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Points de vue - Page 300

  • Vivons-nous les temps de la fin du soldat ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Robert Redeker, cueilli sur Iphilo et consacré à la place du soldat dans la société d'aujourd'hui. Professeur de philosophie, Robert Redeker vient de publier un essai intitulé Le soldat impossible (Pierre-Guillaume de Roux, 2014).

     

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    Vivons nous les temps de la fin du soldat ?

    Le soldat ne fait plus rêver, il n’est plus un modèle pour la jeunesse. Notre époque – dans ce cap de l’Asie qu’est l’extrême ouest européen – se singularise par rapport à toutes les autres époques et à la plupart des civilisations par ce trait : le soldat n’y occupe plus une place centrale, sacrée, vénérable, dans l’imaginaire collectif. Il n’est plus objet de désir. Plus personne n’écrirait comme Hugo : « J’aurais été soldat si je n’avais été poète ». Les familles ne souhaitent plus la carrière des armes pour leurs fils : le prestige de l’uniforme s’est fané, la nation et la patrie sont désaimées, la relation au sacrifice et à la mort s’est radicalement reconfigurée au cours des dernières décennies. Au-delà de la fin du soldat, nous vivons les temps du soldat impossible.

    Qui se met en quête des raisons de cette désaffection rencontrera l’assomption des valeurs féminines, le règne symbolique de la femme dans l’univers occidental, la pathologie de la repentance et la maladive honte d’être soi qui placent l’Europe, et tout singulièrement la France, dans le mouroir de l’Histoire, sans oublier l’ombre portée du nazisme. Le nazisme a eu pour effet à long terme de rendre la guerre, les armées, les valeurs guerrières, les drapeaux et les uniformes insupportables. La reductio ad hitlerum que fustigeait Leo Strauss touche bien plus que les arguments : elle délégitime les choses, en particulier la chose militaire. C’est pourtant la guerre, et non le pacifisme, qui a triomphé du nazisme ! Ruse de l’Histoire : le pacifisme, qui n’a lutté ni contre le nazisme ni contre le stalinisme, pourrait remercier le nazisme d’avoir dévalorisé à son insu la guerre.

    Le soldat a été tué par le mot de passe et passe-partout contemporain : les valeurs. Quand le sens s’est enfui, quand toute morale s’est évanouie, quand principes et fins sont tombés en décrépitude, le concept de valeur s’impose pour masquer le vide. Quand plus rien ne vaut, on ne parle plus que de valeurs ! Le soldat tuait et mourait pour des objets d’amour, auxquels il se donnait à la vie à la mort, éperdument : la France, la nation, la patrie, l’Empereur, le roi. Il est à remarquer qu’il s’agit là d’êtres, certes fictifs, et non de valeurs, c’est-à-dire d’idées. Aujourd’hui on propose au soldat, à cette fonction qui porte encore ce nom, de se battre pour les droits de l’homme, la démocratie, l’humanitaire, bref on fait de lui un militant. Le soldat a été remplacé par le militant armé des droits de l’homme. Par quoi la nation et la patrie ont-elles été remplacées ? Par des valeurs. Par des idéologies.

    Les valeurs sont synchroniques quand les êtres comme la nation et la patrie sont diachroniques. La nation s’enracine à la fois dans le passé et dans la terre, sans manquer de dessiner un avenir. Sa dimension charnelle, elle dont la peau des hommes et les rides de la terre sont la chair, ne doit échapper à personne. Le discours sur les valeurs – on réécrit l’Histoire en clamant que les soldats de 14 et ceux de la guerre de la guerre d’Algérie sont morts pour des valeurs, alors qu’ils sont morts pour la France – exprime le présentisme, l’enfermement dans la prison du présent, dans la mesure où il refuse de regarder la dimension diachronique de l’engagement militaire. Il est un bâillon posé sur l’âme du soldat autant que sur celle de la nation, leur imposant le discours de l’idéologie : vous vous battez pour des idées, pas pour la France. Ainsi, cette substitution de la valeur à la nation rend-elle compte d’un abandon du passé, d’un délaissement qui ne parvient pas à masquer un rejet.

    La fin du soldat, son remplacement par un militant armé d’Etat et en uniforme, s’inscrit dans une pathologie sociale plus large : le rejet de l’héritage. Le soldat est désaimé, le soldat est méprisé, le soldat est marginalisé, parce que son uniforme rappelle le temps long et ses exigences. Un instant, brigands de pensée, volons un mot à Renaud Camus, celui d’inhéritier. L’Armée et l’Ecole sont deux institutions sœurs, les deux institutions d’héritage ; le soldat et le professeur sont frères parce que tous deux ils sont des passeurs d’héritage ; la crise de l’Armée et la crise de l’Ecole sont la même crise, peut-être mortelle, issue des tentatives d’utiliser ces institutions à la fabrication d’hommes tout opposés à ceux qu’elles étaient supposées engendrer : des inhéritiers.

    Les mots restent, les choses qu’ils recouvrent changent donnant l’illusion de la permanence. Penser le soldat est, du côté des philosophes, chose encore plus rare que penser la guerre. Pourtant, rien n’éclaire autant sur les mutations des sociétés présentes, sur leurs dérives pathologiques, sur les transformations des régimes d’anthropofacture (de fabrication des hommes), que l’application à la chose guerrière du concept de valeur, que le remplacement du soldat par le militant des droits de l’homme, que la fabrication des inhéritiers, que le dispositif imaginaire qui rend le soldat impossible.

    Robert Redeker (Iphilo, 4 mars 2014)

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  • L'atlantisme est un piège !...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Bertrand Renouvin, cueilli sur son blog et consacré à l'atlantisme et à ses œuvres...

     

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    L'atlantisme est un piège

    Les manifestants de Kiev qui brandissaient des drapeaux bleus ont obtenu ce qu’ils voulaient : la signature du volet politique de l’accord d’association entre l’Union européenne et le pouvoir né de l’insurrection. Ils feraient bien de lire ce texte et de le mettre en relation avec les conditions posées par le Fonds monétaire international au début des discussions sur le prêt à l’Ukraine.

    Il va presque sans dire que l’accord signé le 21 mars détruit définitivement l’illusion d’une intégration de l’Ukraine dans l’Union. En attendant la signature du volet économique qui devrait avoir lieu après l’élection présidentielle du 25 mai, les Ukrainiens noteront qu’ils sont désormais soumis aux principes de l’économie de libre marché (titre I, article 3) et qu’ils sont engagés dans une coopération impliquant des contacts militaires (titre II, article 5) avec des pays qui sont membres de l’Otan. Il s’agit donc d’un accord d’association européo-atlantique, qui réjouit les plus occidentalistes des Ukrainiens, soucieux de trouver assistance et protection contre le voisin russe. Leur joie sera de courte durée. Ils ont déjà constaté que l’Occident n’a pas empêché le rattachement de la Crimée à la Russie et ils auraient déjà dû s’apercevoir que l’économie de marché est celle du renard libre dans le poulailler libre. Pourquoi ?

    Parce que le FMI exige, comme d’habitude, les « réformes » qui entraînent l’appauvrissement et le pillage des pays qui les acceptent : privatisations, annulation des subventions, augmentation des taxes, augmentation de l’âge de la retraite, augmentation des tarifs du gaz et de l’électricité,  réduction de la protection sociale et des dépenses d’éducation… Choisi par les Etats-Unis et soutenu par Bruxelles, Arseni Yatseniouk, qui fait fonction de Premier ministre, a déjà engagé un programme de restrictions budgétaires pour prouver sa pleine et entière collaboration à cette sauvagerie programmée.

    L’Ukraine est dans la mâchoire du piège atlantiste. La France aussi.

    A Kiev, l’accord d’association et le prêt de 15 milliards de dollars constituent l’appât. A Paris, il se présente sous la forme du Pacte transatlantique sur le commerce et l’investissement (PTCI). Avec d’autres peuples européens, nous sommes confrontés à la même idéologie libre-échangiste assortie de la même promesse d’avenir radieux par les progrès de la concurrence sur le marché dérégulé. En France et dans d’autres pays, nous constatons que le gouvernement des Etats-Unis est le maître de la manœuvre commerciale et financière comme il est, avec l’Otan, le maître de la manœuvre militaire. La solidarité avec les Ukrainiens insurgés n’est pas plus gratuite que le partenariat transatlantique : il s’agit d’assurer la domination américaine sur un territoire européen aussi étendu que possible afin qu’un bloc atlantique puisse être opposé à la Chine – par ailleurs bordée par le Partenariat transpacifique.

    Il ne s’agit pas d’un complot machiavélique mais d’une logique de puissance qui s’est réaffirmée après l’effondrement de l’Union soviétique. Au mépris de la promesse faite par James Baker à Mikhaïl Gorbatchev, l’Otan s’est étendue à l’Est, puis l’influence américaine s’est renforcée dans les Balkans, la France, divine surprise, est revenue dans le commandement militaire intégré et il a paru possible de rejeter la Russie encore plus loin vers l’Est par une révolution en Ukraine en attendant de faire la même opération en Biélorussie. Le Partenariat transatlantique ferait quant à lui l’affaire des multinationales américaines dans des secteurs-clés et permettrait à l’Allemagne de réorienter son approvisionnement énergétique. Alors que la France a tout à redouter d’un accord qui mettrait en péril ses secteurs les mieux protégés, François Hollande a souhaité une conclusion rapide des négociations pour éviter « une accumulation de peurs, de menaces, de crispations ». Cela signifie que, comme le retour dans l’Otan sous Nicolas Sarkozy, le PTCI doit être adopté sans débat public, à l’insu des peuples qu’on espère berner par la promesse d’un « plus de croissance ».

    Face au déni de démocratie, face au piège atlantiste, nous développerons, avec nos amis, le projet salutaire d’une confédération européenne des Etats nationaux de l’ensemble du continent. L’avenir de l’Europe ne doit plus s’écrire à Washington.

    Bertrand Renouvin (Blog de Bertrand Renouvin, 25 mars 2014)

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  • Vers un nouvel équilibre mondial...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent point de vue de Jean-Paul Baquiast et de François Vadrot, cueilli sur Europe solidaire et consacré à l'émergence d'un nouvel équilibre mondial et au rôle que pourrait jouer l'Europe si les pays qui la composent avaient à leur tête de véritables hommes d'état.Jean-Paul Baquiast est l'animateur du site Europe solidaire, ainsi que du remarquable site d'actualité technoscientifique Automates intelligents.

     

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    Effondrement prévisible des Etats-Unis et reconfiguration de l'équilibre mondial

    On peut pronostiquer que nous sommes à la veille d'un effondrement partiel voire total des Etats-Unis. Le pronostic est encore peu partagé, tout au moins dans les opinions dites occidentales. Néanmoins tout ceux qui nourrissent des projets économiques ou politiques devraient y porter la plus grande attention. Il est difficile de préciser la date à laquelle cet effondrement se produirait: d'ici un an ou 5 ans. Mais très certainement pas 10 ou 20 ans, vu l'accélération de l'histoire.

    Les Etats-Unis courent à l'effondrement du fait de faiblesses internes de plus en plus évidentes. Nous ne les énumérerons pas dans cet article. Mais la raison principale de cet effondrement est qu'ils adoptent une posture internationale de plus en plus agressive. Ceci en dépit et peut-être à cause de ces perspectives d'effondrement. Ces agressions croissantes vont provoquer contre eux une véritable coalition des autres puissances mondiales. Une telle coalition ne fera pas l'objet, sauf exceptionnellement, d'alliances diplomatique, telle la Triple Alliance célèbre dans l'Histoire. Elle résultera de rapprochements initialement fortuits d'Etats de plus en plus inquiets des conflits locaux, voire des risque de guerre généralisée, provoqués par une diplomatie américaine toujours aussi impérialiste, d'autant plus impérialiste d'ailleurs que s'accumulent les difficultés du pays.

    Pour que cependant se produise la réorganisation du monde mentionnée dans le titre, il faudra que s'esquissent spontanément de nouvelles structures. On pourrait évoquer le concept de monde multipolaire, mais il n'a pas de sens précis, à moins de désigner une simple anarchie.  On ne parlera pas non plus d'un monde bipolaire résultant d'une opposition entre Amérique et Russie, celle-ci ne cherchant pas dorénavant, comme nous le verrons, à réendosser le rôle joué par l'URSS avant sa chute, face à l'Amérique.

    Certes, des pôles doivent émerger, en substitution du monde monopolaire formé par les Etats-Unis et les pays sous leur influence. L'importance croissante de la Chine et de l'Inde, forte chacune de plus d'un milliard de citoyens, en fera nécessairement deux des pôles du futur monde multipolaire. Mais ceci ne devrait pas suffire à provoquer une véritable réorganisation. Une réorganisation supposerait plus que des pôles nouveaux. Elle supposerait des lignes de structuration nouvelles.

    Dans les prochaines décennies, le monde subira des changements pouvant être bénéfiques, mais dont la plupart seront liés à des catastrophes, réchauffement climatique, surpopulation, migrations massives, résurgence des guerres de religion...Ces phénomènes entraineront une instabilité généralisé et sans doute une angoisse profonde, analogue à celle ayant accompagné les épidémies de peste du Moyen-Age. De nouvelles lignes de fractures en résulteront. Aucun continent ne pourra rester à l'écart de ce phénomène. Mais corrélativement, de nouvelles lignes de recomposition ou de refondation en découleront, car les sociétés ne résisteraient pas à une déstabilisation permanente.

    Dans beaucoup de cas, il pourra s'agir d'un effort pour conserver ou retrouver les traditions et les valeurs des sociétés menacées, y compris à travers les révolutions technologiques et scientifiques.. Des aires géographiques nouvelles se construiront, autour des héritages linguistiques, culturels et plus largement civilisationnels.

    La Russie nouvelle

    Or il est tout à fait possible de supputer que la Russie, dirigée par des hommes aussi énergiques et prudents que se révèle être Vladimir Poutine, sera l'une de ces aires géographiques. Certes, elle souffrira d'un certain nombre de handicaps, mais ceux-ci ne seront pas supérieurs à ceux affectant la Chine, l'Inde et a fortiori des Etats-Unis en voie d'effondrement. Qu'en sera-t-il de l'Europe?

    Si celle-ci ne se débarrasse pas rapidement des liens de sujétion imposés par l'Amérique après la seconde guerre mondiale, elle suivra celle-ci dans sa chute. Les atouts de puissance qu'elle conserve encore ne la sauveront pas. Ils seront rendus inefficaces par une Amérique ne voulant pas que l'Europe lui dispute la direction du monde dit occidental. Pour recouvrer son indépendance et sa souveraineté, l'Europe devra donc cesser, précisément, de se revendiquer comme occidentale. Ce terme désigne en effet l'ensemble formé par l'Amérique et des Etats vassaux, embrigadés dans l'Otan et englués au sein d'une Union européenne que phagocytent quotidiennement les influences dites atlantistes.

    L'Europe devra dorénavant se revendiquer comme européenne au sens historique du terme, c'est-à-dire incluant la Russie. Nous avons ici dans des articles précédents, montré l'intérêt que présenterait pour chacune des partenaires une alliance euro-russe. Il ne s'agirait évidemment pas d'une fusion, mais de la mise en commun d'atouts complémentaires. Dans une telle alliance, l'Europe apporterait, outre une puissance économique ne demandant qu'à être relancée, des traditions dites démocratiques que la Russie ne manquerait pas, avec un peu de temps, d'adopter.

    Mais pour bâtir une alliance euro-russe, il faut être deux. Nous pensons que Poutine et le gouvernement russe, s'ils pouvaient être convaincus que l'Europe ne serait plus le faux nez de l'Amérique et de l'Otan, joueraient à fond cette carte de développement. Mais qu'en serait-il des gouvernements européens, composés de véritables ectoplasmes sans la moindre vision stratégique en propre. Ils n'attendent pour agir, comme l'a montré l'affaire ukrainienne, que les instructions de sous-fifres américains tels John Kerry et Jo Biden.

    S'il se trouvait en Europe quelques chefs d'Etat de la trempe de Vladimir Poutine, y compris avec les prétendus défauts que la propagande occidentale lui prête, alors l'Europe pourrait, en marge de l'effondrement prévisible des Etats-Unis, jouer avec la Russie un rôle digne des qualités de ses populations dans la reconfiguration de l'équilibre mondial. Si cela ne pouvait être l'Union européenne dans ses institutions actuelles, il pourrait s'agir de quelques pays volontaristes s'alliant en ce sens.

    De tels chefs d'Etat potentiels ne sont pas visibles aujourd'hui. Mais en cas de crise, les hommes nécessaires apparaissent sans prévenir. Souvenons nous pour ce qui nous concerne de Charles de Gaulle en 1940.

    Jean-Paul Baquiast et François Vadrot (Europe solidaire, 21 mars 2014)

     

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  • Le ras-le-bol de la politique politicienne

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un point de vue de François Huguenin, cueilli sur Figarovox et consacré aux résultats du premier tour des élections municipales. Historien des idées, François Huguenin était rédacteur-en-chef, au début des années 90, de l'excellente revue Réaction. Il est l'auteur de plusieurs essais comme Histoire intellectuelle des droites (Perrin, 2013),  L'Action française, Une histoire intellectuelle (Perrin, 2011), Résister au libéralisme - Les Penseurs de la communauté (Éditions du CNRS, 2009) ou Le Conservatisme impossible : libéralisme et réaction en France depuis 1789 (La Table Ronde, 2006).

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    Abstention, percée du FN : le ras-le-bol de la politique politicienne

    Les résultats du premier tour des élections municipales ont été sans surprise marquées par un double phénomène: l'importance du taux d'abstention et le succès du Front National. Deux manières de manifester une profonde défiance par rapport à la classe politique, dont le Front National, qui n'exerce pas de responsabilités de gouvernement, peut donner l'illusion de ne pas faire partie.

    Se lamenter sur l'absence de sens civique de nos concitoyens, s'indigner de la lepénisation des esprits peut être louable. Cela risque pourtant de n'être qu'une incantation supplémentaire qui peut certes donner bonne conscience, mais qui a montré sur la durée son inconsistance et son inefficacité. Ce double mouvement de défiance renvoie à quelque chose de fondamental qui est l'absence de principes de la classe politique, ou tout au moins de sa partie la plus visible, au sommet des appareils partisans, et donc de l'Etat. Comment en est-on arrivé là? Qu'est-ce que cela dit de notre démocratie?

    La corruption du personnel politique n'est pas nouvelle. Il suffit de lire l'histoire de l'Antiquité à nos jours pour savoir que le pouvoir corrompt, que l'homme est bien souvent sous l'emprise de ce que saint Augustin appelait la libido dominandi qui le conduit à des pratiques immorales. Quel que soit le type de régime, cette tentation a existé au cœur de l'homme et la démocratie française n'y a pas échappé. On se souvient de la difficulté à s'implanter de la IIIe République, gangrénée par les affaires de corruption (scandales de Panama et des décorations), ou d'atteinte à la liberté d'opinion (affaire des fiches). Pourtant, malgré tout, il restait clair que ces pratiques, lorsqu'elles étaient mises en lumière, pouvaient faire tomber un gouvernement ou un ministre et heurtaient une morale laïque partagée par tous. Qu'elles aient été moins ou aussi fréquentes qu'aujourd'hui, ces pratiques étaient à tout le moins considérées comme anormales et condamnables. Aujourd'hui, un gouvernement ne tombe plus pour une sombre histoire d'écoute et d'atteinte à la liberté ; un parti politique qui finance sa campagne de façon malhonnête garde pignon sur rue ; sans parler des glauques affaires sexuelles d'un ancien candidat à la présidence. Les Français sont-ils choqués? Sans doute. Mais rien ne se passe. Ils en ont pris leur parti. Ces affaires ne sont au demeurant que la partie immergée d'un iceberg qui met en péril le navire de notre démocratie: c'est le sentiment que les hommes politiques ne cherchent qu'à conquérir, garder ou retrouver le pouvoir, en servant les intérêts du camp qui les soutient, sans attention au bien commun ; que les promesses électorales sont systématiquement non tenues et que les électeurs ne sont pas considérés comme des citoyens à qui l'on doit la vérité et le respect.

     

    Pourquoi cet effondrement des principes qui garantissent la légitimité de notre démocratie? C'est là qu'un passage par l'histoire des idées s'impose. Comme l'avait montré Leo Strauss, la fracture de la politique moderne a consisté, avec Machiavel, dans le fait d'abandonner l'exigence de vertu au service du bien commun qui était le but de la politique traditionnelle. Non sans arguments, Machiavel, puis Hobbes, Locke et les Lumières ont considéré que l'écart entre l'objectif des Anciens et leur pratique était trop important. Il a donc fallu abaisser le seuil d'exigence de la conduite politique: remplacer l'objectif de bien gouverner par celui de prendre ou garder le pouvoir, troquer la quête de la vertu pour la recherche de la force et de la ruse (Machiavel) ; chercher la division et la neutralisation des pouvoirs pour garantir la paix civile (Montesquieu). Toutes ces stratégies ont abouti sur le plan des institutions à une démocratie qui a pu fonctionner sur des mécanismes électifs garantissant l'expression des diverses opinions et sur des institutions permettant l'équilibre ou l'alternance des pouvoirs. Mais ces institutions étaient ancrées sur d'anciens réflexes, et notamment sur la création d'une élite, ou pourrait-on dire d'une aristocratie certes non héréditaire, mais encore marquée par le souci d'un bien commun, d'un certain esprit de service, d'un souci d'honnêteté (pensons à de Gaulle payant les factures d'électricité de l'Elysée relatives à sa consommation personnelle!). L'effondrement des principes éthiques, la mise entre parenthèse de la notion de bien commun, la foi en un complet relativisme des conceptions du bien ont réduit à néant cet héritage. Désormais, plus rien ne vient obliger les politiques, rien ne vient transcender leurs objectifs de carrière, leurs accords partisans, leur appétit de pouvoir. La démocratie a oublié ce que Rousseau avait rappelé: elle peut encore moins vivre sans vertu, au sens des qualités requises pour agir en fonction du bien, que l'aristocratie ou la monarchie. Les Anciens le savaient, les Modernes tant qu'ils ont gardé cette mémoire le savaient encore. Les postmodernes que nous sommes l'avons oublié. La démocratie s'est recroquevillée sur un mécanisme purement procédural. Seul compte le sacre de l'élection pour légitimer le pouvoir alors que la politique ancienne savait que, quel que soit le mode de désignation des gouvernants, leur légitimité tenait à leur souci du bien commun. Cette exigence s'est perdue. L'adhésion aux institutions, le sentiment d'appartenance au corps social, risquent de se dissoudre dans le triomphe de l'individualisme, du consumérisme et du relativisme. Retrouver le souci du bien commun est devenu une urgence politique.

    François Huguenin (Figarovox, 23 mars 2014)

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  • « Redonner la parole au peuple est toujours une bonne chose»...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la démocratie et à son exercice... 

     

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    Plus une démocratie est représentative, moins elle est démocratique !

    Le peuple suisse a voté récemment à propos de l’immigration de masse. Du coup, certains s’indignent qu’on ait demandé au peuple de trancher. Mais le peuple a-t-il toujours raison ?

    Le peuple n’est évidemment pas infaillible (les élites le sont encore moins), mais ce n’est pas dans ces termes que se pose le problème. Pour décréter que le peuple a « tort » ou « raison », il faut pouvoir se référer à des critères surplombants qui n’existent tout simplement pas : de tels critères renvoient toujours à une opinion personnelle ou à une idéologie qui, telle l’idéologie des droits de l’homme, cherche à placer l’exercice de la démocratie sous conditions. Comme tout autre vote, un référendum n’a pas pour but de dire où est la vérité, mais de révéler ce que pensent les gens. On ne fait pas voter les citoyens pour se prononcer sur la valeur de vérité de la théorie de Darwin ou des décisions du concile de Trente, mais pour savoir ce qu’ils pensent politiquement !

    La démocratie est un régime qui se fonde sur la souveraineté du peuple, ce qui signifie qu’un pouvoir, pour être légitime, doit pouvoir recueillir l’approbation ou le consentement des citoyens. Mais la démocratie est aussi, et surtout, le seul régime politique qui permet à tous les citoyens d’exprimer leur sentiment sur les questions qui les concernent. C’est donc une erreur de n’y voir qu’un régime fondé sur la « loi du nombre ». Le suffrage universel n’est en réalité qu’une technique permettant de révéler des préférences. La notion-clef en démocratie n’est pas le suffrage, mais la participation.

    En France, pareillement, le Front national – pour ne citer que lui – assure vouloir redonner la parole au peuple. Et ces jours-ci, on manifestait à Paris pour exiger un référendum sur l’immigration. Est-ce forcément une bonne idée ?

    Redonner la parole au peuple est toujours une bonne chose. Surtout lorsque l’on sait qu’il n’a jamais été appelé à s’exprimer sur la plupart des transformations de société qui ont le plus affecté son existence quotidienne, qu’il s’agisse de l’immigration, de la construction européenne, du « mariage pour tous », etc. Le référendum est en outre une procédure relevant de la démocratie directe, c’est-à-dire de cette démocratie participative qui est aujourd’hui la seule susceptible de corriger les défauts d’une démocratie représentative qui ne représente plus rien. Plus une démocratie est représentative, moins elle est démocratique, disait très justement Carl Schmitt : dans une démocratie représentative, le peuple abandonne en effet sa souveraineté à ses représentants. C’est ce qu’avait également observé Rousseau. Surtout quand il est issu de l’initiative populaire, comme en Suisse, le référendum est de nature à corriger une crise de la représentation née de la confiscation de la décision par la Nouvelle Classe politico-médiatique. Cela dit, le référendum n’est pas une panacée : quand le peuple s’est exprimé par voie de référendum, ce qui compte, c’est ce qui vient après, en l’occurrence la façon dont l’opinion révélée par le vote se transpose ou non dans la réalité. C’est là en général que les difficultés commencent.

    Il faut aussi que la question soumise au référendum soit bien formulée. Pour porter un jugement sur la démarche de ceux qui déclarent « vouloir un référendum sur l’immigration », j’attendrai de connaître le libellé de la question qu’ils voudraient voir posée.

    Pour expliquer son opposition à la demande de la Crimée d’obtenir son rattachement à la Russie, Laurent Fabius a doctement déclaré « qu’en droit international, on ne peut pas faire un référendum pour modifier des frontières ». « Imaginez un département de France qui demande son indépendance ! », a-t-il ajouté. Qu’en pensez-vous ?

    Laurent Fabius n’a jamais brillé par ses compétences juridiques. La déclaration que vous citez se contente de répéter ce qu’a déclaré Barack Obama, ce qui ne saurait surprendre, le gouvernement de François Hollande prenant ses ordres à la Maison-Blanche. L’actuel ministre des Affaires étrangères ignore sans doute qu’en septembre prochain, les Écossais se prononceront par référendum sur leur éventuelle indépendance. Pourquoi les habitants de la Crimée se verraient-ils interdire de s’exprimer à la façon des Écossais ? La phrase : « Imaginez un département de la France qui demande son indépendance ! » est encore plus grotesque. Laurent Fabius a apparemment oublié qu’en 1962, trois départements français (Alger, Oran et Constantine) se sont proclamés indépendants pour devenir la République algérienne, et que cette indépendance a été formellement consacrée par un référendum qui s’est déroulé en Algérie le 1er juillet 1962 (99,72 % de « oui »), lui-même précédé en France, le 8 janvier 1961, par un référendum sur l’autodétermination de l’Algérie (74,99 % de « oui »).

    Alain de Benoist , propos recueillis par Nicolas Gauthier(Boulevard Voltaire, 10 mars 2014)

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  • La guerre contre la Russie dans sa dimension idéologique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexandre Douguine, cueilli sur le site The Fourth Political Theory et consacré à la crise entre l'Occident et la Russie sur la question de l'Ukraine et de la Crimée... Théoricien russe du néo-eurasisme et géopolitologue influent et lu dans les cercles du pouvoir moscovites, Alexandre Douguine a vu un de ses essais La quatrième théorie politique récemment publié en France aux éditions Ars magna.

     

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    La guerre contre la Russie dans sa dimension idéologique

    La guerre à venir comme concept

    La guerre contre la Russie est actuellement la problématique la plus discutée en Occident. Il ne s’agit encore que d’une suggestion et d’une possibilité. Cela peut devenir une réalité en fonction des décisions prises par les différentes parties impliquées dans le conflit ukrainien (Moscou, Washington, Kiev, Bruxelles). Je n’entends pas discuter ici tous les aspects de ce conflit ainsi que son histoire. J’aimerais proposer à la place une analyse de ses racines idéologiques profondes. Ma vision des principaux événements s’appuie sur la Quatrième Théorie Politique dont j’ai exposé les principes dans mon ouvrage du même nom (publié en français aux éditions Ars Magna). Je ne vais ainsi pas étudier la guerre de l’Occident contre la Russie en évaluant ses risques, dangers, problèmes, coûts et conséquences mais plutôt sa signification idéologique à l’échelle du monde. Je vais ainsi réfléchir sur le sens d’une telle guerre et non sur la guerre elle-même (réelle ou virtuelle).

    L’essence du libéralisme

    L’Occident moderne ne connaît qu’une seule et unique idéologie dominante : le libéralisme. Il en  existe  bien  des  formes  aux  nombreuses  nuances  mais  l’essence  demeure  toujours identique. La structure interne fondamentale du libéralisme est composée des principes axiomatiques suivants :

    -Individualisme anthropologique (l’individu est la mesure de toute chose) ;

    -Progressisme (le monde se dirige vers un futur meilleur, le passé est toujours pire que présent) ;

    -Technocratie  (le  développement  technologique  et  sa  performance  effective  sont  perçuscomme les meilleurs outils pour juger de la nature d’une société) ;

    -Eurocentrisme (les sociétés euro-américaines sont considérées comme l’unité de mesure fondamentale pour le reste de l’humanité) ;

    -L’économie  comme  destin  (l’économie  basée  sur  le  libre  marché  est  l’unique  modèle économique valable, toutes les autres alternatives sont à réformer ou à détruire) ;

    -La démocratie comme règne des minorités (qui se défendent contre la majorité qui serait toujours prompte à dégénérer en totalitarisme ou en « populisme ») ;

    -La  classe  moyenne  est  le  seul  acteur  social  existant  et  devient  la  norme  universelle(indépendamment du fait que la personne ait déjà atteint ce statut ou soit sur le point de l’atteindre) ;

    -Un monde unique, mondialisme (les êtres humains sont essentiellement identiques. Il ne peut exister  que  des  différences  individuelles.  Le  monde  devrait  être  unifié  sur  une  base individualiste : cosmopolitisme, citoyenneté mondiale).

    Telles sont les valeurs centrales du libéralisme, qui n’est qu’une des trois tendances nées de la philosophie des Lumières, aux côtés du communisme et du fascisme, qui ont proposé des interprétations alternatives de l’esprit authentique de la Modernité. Au cours du XXème siècle, le libéralisme a vaincu ses deux rivaux et acquis, après 1991, le rôle d’unique idéologie dominante à l’échelle mondiale. Au Royaume du libéralisme, la seule liberté de choix était entre le libéralisme de gauche ou d’extrême gauche ou bien entre le libéralisme de droite ou d’extrême droite. Le libéralisme agissait ainsi comme le système opérationnel des societés occidentales et de toutes les sociétés placées sous l’influence de l’Occident. Le libéralisme est ainsi devenu à partir d’un certain moment le dénominateur commun à tout discours politiquement correct, le critère permettant de distinguer les discours acceptés par l’idéologie dominante de ceux rejetés dans la marginalité. La sagesse populaire est elle-même devenue libérale.

    Sur un plan géopolitique, le libéralisme s’est inscrit dans un modèle américano-centré où les anglo-saxons constituaient le coeur et où l’OTAN, le partenariat atlantiste entre l’Europe et l’Amérique, représentait le noyau stratégique du système de sécurité mondiale. La sécurité du monde était assimilée à la sécurité de l’Occident et, en dernière instance, à la sécurité de l’Amérique. Le libéralisme n’est ainsi pas qu’un pouvoir idéologique mais également un pouvoir politique, militaire et stratégique. L’OTAN est profondément libéral. Il défend les sociétés libérales. Il combat pour le libéralisme.

    Le libéralisme comme nihilisme

    Un élément de l’idéologie libérale est responsable de sa crise actuelle. Le libéralisme est profondément nihiliste dans ses fondements mêmes. L’ensemble des valeurs défendues par le libéralisme est lié à l’idée centrale de liberté, de libération. Cependant, la liberté dans la vision libérale est essentiellement une catégorie négative : on exige d’être libre par rapport à (John Suart Mill), et non pas d’être libre pour. Cela n’est pas un point secondaire, il s’agit de l’essence même du libéralisme.

    Le libéralisme est une lutte contre toute forme d’identité collective, contre tout type de valeurs, projets, stratégies, buts et fins qui s’établiraient sur une base collectiviste, ou à tout le moins non-individualiste. C’est la raison pour laquelle l’un des plus importants théoriciens du libéralisme, Karl Popper (suivant Friedrich van Hayek), affirme dans son important livre « La société ouverte et ses ennemis » (considéré par George Soros comme sa bible personnel) que les libéraux doivent combattre toute idéologie ou philosophie politique (de Platon et Aristote à  Hegel  et  Marx)  qui  proposerait  aux  sociétés  humaines  un  but  commun,  une  valeur commune, un sens commun. Tout but, toute valeur, tout sens doit être, dans la société libérale (la « société ouverte »), strictement individuel. Les ennemis de la « société ouverte » (toute la société occidentale post-guerre froide qui est considérée comme la norme de référence pour le reste du monde est précisément ce modèle libéral de société ouverte) sont ainsi faciles à identifier. Les ennemis principaux sont le communisme et le fascisme qui sont tous deux issus de la philosophie des Lumières et basés sur un concept fondateur non-individuel : la classe dans le marxisme, la race dans le national-socialisme, l’Etat national dans le fascisme. Le sens du combat libéral contre les alternatives modernes (fascisme ou communisme) est par ailleurs assez évident. Les libéraux prétendent libérer la société du fascisme et du communisme, des deux versions majeures du totalitarisme (explicitement non-individualiste). Le combat du libéralisme pour la liquidation des sociétés non-libérales est assez significatif : le libéralisme acquiert son sens par l’existence même d’idéologies qui se refusent à admettre l’individu comme valeur suprême. Il apparaît clairement contre quoi le combat a lieu, de quoi il faut se libérer. Le fait que la liberté telle que la conçoivent les libéraux est essentiellement une catégorie négative n’est ici pas clairement perçu. L’ennemi est ici et maintenant. Ce fait réel donne au libéralisme son contenu concret. Il est des sociétés « non ouvertes » et leur existence même suffit à justifier le processus de libération.

    La période unipolaire : la menace d’implosion

    En 1991, la chute de l’URSS, le dernier opposant au libéralisme occidental, a amené certains idéologues occidentaux à proclamer la fin de l’Histoire (p. ex : Francis Fukuyama). Assez logiquement : il n’y avait plus d’ennemi direct de la « société ouverte » et donc plus d’histoire au sens de la modernité, à savoir une lutte entre trois idéologies politiques (libéralisme, communisme, fascisme) pour l’héritage des Lumières. En termes stratégiques, ce fut le moment unipolaire (Charles Krauthammer). Cette période (1991-2014, avec en point d’orgue les attaques de Ben Laden sur le World Trade Center) fut réellement la période de domination mondiale du libéralisme. Les axiomes du libéralisme étaient acceptés par les principaux acteurs  géopolitiques,  y  compris  la  Chine  (dans  son  économie)  et  la  Russie  (dans  son idéologie, son économie et son système politique). Il y avait alors des libéraux, des libéraux en devenir, des « pas assez » libéraux et ainsi de suite. Les exceptions réelles et explicites étaient rares (Iran, Corée du Nord). Le monde devint libéral par ses axiomes idéologiques.

    Cela a été précisément le moment le plus important dans l’histoire du libéralisme. Il a vaincu ses ennemis mais les a en même temps perdus. Le libéralisme est essentiellement une libération, une lutte contre ce qui n’est (pas encore ou pas du tout) libéral. Le libéralisme a ainsi acquis son contenu, sa signification réelle par ses ennemis. Lorsque le choix porte entre la  non-liberté  (représentée  par  une  société  totalitaire  donnée)  et  la  liberté,  beaucoup choisissent la liberté sans se demander sur quoi porte cette liberté. Lorsque des sociétés non- libérales existent, le libéralisme est positif. Il commence à manifester son essence négative qu’après sa victoire.

    Après sa victoire en 1991, le libéralisme est entré dans sa phase implosive. Il est resté seul, sans ennemi à combattre, après avoir vaincu le communisme et le fascisme. Ce fut alors le moment pour débuter une lutte interne, une purge au sein même des sociétés libérales pour les débarrasser de tout élément non-libéral (le sexisme et les inégalités entre les sexes, le politiquement incorrect, toute dimension non-libérale qui imprègne des institutions comme l’Etat, l’Eglise et ainsi de suite). Le libéralisme a un besoin permanent d’ennemis pour s’en libérer. Autrement, il perd son contenu, son nihilisme implicite devient trop évident. Le triomphe absolu du libéralisme est sa mort.

    C’est tout le sens idéologique de la crise financière du début des années 2000 et de 2008. Les succès et non les échecs de cette nouvelle économie totalement financiarisée (le turbocapitalisme selon G. Luttwak) sont responsable de son effondrement. La liberté de faire tout ce qu’il vous plaît – mais uniquement au niveau individuel – provoque l’implosion de la personnalité. L’humain passe dans le monde de l’infra-humain, dans le domaine infra- individuel. Il rencontre là la virtualité. Être libéré de tout est un rêve infra-individuel ; c’est l’évaporation de l’humain. L’Empire du Néant est le dernier mot de la victoire totale du libéralisme. Le post-modernisme prépare le terrain de ce cycle infini de non-sens auto- référencé et post-historique.

    L’Occident en quête de l’Ennemi

    Vous  pourriez  vous  demander  maintenant :  mais  en  quoi  tout  ceci  concerne  la  guerre (présumée) à venir contre la Russie ? Je suis à présent prêt à répondre.

    Le libéralisme l’a emporté au niveau mondial. C’est un fait depuis 1991. Et il a commencé immédiatement à imploser. Il est arrivé à son stade terminal et a commencé à se liquider lui- même. L’immigration de masse, le choc des cultures et des civilisations, la crise financière, le terrorisme virtuel, la montée de l’ethnisme sont les marques d’un chaos qui s’approche. Ce chaos met en danger l’ordre, n’importe quel type d’ordre dont l’ordre libéral lui-même. Plus le libéralisme s’impose, plus il s’approche de sa fin, et donc de la fin du monde présent. Nous avons ici affaire à l’essence nihiliste de la philosophie libérale, où le néant apparaît comme le principe ontologique interne à la « liberté par rapport à ». L’anthropologue allemand Arnold Gehlen a justement défini l’homme comme une créature déficiente (Mängelwesen). L’homme en lui-même n’est rien. Tout ce qui compose son identité est issu de la société, de l’histoire, du peuple, de la politique. L’homme serait confronté au néant s’il retournait à sa pure essence. Cet abîme est dissimulé derrière des débris fragmentés de sentiments, des pensées vagues, des désirs obscurs. Derrière le voile fin de la virtualité des émotions infra-humaines ne se trouve qu’une pure obscurité. Ainsi, la découverte explicite du fondement nihiliste de la nature humaine  est  la  dernière  réalisation  du  libéralisme,  mais  aussi  son  ultime.  Cela  signifie également la fin pour ceux qui utilisent le libéralisme dans leur propre intérêt, qui sont les bénéficiaires   de   l’expansion   libérale,   les   maîtres   de   la   mondialisation.   Tout   ordre s’effondrerait devant un nihilisme aussi impérieux. L’ordre libéral également.

    Les bénéficiaires du libéralisme ont ainsi besoin de prendre un certain recul afin de sauver leur domination. Le libéralisme doit acquérir son sens en affrontant à nouveau une société non-libérale. Faire un pas en arrière est l’unique façon de sauver les restes de l’ordre, de sauver le libéralisme de lui-même. La Russie de Poutine apparaît alors à l’horizon. Ni antilibérale, ni totalitaire, ni nationaliste, ni communiste, mais plutôt pas encore assez libérale, pas totalement libéral-démocrate, insuffisamment cosmopolite, pas assez radicalement anti- communiste. Mais sur la voie de devenir libérale, pas à pas, dans un processus gramscien d’ajustement de l’hégémonie (Transformismo). Dans l’agenda mondial du libéralisme (USA, OTAN), il y a un besoin d’un nouvel acteur, d’une Russie qui justifierait l’ordre dans le camp libéral, qui aiderait à mobiliser l’Occident en train de s’effondrer en raison de ses problèmes internes, qui repousserait l’irruption inévitable du nihilisme interne du libéralisme, le sauvant ainsi de sa logique fin apocalyptique. C’est pourquoi tous ces gens ont un besoin impérieux de Poutine, de la Russie, de la guerre. C’est la seule manière de prévenir le chaos en Occident et de sauver les restes de son ordre. Le rôle idéologique de la Russie est de justifier l’existence du libéralisme, car la Russie est l’ennemi qui donne un sens au combat pour la « société ouverte », qui l’aide à se consolider et à s’affirmer.

    L’Islam radical (Al-Qaeda) était l’autre candidat pour ce rôle mais un tel ennemi manquait d’envergure.  Il  a  été  utilisé  à  un  niveau  uniquement  local.  Il  a  permis  de  justifier l’intervention en Afghanistan, l’occupation de l’Irak, le renversement de Kadhafi, et la provocation de la guerre civile en Syrie. L’islam radical était cependant trop faible et idéologiquement primitif pour constituer le défi réel dont les libéraux ont besoin. La Russie – ennemi géopolitique traditionnel des anglo-saxons – est un adversaire bien plus sérieux. Elle répond correctement à toutes les exigences : l’histoire et la mémoire de la guerre froide sont encore présentes dans les esprits et la haine de la Russie peut se susciter à l’aide de moyens relativement faibles. Pour cette raison, je pense que la guerre contre la Russie est possible. Elle est idéologiquement nécessaire en tant que moyen ultime de repousser l’implosion finale de l’Occident libéral. Un pas en arrière.

    Sauver l’ordre libéral

    En regardant les différents niveaux du concept de « guerre contre la Russie », je suis à même de soulever différents points.

    1) La guerre contre la Russie aide à différer le désordre général au niveau mondial. La majorité  des  pays  participant  à  l’économie  libérale,  qui  partagent  les  axiomes  et  les institutions de la démocratie libérale et qui dépendent ou sous directement contrôlés par les Etats-Unis ou l’OTAN pourront une nouvelle fois s’unir sous la bannière de l’Occident libéral dans son combat contre le non-libéral Poutine. Cette guerre servira à réaffirmer le libéralisme comme une identité positive au moment même où cette identité se dissout en raison de son essence nihiliste.

    2) La guerre contre la Russie renforcera l’OTAN et surtout ses membres européens qui seront obligés encore une fois de considérer que l’hyperpuissance américaine est positive et utile plutôt que d’y voir un reste obsolète de la guerre froide. Dans la peur de l’arrivée des méchants Russes, les Européens se sentiront à nouveau loyaux envers leur sauveur états- unien. Le rôle des Etats-Unis au sein de l’OTAN en sera d’autant plus renforcé.

    3) L’UE est en train de s’effondrer. La menace générale représentée par la Russie pourrait prévenir une éventuelle scission en mobilisant les peuples pour leur faire défendre encore une fois leurs libertés et leurs valeurs menacées par l’Empire de Poutine.

    4) L’Ukraine et la junte de Kiev ont besoin de la guerre pour justifier et couvrir toutes les forfaitures commises au niveau juridique et constitutionnel, pour suspendre la démocratie (qui entraverait leur domination dans les districts du sud-est majoritairement pro-russes) et pour installer un ordre nationaliste par des moyens extrêmes.

    Le seul pays qui ne souhaite pas la guerre est la Russie. Cependant, Poutine ne peut laisser un gouvernement radicalement anti-russe gouverner un pays dont la moitié de la population est russe et qui est composé de nombreuses zones pro-russes. S’il laissait faire, il en serait fini de lui sur la scène internationale comme sur la scène de la politique intérieure. Il accepte donc la guerre à contrecœur. Une fois entrée en guerre, il n’y aura d’autre solution pour la Russie que la victoire. Je n’aime pas spéculer sur les aspects stratégiques de la guerre. Je laisse ça à des experts qualifiés. Je voudrais formuler plusieurs idées concernant la dimension idéologique de cette guerre.

    La représentation de Poutine

    Cette guerre contre la Russie est le dernier effort pour sauver le libéralisme de l’implosion. En ce sens, les libéraux doivent définir idéologiquement la Russie de Poutine comme l’ennemie de  la  société  ouverte.  Il  n’existe  que  trois  entrées  dans  le  dictionnaire  des  idéologies modernes : le libéralisme, le communisme et le fascisme (nazisme). Il est assez clair que le libéralisme est représenté par tout sauf la Russie (Etats-Unis, OTAN, Euromaïdan, la junte de Kiev).  Il  reste  donc  le  communisme  et  le  fascisme.  Ainsi  Poutine  est  un  Soviet,  un communiste  du  KGB.  Cette  image  sera  vendue  à  la  frange  la  plus  stupide  du  public occidental. Certains aspects de la réaction patriotique de la population ukrainienne pro-russe et anti-banderiste pourront cependant confirmer cette idée (défense des monuments de Lénine, des portraits de Staline et de la mémoire de la seconde guerre mondiale). Le nazisme et le fascisme sont trop éloignés de Poutine et de la Russie moderne, mais le nationalisme et l’impérialisme russes seront invoqués dans la construction de l’image du grand Satan. Ainsi Poutine est nationaliste, fasciste et impérialiste. Cela fonctionnera sur d’autres occidentaux. Poutine peut aussi être les deux à la fois, communiste et fasciste en même temps, il sera ainsi dépeint comme un national-bolcheviste (mais cela sera un peu compliqué à vendre au public occidental post-moderne complètement ignorant). En réalité, il est évident que Poutine n’est rien de tout cela, ni communiste, ni fasciste, ni les deux. Il est politiquement réaliste (au sens que ce terme a dans les relations internationales, c’est pourquoi il apprécie Kissinger et que Kissinger l’apprécie en retour). Il n’a aucune idéologie d’aucune sorte. Mais il sera obligé de composer avec sa représentation idéologique. Il n’a pas le choix car telles sont les règles du jeu. Au cours de la guerre, Poutine fera l’objet de représentations et c’est là l’aspect le plus intéressant et passionné de la situation.

    Les  libéraux  vont  principalement  tenter  de  définir  Poutine  idéologiquement  comme  une ombre du passé, un vampire « qui parfois revient ». C’est la véritable raison du recul visant à prévenir l’implosion finale du libéralisme. Le message principal sera que le libéralisme est réellement en vie et plein de force car il y a encore quelque chose dans le monde dont nous devons  nous  libérer.  La  Russie  deviendra  l’objet  de  la  libération.  Le  but  est  de  libérer l’Ukraine (et l’Europe, voire l’humanité) de la Russie et à la fin de libérer la Russie elle- même de son identité non-libérale. Ainsi nous avons l’Ennemi. Un tel ennemi donne au libéralisme une raison d’exister encore. La Russie est ainsi le défi que le passé pré-libéral jette au présent libéral. Sans un tel défi, il n’y a plus de vie dans le libéralisme, plus d’ordre dans le monde, tout se dissout et implose. Avec un tel défi, le géant décadent du mondialisme acquiert une vigueur nouvelle. La Russie est là pour sauver les libéraux.

    A cette fin, la Russie doit idéologiquement être représentée comme quelque chose de pré- libérale. Il doit s’agir d’une Russie communiste, fasciste ou au moins national-bolcheviste. C’est la règle idéologique. Au-delà de combattre la Russie ou de juste considérer la possibilité de la combattre, il existe une tâche plus profonde qui consiste à qualifier idéologiquement la Russie. Cela se fera de l’intérieur et de l’extérieur. Ils essaieront de contraindre la Russie à accepter le communisme ou le nationalisme ou bien traiteront la Russie comme si elle était communiste ou nationaliste. C’est le jeu de la représentation.

    La Russie post-libérale : la première guerre de la Quatrième Théorie Politique

    En conclusion, je propose ce qui suit.

    Nous devons consciencieusement combattre toute tentative visant à représenter la Russie comme une puissance pré-libérale. Nous ne devons pas laisser les libéraux se sauver de leur fin qui s’approche fatalement. Nous ne devons pas retarder cette fin mais l’accélérer. A cette fin, nous devons présenter la Russie non comme une entité pré-libérale mais comme une force révolutionnaire post-libérale combattant en faveur d’un futur alternatif pour tous les peuples de la planète. La guerre russe ne se fera pas pour les intérêts nationaux russes mais pour le monde multipolaire juste, pour la dignité authentique et la véritable liberté positive, non pas la liberté « par rapport à » mais la liberté « pour ». Dans cette guerre, la Russie deviendra le modèle de la défense de la Tradition, des valeurs conservatrices organiques et de la libération réelle de la société ouverte et de ses bénéficiaires : l’oligarchie financière mondiale. Cette guerre n’est pas contre les Ukrainiens ou une partie des Ukrainiens, ni contre l’Europe. C’est une guerre contre le (dés)ordre libéral mondial et nous n’allons pas sauver le libéralisme mais l’abattre une fois pour toutes. La Modernité était fausse pour l’essentiel. Nous sommes au stade terminal de la Modernité. Cela signifie la fin réelle de ceux qui ont fait de la Modernité leur propre destin ou qui l’ont inconsciemment laissé faire. En revanche, cela sera un nouveau commencement pour ceux qui sont du côté de la vérité éternelle de la Tradition, de la Foi, de l’essence humaine spirituelle et immortelle.  Le combat le plus important actuellement est le combat pour la Quatrième Théorie Politique. C’est l’arme qui nous permettra d’empêcher que l’on représente Poutine comme les libéraux le voudraient. A l’aide de cette arme, nous pourrons réaffirmer que la Russie est la première puissance idéologique post-libérale combattant contre le libéralisme nihiliste pour le salut d’un futur ouvert, multipolaire et réellement libre.

    Alexandre Douguine (The fourth political theory, 12 mars 2014)

     

     

    La guerre à venir comme concept

    La guerre contre la Russie est actuellement la problématique la plus discutée en Occident. Il ne s’agit encore que d’une suggestion et d’une possibilité. Cela peut devenir une réalité en fonction des décisions prises par les différentes parties impliquées dans le conflit ukrainien (Moscou, Washington, Kiev, Bruxelles). Je n’entends pas discuter ici tous les aspects de ce conflit ainsi que son histoire. J’aimerais proposer à la place une analyse de ses racines idéologiques profondes. Ma vision des principaux événements s’appuie sur la Quatrième Théorie Politique dont j’ai exposé les principes dans mon ouvrage du même nom (publié en français aux éditions Ars Magna). Je ne vais ainsi pas étudier la guerre de l’Occident contre la Russie en évaluant ses risques, dangers, problèmes, coûts et conséquences mais plutôt sa signification idéologique à l’échelle du monde. Je vais ainsi réfléchir sur le sens d’une telle guerre et non sur la guerre elle-même (réelle ou virtuelle).

    L’essence du libéralisme

    L’Occident moderne ne connaît qu’une seule et unique idéologie dominante : le libéralisme. Il en  existe  bien  des  formes  aux  nombreuses  nuances  mais  l’essence  demeure  toujours identique. La structure interne fondamentale du libéralisme est composée des principes axiomatiques suivants :

    • -Individualisme anthropologique (l’individu est la mesure de toute chose) ;
    • -Progressisme (le monde se dirige vers un futur meilleur, le passé est toujours pire que présent) ;
    • -Technocratie  (le  développement  technologique  et  sa  performance  effective  sont  perçuscomme les meilleurs outils pour juger de la nature d’une société) ;
    • -Eurocentrisme (les sociétés euro-américaines sont considérées comme l’unité de mesurefondamentale pour le reste de l’humanité) ;
    • -L’économie  comme  destin  (l’économie  basée  sur  le  libre  marché  est  l’unique  modèleéconomique valable, toutes les autres alternatives sont à réformer ou à détruire) ;
    • -La démocratie comme règne des minorités (qui se défendent contre la majorité qui seraittoujours prompte à dégénérer en totalitarisme ou en « populisme ») ;
    • -La  classe  moyenne  est  le  seul  acteur  social  existant  et  devient  la  norme  universelle(indépendamment du fait que la personne ait déjà atteint ce statut ou soit sur le point de l’atteindre) ;
    • -Un monde unique, mondialisme (les êtres humains sont essentiellement identiques. Il ne peut exister  que  des  différences  individuelles.  Le  monde  devrait  être  unifié  sur  une  baseindividualiste : cosmopolitisme, citoyenneté mondiale).

    Telles sont les valeurs centrales du libéralisme, qui n’est qu’une des trois tendances nées de la philosophie des Lumières, aux côtés du communisme et du fascisme, qui ont proposé des interprétations alternatives de l’esprit authentique de la Modernité. Au cours du XXème siècle, le libéralisme a vaincu ses deux rivaux et acquis, après 1991, le rôle d’unique idéologie dominante à l’échelle mondiale. Au Royaume du libéralisme, la seule liberté de choix était entre le libéralisme de gauche ou d’extrême gauche ou bien entre le libéralisme de droite ou d’extrême droite. Le libéralisme agissait ainsi comme le système opérationnel des societies occidentales et de toutes les sociétés placées sous l’influence de l’Occident. Le libéralisme est ainsi devenu à partir d’un certain moment le dénominateur commun à tout discours politiquement correct, le critère permettant de distinguer les discours acceptés par l’idéologie dominante de ceux rejetés dans la marginalité. La sagesse populaire est elle-même devenue libérale.

    Sur un plan géopolitique, le libéralisme s’est inscrit dans un modèle américano-centré où les anglo-saxons constituaient le coeur et où l’OTAN, le partenariat atlantiste entre l’Europe et l’Amérique, représentait le noyau stratégique du système de sécurité mondiale. La sécurité du monde était assimilée à la sécurité de l’Occident et, en dernière instance, à la sécurité de l’Amérique. Le libéralisme n’est ainsi pas qu’un pouvoir idéologique mais également un pouvoir politique, militaire et stratégique. L’OTAN est profondément libéral. Il défend les sociétés libérales. Il combat pour le libéralisme.

    Le libéralisme comme nihilisme

    Un élément de l’idéologie libérale est responsable de sa crise actuelle. Le libéralisme est profondément nihiliste dans ses fondements mêmes. L’ensemble des valeurs défendues par le libéralisme est lié à l’idée centrale de liberté, de libération. Cependant, la liberté dans la vision libérale est essentiellement une catégorie négative : on exige d’être libre par rapport à (John Suart Mill), et non pas d’être libre pour. Cela n’est pas un point secondaire, il s’agit de l’essence même du libéralisme.

    Le libéralisme est une lutte contre toute forme d’identité collective, contre tout type de valeurs, projets, stratégies, buts et fins qui s’établiraient sur une base collectiviste, ou à tout le moins non-individualiste. C’est la raison pour laquelle l’un des plus importants théoriciens du libéralisme, Karl Popper (suivant Friedrich van Hayek), affirme dans son important livre « La société ouverte et ses ennemis » (considéré par George Soros comme sa bible personnel) que les libéraux doivent combattre toute idéologie ou philosophie politique (de Platon et Aristoteà  Hegel  et  Marx)  qui  proposerait  aux  sociétés  humaines  un  but  commun,  une  valeur commune, un sens commun. Tout but, toute valeur, tout sens doit être, dans la société libérale (la « société ouverte »), strictement individuel. Les ennemis de la « société ouverte » (toute la société occidentale post-guerre froide qui est considérée comme la norme de référence pour le reste du monde est précisément ce modèle libéral de société ouverte) sont ainsi faciles à identifier. Les ennemis principaux sont le communisme et le fascisme qui sont tous deux issus de la philosophie des Lumières et basés sur un concept fondateur non-individuel : la classe dans le marxisme, la race dans le national-socialisme, l’Etat national dans le fascisme. Le sens du combat libéral contre les alternatives modernes (fascisme ou communisme) est par ailleurs assez évident. Les libéraux prétendent libérer la société du fascisme et du communisme, des deux versions majeures du totalitarisme (explicitement non-individualiste). Le combat du libéralisme pour la liquidation des sociétés non-libérales est assez significatif : le libéralisme acquiert son sens par l’existence même d’idéologies qui se refusent à admettre l’individu comme valeur suprême. Il apparaît clairement contre quoi le combat a lieu, de quoi il faut se libérer. Le fait que la liberté telle que la conçoivent les libéraux est essentiellement une catégorie négative n’est ici pas clairement perçu. L’ennemi est ici et maintenant. Ce fait réel donne au libéralisme son contenu concret. Il est des sociétés « non ouvertes » et leur existence même suffit à justifier le processus de libération.

    La période unipolaire : la menace d’implosion

    En 1991, la chute de l’URSS, le dernier opposant au libéralisme occidental, a amené certains idéologues occidentaux à proclamer la fin de l’Histoire (p. ex : Francis Fukuyama). Assez logiquement : il n’y avait plus d’ennemi direct de la « société ouverte » et donc plus d’histoire au sens de la modernité, à savoir une lutte entre trois idéologies politiques (libéralisme, communisme, fascisme) pour l’héritage des Lumières. En termes stratégiques, ce fut le moment unipolaire (Charles Krauthammer). Cette période (1991-2014, avec en point d’orgue les attaques de Ben Laden sur le World Trade Center) fut réellement la période de domination mondiale du libéralisme. Les axiomes du libéralisme étaient acceptés par les principaux acteurs  géopolitiques,  y  compris  la  Chine  (dans  son  économie)  et  la  Russie  (dans  son idéologie, son économie et son système politique). Il y avait alors des libéraux, des libéraux en devenir, des « pas assez » libéraux et ainsi de suite. Les exceptions réelles et explicites étaient rares (Iran, Corée du Nord). Le monde devint libéral par ses axiomes idéologiques.

    Cela a été précisément le moment le plus important dans l’histoire du libéralisme. Il a vaincu ses ennemis mais les a en même temps perdus. Le libéralisme est essentiellement une libération, une lutte contre ce qui n’est (pas encore ou pas du tout) libéral. Le libéralisme a ainsi acquis son contenu, sa signification réelle par ses ennemis. Lorsque le choix porte entre la  non-liberté  (représentée  par  une  société  totalitaire  donnée)  et  la  liberté,  beaucoup choisissent la liberté sans se demander sur quoi porte cette liberté. Lorsque des sociétés non- libérales existent, le libéralisme est positif. Il commence à manifester son essence négative qu’après sa victoire.

    Après sa victoire en 1991, le libéralisme est entré dans sa phase implosive. Il est resté seul, sans ennemi à combattre, après avoir vaincu le communisme et le fascisme. Ce fut alors le moment pour débuter une lutte interne, une purge au sein même des sociétés libérales pour les débarrasser de tout élément non-libéral (le sexisme et les inégalités entre les sexes, le politiquement incorrect, toute dimension non-libérale qui imprègne des institutions comme l’Etat, l’Eglise et ainsi de suite). Le libéralisme a un besoin permanent d’ennemis pour s’en libérer. Autrement, il perd son contenu, son nihilisme implicite devient trop évident. Le triomphe absolu du libéralisme est sa mort.

    C’est tout le sens idéologique de la crise financière du début des années 2000 et de 2008. Les succès et non les échecs de cette nouvelle économie totalement financiarisée (le turbocapitalisme selon G. Lytwak) sont responsable de son effondrement. La liberté de faire tout ce qu’il vous plaît – mais uniquement au niveau individuel – provoque l’implosion de la personnalité. L’humain passe dans le monde de l’infra-humain, dans le domaine infra- individuel. Il rencontre là la virtualité. Être libéré de tout est un rêve infra-individuel ; c’est l’évaporation de l’humain. L’Empire du Néant est le dernier mot de la victoire totale du libéralisme. Le post-modernisme prépare le terrain de ce cycle infini de non-sens auto- référencé et post-historique.

    L’Occident en quête de l’Ennemi

    Vous  pourriez  vous  demander  maintenant :  mais  en  quoi  tout  ceci  concerne  la  guerre (présumée) à venir contre la Russie ? Je suis à présent prêt à répondre.

    Le libéralisme l’a emporté au niveau mondial. C’est un fait depuis 1991. Et il a commencé immédiatement à imploser. Il est arrivé à son stade terminal et a commencé à se liquider lui- même. L’immigration de masse, le choc des cultures et des civilisations, la crise financière, le terrorisme virtuel, la montée de l’ethnisme sont les marques d’un chaos qui s’approche. Ce chaos met en danger l’ordre, n’importe quel type d’ordre dont l’ordre libéral lui-même. Plus le libéralisme s’impose, plus il s’approche de sa fin, et donc de la fin du monde présent. Nous avons ici affaire à l’essence nihiliste de la philosophie libérale, où le néant apparaît comme le principe ontologique interne à la « liberté par rapport à ». L’anthropologue allemand Arnold Gehlen a justement défini l’homme comme une créature déficiente (Mängelwesen). L’homme en lui-même n’est rien. Tout ce qui compose son identité est issu de la société, de l’histoire, du peuple, de la politique. L’homme serait confronté au néant s’il retournait à sa pure essence. Cet abîme est dissimulé derrière des débris fragmentés de sentiments, des pensées vagues, des désirs obscurs. Derrière le voile fin de la virtualité des émotions infra-humaines ne se trouve qu’une pure obscurité. Ainsi, la découverte explicite du fondement nihiliste de la nature humaine  est  la  dernière  réalisation  du  libéralisme,  mais  aussi  son  ultime.  Cela  signifie également la fin pour ceux qui utilisent le libéralisme dans leur propre intérêt, qui sont les bénéficiaires   de   l’expansion   libérale,   les   maîtres   de   la   mondialisation.   Tout   ordre s’effondrerait devant un nihilisme aussi impérieux. L’ordre libéral également.

    Les bénéficiaires du libéralisme ont ainsi besoin de prendre un certain recul afin de sauver leur domination. Le libéralisme doit acquérir son sens en affrontant à nouveau une société non-libérale. Faire un pas en arrière est l’unique façon de sauver les restes de l’ordre, de sauver le libéralisme de lui-même. La Russie de Poutine apparaît alors à l’horizon. Ni antilibérale, ni totalitaire, ni nationaliste, ni communiste, mais plutôt pas encore assez libérale, pas totalement libéral-démocrate, insuffisamment cosmopolite, pas assez radicalement anti- communiste. Mais sur la voie de devenir libérale, pas à pas, dans un processus gramscien d’ajustement de l’hégémonie (Transformismo). Dans l’agenda mondial du libéralisme (USA, OTAN), il y a un besoin d’un nouvel acteur, d’une Russie qui justifierait l’ordre dans le camp libéral, qui aiderait à mobiliser l’Occident en train de s’effondrer en raison de ses problèmes internes, qui repousserait l’irruption inévitable du nihilisme interne du libéralisme, le sauvant ainsi de sa logique fin apocalyptique. C’est pourquoi tous ces gens ont un besoin impérieux de Poutine, de la Russie, de la guerre. C’est la seule manière de prévenir le chaos en Occident et de sauver les restes de son ordre. Le rôle idéologique de la Russie est de justifier l’existence du libéralisme, car la Russie est l’ennemi qui donne un sens au combat pour la « société ouverte », qui l’aide à se consolider et à s’affirmer.

    L’Islam radical (Al-Qaeda) était l’autre candidat pour ce rôle mais un tel ennemi manquait d’envergure.  Il  a  été  utilisé  à  un  niveau  uniquement  local.  Il  a  permis  de  justifier l’intervention en Afghanistan, l’occupation de l’Irak, le renversement de Kadhafi, et la provocation de la guerre civile en Syrie. L’islam radical était cependant trop faible et idéologiquement primitif pour constituer le défi réel dont les libéraux ont besoin. La Russie – ennemi géopolitique traditionnel des anglo-saxons – est un adversaire bien plus sérieux. Elle répond correctement à toutes les exigences : l’histoire et la mémoire de la guerre froide sont encore présentes dans les esprits et la haine de la Russie peut se susciter à l’aide de moyens relativement faibles. Pour cette raison, je pense que la guerre contre la Russie est possible. Elle est idéologiquement nécessaire en tant que moyen ultime de repousser l’implosion finale de l’Occident libéral. Un pas en arrière.

    Sauver l’ordre libéral

    En regardant les différents niveaux du concept de « guerre contre la Russie », je suis à même de soulever différents points.

    1) La guerre contre la Russie aide à différer le désordre général au niveau mondial. La majorité  des  pays  participant  à  l’économie  libérale,  qui  partagent  les  axiomes  et  les institutions de la démocratie libérale et qui dépendent ou sous directement contrôlés par les Etats-Unis ou l’OTAN pourront une nouvelle fois s’unir sous la bannière de l’Occident libéral dans son combat contre le non-libéral Poutine. Cette guerre servira à réaffirmer le libéralisme comme une identité positive au moment même où cette identité se dissout en raison de son essence nihiliste.

    2) La guerre contre la Russie renforcera l’OTAN et surtout ses membres européens qui seront obligés encore une fois de considérer que l’hyperpuissance américaine est positive et utile plutôt que d’y voir un reste obsolète de la guerre froide. Dans la peur de l’arrivée des méchants Russes, les Européens se sentiront à nouveau loyaux envers leur sauveur états- unien. Le rôle des Etats-Unis au sein de l’OTAN en sera d’autant plus renforcé.

    3) L’UE est en train de s’effondrer. La menace générale représentée par la Russie pourrait prévenir une éventuelle scission en mobilisant les peuples pour leur faire défendre encore une fois leurs libertés et leurs valeurs menacées par l’Empire de Poutine.

    4) L’Ukraine et la junte de Kiev ont besoin de la guerre pour justifier et couvrir toutes les forfaitures commises au niveau juridique et constitutionnel, pour suspendre la démocratie (qui entraverait leur domination dans les districts du sud-est majoritairement pro-russes) et pour installer un ordre nationaliste par des moyens extrêmes.

    Le seul pays qui ne souhaite pas la guerre est la Russie. Cependant, Poutine ne peut laisser un gouvernement radicalement anti-russe gouverner un pays dont la moitié de la population est russe et qui est composé de nombreuses zones pro-russes. S’il laissait faire, il en serait fini de lui sur la scène internationale comme sur la scène de la politique intérieure. Il accepte donc la guerre à contrecœur. Une fois entrée en guerre, il n’y aura d’autre solution pour la Russie que la victoire. Je n’aime pas spéculer sur les aspects stratégiques de la guerre. Je laisse ça à des experts qualifiés. Je voudrais formuler plusieurs idées concernant la dimension idéologique de cette guerre.

    La représentation de Poutine

    Cette guerre contre la Russie est le dernier effort pour sauver le libéralisme de l’implosion. En ce sens, les libéraux doivent définir idéologiquement la Russie de Poutine comme l’ennemie de  la  société  ouverte.  Il  n’existe  que  trois  entrées  dans  le  dictionnaire  des  idéologies modernes : le libéralisme, le communisme et le fascisme (nazisme). Il est assez clair que le libéralisme est représenté par tout sauf la Russie (Etats-Unis, OTAN, Euromaïdan, la junte de Kiev).  Il  reste  donc  le  communisme  et  le  fascisme.  Ainsi  Poutine  est  un  Soviet,  un communiste  du  KGB.  Cette  image  sera  vendue  à  la  frange  la  plus  stupide  du  public occidental. Certains aspects de la réaction patriotique de la population ukrainienne pro-russe et anti-banderiste pourront cependant confirmer cette idée (défense des monuments de Lénine, des portraits de Staline et de la mémoire de la seconde guerre mondiale). Le nazisme et le fascisme sont trop éloignés de Poutine et de la Russie moderne, mais le nationalisme et l’impérialisme russes seront invoqués dans la construction de l’image du grand Satan. Ainsi Poutine est nationaliste, fasciste et impérialiste. Cela fonctionnera sur d’autres occidentaux. Poutine peut aussi être les deux à la fois, communiste et fasciste en même temps, il sera ainsi dépeint comme un national-bolcheviste (mais cela sera un peu compliqué à vendre au public occidental post-moderne complètement ignorant). En réalité, il est évident que Poutine n’est rien de tout cela, ni communiste, ni fasciste, ni les deux. Il est politiquement réaliste (au sens que ce terme a dans les relations internationales, c’est pourquoi il apprécie Kissinger et que Kissinger l’apprécie en retour). Il n’a aucune idéologie d’aucune sorte. Mais il sera obligé de composer avec sa représentation idéologique. Il n’a pas le choix car telles sont les règles du jeu. Au cours de la guerre, Poutine fera l’objet de représentations et c’est là l’aspect le plus intéressant et passionné de la situation.

    Les  libéraux  vont  principalement  tenter  de  définir  Poutine  idéologiquement  comme  une ombre du passé, un vampire « qui parfois revient ». C’est la véritable raison du recul visant à prévenir l’implosion finale du libéralisme. Le message principal sera que le libéralisme est réellement en vie et plein de force car il y a encore quelque chose dans le monde dont nous devons  nous  libérer.  La  Russie  deviendra  l’objet  de  la  libération.  Le  but  est  de  libérer l’Ukraine (et l’Europe, voire l’humanité) de la Russie et à la fin de libérer la Russie elle- même de son identité non-libérale. Ainsi nous avons l’Ennemi. Un tel ennemi donne au libéralisme une raison d’exister encore. La Russie est ainsi le défi que le passé pré-libéral jette au présent libéral. Sans un tel défi, il n’y a plus de vie dans le libéralisme, plus d’ordre dans le monde, tout se dissout et implose. Avec un tel défi, le géant décadent du mondialisme acquiert une vigueur nouvelle. La Russie est là pour sauver les libéraux.

    A cette fin, la Russie doit idéologiquement être représentée comme quelque chose de pré- libérale. Il doit s’agir d’une Russie communiste, fasciste ou au moins national-bolcheviste. C’est la règle idéologique. Au-delà de combattre la Russie ou de juste considérer la possibilité de la combattre, il existe une tâche plus profonde qui consiste à qualifier idéologiquement la Russie. Cela se fera de l’intérieur et de l’extérieur. Ils essaieront de contraindre la Russie à accepter le communisme ou le nationalisme ou bien traiteront la Russie comme si elle était communiste ou nationaliste. C’est le jeu de la représentation.

    La Russie post-libérale : la première guerre de la Quatrième Théorie Politique

    En conclusion, je propose ce qui suit.

    Nous devons consciencieusement combattre toute tentative visant à représenter la Russie comme une puissance pré-libérale. Nous ne devons pas laisser les libéraux se sauver de leur fin qui s’approche fatalement. Nous ne devons pas retarder cette fin mais l’accélérer. A cette fin, nous devons présenter la Russie non comme une entité pré-libérale mais comme une force révolutionnaire post-libérale combattant en faveur d’un futur alternatif pour tous les peuples de la planète. La guerre russe ne se fera pas pour les intérêts nationaux russes mais pour le monde multipolaire juste, pour la dignité authentique et la véritable liberté positive, non pas la liberté « par rapport à » mais la liberté « pour ». Dans cette guerre, la Russie deviendra le modèle de la défense de la Tradition, des valeurs conservatrices organiques et de la libération réelle de la société ouverte et de ses bénéficiaires : l’oligarchie financière mondiale. Cette guerre n’est pas contre les Ukrainiens ou une partie des Ukrainiens, ni contre l’Europe. C’est une guerre contre le (dés)ordre libéral mondial et nous n’allons pas sauver le libéralisme mais l’abattre une fois pour toutes. La Modernité était fausse pour l’essentiel. Nous sommes au stade terminal de la Modernité. Cela signifie la fin réelle de ceux qui ont fait de la Modernité leur propre destin ou qui l’ont inconsciemment laissé faire. En revanche, cela sera un nouveau commencement pour ceux qui sont du côté de la vérité éternelle de la Tradition, de la Foi, de l’essence humaine spirituelle et immortelle.  Le combat le plus important actuellement est le combat pour la Quatrième Théorie Politique. C’est l’arme qui nous permettra d’empêcher que l’on représente Poutine comme les libéraux le voudraient. A l’aide de cette arme, nous pourrons réaffirmer que la Russie est la première puissance idéologique post-libérale combattant contre le libéralisme nihiliste pour le salut d’un futur ouvert, multipolaire et réellement libre.

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