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Points de vue - Page 40

  • Quand la fluidité du numérique est la porte ouverte à l'idéologie "woke"...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un point de vue de François Valentin cueilli sur Figaro Vox et consacré à l'étroite relation entre le numérique et le wokisme. Pierre Valentin est l'auteur d'une note intitulée «L'idéologie woke» pour la Fondapol.

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    «La fluidité du numérique est la porte ouverte à l'idéologie "woke"»

    Le Daily Telegraph nous apprenait le 17 février dernier que des centaines de changements ont été apportées aux textes originaux de Roald Dahl par l'éditeur anglais Puffin, afin de les rendre plus «inclusifs». Les Oompa Loompas, ouvriers dans l'usine de chocolat de Charlie et la chocolaterie, ne sont plus des «petites personnes» mais bien des «petits hommes». Dans le même ouvrage, la phrase «comme toutes les personnes âgées, elle est faible» a été troquée pour «comme la plupart des personnes âgées, elle est faible». Les références aux couleurs de peau ont été supprimées. Certains mots censurés (comme «gros» ou «laid») sont d'une banalité confondante, et leur censure signale une aseptisation profonde de la littérature à venir.

    Face aux critiques, Gallimard a annoncé que les versions françaises ne seraient pas modifiées, tandis que Puffin et sa société mère Penguin Random House U.K. ont annoncé qu'ils publieraient, en même temps que les versions modifiées, «The Roald Dahl Classic Collection», qui comportera 17 histoires avec le texte original de Dahl. Cependant, outre le fond idéologique des modifications, c'est la discrète modification numérique des textes qui pose question. Il est fort probable que nombre d'utilisateurs de Kindle, ou autre liseuses électroniques, n'aient même pas remarqué les évolutions. Une simple «mise à jour», bien souvent automatique sur nos appareils, aura permis de mutiler l'œuvre de l'écrivain. La numérisation du monde ouvre la possibilité de modifier les ouvrages sans que l'on s'en aperçoive.

    De la même façon, la domination du «streaming» retire les droits de propriété d'une œuvre au client pour les transférer à la plateforme. Contrairement à l'achat par DVD, vous ne possédez plus l'histoire de Bambi ou Dumbo, c'est Disney+, et ils ne manquent désormais pas l'occasion d'ajouter numériquement la mention suivante en amont de leurs propres classiques : «Ce programme comprend des représentations négatives et/ou des mauvais traitements de personnes ou de cultures. Ces stéréotypes étaient condamnables à l'époque et le sont encore aujourd'hui». Demain, les plateformes pourraient peut-être altérer le contenu idéologique de leurs œuvres, sans nécessairement l'admettre publiquement.

    En août 2019, le New York Times lançait le «1619 Project», une initiative qui visait explicitement à instaurer l'idée selon laquelle la véritable date de naissance des États-Unis remonterait en réalité à 1619, date de la première arrivée d'esclaves sur le continent. Dans leur désir de marquer leur nation du sceau du péché originel, les journalistes à l'origine du projet avaient manifestement sous-estimé l'ampleur que prendraient les critiques. Plutôt que d'assumer leur prise de position face à leurs détracteurs, ils ont procédé à une nouvelle réécriture de l'histoire, mais cette fois-ci celle du déroulement de la polémique elle-même. Ainsi, comme le souligne le journaliste britannique Douglas Murray dans son ouvrage The War on the West, les hérauts du 1619 Project ont modifié en catimini leurs anciens articles afin de retirer les passages où ils avaient explicitement écrit que l'histoire des Etats-Unis commençait en 1619, ce qui leur a permis par la suite d'expliquer qu'ils n'avaient jamais tenu cette position. Le numérique permet de maquiller les revirements les plus lâches ; de donner au reniement un air de cohérence.

    Si George Orwell est mort près de quatre décennies avant l'invention d'internet, son œuvre n'est que plus actuelle depuis que nous basculons vers le tout numérique. On a tendance à se tourner pour analyser ce type de situation, non sans raison, vers le roman dystopique 1984. À chaque permutation des alliances géopolitiques, le Parti proclame qu'il a toujours été en guerre contre tel continent et allié avec tel autre, et ce malgré les changements. Là aussi, la contradiction peut se déguiser en cohérence avec l'aide, déjà, de la radio et de la télévision qui diffusent la nouvelle ligne à suivre tout en faisant disparaître à jamais l'ancienne. Cependant, il se pourrait que son roman La Ferme de Animaux soit à sa façon un guide encore plus éclairant pour notre époque. Dans cet ouvrage, des animaux, guidés par une avant-garde composée de plusieurs cochons, renversent un ordre tyrannique incarné par le vieux fermier Jones. Cette révolution se fait au nom de l'abolition de l'Homme. De fil en aiguille, la nouvelle élite éclairée finit pourtant par reproduire les comportements humains qu'elle dénonçait, sans pour autant que les autres animaux, manipulés, parviennent à percevoir ce renversement spectaculaire.

    Quel type de peuple faut-il pour qu'une telle «révolution» au sens propre du terme – un tour complet sur soi-même, un retour au point de départ – puisse avoir lieu ? Quels critères sont requis afin que le changement puisse se faire au nom de la continuité, que la contradiction se mette en place au nom de la cohérence ? Pour formuler la question autrement : à quel point ressemblons-nous aux animaux de cette ferme ? Un critère central qui se dégage de l'ouvrage semble être la malléabilité du peuple. Sept commandements sont inscrits sur une planche en bois au centre de leur lieu de vie. Ces commandements ne sont pas (dans tous les sens du terme), gravés dans le marbre. Au fur et à mesure du roman, ils vont discrètement évoluer. Comment est-ce que les animaux réagissent à ces modifications, qui sont toutes des trahisons des commandements initiaux ? En un mot : peu. Leurs réactions sont timorées et confuses, malgré la répétition de ce sentiment de doute. Face à un énième changement, Orwell nous dit qu'«une fois encore les animaux éprouvèrent une vague inquiétude». Du fait de l'absence de preuves, leur doute face à un revirement apparent du pouvoir en place se mue progressivement en doute vis-à-vis d'eux-mêmes. Auraient-ils tout imaginé ? Brille-Babil, jeune cochon et excellent orateur, se charge parfois de faire le service après-vente des discours du chef Napoléon : « "Êtes-vous tout à fait sûrs, camarades, que vous n'avez pas rêvé ? Pouvez-vous faire état d'un document, d'un texte consigné sur un registre ou l'autre ?" Et comme assurément n'existait aucun écrit consigné, les animaux furent convaincus de leur erreur.»

    C'est justement parce qu'il n'y a plus de traces du passé que le présent peut être à ce point malléable (thème également exploré dans 1984), et que le doute peut être retourné contre ceux qui l'exprimaient. Le scepticisme, initialement dirigé vers la falsification et la trahison opérée par les cochons, se reporte sur le reste des animaux. Concernant les premiers commandements, Orwell rappelle que «tous les animaux se rappelaient les avoir adoptées – ou du moins ils croyaient en avoir gardé le souvenir» ; la deuxième moitié de cette phrase symbolisant ce retournement du doute sur soi-même.

    Ces troubles de la mémoire sont largement exacerbés dans le roman par le fait que les commandements ne sont jamais inscrits dans la pierre. C'est d'ailleurs parfois ce qu'une lecture d'Orwell chez certains à gauche est susceptible de rater : certes, les commandements sont absolus et le pouvoir autoritaire, mais les injonctions changent en permanence et impliquent un peuple élastique, flexible. La perception contemporaine des mouvements totalitaires obscurcit d'ailleurs cette réalité indiscutable, les réduisant souvent au culte d'un monde «fermé», «rigide». En réalité, comme le rappelle Victor Klemperer dans ses analyses du langage du nazisme, «le mouvement est à ce point l'essence du nazisme que celui-ci se désigne lui-même comme «le Mouvement» et sa ville natale, Munich, comme «la capitale du Mouvement», et, alors qu'il cherche toujours pour ce qui lui semble important des mots ronflants et excessifs, il conserve le mot «mouvement» dans toute sa simplicité». L'idéal de la «fluidité» et du flux sert de fait les intérêts les plus totalitaires.

    De ce point de vue, comment ne pas voir dans la numérisation du monde un potentiel totalitaire proprement terrifiant, où tout ce qui apparaît sur un écran est par définition éphémère ? C'est précisément parce que les commandements de la ferme sont peints sur une planche en bois qu'ils peuvent changer insidieusement en permanence. La numérisation du monde porte un coup fatal à plusieurs idées : la fiabilité de ses cinq sens, la permanence et la réalité intrinsèque du monde, et le fait qu'on ne saura jamais totalement maîtriser ce dernier. Un monde numérique, fait de réalité «augmentée», c'est un monde où chacun peut se prendre pour le personnage maléfique de Thanos dans les derniers films «Avengers» qui proclame que «la réalité peut-être tout ce que je veux». L'omniprésence d'internet dans la vie sociale sape les anticorps au totalitarisme, car il affaiblit l'empirisme tout en renforçant d'un même geste la tentation constructiviste.

    Ce n'est pas un hasard si la première génération intégralement numérique est aussi celle qui souhaite en masse se «customiser», comme un vulgaire personnage de jeu vidéo, en changeant de «genre» comme on change de couleur de cheveux. Ils veulent être une âme libérée d'un corps qui aurait l'inconvénient de s'imposer à nous, une idée délivrée des pesanteurs de la matière. Cette même génération qui se veut auto-engendrée appelle par ailleurs régulièrement à la censure et à la rééducation des éléments «problématiques» de la société. Désirs de remodelage intégral de soi et de la société vont de pair.

    Néanmoins, cette volonté de toute-puissance de l'individu créateur se couple avec une impuissance et un certain fatalisme technologique. On accepte que la numérisation soit un processus inéluctable (ce qui risque de la rendre inéluctable) et que les algorithmes domineront toujours plus nos vies. Les notions de «sens de l'histoire» et de «progrès» tournent à plein régime pour naturaliser l'avènement à la fois du wokisme et des nouvelles technologies. Beaucoup de nos logiciels ne nous demandent même plus la permission pour se mettre à jour eux-mêmes, pour muter, et nous acceptons passivement de les suivre là où ils voudront nous emmener, aussi bien technologiquement qu'idéologiquement. Quand l'absence d'un sentiment de discontinuité historique rencontre la puissance constructiviste sans précédent qu'est le numérique, les possibilités de contrôle et de manipulation ouvrent un champ des possibles particulièrement inquiétant. Une chose paraît certaine ; si cette dystopie devait un jour advenir, son premier message commencerait de la façon suivante : «Mise à jour 8. 4. 6…»

    Pierre Valentin (Figaro Vox, 7 mars 2023)

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  • Mer de Chine du Sud : le nouveau centre du monde ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François Martin, cueilli sur le site du Nouveau Conservateur et consacré à la Mer de Chine comme nouveau centre des tensions entre les deux grandes puissances mondiales...

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    Le porte-avions chinois « Liaoning », entouré d’autres navires militaires, en mer de Chine

     

    Mer de Chine du Sud : le centre du monde

    Si demain un conflit ouvert se produit entre la Chine et les USA, il y a tout lieu de croire que ce sera dans la zone maritime qui sépare la Chine, le Vietnam, la Malaisie, les Philippines et Taïwan, la mer de Chine du Sud. Cette zone est en effet totalement stratégique pour la Chine comme pour les USA.

    C’est le politologue américain Graham T. Allison qui a inventé et popularisé le concept du «Piègede Thucydide» et qui a remis à l’honneur le célèbre historien grec de l’Antiquité.

    Il s’agit d’une «situation historique qui voit une puissance dominante entrer en guerre avec une puissance émergente poussée par la peur que suscite chez la première le surgissement de la seconde».

    Comment fonctionne le Piège de Thucydide ?

    On peut dire que cette constatation relève du bon sens, qu’elle a été extrêmement courante au cours de l’Histoire, et qu’elle caractérise parfaitement les relations actuelles entre les USA et la Chine. En soi, elle n’est donc pas très intéressante ni originale. Ce qui est plus utile à analyser, par contre, ce sont les péripéties possibles de l’évolution des belligérants à l’intérieur de ce piège, et les raisons qui pourraient conduire à ce qu’une «montée aux extrêmes» se produise, où, quand et pourquoi.

    Pour ce qui est de l’évolution des acteurs du conflit, tout comme aux premiers rounds d’un match de boxe, on constate qu’il existe souvent entre eux, à partir du moment où l’un comme l’autre se rend compte qu’un affrontement politique (mais pas nécessairement militaire) sera inévitable, une sorte de «période d’observation». Chacun tente d’abord de jauger l’autre, de l’amadouer ou au contraire (ou en même temps) de l’intimider, pour savoir comment il va réagir, s’il va finalement se soumettre ou si on va pouvoir le vaincre sans combattre. De même, on va tenter de se mesurer à lui sur des théâtres secondaires, où des «tests» – victoires ou défaites – seront possibles sans que les egos des protagonistes ne soient directement affectés.

    Ces périodes peuvent durer très longtemps. Elles peuvent se conclure soit par un partage du monde (USA/URSS dans un premier temps), soit par la soumission totale de l’un des deux (USA/Japon après la Deuxième Guerre mondiale), soit par la chute de l’un des deux sans affrontement direct (ainsi en fut-il tout au long de la guerre froide entre les USA et l’URSS, jusqu’à la victoire finale des USA, en 1991), soit par une victoire militaire (chute du nazisme en 1945).

    La «montée aux extrêmes» se produit souvent sans que les belligérants (s’ils préfèrent se jauger plutôt que se battre) ne l’aient expressément souhaité, mais de telle sorte qu’ils ne puissent l’éviter, soit parce que leur ego (et donc leur image) est directement touché, soit parce que la question est ultra-stratégique, soit parce que la friction, à cet endroit, est permanente. Lorsque toutes ces conditions sont réunies, tout laisse à penser, même si par ce fait même les belligérants vont y focaliser toute leur attention, que c’est là que l’explosion a le plus de chances de se produire.

    La tentative de coup de force de la Chine

    Par rapport à la Chine, après une longue période où les USA ont semblé ne pas se rendre compte du danger, c’est aujourd’hui dans la phase de jauge et d’intimidation, de déclarations fortes, voire belliqueuses 2, que la relation s’est installée, 3 on ne sait pas pour combien de temps. Mais, en même temps, les conditions d’une «montée aux extrêmes» existent déjà, et toutes les conditions décrites plus haut y sont présentes.

    Un article remarquable du Général Daniel Schaeffer, paru sur le site Asie21, nous donne, à ce titre, de précieuses indications. Il détaille la situation en mer de Chine du Sud, où la Chine tente aujourd’hui un coup de force, en se basant sur un tracé de partage des eaux datant de 1947 et défini unilatéralement (et juridiquement condamné), pour «privatiser» la quasi-totalité de cette mer, y compris les îles qui s’y trouvent 4 îles, pour certaines, déjà occupées et militarisées. Il y a évidemment, dans cette démarche, un fort intérêt de contrôle des routes maritimes et de sécurisation de ses exportations vers le détroit de Malacca et les marchés de l’Ouest. Il y a aussi la captation des ressources halieutiques et, bien sûr, celles des hydrocarbures qui s’y trouvent. Mais cela n’est que la surface des choses.

    Ce que montre Daniel Schaeffer, c’est que se trouve, en plein dans cette mer, sur l’île de Hainan, la principale base militaire de sous-marins chinoise, dans le port de Sanya. Or les Chinois ont un problème de la plus haute importance : leurs missiles Julang-2, tirés depuis leurs sous-marins Jin, ne sont aujourd’hui pas suffisamment puissants pour frapper directement, en cas de riposte nucléaire, le territoire des USA. Ils auraient besoin pour cela de s’aventurer largemet dans le Pacifique, au moins jusqu’à Hawaï. Or la profondeur de la mer, en sortie de Sanya et jusqu’au détroit de Bashi, entre les Philippines et Taïwan, n’est pas suffisante pour que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins puissent s’y fondre immédiatement dans la mer profonde. Lorsqu’ils quittent leur base, ils sont immédiatement repérés par tous les autres, y compris par les navires US qui patrouillent dans la zone et, on peut le penser, suivis ensuite à la trace. Il est donc pour eux tout à fait essentiel de chasser toute présence étrangère de la zone, ou du moins de la contrôler entièrement, de façon à sécuriser la sortie de leurs sous-marins vers le Pacifique.

    Et le Général Schaeffer va même plus loin. En effet, le meilleur endroit, pour les Chinois, pour avoir accès directement aux grands fonds dès la sortie de leur base se situerait… sur la côte Est de Taïwan ! Là, en effet, ils pourraient disposer, à sept kilomètres des plages, de profondeurs de 1 300 m. Une configuration idéale pour menacer directement les USA. On comprend à quel point la conquête de la mer de Chine est pour eux essentielle, et celle de Taïwan bien plus encore.

    • 1 -Pour les Américains, la problématique est rigoureusement inverse. Tant que la menace des sous-marins chinois reste limitée à la mer de Chine du Sud, ils sont moins en danger.
    • 2 – Le Président chinois a demandé à plusieurs reprises à l’armée (en octobre 2018 et en octobre 2020, notamment) de se préparer à la guerre avec les USA.
    • 3 – De par l’accélération hégémonique chinoise conduite par Xi Jinping depuis 2013 et la réaction de Donald Trump pendant son mandat, de 2017 à 2021, une politique apparemment poursuivie par Joe Biden.
    • 4 – Du nord au sud : les Pratas, les Paracels, les Zhongsha Qundao, les Spratleys.
    • 5 – Et pour autant que les Chinois ne développent pas d’autres missiles plus puissants, ce qu’ils sont évidemment en train de faire avec les Julang
    • Deux géants politiques, dont l’un est hégémonique et l’autre ne pense qu’à lui ravir la place, s’affrontent dans une petite mer semi-fermée, où fourmillent une multitude de protagonistes, qui se côtoient avec des frictions permanentes, et où prédominent des intérêts stratégiques majeurs. Une «faille de San Andreas» politique, pourrait-on dire. La tension y augmentera, inévitablement, d’année en année. Si une éruption se produit un jour, il y a tout lieu de croire que ce sera là. La mer de Chine du Sud est, aujourd’hui et pour longtemps, le centre du monde.

    François Martin (Le nouveau Conservateur, 24 février 2023)

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  • 2023 : Les illusions perdues ou le miroir brisé de Narcisse...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, donné au site Le Dialogue et cueilli sur Geopragma, dans lequel elle en appelle à un retour au pragmatisme pour sortir de la dangereuse impasse dans laquelle la France et l'Europe se sont enfermées depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.

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    2023 : Les illusions perdues ou le miroir brisé de Narcisse

    Le monde va mal. En ce début 2023, le paysage international apparait à la fois plus polarisé et plus fragmenté que jamais. La régionalisation du monde, sa multipolarisation de fait ne sont plus contestables. Pourtant, l’ancien hégémon le nie et veut forcer l’allégeance renouvelée à ses couleurs en berne. Qu’on se le dise : le « monde libre », exclusif socle des « valeurs » modernes, est toujours Le Graal ! L’Otan est en grande forme et l’Europe n’a jamais été aussi unie contre la barbarie russe ! C’est beau comme l’Antique…mais c’est faux. C’est du stuc, du trompe l’œil, un décor de théâtre. L’Otan, qui aboie chaque jour des oukases martiaux, s’adresse en fait à ses membres, dont tous ne sont pas également désireux d’affronter une puissance russe désormais restructurée en mode guerre. Quant à l’Alliance atlantique, elle serait bien en peine de mener une guerre directe victorieuse contre la Russie. « Même pas peur ! » persifle cette dernière. L’Europe enfin, est un panier de petits crabes sans pinces, vindicatifs et impuissants, qui sont parvenus à un tel degré de servilité que pas un n’a protesté, ne serait-ce que verbalement, lorsqu’ « On » leur a coupé le gaz au sens propre pour hâter leur mise sous tutelle énergétique, leur passer l’envie de rester liés à Moscou et, last but not least, mettre l’Allemagne au pas en la privant de son moteur de croissance principal et promouvoir le nouvel allié de revers européen : la Pologne ! Le vieux cauchemar géopolitique de l’Amérique – l’union des ressources naturelles et démographiques russes et de la puissance industrielle allemande qui leur permettrait de dominer l’Eurasie- parait enfin conjuré… 

    De ce point de vue, le conflit en Ukraine, cruellement prolongé par une surenchère occidentale sans perspective de renversement du rapport de force en faveur de Kiev, est un pan de la vaste manœuvre américaine pour empêcher cette multipolarité du monde de s’affirmer et enfoncer un coin définitif entre l’UE et la puissance eurasiatique cardinale qu’est la Russie. « La Russie, c’est fini ! » Voilà une aberration stratégique et un camouflet culturel et politique permanent qu’il faut abattre une fois pour toutes. Le corridor stratégique Pays baltes-Pologne- Roumanie- Bulgarie- (qui comme par hasard coupe le tracé des gazoducs Nord Stream) doit y pourvoir. 

    Il y a tout de même un léger problème : c’est que – tout le monde le sait à Washington du moins – l’Ukraine a perdu la guerre et la poursuite de l’actuel poker menteur pourrait coûter cher à l’Amérique dans le reste du monde. En effet, le sur-investissement militaire et financier prolongé sur l’Ukraine sans victoire militaire a minima « présentable », se fait au détriment d’autres théâtres plus impérieux pour la puissance américaine, où son influence, pour perdurer, doit s’appuyer sur des moyens militaires et une attention soutenus. Je pense à l’Indopacifique et à la Chine naturellement, mais aussi au Moyen-Orient, où les positions américaines se sont nettement détériorées. Sans parler de l’Europe, économiquement sacrifiée sans vergogne à la « cible » russe. Sans vergogne, mais pour l’heure sans succès. Les sanctions innombrables sont un échec patent et les ¾ de la planète, quand ils ne le soutiennent pas, observent avec gourmandise le « niet » opposé par Moscou à l’insatiable impérialisme américain. Jusqu’à quand les Européens vont-ils admettre de payer et d’obéir au sein de l’Alliance pour l’obsession américaine d’une Russie à genoux, fantasme chaque jour plus proche de l’utopie et du whishful thinking? Il ne faudrait pas se tromper trop longtemps de priorité. Quelques courageux responsables militaires comme le Chef d’état-major américain Mark Milley le disent depuis déjà des mois ; la Rand Corporation, Think Tank historique et influent du Pentagone mais aussi voix et poids du Complexe militaro-Industriel et du grand business américains, vient de produire une « étude » qui enjoint aux Etats-Unis de sortir au plus tôt de ce guêpier sous peine de tomber dans un engrenage à la vietnamienne. Selon ces analystes, il faut se recentrer sur l’essentiel (la Chine), trouver les termes d’un accord viable avec Moscou et admettre que l’Ukraine ne doit pas rejoindre l’OTAN. Malheureusement, les faucons néoconservateurs autour de A. Blinken, J. Sullivan ou V. Nulland n’ont cure d’un tel avertissement et poursuivent leur folle escalade. Ils cherchent à faire oublier l’étude de la Rand en faisant subitement à Moscou « des propositions qu’on ne peut refuser » (propositions évidemment inacceptables au moment où l’armée russe avance et l’emporte sur le terrain). Quoi qu’il en soit, il est intéressant que s’entende enfin un autre son de cloche au sein des élites américaines de plus en plus inquiètes pour l’économie nationale, la position chaque jour plus menacée du dollar, et leurs investissements en Ukraine, si jamais le pays devait finir par se trouver coupé de la mer….

    Car les faits et les chiffres sont là. La propagande la plus outrancière, celle que l’on endure notamment en France depuis bientôt un an, les images et les informations soigneusement triées, ne suffisent pas. La guerre, ce sont des maths. Et L’Ukraine a la mauvaise équation. Elle est sous perfusion militaire et financière occidentale. Si celle-ci cesse, elle s’effondre. Elle est clairement distancée en matière d’artillerie comme de ressources humaines, réduite à enrôler de force de malheureux jeunes et vieux subcarpathiques pour servir de chair à canon à des offensives en pure perte (telle celle de Bakhmut) tant l’évidence de la déroute a laminé la volonté de se battre des jeunes Ukrainiens. Et ce ne sont pas  3 brigades (20 000 hommes), une centaine de chars (à supposer qu’elle arrive et avec tous les problèmes de maintenance associés), 150 véhicules de combats blindés et même quelques F16 qui vont changer la donne face à un demi-million de soldats russes déterminés à combattre et dument armés et soutenus. 

    Le conflit en Ukraine est donc une guerre par proxy…dont le proxy est épuisé face à l’évidence de la supériorité militaire russe. La Russie peut tenir, longtemps, très longtemps, le rythme d’une guerre d’attrition patiente mais implacable. Moscou entend  épuiser la capacité de l’armée ukrainienne à tenir dans la durée. Son usage massif d’une artillerie apparemment inépuisable lui permet de préserver ses troupes régulières, insuffisantes lors de la phase initiale de l’Opération militaire spéciale » mais désormais reconstituées en nombre. L’héroïsme des soldats ukrainiens est incontestable, mais la « masse » – en hommes comme en équipements – n’y est pas. Les pertes (morts et blessés) sont colossales (dans un rapport de 1 à 7-8 avec la Russie) et le déversement des armes occidentales ne peut permettre d’espérer un renversement du rapport de force. Sauf à lancer sur le sol ukrainien des dizaines voire des centaines de milliers de troupes polonaises (la mobilisation d’au moins 200 000 hommes a été annoncée par Varsovie) mais aussi américaines, et à lancer depuis l’ouest du pays une offensive visant à sécuriser la zone au profit de Varsovie dont les prétentions historiques sont bien vivantes et les ambitions de domination européenne contre Berlin grandissantes. On peut même craindre, dans ce scénario fou, que l’armée polono-ukrainienne avec des Américains sous uniforme ukrainien servant leurs chars ou batteries Patriot ne tentent une reprise de la Crimée… Alors, ce sera la fin. Mais pas forcément celle de la Russie… A Berlin, on semble clairvoyant et on s’oppose publiquement à une guerre ouverte de l’Otan contre la Russie. Le Chancelier Scholtz est furieux d’avoir été joué par Washington dans l’affaire des chars (poussé à fournir des Léopards alors que l’on ne verra pas d’Abrahams américains sur le théâtre avant très longtemps voire jamais). Les Allemands reprendront ainsi plus facilement langue avec Moscou que les Français qui poussent à la roue. 

    L’armée ukrainienne est donc exsangue, ses options tactiques et opératives perdantes face au rouleau compresseur russe et le temps joue contre elle. La guerre pourrait être pliée à l’automne et il faudra bien alors négocier avec Moscou sur la base de la réalité sur le terrain…Le Pentagone sait tout cela. Le Département d’Etat et le Conseil de Sécurité national ou même la CIA aussi. Mais l’acceptent-ils ?  C’est moins sûr. La « leçon » donnée par Moscou à l’Empire en déroute est trop humiliante, et le soutien d’une très large partie du monde à ce camouflet est insupportable pour « la nation indispensable ». Car, qu’on le veuille ou non, V. Poutine a réussi quelque chose de très important, bien au-delà de l’Ukraine : il a montré grandeur nature que la révolte était possible, que l’on pouvait protéger des frontières, la sécurité d’une nation, une culture, une histoire, une singularité civilisationnelle, une économie, que le rouleau compresseur Woke n’était pas non plus une fatalité, que les nations en somme n’étaient pas promises à la dissolution si elles refusaient de se soumettre à un ordre obsolète et osaient en prendre les moyens. Nul doute que cette démonstration a mis du baume au cœur à bien des chefs d’Etat qui ne sont pas tous des dictateurs. Je ne fais nullement ici l’apologie d’un autocrate. J’observe ; car si l’on n’observe pas, si l’on ne se met jamais à la place de l’autre et que l’on ne fait que juger et condamner, alors on ne comprend rien. Et on subit. Tant que nous n’aurons pas compris cela, nous subirons la force de la révolte russe et de ses émules innombrables.

    Malheureusement, on est très loin, dans les cercles du pouvoir à Washington ou Paris, de cette neutralité analytique, de cette capacité à l’inversion du regard, basique dans le milieu du renseignement. D’ailleurs, tous les experts européens ou anglosaxons qui ont une vision large de ce conflit viennent du monde des services spéciaux et sont structurellement dépourvus d’œillères idéologiques. Mais on ne les écoute pas, on les accuse de complotisme et de pro russisme … « L’Occident collectif  se rassure », préfère la fuite en avant dans la surenchère, fait la sourde oreille aux avertissements de Pékin qui condamne désormais haut et fort les USA pour avoir cherché l’affrontement, et appelle à l’arrêt immédiat des livraisons d’armes à Kiev. On veut croire que, comme Pékin, Moscou bluffe, que V. Poutine est pusillanime, contesté, affaibli (même mourant !) et que l’on peut continuer le harcèlement sans danger. Dangereux calcul. Comment va-t-on masquer l’énormité de notre mensonge  sur la « victoire de l’Ukraine » le jour où il va sur le terrain militaire s’imposer ? 

    L’ahurissante propagande servie depuis un an bientôt par des médias mainstream inconscients et dévoyés aux peuples européens pour leur faire admettre le prix de la soumission énergétique et stratégique définitive à Washington pourrait faire politiquement très mal, et favoriser l’éclatement du branlant édifice européen. Et la montée d’un populisme dangereux. C’est le problème quand on ment et que l’on est découvert. On ne vous croit plus.

    Pour l’instant, on s’enfonce dans le déni, on prolonge le massacre des forces ukrainiennes et la destruction du pays. Au nom de la sauvegarde du peuple ukrainien évidemment ! Washington noie l’Ukraine sous les dollars et la possède, au sens propre comme figuré. Il lui faut juste doser le jusqu’au boutisme fébrile et les récriminations permanentes du président Zelenski pour pouvoir faire durer son supplice et espérer ainsi, dans le temps long, user la Russie et provoquer la fin du monstre Poutine, Babayaga moderne assoiffée du sang ukrainien et européen. La récente et vaste « purge », en pleine guerre, de l’appareil d’Etat ukrainien et des proches du président, sous couvert de subite lutte contre la corruption (sic !) pourrait bien en fait avoir été orchestrée de plus loin, pour l’isoler et préfigurer sa marginalisation voire son « remplacement » par une figure plus encline à négocier le moment venu la partition de l’Ukraine dans un probable scénario à la coréenne. Car il le faudra bien, d’ici quelques mois sans doute. Plus on attend plus elle sera douloureuse. Les remplaçants putatifs ne manquent pas, prêts à se montrer plus dociles envers Washington. 

    C’est donc la course contre la montre. Kiev implore chaque jour de nouvelles livraisons massives d’armements qui n’arriveront de toute façon pas assez vite ni en assez grande quantité pour changer la donne. Moscou accélère pour lancer une offensive d’envergure avant que l’Ukraine ne soit renforcée, même insuffisamment, par les réserves polonaises en cours de mobilisation et que n’arrivent les chars promis et autres missiles de longue portée… Sinon, c’est reparti pour des mois voire des années… L’Europe ne s’en relèvera pas. Mais 100 chars ou même 300 ne feront pas la différence face aux milliers de l’armée russe et à des effectifs recomplétés et étendus, sans parler des munitions et armements qui semblent inépuisables d’une économie de guerre qui tourne à plein régime. Depuis le début, Moscou ne veut pas frapper les populations civiles ukrainiennes ; sinon l’Ukraine ressemblerait depuis 6 mois déjà à la Tchétchénie et on n’en parlerait plus. Mais cette retenue voulue par le président russe pour des raisons politiques évidentes et que nous n’admettrons jamais, couplée à la surenchère du soutien occidental au régime de Kiev fait durer le supplice et surtout donne du temps à Washington pour que les fous de guerre qui entourent le malheureux président Biden poussent à la roue. Le secrétaire d’Etat Blinken ne sait pas ce qu’est la guerre. Il ne l’a jamais faite, et ça se voit. Sa fureur antirusse, ses déboires diplomatiques à l’étranger face à une Russie qui poursuit sa diplomatie tous azimuts et à une Chine indifférente à son hostilité, l’enferment dans un dogmatisme enragé dont le peuple ukrainien, bien plus que le russe, fait et fera les frais. 

    Comment peut-on arriver à un tel niveau d’orgueil et d’aveuglement ? Et surtout pourquoi ? Mystère et boule de gomme ! Ne voit-on pas le danger d’un dérapage incontrôlé de part ou d’autre ? Que veut l’Amérique en Ukraine ? Certainement pas la sauver, moins encore préserver ce qui reste de la nation et du peuple ukrainiens lancés à corps perdu dans un affrontement inégal et sans issue autre que l’effondrement. Il  veut juste l’aider à poursuivre cette boucherie, sacrifice nécessaire croit-on encore à Washington, pour affaiblir au maximum et durablement la Russie, finir par déstabiliser le pouvoir actuel et remplacer l’ombrageux Poutine par un nouvel Eltsine complaisant qui permettra de reprendre le pillage des ressources de ce richissime et immense pays interrompu à la fin des années 90.  Mais il n’y aura pas de nouvel Eltsine ! La décennie 90 a été pour les Occidentaux une aubaine  leur permettant de se jeter sur la dépouille encore chaude de l’URSS… et pour les Russes un cauchemar. Ils ne se laisseront plus jamais berner.

    Nul ne semble donc prendre la mesure du danger d’un enfermement dans une guerre longue en Europe. Un danger sécuritaire et physique naturellement, mais aussi social et économique dont nous sommes à la fois l’arme par destination, la cible et la victime toute désignée et déjà blessée si l’on considère le délitement de nos économies. 

    Nous sommes tous entrés dans un vaste marché de dupes. Le pouvoir de Kiev à pieds joints, qui fut poussé à l’affrontement contre Moscou et se rend compte qu’il n’en a tout simplement pas les moyens ; l’Europe les bras ouverts, sans comprendre qu’elle doit reprendre la main ou disparaitre à jamais dans l’insignifiance stratégique. Ce ne sont pas les annonces budgétaires des uns et des autres en matière militaire qui nous feront prendre au sérieux à Pékin, Moscou, Téhéran, le Caire ou Ankara. Et je ne parle pas des autres…

    Pourtant, tandis que monte la menace d’un affrontement titanesque entre cet « empire » d’Occident placé face aux limites de sa puissance collective, et un « contre monde » qui coagule jour après jour plus étroitement des puissances globales et régionales majeures et consolide une alternative économique, financière et politique viable à l’ordre américain, nous mettons la tête dans le sable. Nous ne voulons pas voir l’éléphant dans la pièce. Ce déni entêté du réel ne nous suffit pas. Furieux, envieux, humiliés, nous jetons des braises permanentes sur un feu qui ne couve plus mais menace bel et bien d’embraser l’Europe dans la guerre avant de l’ensevelir à jamais dans un rôle d’appendice impécunieux d’une Amérique en plein spasme de déliquescence impériale.  Car la bascule du monde a déjà eu lieu. La dédollarisation de l’économie mondiale est en cours, comme l’a notamment montré le pivot saoudien, mais aussi celui d’une partie grandissante de l’Afrique. Le conflit ukrainien n’a fait que l’accélérer en une sorte de boomerang stratégique à conflagration perlée. Et, contrairement à ce que l’on veut à toute force nous faire croire, ce n’est pas l’ours russe qui est blessé, mais bien l’aigle américain.

    L’affrontement est global. Il se joue en Europe mais aussi en Afrique, en Asie, en Asie centrale aussi, qui sera certainement une zone de déstabilisation future, dans le Caucase et naturellement au Moyen-Orient. Là encore, ce n’est ni l’Amérique ni ses vassaux européens qui ont la main. La dédollarisation de l’économie mondiale est en route, une monnaie des BRICS (la R5) est en train de naitre, le non-alignement est redevenu très « tendance ». Seule notre Europe reste dans l’allégeance béate à un empire en pleine déréliction intérieure comme extérieure, dont les forces armées elles-mêmes – en dépit du gigantisme budgétaire-, sont de moins en moins capables technologiquement voire quantitativement dans certains domaines, d’affronter leurs rivaux géopolitiques chinois ou russe. 

    Le retour à la raison est donc urgentissime. En est-on capables ? Je n’en suis pas certaine. La vanité domine le cœur des hommes. Plus personne ne s’intéresse aux conditions d’un dialogue minimal, à l’apaisement des tensions, moins encore à la paix, notion plus utopique que jamais. La défiance est à son comble. La haine et le mensonge dominent face à « l’ennemi systémique russe » qui s’est finalement résolu à l’affrontement pour briser son encerclement de fait et est, démonisé, défiguré par des amalgames honteux. Pourtant, penser à la paix et en préparer les contours sur une base réaliste n’a jamais été aussi impératif. Il faut une initiative de paix proposée par ceux qui ont gardé quelque lucidité et l’ouverture de pourparlers entre militaires russes et ukrainiens sans préconditions. Vite. 

    La Russie est notre voisine, à jamais, et n’est pas une ennemie. Elle a lancé son « Opération Militaire Spéciale » en sachant qu’elle tombait dans un tragique piège. Avait-elle le choix ? Son invasion du territoire souverain de l’Ukraine est illégale, mais cette évidence ne clôt pas le débat, le vrai : celui de la sécurité en Europe qui est en lambeaux. L’Europe a tout perdu dans ce traquenard. Elle ne comprend pas qu’elle doit et peut encore trouver sa place dans le nouveau monde, fruit de cette bascule gigantesque amorcée depuis 20 ans déjà. Quant à la France, elle ne comprend décidément plus rien à la marche du monde et précipite délibérément sa puissance et son influence résiduelles dans un magma européiste qui ne compte plus stratégiquement, s’il a jamais compté. Ses grands voisins allemand, italien, espagnol jouent leur partition nationale sans se soucier le moins du monde d’une solidarité avec Paris. Nous sommes arrivés au point où il n’est plus possible de se satisfaire d’utopies, moins encore de discours. Il faut tout reprendre, en Afrique, en Asie, en Europe aussi, vis à vis des États-Unis, de la Russie comme de la Chine. Il faut refonder notre politique étrangère sur des bases pragmatiques correspondant à nos intérêts. « Sans argent, l’honneur n’est qu’une maladie » faisait dire Racine à ses Plaideurs. Le discours sur la défense des « valeurs » sans défense de nos intérêts propres est sans écho et nous ridiculise. La France doit s’impliquer dans le soutien à des Etats pivots pour la stabilité régionale et qui luttent comme elle contre les ferments de dissolution nationale et l’extrémisme islamique. Je pense à l’Egypte, mais aussi à l’Algérie. L’histoire du monde n’est pas l’histoire de « Oui Oui au Pays des rêves bleus ». Elle est faite de conquête, de sang, d’apports culturels mais aussi de prédations, de cynisme, de mensonges. C’est ainsi. Il n’y aura de coexistence pacifique qu’au prix de la reconnaissance de la souveraineté des Etats et de l’arrêt de l’impérialisme culturel européen et américain. Ce discours ne passe plus la rampe. L’universalisme est le moteur d’une domination. C’est une évidence. Cela a eu lieu. Pour autant, il faut cesser pour de bon de battre notre coulpe et de permettre à autres de jouer sur notre culpabilité. C’est ridicule et c’est suicidaire. L’histoire est ainsi faite. L’anachronisme ne rapporte rien en diplomatie. Il faut ne pas rater le présent ni le futur au lieu de se défausser sans arrêt sur les erreurs et insuffisances du passé.

    La paix n’est pas le silence, l’asservissement ou la domination définitive. La paix est un équilibre nécessairement imparfait mais supportable. Dans le cas présent, c’est la reconnaissance que nous sommes allés, les uns comme les autres, beaucoup trop loin. L’Ukraine ne peut appartenir à l’OTAN pour d’évidentes raisons, qui vont très au-delà de son sort propre pour toucher la sécurité de l’ensemble du continent européen. Il va falloir reconstruire ce pays en lambeaux. Le gouvernement de Kiev et ses supports suprémacistes blancs et antis-slaves doivent être définitivement éloignés du pouvoir. Il faut négocier au plus tôt entre gens raisonnables ayant les yeux en face des trous. Plus on attend, plus cette négociation sera une reddition aux conditions russes. Si l’entrée de la Russie en Ukraine est illégale, il est hypocrite de faire comme si on ne l’avait pas souhaitée ardemment et préparée depuis au moins 2014. Même Angela Merkel, même Oleksiy Arestovytch, conseiller spécial du président Zelenski aujourd’hui « débarqué » l’ont avoué publiquement. Toute cette mascarade se fait aux dépens d’un peuple sacrifié comme le furent les peuples irakien, syrien ou libyen au nom du Regime change et de la supériorité du modèle démocratique et libéral occidental, et pour masquer une volonté de puissance et de contrôle et de prédation sur les richesses hier irakiennes, libyennes, et syriennes, aujourd’hui russes. 

    Ce long focus sur l’Ukraine vise à montrer le tragique d’une situation difficilement rattrapable pour l’Occident qui est en morceaux mais qui l’a cherché, porté par une ubris déconnectée de la réalité. Il meurt de son complexe de supériorité qui est désormais une antiquité risible pour le reste du monde. Son étoile a pâli avant tout car le gouffre entre discours moralisateur et cynisme des agissements est apparu au grand jour et a nourri ce discrédit. 

    Pour dialoguer, il faut éprouver du respect pour l’autre et être capable de lui accorder un minimum de confiance et d’attention à ses préoccupations fondamentales. Or la Russie a fini de faire confiance et même de respecter les Européens et les Américains (ne parlons pas des Britanniques). Quant à nous, Occidentaux, nous nous sommes volontairement claquemurés dans une haine inexpiable et pensons que le respect ou le dialogue pour et avec Moscou sont sans objet, confortés dans notre autisme stratégique par le mensonge d’une victoire ukrainienne sur le terrain. Que faire dans ce contexte ? Appeler malgré tout à l’arrêt immédiat des combats et à la négociation sans condition sur la base du statu quo territorial actuel ; soutenir la « neutralisation » stratégique de l’Ukraine et l’impossibilité pour elle d’entrer jamais dans l’OTAN, un système de garanties croisées étant sa meilleure protection ; reconstruire le maillage d’accords sur la sécurité en Europe détruit essentiellement par les Etats-Unis ; en finir avec les sanctions qui mettent l’Europe à genoux. 

    La France peut et doit être à l’initiative de cette révolution pragmatique. Il faut un grand courage mais c’est faisable. Je l’appelle de mes vœux depuis des années déjà. Si « la morale » n’a aucun cours dans les relations internationales, l’éthique, elle, y a toute sa place. Le retour aux principes initiaux de la Charte des Nations Unies parait le seul socle possible d’une coexistence supportable. Elle sanctifie le respect de l’intégrité territoriale des Etats mais aussi le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le débat fait rage. Le problème est que la pratique occidentale post Guerre froide nous a totalement disqualifiés pour donner des leçons (Kossovo, Irak, Libye, Syrie, silence sur la guerre du Donbass, …). Il faut sortir de la haine et se souvenir de ce qui fait l’humanité : sa diversité. L’année 2023 sera celle des illusions perdues de l’Occident : celles qu’il avait sur les autres mais aussi celles qu’il croyait pouvoir conserver sur lui-même. 

    Je souhaite ardemment que le Dialogue, ce nouveau média dans lequel je m’exprime aujourd’hui, soit  le lieu où il sera enfin possible et utile de discuter librement et sans anathèmes de tout ce qui fait la chair du monde, de sa violence mais aussi de la nécessité pour tous les peuples et les nations qui le composent de mieux se comprendre et se tolérer. Ce n’est pas de l’altruisme ni de l’angélisme, encore moins du relativisme. C’est le refus du cynisme et des postures moralisatrices. Tant de morts innocents sont là pour témoigner qu’il est plus que temps de changer drastiquement d’attitude.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 2 mars 2023)

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  • Entre l'analogie et la géographie, l'Europe devra choisir...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Max-Erwann Gastineau cueilli sur Figaro Vox et consacré au refus de la géopolitique par l'Union européenne.  Diplômé en histoire et en science politique, Max-Erwann Gastineau est essayiste et a publié Le Nouveau procès de l'Est (Éditions du Cerf, 2019).

     

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    Max-Erwann Gastineau : «Entre l'analogie et la géographie, l'Europe devra choisir»

    Dans un article remarquable d'anticipation, «La diplomatie et le progrès», publié en 1894, le grand historien de la diplomatie française, Albert Sorel (1842-1906), mettait en garde les États contre la culture de l'instant favorisée par l'essor des télécommunications : «Imaginez un Richelieu et un Bismarck, un Louis XIV et un Frédéric, enfermés chacun dans son cabinet à téléphones, resserrant en un dialogue précipité les querelles séculaires des dynasties et des nations.» Sorel avertissait notamment « les pays libres et démocratiques»«les passions collectives s'irritent et s'exaspèrent de leur propre fièvre (…)». Successeur d'Hippolyte Taine à l'Académie française, l'historien craignait l'avènement de diplomaties à courte vue, où la réaction dictée par les humeurs de l'opinion supplanterait l'action, qui suppose une politique étrangère cohérente, des «desseins arrêtés de longue date», imprégnés du temps long de l'histoire et des aspérités de la géographie. À l'heure des visioconférences et des télétransmissions smartphonisées, la prophétie de Sorel prend tout son sens. Les passions s'aiguisent par éditos et tweets interposés, pressant les gouvernements de réagir, et ce d'autant plus qu'à l'emprise technologique s'ajoute l'emprise analogique.

    Les Européens raisonnent par analogie. Ainsi l'effroi suscité par l'agression russe de l'Ukraine s'est-il doublé d'appels à ne pas laisser se produire un «nouveau Munich» ; ce jour de septembre 1938 où les démocraties occidentales, pensant calmer l'ogre hitlérien, acceptèrent le partage de la Tchécoslovaquie, ce compromis qui, loin d'empêcher le pire, en hâta l'augure.

    Une collectivité humaine se distingue par ses mœurs et ses institutions. Elle se révèle aussi dans l'expression contrastée de ses sentiments. Ainsi «l'esprit de Munich» désigne-t-il, à chaque conflit, la mauvaise conscience historique qui nous anime. Au lendemain de la chute du Mur, cette mauvaise conscience devança l'interventionnisme occidental. Le très influent Robert Kaplan, alors en faveur de l'engagement des États-Unis dans les Balkans, raconte : «la peur d'un nouveau Munich était une constante des années 1990». Elle fut mobilisée lors de la guerre du Golfe de 1991 contre Saddam Hussein ; elle légitima le bombardement de Belgrade en 1999 ; elle préfaça l'ubris des années 2000-2010, marquées par les interventions américaine en Irak et franco-britannique en Libye, l'ambition d'asseoir un ordre international ignorant les limites de l'histoire et de la géographie. «Dénoncer l'esprit de Munich, ajoute Kaplan, c'était en appeler à l'universalisme, au souci pour le destin du monde et la liberté des peuples». C'est désormais en appeler à la défense de la démocratie contre les autocraties, à la sauvegarde de «nos valeurs» contre «la loi du plus fort».

    Dans le champ théorique des relations internationales, il est de coutume d'opposer à cette conception «morale», mettant l'accent sur les normes et les valeurs, une grille de lecture «réaliste».Le réalisme se veut descriptif. Les régimes (démocraties, dictatures) l'intéressent peu. Il prétend dire ce qui est, lire le monde tel qu'il est, tel que la géographie, le climat, l'histoire des peuples, les affinités culturelles des civilisations l'ont fragmenté et constellé d'États concurrents. «Toutes les nations sont tentées (…) de revêtir de leurs propres aspirations et actions le destin de l'univers», rappelle Morgenthau, figure du réalisme américain. Mais cette tentation n'est jamais que rhétorique dans la compétition que se livrent les États pour préserver leur sécurité et maximiser leurs intérêts. Aussi, en langue réaliste, est-ce davantage la conscience que la guerre est dans l'ordre des choses que la confiance dans les normes internationales, dont la solidité est toujours suspendue au bon vouloir des puissances, qui permet d'anticiper et d'éviter les conflits.

    On peut ainsi rêver à l'avènement d'une autre Russie, démocratique, libérale, «occidentalisante», mais la question centrale est ailleurs ; sauf à supposer qu'une Russie plus démocratique cesserait de se faire une certaine idée de son rôle et de sa puissance. Ce qui en dit peut-être davantage sur notre propre conception de la démocratie, notre difficulté à concilier ce terme avec l'idée de puissance et d'intérêt national. La nature politique de la Russie est d'autant moins la question que, comme le rappelle Samuel Huntington dans Le choc des civilisations , la démocratie n'empêche nullement l'élection de dirigeants nationalistes, restaurant les rêves de grandeur et d'indépendance d'un peuple vaincu.

    Qui dirigerait la Chine si ses dirigeants devaient être élus au suffrage universel ? Un gouvernement occidentalisant, favorable à nos intérêts ? Figure du réalisme français, Raymond Aron invitait ses contemporains à ne pas ignorer une autre variable : la force des sentiments nationaux, la vie des hommes «ne [s'accomplissant] pas en dehors de « communauté nationale », dont chacune tend à promouvoir des valeurs singulières (…), l'unité d'une culture, d'un ensemble singulier de croyances et de conduites.»

    Aussi la question centrale n'est-elle pas de savoir si la défense de l'Ukraine est juste et l'invasion russe illégale. La réponse à ces deux énoncés ne saurait faire débat. Juste et illégale, elles le sont. La question, pour nous autres Européens, est la suivante : comment vivre aux côtés d'un État disposant des ressources «nationales» (conscience patriotique), militaires, technologiques, énergétiques et financières nécessaires à l'instauration de rapports de force ou au renversement de statu quo jugés contraires à sa quête de puissance, qui est aussi la condition de sa sécurité ? Du côté de Vladimir Poutine, c'est bien la poursuite du statu quo assimilé à l'«occidentalisation» rampante de l'Ukraine qui fut jugée plus désastreuse pour l'intégrité du «monde russe» que les conséquences d'une guerre, par ailleurs mal appréciée, ignorant la force de résistance ukrainienne et l'ampleur du soutien occidental.

    La question de la coexistence euro-russe, que la défaite ou le remplacement du régime poutinien ne rendra nullement caduque, sauf à considérer comme raisonnable la prise de Moscou et la partition de son territoire, a dessiné trois options.

    La première option est américaine. Elle date de la Guerre froide mais continue, plus que jamais, d'apparaître comme la plus sage, aucun État européen ne disposant de la force de feu nécessaire pour tempérer l'impérialisme russe. Elle justifie l'existence de l'Otan et son extension à de nouveaux pays. Elle légitime les regrets d'avoir laissé l'Ukraine en dehors de l'Alliance atlantique et les attaques contre la « naïveté » française ou allemande.

    La deuxième option a été pratiquée le plus ardemment par l'Allemagne réunifiée. Jusqu'au matin du 24 février 2022, elle consacra l'illusion libérale selon laquelle des nations liées par le commerce ne sauraient risquer de se délier.

    La troisième option a été formulée par la France, pays dont la façade atlantique l'oriente vers le duo anglo-américain et, par effet mécanique, la quête de contrepoids sans lesquels sa voix – qu'elle ose encore parfois présenter comme «singulière» - s'en trouverait diluée. Dans son passionnant Passeport diplomatique, résumé de près de quarante ans de vie diplomatique, Gérard Araud, ancien ambassadeur de France en Israël et aux États-Unis, raconte le poids du prisme « réaliste » à son arrivée au Quai d'Orsay, au début des années 1980. «Il était interdit d'utiliser l'adjectif occidental dans notre correspondance». Ce terme consacrait l'hégémonie anglo-américaine, l'effacement de la singularité française. Un «tiers-mondisme gaullien » dominait. Il préfaça la synthèse «gaullo-mitterrandienne» chère à Hubert Védrine et un certain nombre d'initiatives diplomatiques, comme l'idée de «confédération européenne » torpillée par les États-Unis, au sein de laquelle la Russie postsoviétique devait siéger. «Paris, se remémore Brzeziński, était fin prête à jouer de toutes les ressources tactiques que lui offrent ses liens traditionnels avec la Russie pour gêner les initiatives américaines en Europe». Les mots de son ministre des affaires étrangères, prononcés en août 1996, l'illustrent : «Si la France veut jouer un rôle international, elle tirera profit de l'existence d'une Russie plus forte. Elle doit l'aider à réaffirmer sa puissance…»

    La France des années 1990 utilisait le levier russe pour promouvoir au sein de l'Otan l'émergence d'un «pilier européen», qu'elle serait ensuite appelée à diriger, la sécurité de l'Europe passant par une relation renouvelée avec la Russie - ce qu'Emmanuel Macron, dans la continuité de ses prédécesseurs, n'a jamais manqué de rappeler, de Paris à Varsovie.

    L'audace diplomatique suppose une conscience claire de son identité et de ses intérêts. La France conserve l'idée qu'elle ne saurait confondre l'Europe avec les États-Unis, mais ne comprend pas ou feint d'ignorer que son déclin économique, incarné par sa désindustrialisation, l'empêche de détenir les moyens de son verbe.

    Ainsi l'option «française» a-t-elle vécu, l'«allemande» aussi. Reste la première option, «américaine», signe d'une ambition renouvelée pour l'Occident retrouvé ? Face à l'agresseur russe, les Européens s'enorgueillissent d'avoir su réagir et s'adapter. Qui subit s'adapte. Les Américains, eux, ne s'adaptent pas. Ils «stratégisent». Ils se donnent des fins et disposent pour les atteindre d'un appareil conceptuel dont l'Europe s'est progressivement dépourvue, par moralisme, croyance dans les effets pacificateurs du droit et du doux commerce, mépris de l'histoire et de la géographie. Trois géostratèges d'envergure, issus de générations différentes, Halford Mackinder, Nicholas Spykman et Zbigniew Brzeziński, illustrent la force de cet appareil et son tropisme «eurasien».

    Fondateur à la fin du XIXe siècle de l'école de géographie britannique, professeur à Oxford, Mackinder estimait que le cœur battant du monde, le heartland (ou l’île monde), composé principalement de l'Europe de l'Est et de la Sibérie occidentale, déterminait le sort des puissances :

    «Qui contrôle l'Europe de l'Est contrôle le cœur de l'Eurasie :

    Qui contrôle le cœur de l'Eurasie contrôle l'île-monde

    Qui contrôle l'île monde contrôle le monde»

    Durant l'entre-deux-guerres, Nicholas Spykman ajoute au «heartland» de Mackinder le concept de «Rimland». Le Rimland est une ceinture côtière, un arc de «terres bordières» allant de l'Europe atlantique à l'extrême orient, en passant par le Moyen-Orient (Mer Méditerranée, Mer rouge) et le sud asiatique (Océan indien). Elle entoure les richesses géologiques du heartland eurasiatique. Considéré comme le père de la géopolitique américaine, qui inspira notamment la politique d' «endiguement» du communisme, Spykman ne croyait pas en l'établissement d'une paix durable et universelle. Le monde est trop hétérogène. «Les ministres vont et viennent, même les dictateurs meurent, mais les chaînes de montage demeurent immuables ». Raison pour laquelle, écrit-il, la géographie est « la variable la plus importante en politique étrangère».

    Dans son fameux Grand échiquier, publié en 1997, Brzeziński se réfère à ces deux maîtres et complète le tableau. Pour garder pied sur la plaque eurasiatique, où se joue la stabilité et la prospérité des nations, l'ancien conseiller de Jimmy Carter à la Maison Blanche appelait les États-Unis «à exploiter» deux éléments : le levier ukrainien et la «position dominante de l'Allemagne», dont la quête de «rédemption» la rend plus facile à manœuvrer qu'une France en quête de «réincarnation» (sic).

    La géographie est une variable consciente lorsqu'elle permet de dessiner des stratégies. Elle est aussi une variable inconsciente lorsque l'on se penche sur les deux grandes tendances paradigmatiques américaines : l'isolationnisme et l'idéalisme ; la première qui appelle les États-Unis à se tenir éloigné des tumultes du monde, pour tirer au mieux profit de leur position avantageuse, cerclée de deux océans protecteurs ; la seconde qui découle aussi de cette position quasi «ilienne», qui permet d'agir sur la carte du monde sans risquer de nuire à l'intégrité de son propre territoire.

    Dans l'histoire des relations internationales, la géographie prime le droit et la morale. Il est ainsi plus facile de se faire le combattant de la liberté lorsque des frontières naturelles vous protègent que lorsque la configuration des lieux vous condamne aux joutes continentales. La Grande-Bretagne aurait-elle été la nation du commerce et du libéralisme si elle avait dû composer avec la géographie allemande, dépourvue de frontières naturelles ? « Elle aurait été, selon toute vraisemblance, en proie à la tyrannie d'un seul homme», répondait Alexander Hamilton, père du fédéralisme américain. Il en est de même pour la France, dont la culture stratégique fut longtemps accaparée par la vulnérabilité «naturelle» de son flanc nord-est. Maginot et Clémenceau ont hérité des «angoisses de César et de Louis XIV face à la perméabilité de la frontière avec l'Allemagne», résumait Spykman.

    L'Europe contemporaine aura du mal à accepter cette grille de lecture «géographiste», «déterministe», qui n'est d'ailleurs pas sans limites, dans laquelle le destin des peuples et des régimes ne peut complètement échapper à la nature des lieux. Le projet européen l'interdit. L'Europe est une «construction», non une civilisation plongeant ses racines dans le temps long d'une histoire millénaire. Elle a des «valeurs» plus que des traditions. Ses traités visent l'«intégration», «l'union sans cesse plus étroite». Le projet européen est plus devenir que continuité, à l'image de ses frontières, qu'il repousse par élargissements successifs. C'est sa différence. C'est aussi ce qui préface son infirmité géopolitique. Car il n'y a de géopolitique sans considération pour la géographie, sans considération pour les effets de la terre, qui se dit géo en grec, sur la vie des hommes. L'école de géographie française fondée par Paul Vidal de La Blache ne l'ignorait nullement, bien qu'elle fût plus «possibiliste« que l'anglaise ou l'allemande, dessinant un «déterminisme possibiliste», selon l'expression de Raymond Aron, qui accorde les variables conscientes (l'action des hommes : politique, technico-économique, démographique) aux variables inconscientes qui limitent la rationalité des acteurs et surdéterminent la diversité de leurs représentations.

    Mépriser l'importance de la géographie, c'est oublier ces permanences formant autant de contrepoids au diktat de l'évènement qui prive les démocraties européennes de stratégies et les expose aux décisions de ceux qui, armés du pessimisme du géographe, en disposeraient pour elles.

    Le 13 février dernier, The Washington Post évoquait «un moment charnière» (pivotal moment) à la suite du «coup de pression» des Américains sur l'Ukraine. Le grand quotidien révélait notamment l'existence de possibles négociations en vue d'une sortie de crise à l'automne. Il n'est en effet pas impossible de se demander si les États-Unis n'ont pas déjà atteint leurs principaux objectifs (au-delà sans doute de l'imaginable) : ressusciter l'Otan, croître leurs exportations de gaz (plus cher que le russe), couper durablement l'Europe - et notamment l'Allemagne - de la Russie, comme le symbolise la destruction des gazoducs Nord Stream. Pas impossible non plus d'imaginer Washington se préserver de tout risque d'enlisement, avant l'élection présidentielle de 2024.

    Face à l'échec irakien, une autre analogie supplanta la référence à «l'esprit de Munich» : le Vietnam. Les bourbiers irakien et afghan furent les derniers «Vietnam» des États-Unis. Et ces échecs pèsent encore dans la conscience nationale. Dès le début du conflit, le coût et les finalités de l'intervention en Ukraine furent davantage posés par la presse américaine, notamment conservatrice, qu'européenne. Les Américains n'iront pas au-delà d'une certaine limite. Ce qui ne veut pas dire que la sortie de crise sera chose aisée. Souvenons-nous de la Syrie : dès lors qu'il fut clair que le régime de Bachar al-Assad tiendrait, l'illusoire troisième voie «démocratique», le vœu d'une Syrie plus «occidentale» vécut et, avec lui, la nécessité d'une présence prolongée. La fin arrangea tout le monde. L'Occident put se concentrer sur Daesh, arguer d'avoir su neutraliser l'État islamique ; la Russie d'avoir su protéger son allié syrien. Ce qui doit nous inquiéter, concernant la guerre que subit le peuple ukrainien, est l'impossibilité d'imaginer, à ce stade, une voie de sortie convenable pour l'ensemble des camps en présence.

    Au fond, la question est la suivante : les Américains ont leur agenda, les Russes leurs desseins ; quels sont ceux des Européens ? Alors que l'inefficacité des sanctions européennes rappelle combien la désoccidentalisation du monde, la montée en puissance du monde non occidental - qu'aucun fond idéologique ne rassemble sinon la quête de l'intérêt national, qui passe souvent par le maintien de liens avec la Russie, et le ressentiment anti-occidental - est une donnée que nous ne saurions plus longtemps ignorer, le risque pour l'Europe est de voir s'affirmer un monde multipolaire dans lequel l'Europe ne serait pas elle-même un pôle ; mais tout au mieux le bras moral, le versant « idéaliste » du réalisme américain, faute de narratif indépendant, de conscience claire de ses propres spécificités historiques et géographiques.

    À supposer que nos marges de manœuvre soient encore réelles, ce risque est devant nous. Il placera de nouveau la Pologne en première ligne ; elle dont l'histoire et la géographie la posent en nouvelle force motrice de l'Europe géopolitique. La nation de Solidarnosc et de Jean Paul II, dont l'esprit de résistance «christiano-patriotique» milite depuis des années en faveur d'une Europe plus «réaliste», consciente de la diversité des nations et de leurs traditions, devra s'en souvenir. Son nouveau poids lui donne des responsabilités, qui ne sauraient conduire à ne prôner pour l'Europe que le strict alignement sur les visées géostratégiques américaines. À moins que l'injonction à «l'unité de l'Europe» n'entame déjà la construction de son hypothétique «autonomie» ?

    L'Europe fait de l'unité une fin en soi. Ainsi a-t-on vu fleurir ces derniers mois, notamment à Berlin, l'idée de mettre fin au vote à l'unanimité des membres du Conseil européen sur les questions de politique étrangère, oubliant que la division de l'Europe fut aussi une chance. Si la décision de soutenir l'invasion de l'Irak en 2003 avait dû être réglée par un vote à la majorité qualifiée, la France aurait-elle pu jouer pleinement son rôle de membre du Conseil de Sécurité des Nations Unis et entraîner dans son sillage d'autres États ?

    La France n'a pas dit «non» en 2003 parce que l'invasion de l'Irak reposait sur un mensonge. La presse américaine dénonçait l'«esprit de Munich» des Français, coupables de laisser la menace irakienne peser sur le destin du monde. La France eut la force de résister à cette entreprise «moralisatrice», celle que les «néoconservateurs» ont réactivée sous George W. Bush ; celle qui divise le monde entre le «jardin» occidental et la «jungle» non occidentale, selon la formule du théoricien néoconservateur Robert Kagan, reprise en octobre 2022 par le représentant de la diplomatie européenne, Josep Borrell.

    Avec le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité des Nations unies, dont nous venons de célébrer le vingtième anniversaire, la France n'incarnait pas le Bien s'opposant au Mal rongeant l'Amérique. Elle avait convoqué le temps long, l'histoire, l'expérience d'un «vieux pays», pour prévenir le «moralisme» américain des conséquences prévisibles de ses actes sur une région aussi dense et plurielle que le Moyen-Orient. Elle avait appelé avec Jacques Chirac à s'ouvrir à la diversité du monde, matérialisée par l'ouverture en 2006, sous le patronage de Claude Lévi-Strauss, du musée du Quai Branly.

    L'Europe aura besoin d'une France forte, consciente du monde pluriel qui est désormais le nôtre, pour apprendre à exister par elle-même, à projeter sa propre particularité à partir de ses propres concepts et dans la réalisation de ses propres buts. Car la question de demain ne sera pas de savoir si nous sommes «pro-russes» ou «pro-américains» (la cause est entendue). Elle sera de savoir si nous pouvons encore devenir pro-européens.

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  • Immigration : le gouvernement italien tarde à faire ses preuves...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de S. Quintinius, cueilli sur Polémia et consacré aux maigres résultats obtenus en Italie par le gouvernement de Giorgia Meloni en matière de lutte contre l'immigration.

     

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    Immigration : le gouvernement italien tarde à faire ses preuves

    Le 25 septembre dernier, la coalition de droite composée de Fratelli d’Italia, La Lega et Forza Italia remportait les élections législatives en Italie. Quatre mois après la formation du nouveau gouvernement dirigé par Giorgia Meloni, le premier bilan que l’on peut tirer de sa politique de lutte contre l’immigration clandestine est en demi-teinte. Les prochains mois seront décisifs pour prouver sa crédibilité en la matière. Les enjeux sont considérables pour l’ensemble des pays d’Europe de l’ouest.

    Des enjeux considérables

     Le constat est malheureusement connu : les migrants clandestins sont de plus en plus nombreux à arriver sur les côtes italiennes. Ils étaient 104 000 en 2022, soit trois fois plus qu’en 2020 (1). Ils proviennent pour l’essentiel de Libye. Mais les départs sont également croissants de Tunisie et atteignaient 16 200 à fin octobre 2022 (2).

    Le potentiel de migration est considérable : selon le dernier recensement réalisé par l’Office International pour la Migration, près de 667 000 migrants sont actuellement présents en Libye (3). Ils proviennent pour l’essentiel du Niger, d’Egypte, du Soudan, du Tchad et du Nigéria. La Libye n’est pour la majorité d’entre eux qu’une étape avant de gagner le continent européen. Ce sont essentiellement des migrants économiques : en août 2020, un envoyé des Nations Unies avait évalué à 70% la proportion des migrants arrivant en Italie qui ne peuvent prétendre à la protection au titre de l’asile (4).

    La capacité du gouvernement italien à stopper une immigration clandestine de plus en plus importante est donc un enjeu majeur tant pour l’Italie que pour l’ensemble des pays européens : elle conditionne en partie le nombre des migrants clandestins qui arrivent en Europe sans y avoir été autorisé.

     La politique du gouvernement italien en matière de lutte contre l’immigration clandestine

    Giorgia Meloni avait lors de la campagne électorale pendant l’été 2022 clairement affiché sa volonté de lutter pied à pied contre l’immigration clandestine qui arrive en Italie par la mer méditerranée. Cet engagement a sans nul doute été déterminant dans la victoire de la coalition de droite composée de Fratelli d’Italia, La Lega et Forza Italia, lors des élections législatives le 25 septembre dernier.

    Le nouveau gouvernement au pouvoir en Italie s’appuie principalement sur deux piliers dans sa lutte contre l’immigration clandestine : la régulation de l’activité des O.N.G. et l’interception des départs d’Afrique du nord.

    Le conseil des ministres italien a adopté le 28 décembre 2022 un décret imposant de nouvelles règles lors des opérations de sauvetage en mer (5). Les O.N.G. doivent désormais immédiatement après une opération de secours demander un port de débarquement vers lequel leurs bateaux doivent se diriger sans délai. Les migrants doivent en outre être informés de leur possibilité de demander l’asile dans d’autres pays de l’Union européenne que l’Italie.

    La présidente du conseil avait avant son élection annoncé son intention si elle était élue de « bloquer les départs » des côtes africaines (6). Un accord entre la Libye et l’Italie conclu en 2017 se traduit déjà chaque année par l’interception en mer de dizaines de milliers de bateaux de migrants et leur renvoi en Libye. Les garde-côtes libyens revendiquent ainsi avoir intercepté près de 23 000 migrants en 2022 (7). Les garde-côtes tunisiens auraient pour leur part intercepté 25 000 personnes en mer l’année dernière (8).

    Une nouvelle étape a été franchie le 28 janvier 2023 avec la signature de deux accords de coopération entre les autorités italiennes et libyennes. Le premier prévoit la livraison de 5 bateaux patrouilleurs, financés par l’U.E., destinés aux garde-côtes libyens, le second prévoit la création d’une force opérationnelle conjointe chargée de la lutte contre l’immigration clandestine, le terrorisme et le trafic de drogue (9).

    Des résultats peu probants

    Il est trop tôt pour estimer le nombre d’interceptions supplémentaires qu’effectueront les garde-côtes libyens avec leurs moyens accrus. Les nouvelles obligations imposées par les autorités italiennes aux O.N.G. sont par contre entrées en vigueur en début d’année 2023. Les villes portuaires qui sont désignées par les autorités italiennes aux équipages des bateaux des O.N.G. pour le débarquement des migrants sont souvent loin du point le plus proche d’arrivée en Italie. Elles sont en outre souvent dirigées par la gauche… (10). Le gouvernement invoque pour cette orientation la saturation des centres d’accueil des demandeurs d’asile dans le sud du pays. Mais les résultats de cette politique sont loin d’être convaincants : comme le portail du H.C.R. des Nations unies le fait ressortir, chiffres à l’appui, le nombre de clandestins débarqués sur les côtes en Italie était en forte hausse en début d’année 2023 par rapport aux années précédentes : 5 000 arrivées en janvier 2023 contre 3 000 en janvier 2022 (11). En l’espèce, cette forte affluence serait à attribuer à…la météo clémente !

    Tir de barrage des O.N.G.

    L’interception des bateaux à leur départ d’Afrique du nord et la régulation de l’activité des bateaux des O.N.G. en méditerranée sont des mesures fortement contestées par plusieurs collectifs no border. Ceux-ci font un intense lobbying pour mettre fin à ces entraves jugées insupportables. Dans le prolongement de ces initiatives, la commissaire européenne aux droits de l’homme a demandé – sans succès – au gouvernement italien de retirer son décret de régulation de l’activité des O.N.G. (12), tout comme le Conseil de l’Europe (13). Après les démarches « amiables », c’est sur le terrain judiciaire qu’il faut s’attendre à voir porter le litige qui oppose les O.N.G. et les associations de défense des droits de l’homme au gouvernement italien. Tant les juridictions italiennes qu’internationales (CEDH, CJUE) pourraient avoir à se prononcer sur le respect par le gouvernement italien des différentes sources de droit qui s’imposent à lui.

    Satisfecit de l’oligarchie

    Le nouveau gouvernement italien a été au début de son mandat présenté comme infréquentable, du fait des racines historiques alléguées du parti politique auquel appartient Giorgia Meloni. Mais il ne cesse depuis de montrer qu’il ne souhaite en aucun cas s’écarter des fondamentaux de la commission européenne : rigueur budgétaire, atlantisme forcené, participation à l’effort de guerre en Ukraine, etc. (14). Sur le plan migratoire, ses premières mesures ont surtout contribué à augmenter le bilan carbone des bateaux des O.N.G.. et à diminuer le nombre de leurs rotations. Le temps du quasi blocus mis en place par Matteo Salvini en 2018 et 2019 semble loin. C’est maintenant la crédibilité de Fratelli d’Italia, jusqu’à maintenant intacte, et plus largement la possibilité de contrôler les flux migratoires croissants à destination de l’Europe, qui est en jeu.

    S. Quintinius (Polémia, 12 février 2023)

     

    Notes :

    (1) https://data.unhcr.org/en/situations/mediterranean/location/5179
    (2) https://ftdes.net/statistiques-migration-2022/
    (3) https://dtm.iom.int/reports/libya-migrant-report-42-may-june-2022
    (4) https://www.telegraph.co.uk/news/2020/08/18/majority-migrants-crossing-major-sea-route-eu-not-need-protection/
    (5) https://twitter.com/rgowans/status/1610399912297889793
    (6) https://www.nextquotidiano.it/no-il-blocco-navale-lanciato-di-nuovo-da-giorgia-meloni-non-si-puo-fare/
    (7) https://libyaobserver.ly/inbrief/libyan-coast-guard-intercepted-23000-migrants-mediterranean-2022
    (8) https://euromedrights.org/fr/migration-page/
    (9) https://www.rainews.it/maratona/2023/01/giorga-meloni-a-tripoli-sul-tavolo-la-questione-energia-e-il-nodo-migranti-e01c92dd-7d53-4ac0-b1d0-6c09299576bf.html
    (10) https://www.breitbart.com/europe/2023/01/10/italian-desantis-anger-pm-meloni-sends-migrants-cities-run-leftist-mayors/
    (11) https://data.unhcr.org/en/situations/mediterranean/location/5205
    (12) https://twitter.com/CommissionerHR/status/1621057226256392193
    (13) https://www.euractiv.fr/section/migrations/news/le-conseil-de-leurope-condamne-litalie-pour-son-decret-sur-limmigration/
    (14) https://www.lefigaro.fr/international/en-italie-100-jours-de-pouvoir-de-georgia-meloni-marques-par-le-pragmatisme-20230129

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  • La presse française, une espèce en voie de disparition ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré au traitement réservé par la presse française aux informations internationales sensibles (c'est-à-dire mettant en cause le camp du Bien)...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste localiste intitulé Chez nous ! - Pour en finir avec une économie totalitaire (La Nouvelle Librairie, 2022).

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    La presse française, une espèce en voie de disparition ?

    Le journaliste américain Seymour Hersch, célèbre pour des enquêtes qui lui ont valu le prestigieux prix Pultizer, a révélé dans le détail l’opération spéciale qui a permis à l’armée américaine, aidée des forces norvégiennes, de saboter le gazoduc Nordstream 2 dans la mer Baltique. L’ancien ministre allemand, Oskar Lafontaine, leader socialiste respecté et maître à penser de la politique d’équilibre chère à Willy Brandt, a justement qualifié cette opération d’acte de guerre, appelé au retrait des territoires d’Europe les troupes américaines qui les occupent encore, et notamment à la fermeture de la base aérienne de Manstein.

    Le journaliste américain, également renommé pour des enquêtes sans concession, Matt Taïbbi, a consacré plusieurs mois à éclaircir l’affaire dite « des Twitter Files ». Sur son site (substack « Racket News »), il a analysé les documents et les auditions de l’enquête conduite par la justice américaine, et il a publié ces conclusions détonantes ; une conspiration du FBI et des agences de renseignement, pilotée par le parti démocrate, a bel et bien falsifié l’élection présidentielle de 2020 en contraignant Twitter, entreprise privée, et son équipe de censeurs, à manipuler l’accès à Twitter, les référencements, la visibilité des Tweets des Républicains et des partisans de Donald Trump, au profit des Démocrates (lire le résumé de son travail en français sur le substack de Renaud Beauchard, « Chroniques égrégoriennes »).

    La justice américaine a communiqué des informations qui établissent la réalité des faits issus du microordinateur du fils de Joe Biden, Hunter Biden, oublié chez un réparateur, des faits qui vont de la prise de drogue à des documents établissant pour le moins du trafic d’influence lié au pouvoir ukrainien. Pendant près de deux ans, le mot d’ordre — l’affaire est montée de toutes pièces, il n’y a rien à voir ! — a protégé le clan Biden des effets ravageurs des révélations contenues dans ce microordinateur, dont l’authenticité est désormais prouvée, et le contenu exposé au grand jour.

    Le procureur chargé d’enquêter sur la prétendue implication de la Russie dans l’élection de Donald Trump en 2016 a conclu sans ambiguïté ses travaux ; il n’y a pas eu d’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine. Et son enquête a révélé que le parti démocrate et des complices au sein de différentes agences de renseignement, forces de sécurité et direction de médias, avaient comploté pour donner un semblant de vraisemblance à des opérations de soutien russes à Donald Trump, jeter le discrédit sur sa présidence et envenimer les relations avec Moscou.

    Tout ceci suggère d’abord que la démocratie américaine est en bien mauvais état, et que le parti démocrate a donné naissance à une pratique du pouvoir qui s’apparente plus à une dérive mafieuse qu’au combat politique — mais aussi que la liberté d’expression, le journalisme d’investigation et la passion de la vérité sont bien vivants et puissants outre-Atlantique. Si la capacité à se critiquer, à regarder ses erreurs et à accepter la réalité est un facteur décisif de la puissance durable, les États-Unis ne sont pas en panne de puissance. Le sujet est majeur, il faudra y revenir.

    Tout ceci appelle aussi l’attention sur le traitement de l’information par la presse française et européenne, ou ce qui s’appelle ainsi.  

    La presse française continue d’aboyer à l’unisson sur une prétendue « propagande russe ». En France, des chaînes de télévision créées à l’initiative de la Russie, comme Russia Today (RT) ou Sputnik, se sont vues interdire d’émettre. Ce que certains peuvent considérer comme une censure contraire à la liberté d’expression, d’opinion et de débat n’a suscité aucune réaction dans la presse écrite ou télévisuelle, il est vrai dépendante des subventions publiques ou de publicités payées par des sociétés dont la majorité est liée aux États-Unis. Il est plus étonnant que la propagande américaine pro OTAN et pro-guerre se déverse en continu, sans honte, sans contradiction, et sans modération, y compris à travers des médias du service public que l’on imaginerait défendre l’intérêt national. Rarement un pays aura travaillé à sa propre sujétion.          .

    Le sort réservé à l’enquête de Seymour Hersch et à l’acte de guerre commis par les États-Unis contre l’Allemagne et contre l’Europe dans la Baltique est simple ; le silence des agneaux. L’agression américaine contre une infrastructure critique en Europe n’a suscité aucun commentaire, et aucune de ces vertueuses indignations qui auraient salué la moindre initiative russe ou chinoise en Europe de l’Ouest — imaginez Russes ou Chinois s’attaquant à une infrastructure critique en Europe ! Devant ce deux poids, deux mesures, une question se pose. Quelle instance vérifie les liens financiers, de toute nature, que des médias dits « français » ou des journalistes « français » entretiennent avec des ONG, des Fondations ou d’autres organisations financées depuis les États-Unis ? Combien de « voyages de presse » payés par les organisations de M. Soros, au nom de la liberté de la presse ? Qui recense les anciens « young leaders » ou autres membres d’organisations de jeunesse américaine parmi les élus, les dirigeants, les journalistes ?

    La question se pose tout aussi bien au sujet des révélations concernant les fausses accusations portées à l’encontre de Donald Trump, la censure qui a entouré les frasques d’Hunter Biden, et plus encore, la gigantesque opération de désinformation imposée par le FBI et la CIA à Twitter, comme sans doute aux autres grands passeurs de messages et d’images sur Internet. Pourquoi ce silence ? Pourquoi cet écran noir devant des informations qui pour le moins, interrogent nos relations avec les États-Unis ? Chaque session du Parlement européen voit une nuée de parlementaires répéter comme des perroquets que la propagande russe menace l’Europe.

    Il relève de la dignité de l’Union européenne que quelques voix, même marginales, même étouffées, comme celles des courageux Irlandais Clare Daly et Mick Wallace, s’élèvent pour dénoncer l’écrasante mainmise américaine sur l’information et la fabrique de l’opinion en Europe. Que les affaires qui ébranlent la démocratie américaine intéressent peu les Français, peut-être. Mais n’est-il pas intéressant de savoir que, dès l’origine les accords de Minsk que le Président Zelensky était supposé respecter, n’étaient qu’une comédie destinée à gagner du temps et tromper la Russie ? Les aveux de Mme Merkel, confirmés par M. Hollande, éclairés par la mise en lumière d’une complicité de longue date entre le Président Macron et le même Zelensky (voir le JDD du dimanche 12 février), suggèrent une toute autre lecture des évènements qui se déroulent en Ukraine ; ils tendent à donner raison aux Russes quand ils dénoncent la préparation d’une agression par l’Ukraine, la militarisation forcenée de l’espace ukrainien et l’entrée de fait de l’OTAN dans l’Ukraine pour y conduire une guerre contre la Russie que les États-Unis et l’OTAN préparaient de longue date.

    Les révélations de l’ancien Premier ministre israélien, Naftali Bennett, sur un accord de paix prêt d’aboutir entre Russes et Ukrainiens, dès mai 2022, à l’initiative d’Israël et de la Turquie, accord saboté par les Britanniques et les Américains, vont dans le même sens ; la guerre qui oppose l’OTAN et les États-Unis à la Russie a bien été décidée, voulue, entretenue par les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui ont du même coup réduit l’Union européenne à la soumission. L’enjeu est d’en finir avec toute volonté d’autonomie stratégique européenne, une autonomie qui ne peut être appuyée que sur une coopération avec la Russie — le capital financier et entrepreneurial européen lié aux ressources et à la profondeur stratégique russe, voilà un cauchemar qui s’éloigne pour la tribu anglo-américaine. La vérité sur les fauteurs de guerre semble n’intéresser aucun media français — faut-il parler d’officines de l’occupation américaine de l’Europe ? Ou faut-il plutôt constater que la quête de la vérité, la volonté de savoir et la passion d’informer ont disparu de la presse française, infini bavardage autour de la pensée correcte et de l’ultra-centre ?

    Faut-il que les États-Unis fassent la leçon à l’Europe sur la liberté d’expression, quand la Commission entend imposer sa censure aux opinions non conformes ? Faudra-t-il que ce soit le New York Times qui obtienne la publication des SMS échangés entre Mme Van der Leyen et M. Bourla, PDG de Pfizer ?

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 19 février 2023)

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