.

    C’est aussi le discours d’un autre diplomate français, Maurice Gourdault-Montagne, conseiller diplomatique de Jacques Chirac, qui rappelle dans ses mémoires, publiées en novembre 2022, cet autre projet français avorté : «Nous fîmes, à l’initiative du président Chirac, une tentative, vite mort-née, pour proposer une solution concernant la sécurité de l’Ukraine. Chirac m’envoya en novembre 2006 […] tester auprès des Russes la proposition suivante : ‘Pourquoi ne pas donner à l’Ukraine une protection croisée assurée par l’Otan et la Russie ? Le Conseil Otan-Russie en assurerait la surveillance’». Mais voilà, une telle proposition ne pouvait trouver grâce aux Etats-Unis, qui ont torpillé l’initiative, raconte l’ancien secrétaire général du Quai.

    Depuis le 24 février, ce discours réaliste, régulièrement qualifié d’esprit de Munich, apparaît comme largement inaudible. Il l’est d’autant plus depuis trois mois que ce sont désormais les Ukrainiens qui sont à la manœuvre militaire et que la Russie s’empêtre face à un adversaire dont elle a sous-estimé la force. Dès le mois d’avril, l’armée russe a dû se replier de la région de Kiev, face à l’impossibilité de prendre ou même d’assiéger la capitale ukrainienne. Puis, en septembre, les Ukrainiens ont repoussé de la région de Kharkiv – deuxième ville du pays – les Russes, qui n’ont certes guère résisté, mais qui ont bien été obligé, là encore, de plier bagage face à la contre-attaque. Et une troisième fois, en novembre, les Russes ont dû se replier sur la rive gauche du Dniepr après avoir abandonné Kherson, perdant au passage tout espoir de transformer leur tête de pont de l’autre côté du grand fleuve ukrainien. En procédant à une mobilisation partielle de 300.000 hommes, les Russes vont peut-être réussir à conserver le reste de leurs gains territoriaux et même à grappiller quelques territoires dans l’oblast de Donetsk autour de Bakhmut, mais même cela n’est pas sûr. Les Ukrainiens pourraient tenter une nouvelle poussée dans l’oblast de Lougansk, voire lancer une contre-offensive dans la région de Zaporijjia ou le sud du Donetsk. En pareil cas, la Crimée pourrait être derechef coupée du reste du territoire russe, ce corridor terrestre le long des rives de la mer d’Azov étant le principal – voire le seul – gain stratégique russe réalisé depuis le 24 février. En Russie, l’on commence déjà à évoquer l’hypothèse du lancement, d’ici quelques mois, d’une nouvelle vague de mobilisation.

    Ceux qui voulaient à tout prix préparer la guerre face à la Russie triomphent. Non seulement ils ont eu raison sur la menace que représentait Vladimir Poutine, mais, en plus, contre tous les sceptiques, l’Ukraine parvient à renverser la vapeur. Et eux, à l’adresse des réalistes, de reprendre en cœur les mots que Winston Churchill n’a en réalité jamais lancés à Neville Chamberlain, premier ministre, après la signature des accords de Munich en 1938 : «Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre». En apparence, le réel semble en effet leur donner raison.

    Et, pourtant, aussi difficilement entendable que cela puisse paraître, la logique des réalistes n’a pas été prise en défaut par la guerre en Ukraine, bien au contraire, mais si elle laisse apparaître des faiblesses intrinsèques. La première considération est la suivante : le réel donnerait aujourd’hui raison à ceux qui prophétisaient que la Russie était une menace. D’un point de vue logique, cet auto-satisfecit de ceux qui criaient au loup ne tient pas. Car le discours que l’on tient sur l’avenir a un impact causal sur l’avenir lui-même : la Russie aurait-elle envahi l’Ukraine en 2022 si la solution mise en avant par Maurice Gourdault-Montagne en 2006, celle de garanties de sécurité otano-russes croisées, avait été suivie, s’il avait été clairement décidé que l’Ukraine n’intégrerait pas l’Alliance atlantique, plus largement si une autre politique, plus proche de celle défendue par François Mitterrand, avait été mise en œuvre dès 1991 ? En toute logique, rien ne permet de l’affirmer. Quand Lech Walesa appelle à réduire la Russie à moins de cinquante millions d’habitants pour se prémunir d’un conflit à venir dans cinq, dix ou quinze ans, ne le prépare-t-il pas en disant cela ? Le drame est que nous n’aurons jamais le contre-factuel : il n’est pas possible de réécrire l’histoire et de savoir ce qui aurait été si ces erreurs occidentales n’avaient pas été commises. Et c’est en même temps la grande faiblesse du discours des réalistes aujourd’hui : les faits semblent les condamner, et ils ne peuvent se raccrocher qu’à des «et si…» dont l’empreinte existentielle est par nature bien légère face au réel.

    Cette première faiblesse est d’ordre épistémique. Mais il en est une seconde, d’ordre pratique. Les réalistes voulaient éviter la guerre en faisant en sorte que les conditions qui la produiraient ne soient pas réunies. C’était vertueux… mais, une fois que celles-ci le sont et que celle-là a éclaté, que faire ? Le prophète de malheur – le vrai, celui qui annonce une catastrophe à venir de telle sorte qu’elle ne se produise pas, en évitant le piège de la prophétie auto-réalisatrice – est utile tant que la catastrophe n’a pas eu lieu. Il fallait ainsi éviter la guerre en adoptant collectivement une attitude qui n’augmente pas les risques de son déclenchement. Mais une fois qu’elle est là face à nous ? Les faits ont donné raison au prophète de malheur, et c’est bien là son problème : par là même, il a échoué dans son office.

    Reste que la guerre n’est pas terminée, loin de là. Ceux qui croient que les forces de Kiev auront repris militairement le Donbass et la Crimée dans quelques mois pèchent probablement par zèle ukrainien, et ceux qui s’attendent à une grande offensive de Moscou par zèle russe. L’on ne peut bien sûr exclure une victoire militaire décisive d’un côté ou de l’autre, mais, à en écouter même les Américains, cette hypothèse paraît aujourd’hui la moins probable. L’issue, bien sûr dépendante du rapport de force militaire sur le terrain, sera donc politique. Et la même question se posera comme après chaque guerre : cette issue politique préparera-t-elle les guerres de demain ? Ou une sortie par le haut sera-t-elle possible ? Dans un cas, un mur s’érigera quelque part dans l’est de l’Ukraine, solide un temps, mais constituera le ferment de conflits futurs. Dans l’autre, peut-être finira-t-on par remettre sur le tapis, sous une forme renouvelée, l’idée française de « garanties de sécurité croisées » enterrée en 2006. Elle finirait par aboutir, mais au prix d’une guerre qui aura fait des centaines de milliers de morts. Qui a donc dit que les réalistes avaient eu tort ?

    Alexis Feertchak (Geopragma, 5 décembre 2022)

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  • Sommes-nous des "Occidentaux" ?...

    Nous reproduisons ci-dessous une mise au point de Laurent Ozon, cueillie sur sa boucle Telegram et consacrée au débat qui monte dans les milieux identitaires sur la question de l'Occident...

    Essayiste et analyste politique, tenant d'une écologie localiste et identitaire, premier promoteur de l'idée de remigration, Laurent Ozon est l'auteur de l'excellent essai intitulé France, années décisives (Bios, 2015).

     

     

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    Sommes -nous des "Occidentaux" ?

    Pour répondre à cette question il faut préalablement définir le sens de ce concept. Il y a plusieurs définitions de ce qu'est l'Occident. La première : l'Occident c'est ce qui est à l'Ouest. A l'ouest de quoi ? Chez les platistes ou dans un monde qui n'a pas compris la rotondité de la terre et découvert l'Amérique ça peut se défendre. Genre au 14e siècle. Parce que depuis, nous savons que nous sommes à l'Est des États-Unis qui sont eux-mêmes à l'Est de la Chine et personne n'imagine nommer la Chine "Occident" pour autant. Définition foireuse, on oublie ! . Deuxième justification possible : Si on nous appelle "occidentaux" et nos pays l'Occident alors nous sommes l'Occident. Que cela soit imprécis et daté peu importe, c'est une convention de language qu'il faut accepter. Curieux pour des personnes qui se disent identitaires, de se laisser nommer et définir par d'autres non ? Mais il y a des précédents dans l'histoire et peu flatteurs (Deutsch, Slave, etc.). C'est évidemment un argument très faible d'autant qu'il faut avoir peu voyagé pour croire que ce vocable est si souvent utilisé pour nous définir à l'étranger. On pourrait par ailleurs s'étendre sur le processus mimétique identitaire et ses renforcements sous contraintes conflictuelles mais ce n'est pas le sujet. Pour les "occidentistes" donc, l'Occident est un mot ancien que nous devrions utiliser autrement aujourd'hui pour nous désigner, pour désigner la civilisation commune qui s'étend de l'Amérique du Nord à l'Europe de l'Ouest. Peu importe le sens initial de ce mot, l'important c'est ce que nous voudrions qu'il dise. Nous partagerions une civilisation avec les États-Unis et le Canada et par acte affirmatif, nous décidons d'appeler ça "Occident !

    On a là un truc intéressant.

    D'où quelques questions : sommes-nous réellement le même bloc ethno-civilisationnel que les États-Unis ? Que nous soyons "etatsuniés" culturellement depuis quelques décennies comme d'autres pays et peuples dans le monde c'est indéniable. Mais est-ce notre identité ? Est-ce notre culture ? Est-ce notre histoire ? Est-ce notre géographie ? Sont-ce nos intérêts ? N'avons-nous pas de proximité civilisationnelle, géographique, culturelle, religieuse, ethno-culturelle ou d'intérêts communs avec la Russie qui n'est pas l'Occident ? Avec les autres pays méditerranéens qui ne sont pas l'Occident ? La Finlande, l'Australie ou l'Ukraine sont-elles "occidentales" ? La Géorgie est-elle "occidentale" ? Nous sommes un pays de longue culture catholique et l'Amérique du sud est principalement de culture catholique est-elle"occidentale" ? Israël qui est à l'Est du Maroc, est-il un pays occidental ?

    On aurait certainement beaucoup étonné Goethe, Copernic, Hypathie d'Alexandrie, Vernadsky, Rabelais ou Cervantès, Nietzsche ou Selma Lagerlöf, Léonard de Vinci ou Archimède en les qualifiant d'occidentaux. Claude Monnet "occidental"? Martin Heidegger "occidental" ? Napoléon ou Bismarck "occidentaux" ?

    Mais bon, revenons à nos moutons. Après avoir répondu à ces questions on arrive évidemment à un constat : "ok ce n'est pas un concept géographique, culturel, religieux, ou d'intérêts, c'est un ensemble techno-economique et ethnique partageant des valeurs communes".

    On avance.

    Il n'est donc pas question de religion, de géographie, d'histoire ni même réellement de culture. On désignerait alors par "Occident" le "monde blanc-caucasien" moderne et ceux qui portent la volonté de s'y agréger et qui sont de souches caucasiennes.

    Précision : on dit "blanc" chez les WASP, ce qui met hors-jeu les méditerranéens qui parlent français ("Speake White !"), qu'ils portent ou non des chemises hawaïenne. Il faut évidemment que ces "blancs" (on en reparlera aussi de ça) soient non musulmans. pourquoi non-musulmans et non non-juifs ou non-boudhistes ? Parce que nous serions en guerre "à mort" avec le "monde musulman" (l'Indonésie aussi ?) ou le "tiers-monde" (concept remis au goût du jour récemment : en clair tout ce qui n'est pas "occidental").

    Donc poursuivons! Peu importe la culture, la géographie, l'histoire, la continuité territoriale,. Un Occidental serait un habitant blanc de l'Occident, non-musulman, non-russe. Ainsi, selon cette définition, BHL est bien-sûr plus "occidental" que Éric Zemmour (oui, et on n'est pas assimilationniste normalement si on est essentialiste). Patrick Bruel ou Kim Kardashian sont plus "occidentaux" que le pianiste russe Alexandre Malofeev. Sympa.

    Bref, n'en jetons plus. Le concept d' "Occident" peut à la rigueur désigner la continuité transnationale du monde anglo-saxon judéo-chrétien (mieux vaudrait donc le désigner directement ainsi) et toutes ses colonies mentales et économiques (mais un identitaire ne peut se définir comme un colonisé n'est-ce pas ?). Mais pour un Français, un Polonais, un Serbe ou un Allemand, bref, pour nous, ce concept ne dit rien de ce que nous sommes, de qui sont nos amis, nos frères en culture ou en spiritualité, de qui sont nos partenaires, de ce qu'est notre culture et notre histoire, des dynamiques économiques, technologiques, politiques que nous devons suivre.

    Le concept d'Occident désigne un périmètre de soumission. Se dire "occidental" dans le contexte actuel c'est ni plus ni moins plier le genou comme un vulgaire joueur de foot de l'équipe d'Angleterre, devant une puissance impériale et messianique dirigée par une élite corrompue et toxique. Se dire "occidental" c'est aussi se mutiler de notre histoire méditerranéenne, eurasienne et nier notre culture profonde.

    Les valeurs de cet occident parlons-en ! Le seul occident réel actuel (puisque tous les autres critères doivent êtres oubliés pour une définition immédiate qui se croit pragmatique), c'est la Cancel Culture. L'Occident réel est un empire moribond qui ne tient debout que grâce à une dette abyssale tirée sur le travail et les ressources du monde par un budget militaire phénoménal et une industrie médiatique du mensonge. L'Occident réel, ce sont les milliardaires de la Silicon Valley qui se font construire des bunker en Nouvelle-Zélande. L'Occident réel c'est un complexe de transnationales contrôlées par des mafias financières qui détruisent nos peuples, notre économie, nos libertés, notre santé, nos cultures.

    Alors qui sommes nous ? Des enfants, des pères, des habitants d'un lieu, issus de familles qui vivent ici depuis des centaines voire des milliers d'années. Elles ont des noms, nos pays et nos langues en ont déjà aussi.

    Occidental ? Pour faire la guerre à qui et pour le compte de qui ? Se dire "occidental" aujourd'hui, c'est se dire colonisé, soumis et heureux de l'être. Se dire occidental quand on est un Français ou un Européen, c'est passer à l'ennemi.

    Laurent Ozon (Boucle Telegram Ozon, 7 décembre 2022)

     

    PS : Pour répondre à l'objection "réduire les USA à leurs élites toxiques c'est gênant". En effet, nous avons les mêmes chez nous, mais ce n'est pas le sujet en fait. Nous pouvons avoir de la sympathie et des affinités avec des individus de toutes les parties du monde mais le sujet ici est "Sommes nous des Occidentaux?" et non "Puis-je avoir des potes dans le Minnesota ?".

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  • Elon Musk, un homme qui défie le système ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une chronique de François Bousquet dans l'émission Ligne Droite sur Radio Courtoisie, datée du 29 novembre, dans laquelle il évoque le personnage d'Elon Musk...

    Journaliste, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet a aussi publié Putain de saint Foucauld - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015), La droite buissonnière (Rocher, 2017), Courage ! - Manuel de guérilla culturelle (La Nouvelle Librairie, 2020) et Biopolitique du coronavirus (La Nouvelle Librairie, 2020).

     

                                          

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  • Les émeutes de Bruxelles, symbole de l'échec de la politique migratoire belge...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain Destexhe cueilli sur le Figaro Vox et consacré aux  violents heurts qui ont eu lieu à Bruxelles, Anvers et Liège après le match de la coupe du monde de football opposant le Maroc à la Belgique. Sénateur honoraire belge, Alain Destexhe est l'ex-secrétaire général de Médecins Sans Frontières.

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    Coupe du monde 2022: «Les émeutes de Bruxelles sont le symbole de l'échec de la politique migratoire»

    Après le match Maroc-Belgique, des émeutes ont eu lieu à Bruxelles, Anvers et Liège où un commissariat a été attaqué par une cinquantaine de «jeunes», mais aussi dans plusieurs villes des Pays-Bas. Au-delà de ces incidents, la liesse populaire dans les quartiers à prédominance marocaine de Bruxelles, notamment à Molenbeek, a montré que l'identité marocaine restait bien plus forte que la belge alors que la plupart des habitants ont la double nationalité.

    Il fallait faire preuve d'aveuglement et chercher à tout prix à faire cadrer la réalité avec l'idéologie du vivre ensemble pour ne pas voir que les sympathies des Marocains de Belgique allaient à l'équipe du Maroc et pas à celle de «leur seconde patrie». Certains journalistes s'y sont pourtant essayés, avec des titres comme «Molenbeek s'attend à vivre un dimanche festif», «peu importe qui gagne entre la Belgique et le Maroc ce sera la fête», ou encore un sujet télévisé dégoulinant le politiquement correct sur une des deux chaînes francophones de télévision qui montrait le contraire de ce qu'affirmait le commentaire !

    La fête eut bien lieu, à Molenbeek, Anderlecht, Schaerbeek et Bruxelles, des communes où la communauté marocaine est plus nombreuse que les autres y compris que les Belges d'origine. Il fallait voir l'enthousiasme de ces supporteurs klaxonnant et arborant des drapeaux marocains dans les rues de la capitale dans leur voiture avec une plaque belge.

    Pour beaucoup de Belges d'origine, ce spectacle cassait le mythe de l'intégration (personne ne parle plus d'assimilation depuis longtemps en Belgique) et avait un côté excessif voire indécent pour la Belgique qui a permis à ces Marocains de vivre dans un pays prospère et de bénéficier des avantages de l'État-providence.

    Les chaînes de télévision n'ont pas montré cette image tellement symbolique d'un manifestant décrochant un drapeau belge d'un immeuble sous les applaudissements de la foule, ni ce face-à-face saisissant entre des centaines de Marocains dansant et chantant à deux pas de la Grand-Place de Bruxelles, bloqués par un cordon de policiers, tous Européens de souche, casqués et matraqués, leur interdisant l'accès du centre de la ville.

    Selon Statbel, l'office belge de statistiques, la population bruxelloise est désormais à 46% d'origine extra-européenne (au sens de l'UE27 plus le Royaume-Uni) et 24% seulement d'origine belge. Les Marocains représentent 7% de la population du royaume, mais 12% dans la Région de Bruxelles-Capitale, la plupart détenant aussi la nationalité belge. La croissance du nombre de Marocains en Belgique a été exponentielle : 460 seulement en 1961, 39.000 en 1970 et 800.000 quarante ans plus tard. Conséquence de cette évolution démographique et de la facilité d'acquérir la nationalité belge (dans certains cas après trois ans de résidence sans autre condition), le pays compte désormais 26 députés, régionaux ou fédéraux, d'origine marocaine et plusieurs bourgmestres, qui, souvent, encouragent le communautarisme. Parmi les moins de 18 ans, les Marocains sont plus nombreux que les Belges d'origine belge et de nombreuses écoles de Bruxelles sont composées exclusivement d'enfants d'origine extra-européenne. Dans celles du réseau public où les parents ont le choix du cours de religion, la musulmane est désormais suivie par une majorité des élèves.

    Que l'on qualifie ces changements de diversification de la population ou de bouleversement démographique importe peu, l'évolution est considérable en quelques décennies et modifie la physionomie et la vie sociale des grandes villes belges. Le voile y est de plus en plus présent et il est porté par une majorité de femmes dans certaines communes. Lors du Ramadan, la quasi-totalité des commerces et des restaurants sont fermés dans certains quartiers. Le nombre des mosquées explose et tous les courants de l'islam sont représentés à Bruxelles où les tensions entre Sunnites et Chiites ou même entre Marocains et Turcs sont parfois vives, notamment au sein de l'Exécutif des Musulmans de Belgique, une structure que les autorités ont tenté de mettre sur pied pour dialoguer avec un interlocuteur unique mais qui va de crise en crise. Alors que l'abattage des animaux sans étourdissement est interdit en Flandre et en Wallonie, le lobby musulman au Parlement bruxellois a réussi à bloquer une proposition législative allant dans ce sens. Lors des procès d'assises ou des élections, il est fréquent de voir arriver des femmes avec leur mari, expliquant qu'elles ne peuvent être retenues comme juré ou comme assesseur car elle ne parle aucune langue nationale, témoignant ainsi d'une intégration complètement ratée. Le vivre ensemble encensé par le monde politique francophone est un mythe, les communautés se côtoyant sans se fréquenter, ni se mélanger. Les Marocains épousent des Marocaines et les Turcs des Turques qu'ils vont souvent chercher au pays, le regroupement familial constituant la première cause d'immigration en Belgique comme en France.

    On se souvient du match France - Algérie de 2001 qui avait dégénéré. Régulièrement, le passé colonial est évoqué pour justifier la colère des jeunes maghrébins en France, une explication qui ne tient pas puisque des incidents similaires se déroulent en Belgique, un pays qui n'a aucun lien historique avec le nord de l'Afrique. C'est une convention de 1964 qui a ouvert la voie d'une immigration économique qui n'a plus de raison d'être depuis longtemps, mais qui se poursuit indéfiniment par le biais du regroupement familial, que les Américains appellent à juste titre la «migration en chaîne».

    Le plus navrant est le déni et l'absence totale de débat sur les enjeux de l'immigration et de l'intégration du côté francophone du pays. Ni les médias, ni les partis politiques n'en parlent. Les émeutes de dimanche dernier ont été attribuées par le bourgmestre de Bruxelles à des «voyous et des crapules», un discours largement repris, sans autre précision, ni analyse. Le lien avec une immigration excessive, supérieure à celle de la France en nombres relatifs, n'est plus jamais fait. Alors qu'en France et en Flandre, le débat est vif autour de ce thème, c'est comme si la Belgique francophone avait renoncé, acceptant son destin de pays multiculturel avec à brève échéance une majorité musulmane dans sa capitale et une nouvelle normalité faite de temps à autre d'émeutes urbaines, de fusillades et d'attentats terroristes.

    Alain Destexhe (Figaro Vox, 28 novembre 2022)

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