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Géopolitique - Page 36

  • La recherche-développement militaire américaine : vecteur de domination mondiale...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Sylvain Gimberlé, cueilli sur Infoguerre et consacré à l'effort considérable fourni par les Etats-Unis en matière de recherche et développement dans le domaine militaire et à ses retombées...

     

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    La recherche-développement militaire américaine : vecteur de domination mondiale

    Les USA à l’orée de la 2ème Guerre Mondiale ne disposent pas réellement d’industries de l’armement à l’instar de nombreux autres pays. Tout au long de la guerre les USA vont véritablement devenir l’arsenal des Alliés et pour pourvoir à cet effort gigantesque l’État américain va investir énormément aussi bien dans l’outil de production que dans tous les domaines de la recherche scientifique. Ceci s’appelle de nos jours R&D. À la fin du conflit il leur a fallu continuer cet effort pour tenter d’être toujours devant l’URSS. Pendant quarante-cinq ans cela leur a ainsi permis d’être le leader incontesté du bloc occidental en tirant vers le haut non seulement leur économie mais également celles de leur bloc. Avec l’effondrement de l’URSS, les USA sont devenus la superpuissance mondiale aussi bien militairement qu’économiquement. Voulant garder leur leadership mondial ils se doivent de maintenir leur effort de R&D militaire car qui dispose de la plus forte armée peut contraindre à sa guise aussi bien physiquement que par pression diplomatique. Néanmoins cet effort économique en terme de R&D militaire, même s’il draine des fonds et des moyens humains et industriels spectaculaires, peut aussi bien être vu comme un manque d’investissements dans des domaines de R&D civile tout en sachant que nombre de technologies militaires se retrouvent dans le civil mais que la réciproque est vraie également de plus en plus.

    La R&D se décompose en trois domaines essentiellement, à savoir la recherche fondamentale, la recherche appliquée et le développement expérimental (définition établie par l’OCDE). Cependant les moyens humains, industriels et surtout financiers qu’ils octroient à leur R&D ne sont pas répartis de façon homogène sur tous les Departments. De plus le budget fédéral et les entreprises civiles ne contribuent pas financièrement de la même manière selon les secteurs d’activités comme la santé, l’énergie, l’espace, les télécommunications etc… Pour cela ils ont dû et doivent encore consacrer une part importante de leurs dépenses fédérales (environ 4% en moyenne sur les 20 dernières années) à la R&D. Le résultat est qu’ils dépensent dans le domaine militaire plus que tous les autre pays au monde réunis et la tendance s’est encore accentuée depuis les attentats du 11 septembre 2001 et avec l’invasion de l’Afghanistan puis de l’Irak qui ont nécessités des investissements massifs. Le budget du DoD a ainsi presque doublé en dix ans. La R&D militaire américaine a donc fortement augmenté car l’investissement en R&D est resté quasiment stable en pourcentage du budget fédéral. Le budget fédéral alloué au DoD représente ainsi 20% du budget total de l’État américain. La R&D militaire américaine est essentiellement tournée vers le développement, le test et l’évaluation de systèmes d’armes avec 80% des dépenses en R&D du DoD qui représentent 60% de la R&D fédérale des USA. Cependant 66% de la R&D totale des USA (État + entreprises privées) proviennent du secteur privé et le budget fédéral en R&D ne représente que 27% des dépenses totale en R&D. Ces 27% sont drainés à 97% par huit ministères et agences. Il reste ainsi près de 40% du budget fédéral américain alloué aux dépenses civiles même si certaines des découvertes de part et d’autres peuvent trouver des applications dans le civil et le militaire.

    L’émergence d’une R&D civile de plus en plus indépendante de la R&D militaire a commencé avec la course à l’espace, dans les années 60, que se livraient les USA et l’URSS. Même si cette R&D pouvait avoir des répercussions dans le domaine militaire, ce dernier n’en était plus l’unique bénéficiaire. Les recherches dans les secteurs de la santé, des télécommunications, de la biologie, de l’énergie etc… ont nécessité des dépenses que n’était pas capable d’assumer seul l’État fédéral et donc des entreprises privées ont été mises a contribution pour faire avancer les recherches. Mais l’État fédéral et les entreprises du secteur privé ne pouvaient plus à ce moment là investir dans la R&D sans un retour sur investissement à court ou moyen terme. Ils ont donc commencé à faire de la R&D à fin duale (à des fins civiles et militaires) afin de pouvoir adapter rapidement d’un domaine à l’autre les recherches qui aboutissaient. Pour le long terme elles privilégiaient la R&D militaire qui nécessite des investissements plus lourds et est donc plus longue à amortir et pour le court terme de la R&D civile.

    Ainsi même si le DoD reste aujourd’hui le ministère bénéficiant des plus gros investissements en R&D de l’État américain, il n’est plus celui qui donne les avancées les plus significatives dans la recherche. Pour qu’il y ait des transferts de technologies du domaine militaire au domaine industriel civil, il faut que non seulement le DoD finance des programmes et projets d’armement mais aussi que les entreprises privées qui travaillent en collaboration avec lui aient suffisamment de ressources humaines, matérielles et financières pour pouvoir honorer ces programmes. Les firmes privées aux USA disposent de près de 80% des chercheurs ce qui leur confère une grande capacité à innover et à proposer des solutions rapidement aux exigences du DoD. Cette capacité en R&D des entreprises américaines se retrouve pour plus de 70% dans le secteur de l’industrie contre 13% dans les universités. Cela montre la forte compétitivité des entreprises américaines par rapport aux entreprises d’autres pays. En effet elles peuvent à la fois innover tester et mettre en production beaucoup de programmes en même temps. Elles ont donc tout intérêt à investir dans la R&D puisque plus elles auront d’avance technologique, plus elles auront la possibilité de décrocher des contrats du DoD.

    En outre le DoD a d’autres instruments pour favoriser les investissements des firmes dans la R&D militaire. L’un de ceux-ci est la R&D dite indépendante, ou IR&D. L’IR&D est une R&D conduite à l’initiative des firmes d’armement, en dehors de leurs contrats courants, sans contrôle et sans financement direct du DoD. Le contractant finance au départ lui-même l’entièreté des dépenses, mais il sait qu’une partie de celles-ci pourront ultérieurement être imputées comme coûts indirects dans les contrats conclus avec le DoD. Ainsi grâce à l’IR&D les entreprises sont encore plus fortement incitées à investir en R&D et c’est pour cela que c’est dans l’industrie que les investissements en R&D sont les plus massifs. C’est pour maintenir ce haut niveau d’IR&D et ainsi défendre leur position a commencé une vague de fusions-acquisitions dans les années 80-90 et qui se poursuit de nos jours.

    Beaucoup de firmes concurrentes travaillent sur les mêmes projets (ce qui stimule les entreprises) et pour maintenir les investissements en R&D il faut réaliser des économies de fonctionnement et d’échelle. Les retombées de la R&D miliaire américaine sont profitables au domaine civil en cela qu’il stimule les entreprises et permet des investissements privés massifs dans l’industrie. En contrepartie ce sont des investissements qui ne sont pas mis dans d’autres secteurs de recherche et c’est alors au budget fédéral d’investir dans la R&D civile. Les investissements en R&D liés à la conquête spatiale ont fait progresser les STIC de façon significative avec toutes les découvertes qui en découlent telles la mise en orbite des satellites, le radioguidage ou encore la navigation GPS. Même si les crédits alloués à la R&D STIC civile sont plus importants en Europe qu’aux USA, quand on regarde les crédits alloués à la R&D STIC militaire, les USA sont largement en tête car la majorité des crédits publics en R&D STIC bénéficiant aux entreprises relève des crédits de défense. En effet l’investissement de crédits publics en R&D STIC aux USA représente 60% des investissements de la R&D fédérale et est réalisé majoritairement par le DoD. Ceci a pour conséquence que le ratio R&D STIC entreprises / R&D STIC fonds publics n’est que de 4,2 aux USA alors qu’il est plus important en Europe ou encore au Canada.

    Un projet néanmoins a eu un développement particulier à partir des années 60, à savoir l’ARPANET l’ancêtre d’Internet. En effet même s’il a été développé par le DARPA, ce réseau informatique a relié en premier des universités pour faciliter l’échange de données. Le réseau évoluant suite au succès rencontré, il fut décidé en 1980 de le scinder en deux réseaux : l’un militaire, l’autre universitaire. Ce dernier a continué à grandir, s’est connecté à d’autres réseaux et ainsi petit à petit a donné l’Internet que tout le monde connaît et qui est de nos jours indispensable dans notre quotidien et dont la majorité des serveurs mondiaux sont situés sur le sol américain. Les USA ont donc compris très tôt que le monde, se rétrécissant grâce aux télécommunications, il allait être nécessaire de faire de gros investissements militaires dans les STIC pour à la fois conserver leur force militaire en C3I et leur contrôle civil de l’Internet ; les deux assurant leur maîtrise de l’information et ainsi leur hégémonie. Au sein même des STIC la part réservée à la cybersécurité va croissante depuis le 11 septembre 2001. En effet l’acquisition d’informations ainsi que la maîtrise de sa propre information fournissent le moyen d’avoir en permanence un coup d’avance et ainsi de posséder un atout maître dans sa prise de décision que cela soit au niveau stratégique, opératif ou encore tactique.

    C’est par des investissements massifs en R&D que les USA peuvent encore conserver l’avance technologique militaire dont ils ont besoin pour influer sur la géopolitique mondiale. Ces efforts n’ont pas été, au fil du temps, axés sur les mêmes priorités avec notamment depuis la chute de l’URSS des dotations en R&D à la fois dans l’armement mais aussi dans le domaine de la santé. Celui-ci est d’ailleurs le premier poste de dépense fédéral de nos jours (environ 22%), bien que le budget du DoD soit juste derrière avec 20%. L’industrie civile est grandement stimulée car près de 80% des chercheurs sont dans les entreprises ce qui leur donne une immense capacité d’innovation qui se retrouve pour 70% dans l’industrie et ainsi a permis jusqu’à présent au DoD de maintenir l’avance technologique militaire des USA. Cependant les dépenses en R&D de l’État dans les universités pour la recherche fondamentale et les investissements dans le domaine de la santé ne compensent que faiblement les fonds pour les STIC.

    Les investissements en R&D militaire des USA sont donc un immense atout pour leur économie et un vecteur de domination mondiale car massifs et réalisés aussi bien par les entreprises que par l’État. De nos jours, ces investissements sont essentiellement concentrés dans les STIC afin que les USA puissent garder l’avance qu’ils ont dans la maîtrise de l’information. En effet ces derniers savent que la Chine et l’Inde rattrapent à grande vitesse leur retard dans ce domaine et que ces pays essaieront à court terme de leur ravir cette maîtrise de l’information qui est l’arme du XXIème siècle.

    Sylvain Gemberlé (Infoguerre, 25 janvier 2015)

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  • Faut-il revoir nos choix diplomatiques et militaires ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une chronique percutante d'Éric Zemmour sur RTL, datée du 22 janvier 2015 et consacrée aux incohérences de notre politique diplomatique et militaire...

     


    Éric Zemmour : "Il faut revoir nos choix... par rtl-fr

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  • Vente d'Alsthom : le dessous des cartes...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean-Michel Quatrepoint au Figaro Vox à propos des suites de la vente d'une partie de l'entreprise Alstom au groupe américain General Electric...

    Journaliste économique, Jean-Michel Quatrepoint a récemment publié Le choc des empires: États-Unis, Chine, Allemagne : qui dominera l'économie-monde ? (Gallimard, 2014).

     

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    Vente d'Alsthom : le dessous des cartes

    Vendredi 19 décembre, dans un complet silence médiatique, les actionnaires d'Alstom ont approuvé à la quasi-unanimité le passage sous pavillon américain du pôle énergie du fleuron industriel. 70% des activités d'Alstom sont donc vendues au conglomérat General Electric (GE). Que cela signifie-t-il concrètement?

    Le protocole d'accord approuvé par Emmanuel Macron en novembre et voté par l'assemblée générale d'Alstom, le 19 décembre, est proprement hallucinant! tant il fait la part belle à Général Electric et ne correspond pas à ce qui avait été négocié et présenté au printemps dernier.

    Au-delà des éléments de langage des communicants et de la défense de Patrick Kron, il s'agit, bel et bien de la vente - oserais-je dire, pour un plat de lentilles - d'un des derniers et des plus beaux fleurons de l'industrie française à General Electric.

    Pour comprendre les enjeux, il faut rappeler quelques faits. Le marché mondial de la production d'électricité, des turbines, est dominé par quatre entreprises: Siemens, Mitsubishi, General Electric et Alstom. Le groupe français détient 20 % du parc mondial des turbines à vapeur. Il est numéro un pour les centrales à charbon et hydrauliques. Alstom Grid, spécialisé dans le transport de l'électricité, est également un des leaders mondiaux. Mais c'est dans le nucléaire qu'Alstom était devenu un acteur incontournable. Avec 178 turbines installées, il couvre 30 % du parc nucléaire mondial. Ses nouvelles turbines, Arabelle sont considérées comme les plus fiables du monde et assurent 60 ans de cycle de vie aux centrales nucléaires. Arabelle équipe les futurs EPR. Mais Alstom a également des contrats avec Rosatom en Russie et avec la Chine pour la livraison de quatre turbines de 1000 MW. Alstom, faut-il le rappeler, assure la maintenance de l'îlot nucléaire des 58 centrales françaises.

    Les activités nucléaires d'Alstom n'étaient-elle pas censées être sanctuarisées?

    Au début des négociations avec GE, celui-ci n'était intéressé que par les turbines à vapeur et notamment à gaz. Dans l'accord du mois d'avril dernier, cette activité était vendue à 100 %, mais trois filiales 50-50 étaient créées. L'une pour les énergies renouvelables, dont l'hydraulique et l'éolien en mer. La deuxième pour les réseaux, Alstom Grid, et la troisième, pour les activités nucléaires. À l'époque, les autorités françaises, par la voix d'Arnaud Montebourg, avaient garanti que ce secteur nucléaire resterait sous contrôle français. Le vibrionnant ministre français est parti et les promesses, c'est bien connu, n'engagent que ceux qui veulent les croire.

    Non seulement le 50-50 est devenu 50 plus une voix pour General Electric, mais le groupe américain détiendra 80 % pour la partie nucléaire. C'est dire que la production et la maintenance des turbines Arabelle pour les centrales nucléaires sera contrôlée par GE.

    Quelles sont les conséquences sur l'industrie française, notamment sur la filière nucléaire?

    On peut dire ce que l'on veut, mais c'est désormais le groupe américain qui décidera à qui et comment vendre ces turbines. C'est lui aussi qui aura le dernier mot sur la maintenance de nos centrales sur le sol français. La golden share que le gouvernement français aurait en matière de sécurité nucléaire n'est qu'un leurre. Nous avons donc délibérément confié à un groupe américain l'avenir de l'ensemble de notre filière nucléaire…

    Pourquoi General Electric qui, il y a un an, n'était intéressé que par les turbines à vapeur a-t-il mis la main sur ce secteur nucléaire?

    Tout simplement, parce que l'énergie est au centre du projet stratégique américain. Et que le nucléaire est une des composantes de l'énergie. Le marché redémarre. Dans les pays émergents, mais aussi en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. General Electric en était absent. Là, il revient en force et acquiert, pour quelque milliards de dollars avec Arabelle, le fleuron des turbines nucléaires.

    Sur le marché chinois, l'un des plus prometteurs, Westinghouse associé à Hitachi, est en compétition face à EDF, Areva et Alstom. Arabelle était un atout pour la filière française. Que se passera-t-il demain si GE négocie un accord avec Westinghouse pour lui fournir Arabelle? C'est donc à terme toute la filière nucléaire française qui risque d'être déstabilisée à l'exportation.

    Cela peut-il également avoir des conséquences diplomatiques et géopolitiques? Lesquelles?

    Oui, et c'est peut-être le plus grave. Les Etats-Unis sont nos alliés, mais il peut arriver dans l'histoire que des alliés soient en désaccord ou n'aient pas la même approche des problèmes, notamment dans la diplomatie et les relations entre États. Est-on sûrs qu'en cas de fortes tensions entre nos deux pays, comme ce fut le cas sous le Général de Gaulle, la maintenance de nos centrales nucléaires, la fourniture des pièces détachées seront assurées avec célérité par la filiale de GE?

    En outre, on a également oublié de dire qu'il donne à GE le monopole de la fourniture de turbines de l'ensemble de notre flotte de guerre. D'ores et déjà, le groupe américain fournit près de la moitié des turbines à vapeur de notre marine, à travers sa filiale Thermodyn du Creusot. Alstom produit le reste, notamment les turbines du Charles de Gaulle et de nos quatre sous-marins lanceurs d'engins. Demain, GE va donc avoir le monopole des livraisons pour la marine française. Que va dire la Commission de la concurrence? Monsieur Macron a-t-il étudié cet aspect du dossier?

    Enfin, il est un autre secteur qu'apparemment on a oublié. Il s'agit d'une petite filiale d'Alstom, Alstom Satellite Tracking Systems, spécialisée dans les systèmes de repérage par satellite. Ces systèmes, installés dans plus de 70 pays, équipent, bien évidemment, nos armées, et des entreprises du secteur de la défense et de l'espace. C'est un domaine éminemment stratégique, car il concerne tous les échanges de données par satellite. General Electric récupère cette pépite. Quand on sait les liens qui existent entre la NSA, les grands groupes américains pour écouter, lire, accéder aux données des ennemis, mais aussi des concurrents, fussent-ils alliés, on voit l'erreur stratégique à long terme que le gouvernement vient de commettre. Le ministère de la Défense a t il donné son avis?

    Peut-on aller jusqu'à parler de dépeçage?

    Oui car, ne nous y trompons pas, l'histoire est écrite. Patrick Kron, actuel PDG, s'est félicité que les accords avec les Américains permettront à Alstom de vendre, d'ici à trois ou quatre ans, ses participations dans les trois sociétés communes, dans de bonnes conditions… pour les actionnaires. Ce qui restera d'Alstom, la partie ferroviaire qui aura bien du mal à survivre, reversera de 3 à 4 milliards d'euros aux actionnaires dont Bouygues qui détient 29% et qui souhaitait sortir. En fait on fait porter à Bouygues un chapeau trop grand pour lui. Ce n'est pas la raison principale de cette cession. Ni le fait que la branche énergie d'Alstom ne soit pas rentable ( seules les turbines à gaz depuis le rachat catastrophique de l'activité de ABB en 2000 posent problème ).

    Quelle est alors, selon vous, la véritable raison de cette vente?

    La véritable raison, quoiqu'en disent les dirigeants d'Alstom, c'est la pression judiciaire exercée par la justice américaine qui s'est saisie en juillet 2013 , d'une affaire de corruption, non jugée, en Indonésie pour un tout petit contrat ( 110 milions de dollars ). Tout se passe comme si cette pression psychique, voire physique, sur les dirigeants, la crainte d'être poursuivi, voire emprisonné ( comme ce fut le cas pour un des responsable d'une filiale du groupe aux Etats Unis ) la menace d'amendes astronomiques avaient poussé ces dirigeants a larguer l'activité énergie. Comme par hasard il y avait un acheteur tout trouvé: Général Electric. Ce ne sera jamais que la cinquième entreprise soumise à la vindicte de la justice américaine que ce groupe rachète. Au passage je rappelle que Jeffrey Immelt son PDG est le président du conseil pour l'emploi et la compétitivité mis en place à la Maison Blanche par Obama. Ce qui n'empêche pas GE d'être le champion de l'optimisation fiscale ( Corporate Tax Avoiders ) avec une vingtaine de filiales dans les paradis fiscaux. Sur 5 ans le groupe a déclaré 33,9 milliards de dollars de profits et n'a pas payé un cent d'impôts aux Etats Unis. Outre Atlantique ont dit désormais ce qui est «bon pour GE est bon pour l'Amérique «. Mais ce qui est bon pour GE ne l'est pas forcément pour la France ou l'Europe. A moins de considérer que notre avenir est de devenir une filiale de GE…

    Si on peut comprendre que les actionnaires trouvent leur compte dans cette vente, comment expliquer la passivité des acteurs de la filière nucléaire et surtout de l'Etat?

    On ne peut que s'étonner du peu de réactions des acteurs de la filière nucléaire. Il est vrai que Bercy et l'Élysée ont donné leur feu vert à cette nouvelle version des accords au moment même où EDF et Areva connaissaient une vacance du pouvoir. Chez Areva, Luc Oursel, aujourd'hui décédé, avait quitté de fait les rênes à la fin de l'été. Chez EDF, François Hollande et Emmanuel Macron ont décidé seuls, contre l'avis de Manuel Valls et de Ségolène Royal, de ne pas renouveler Henri Proglio et de le remplacer par Jean-Bernard Lévy. Un patron de qualité, unanimement apprécié… chez Thalès. Cette vacance du pouvoir, à un moment crucial, a incontestablement favorisé l'évolution des accords au profit de GE. Une politique de gribouille, puisque Henri Proglio va se retrouver président du Conseil de surveillance… de Thalès. Du grand n'importe quoi. Le moins qu'on puisse dire c'est que l'Élysée et Bercy n'ont pas fait un cadeau de Noël aux nouveaux présidents d'EDF et d'Areva. Le drame de l'appareil d'Etat c'est qu'il est dirigé par Bercy où la fibre industrielle a pratiquement disparu. Soit nous avons des politiques qui ne connaissent l'activité économique qu'à travers le prisme des collectivités locales soit nous avons de jeunes technocrates formés, imprégnés par la mentalité de banquier d'affaires . Un bref passage par Rothshild ou Lazard n'est pas forcément un gage de compétences en industrie…

    L'Europe a-t-elle joué un rôle dans cette affaire?

    Indirectement oui, lorsque Pierre Bilger, en 1999, a racheté une partie des activités de turbines de ABB - un rachat funeste, le groupe français ayant payé fort cher des turbines qui vont se révéler défectueuses - la Commission européenne a exigé qu'Alstom cède une partie de ses actifs dans ce secteur. Et ce, pour éviter une position dominante sur le marché européen. C'est ainsi que General Electric a racheté l'usine de Belfort d'Alstom.

    Que dit le cas Alstom de la désindustrialisation de la France?

    Qu'il y a un lien direct entre la désindustrialisation de la France, son déficit abyssal du commerce extérieur, sa perte d'influence dans le monde, la lente attrition des emplois qualifiés et les désastres industriels à répétition que notre pays a connu depuis vingt ans. De Péchiney à Arcelor, en passant par Bull, Alcatel, la Générale de Radiologie et aujourd'hui Alstom, la liste est longue de nos fleurons industriels qui ont été purement et simplement liquidés par l'absence de vision stratégique de la classe politique et de la haute administration, par la cupidité et l'incompétence de certains dirigeants d'entreprise qui ont fait passer leurs intérêts personnels avant ceux de la collectivité. Oui, il y a bien une corrélation entre l'étrange défaite de 1940, qui vit en quelques semaines l'effondrement de notre pays et celle, plus insidieuse et plus longue, qui voit le délitement de notre appareil industriel.

    Jean-Michel Quatrepoint (Figaro Vox, 5 janvier 2015)

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  • Géopolitique de l'espionnage...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Dan Schiller, cueilli sur le site du Monde diplomatique et consacré à la géopolitique de la surveillance sur les réseaux numériques. L'auteur est professeur en sciences de l'information à l'université de l'Illinois, aux Etats-Unis.

     

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    Géopolitique de l'espionnage

    Les révélations sur les programmes d’espionnage menés par l’Agence nationale pour la sécurité (National Security Agency, NSA) ont entraîné « des changements fondamentaux et irréversibles dans beaucoup de pays et quantité de domaines (1) », souligne Glenn Greenwald, le journaliste du Guardian qui a rendu publiques les informations confidentielles que lui a fournies M. Edward Snowden. A l’automne 2013, la chancelière allemande Angela Merkel et la présidente du Brésil Dilma Rousseff se sont opposées à M. Barack Obama en condamnant les atteintes à la vie privée dont les Etats-Unis s’étaient rendus coupables — et dont elles avaient personnellement été victimes. L’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) a adopté à l’unanimité une résolution reconnaissant comme un droit humain la protection des données privées sur Internet. Et, en juin 2014, le ministère de la justice américain, répondant à l’Union européenne, a promis de soumettre au Congrès une proposition de loi élargissant aux citoyens européens certains dispositifs de protection de la vie privée dont bénéficient les citoyens américains.

    Mais, pour pleinement apprécier l’étendue du retentissement international de l’affaire Snowden, il faut élargir la focale au-delà des infractions commises contre le droit, et examiner l’impact que ces révélations ont sur les forces économiques et politiques mondiales, structurées autour des Etats-Unis.

    Tout d’abord, l’espionnage — l’une des fonctions de la NSA — fait partie intégrante du pouvoir militaire américain. Depuis 2010, le directeur de la NSA est également chargé des opérations numériques offensives, en tant que commandant du Cyber Command de l’armée : les deux organismes relèvent du ministère de la défense. « Les Etats-Unis pourraient utiliser des cyberarmes (...) dans le cadre d’opérations militaires ordinaires, au même titre que des missiles de croisière ou des drones », explique dans le New York Times (20 juin 2014) l’amiral Michael S. Rogers, récemment nommé à ce double poste.

    Ensuite, ce dispositif militaire s’inscrit dans un cadre bien plus large, celui des alliances stratégiques nouées par les Etats-Unis. Depuis 1948, l’accord United Kingdom-United States Communications Intelligence Agreement (Ukusa) constitue le cœur des programmes de surveillance des communications mondiales. Dans ce traité, les Etats-Unis sont nommés « partie première » (first party) et la NSA est spécifiquement reconnue comme la « partie principale » (dominant party). Le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande représentent les « parties secondaires » (second parties). Chacun de ces pays, outre qu’il s’engage à assurer la surveillance des communications dans une région donnée, à partager ses infrastructures avec les Etats-Unis et à mener des opérations communes avec eux, peut accéder aux renseignements collectés selon des modalités fixées par Washington (2).

    Les pays de l’Ukusa — les five eyes cinq yeux »), comme on les appelle parfois — collaboraient dans le cadre de la guerre froide. L’Union soviétique représentait le principal adversaire. Mais, face aux avancées des mouvements anticoloniaux, anti-impérialistes et même anticapitalistes en Asie, en Afrique et en Amérique latine, les Etats-Unis ont étendu leurs capacités de collecte de renseignement à l’échelle mondiale. Les alliances ayant fondé ce système dépassent donc largement le cercle des premiers signataires. Par exemple, à l’est et à l’ouest de l’Union soviétique, le Japon et l’Allemagne comptent parmi les « parties tierces » (third parties) du traité. On notera que, à la suite des révélations de M. Snowden, Mme Merkel a demandé aux Etats-Unis de partager les renseignements dont ils disposent avec l’Allemagne, selon des conditions similaires à celles dont bénéficient les « parties secondaires ». L’administration Obama lui a opposé une fin de non-recevoir.

    L’industrie privée du renseignement public

    Au fil du temps, les membres ayant le statut de « parties tierces » ont évolué ; mais tous disposent d’un accès restreint aux renseignements collectés. Ce fut, pendant un temps, le cas de l’Iran, bien situé pour observer le sud de l’Union soviétique. Après la révolution de 1979, les Etats-Unis durent trouver une solution de remplacement. Ils institutionnalisèrent alors leurs liens avec la République populaire de Chine, avec laquelle les relations s’étaient améliorées depuis la visite secrète de M.Henry Kissinger en avril 1970. La province du Xinjiang apparaissait comme un endroit commode pour espionner les Russes : Deng Xiaoping, le grand artisan de l’ouverture de la Chine à l’économie de marché, autorisa la Central Intelligence Agency (CIA) à construire deux postes de surveillance, à condition qu’ils soient tenus par des techniciens chinois. Opérationnels à partir de 1981, ils fonctionnèrent au moins jusqu’au milieu des années 1990.

    Puisque aucun Etat ne possède de réseau d’espionnage aussi étendu que celui des Etats-Unis, l’argument selon lequel « tous les pays font la même chose » ne tient pas la route. Des satellites, dans les années 1950, jusqu’aux infrastructures numériques, les Etats-Unis ont modernisé leurs systèmes de surveillance globale à plusieurs reprises. Toutefois, depuis le début des années 1990 et la chute des régimes communistes, la surveillance a aussi changé de fonction. Elle vise toujours à combattre les menaces, actuelles ou futures, qui pèsent sur une économie mondiale construite autour des intérêts américains. Mais ces menaces se sont diversifiées : acteurs non étatiques, pays moins développés bien déterminés à se faire une meilleure place dans l’économie mondiale ou, au contraire, pays désireux de s’engager sur d’autres voies de développement ; et — c’est essentiel — autres pays capitalistes développés.

    Pour clarifier ce déplacement stratégique, il faut souligner un aspect économique du système de renseignement américain directement lié au capitalisme numérique. Ces dernières décennies ont vu se développer une industrie de la cyberguerre, de la collecte et de l’analyse de données, qui n’a de comptes à rendre à personne et dont fait partie l’ancien employeur de M. Snowden, l’entreprise Booz Allen Hamilton. En d’autres termes, avec les privatisations massives, l’« externalisation du renseignement » s’est banalisée. Ainsi, ce qui était de longue date une fonction régalienne est devenu une vaste entreprise menée conjointement par l’Etat et les milieux d’affaires. Comme l’a démontré M. Snowden, le complexe de surveillance américain est désormais rattaché au cœur de l’industrie du Net.

    Il y a de solides raisons de penser que des entreprises de la Silicon Valley ont participé de façon systématique, et pour la plupart sur un mode confraternel, à certains volets d’une opération top secret de la NSA baptisée « Enduring Security Framework », ou Cadre de sécurité durable (3). En 1989 déjà, un expert des communications militaires se félicitait des « liens étroits entretenus par les compagnies américaines (...) avec les hautes instances de la sécurité nationale américaine », parce que les compagnies en question « facilitaient l’accès de la NSA au trafic international » (4). Vingt-cinq ans plus tard, cette relation structurelle demeure. Bien que les intérêts de ces entreprises ne se confondent vraisemblablement pas avec ceux du gouvernement américain, les principales compagnies informatiques constituent des partenaires indispensables pour Washington. « La majorité des entreprises qui permettent depuis longtemps à l’Agence d’être à la pointe de la technologie et d’avoir une portée globale travaillent encore avec elle », a ainsi reconnu le directeur de la NSA en juin 2014 dans le New York Times.

    Contre toute évidence, Google, Facebook et consorts nient leur implication et feignent l’indignation. Une réaction logique : ces entreprises ont bâti leur fortune sur l’espionnage à grande échelle dans un but commercial — pour leur propre compte comme pour celui de leurs soutiens financiers, les grandes agences de publicité et de marketing.

    La collecte, massive et concertée, de données par les grandes entreprises n’est pas un fait naturel. Il a fallu la rendre possible, notamment en transformant l’architecture initiale d’Internet. Dans les années 1990, alors que le World Wide Web commençait tout juste à s’immiscer dans la vie sociale et culturelle, les entreprises informatiques et les publicitaires ont fait du lobbying auprès de l’administration Clinton pour réduire la protection de la vie privée au strict minimum. Ainsi, ils ont pu modifier le Net de façon à surveiller ses utilisateurs à des fins commerciales. Rejetant les initiatives de protection des données, fussent-elles timides, réseaux sociaux, moteurs de recherche, fournisseurs d’accès et publicitaires continuent d’exiger une intégration plus poussée de la surveillance commerciale à Internet — c’est la raison pour laquelle ils promeuvent le passage à l’informatique « en nuage » (cloud service computing). Quelques milliers d’entreprises géantes ont acquis le pouvoir d’accaparer les informations de la population du monde entier, du berceau à la tombe, à toute heure de la journée. Comme l’explique le chercheur Evgeny Morozov, les stratégies de profit de ces entreprises reposent explicitement sur les données de leurs utilisateurs. Elles constituent, selon les mots du fondateur de WikiLeaks, M. Julian Assange, des « moteurs de surveillance (5) ».

    Ces stratégies de profit deviennent la base du développement du capitalisme numérique. La dynamique d’appropriation des données personnelles électroniques se renforce puissamment sous l’effet d’une double pression, économique et politique. Pour cette raison même, elle s’expose à une double vulnérabilité, mise en lumière par les révélations de M. Snowden.

    En mai 2014, la Cour européenne de justice a estimé que les individus avaient le droit de demander le retrait des résultats de recherches renvoyant à des données personnelles « inadéquates, dénuées de pertinence ou obsolètes ». Dans les quatre jours qui ont suivi ce jugement, Google a reçu quarante et une mille requêtes fondées sur ce « droit à l’oubli ». Plus révélateur encore, en juin 2014, 87 % des quinze mille personnes interrogées dans quinze pays par le cabinet de relations publiques Edelman Berland se sont accordées à dire que la loi devrait « interdire aux entreprises d’acheter et de vendre des données sans le consentement » des personnes concernées. Les mêmes sondés considéraient que la principale menace pesant sur la protection de la vie privée sur Internet résidait dans le fait que les entreprises pouvaient « utiliser, échanger ou vendre à [leur] insu [leurs] données personnelles pour en retirer un gain financier ». Pour endiguer le mécontentement, la Maison Blanche a publié un rapport recommandant aux entreprises de limiter l’usage qu’elles font des données de leurs clients. Malgré cela, l’administration Obama demeure inébranlable dans son soutien aux multinationales : « Les big data seront un moteur historique du progrès (6) », a martelé un communiqué officiel en juin 2014.

    Revivifier la contestation

    Le rejet de la domination des intérêts économiques et étatiques américains sur le capitalisme numérique n’est pas seulement perceptible dans les sondages d’opinion. Pour ceux qui cherchent depuis longtemps à croiser le fer avec les compagnies américaines, les révélations de M.Snowden constituent une aubaine inespérée. En témoigne l’extraordinaire « Lettre ouverte à Eric Schmidt » (président-directeur général de Google) écrite par l’un des plus gros éditeurs européens, M. Mathias Döpfner, du groupe Axel Springer. Il y accuse Google, qui détient 60 % du marché de la publicité en ligne en Allemagne, de vouloir devenir un « super-Etat numérique » n’ayant plus de comptes à rendre à personne. En expliquant que l’Europe reste une force « sclérosée » dans ce domaine essentiel, M. Döpfner cherche bien sûr à promouvoir les intérêts des entreprises allemandes (Frankfurter Allgemeine Feuilleton, 17 avril 2014).

    La stagnation chronique de l’économie mondiale exacerbe encore la bataille menée par les grandes entreprises et l’Etat pour accaparer les profits. D’un côté, les fournisseurs d’accès à Internet et les grandes entreprises forment la garde prétorienne d’un capitalisme numérique centré sur les Etats-Unis. A elle seule, la société Microsoft utilise plus d’un million d’ordinateurs dans plus de quarante pays pour fournir ses services à partir d’une centaine de centres de données. Android et IOS, les systèmes d’exploitation respectifs de Google et d’Apple, équipaient à eux deux 96 % des smartphones vendus dans le monde au deuxième trimestre 2014. De l’autre côté, l’Europe affiche de piètres performances : elle ne domine plus le marché des téléphones portables, et Galileo, son projet de géolocalisation par satellite, connaît de nombreux déboires et retards.

    Le capitalisme numérique fondé sur Internet impressionne par son ampleur, son dynamisme et ses perspectives de profit, comme le montrent non pas seulement l’industrie directement liée à Internet, mais des domaines aussi différents que la construction automobile, les services médicaux, l’éducation et la finance. Quelles entreprises, implantées dans quelles régions, accapareront les profits afférents ?

    Sur ce plan, l’affaire Snowden agit comme un élément perturbateur, puisqu’elle revivifie la contestation de la cyberdomination américaine. Dans les semaines qui ont suivi les premières révélations, les spéculations sont allées bon train quant à l’influence qu’auraient les documents publiés par M. Snowden sur les ventes internationales des compagnies américaines de nouvelles technologies. En mai 2014, le président-directeur général de l’équipementier informatique Cisco a par exemple écrit au président Obama pour l’avertir du fait que le scandale de la NSA minait « la confiance dans notre industrie et dans la capacité des sociétés technologiques à vendre leurs produits dans le monde » (Financial Times, 19 mai 2014).

    Pour les entreprises informatiques, la menace provenant du monde politique se précise. Certains Etats, invoquant les révélations de M. Snowden, réorientent leur politique économique. Le Brésil et l’Allemagne envisagent la possibilité de n’autoriser que les fournisseurs nationaux à conserver les données de leurs citoyens — une mesure déjà en vigueur en Russie. En juin dernier, le gouvernement allemand a mis un terme au contrat qui l’unissait de longue date à la compagnie américaine Verizon, au profit de Deutsche Telekom. Un dirigeant chrétien-démocrate a déclaré pour sa part que le personnel politique et diplomatique allemand ferait mieux de revenir à la machine à écrire pour tous les documents sensibles. Le Brésil et l’Union européenne, qui prévoient de construire un nouveau réseau de télécommunications sous-marin pour que leurs communications intercontinentales n’aient plus à dépendre des infrastructures américaines, ont confié cette tâche à des entreprises brésilienne et espagnole. De la même façon, Brasília a évoqué l’abandon d’Outlook, le service de messagerie de Microsoft, au profit d’un système utilisant des centres de données implantés sur son territoire.

    Bataille pour la régulation d’Internet

    Cet automne, les représailles économiques contre les entreprises informatiques américaines se poursuivent. L’Allemagne a interdit l’application de partage de taxis Uber ; en Chine, le gouvernement a expliqué que les équipements et services informatiques américains représentaient une menace pour la sécurité nationale et demandé aux entreprises d’Etat de ne plus y recourir.

    Pris à contre-pied, les géants américains du numérique ne se contentent pas d’une offensive de relations publiques. Ils réorganisent leurs activités pour montrer à leurs clients qu’ils respectent les législations locales en matière de protection des données. IBM prévoit ainsi d’investir 1 milliard de dollars pour bâtir des centres de données à l’étranger, dans l’espoir de rassurer ses clients inquiets de l’espionnage américain. Il n’est pas certain que cela suffise à apaiser les craintes, alors que Washington demande à Microsoft de transmettre les courriers électroniques stockés sur ses serveurs installés en Irlande...

    Mais que l’on ne s’y trompe pas : le but des autorités américaines demeure l’élargissement des avantages offerts à leurs multinationales informatiques. En mai 2014, le ministre de la justice américain a porté plainte contre cinq officiers de l’armée chinoise pour cyberespionnage commercial, en arguant que la Chine se livrait à des tactiques de concurrence ouvertement illégales. Toutefois, et de manière significative, le Financial Times a révélé que cette plainte déposée par les champions de l’espionnage suscitait l’émoi dans l’industrie allemande, « où l’on s’inquiète de vols de la propriété intellectuelle » (22 mai 2014). Etait-ce l’effet que les responsables américains cherchaient à produire ?

    Pourquoi les Etats-Unis ont-ils attendu ce moment précis pour passer à l’action ? Depuis des années, ils accusent la Chine de lancer des cyberattaques contre leurs entreprises — alors qu’eux-mêmes piratent les routeurs et l’équipement Internet d’une compagnie chinoise concurrente, Huawei... Une motivation, d’ordre politique, transparaît : en cette année d’élections de mi-mandat, l’exécutif démocrate entend faire de la Chine un prédateur qui détruit les emplois américains en pillant la propriété intellectuelle. Et, dans le même temps, cette mise en cause publique de Pékin souligne subtilement qu’entre alliés le statu quo — un capitalisme numérique dominé par les Etats-Unis — reste la meilleure option.

    Nous touchons là au cœur du problème. Selon ses dires, M. Snowden espérait que ses révélations « seraient un appui nécessaire pour bâtir un Internet plus égalitaire (7) ». Il voulait non seulement déclencher un débat sur la surveillance et le droit à la vie privée, mais aussi influencer la controverse sur les déséquilibres inhérents à l’infrastructure d’Internet.

    Dans sa construction même, Internet a toujours avantagé les Etats-Unis. Une opposition, internationale mais sporadique, s’est fait entendre dès les années 1990. Elle s’est intensifiée entre 2003 et 2005, lors des sommets mondiaux sur la société de l’information, puis de nouveau en 2012, lors d’une rencontre multilatérale organisée par l’Union internationale des télécommunications. Les révélations de M.Snowden exacerbent ce conflit sur la « gouvernance mondiale d’Internet » (8). Elles affaiblissent la « capacité de Washington à orienter le débat sur l’avenir d’Internet », explique le Financial Times, citant un ancien responsable du gouvernement américain pour qui « les Etats-Unis n’ont plus l’autorité morale leur permettant de parler d’un Internet libre et ouvert » (21 avril 2014).

    Après que la présidente Rousseff eut condamné les infractions commises par la NSA devant l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2013, le Brésil a annoncé la tenue d’une rencontre internationale pour examiner les politiques institutionnelles définies par les Etats-Unis concernant Internet : le « NETmundial, réunion multipartite mondiale sur la gouvernance d’Internet », s’est tenu à São Palo en avril 2014 et a réuni pas moins de cent quatre-vingts participants, des représentants de gouvernements, des entreprises et des associations.

    Les Etats-Unis ont tenté de contrecarrer cette initiative : quelques semaines avant le rassemblement, ils ont promis, non sans poser plusieurs conditions importantes, d’abandonner leur rôle de supervision formelle de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), l’organisme qui administre certaines des fonctions vitales du réseau. L’opération a réussi. A l’issue du NETmundial, la Software and Information Industry Association (SIIA), établie aux Etats-Unis, s’est félicitée : « Les propos tenus sur la surveillance sont restés mesurés », et « cette rencontre n’a pas donné la part belle à ceux qui privilégient un contrôle intergouvernemental d’Internet, c’est-à-dire placé sous l’égide des Nations unies (9) ».

    En dernière analyse, ce sont les conflits économico-géopolitiques et les réalignements naissants qui ont déterminé l’issue de la rencontre de São Paulo. Si le Brésil a rejoint le giron américain, la Russie ainsi que Cuba ont refusé de signer la résolution finale et souligné que le discours des Etats-Unis sur la « liberté d’Internet » sonnait désormais creux ; la délégation indienne s’est déclarée insatisfaite, ajoutant qu’elle ne donnerait son accord qu’après consultation de son gouvernement ; et la Chine est revenue à la charge, dénonçant la « cyberhégémonie » américaine (China Daily, 21 mai 2014). Cette opinion gagne du terrain. A la suite du NETmundial, le groupe des 77 plus la Chine a appelé les entités intergouvernementales à « discuter et examiner l’usage des technologies de l’information et de la communication pour s’assurer de leur entière conformité au droit international (10) », et exigé que soit mis un terme à la surveillance de masse extraterritoriale.

    Ainsi, le conflit structurel sur la forme et la domination du capitalisme numérique s’accentue. Bien que la coalition disparate liguée contre le pouvoir et les grandes entreprises de la Silicon Valley ait pris une certaine ampleur, ces derniers restent déterminés à préserver leur hégémonie mondiale. Selon M. Kissinger, avocat notoire de la suprématie des Etats-Unis, les Américains doivent se demander : que cherchons-nous à empêcher, quel qu’en soit le prix, et tout seuls si nécessaire ? Que devons-nous chercher à accomplir, fût-ce en dehors de tout cadre multilatéral ? Fort heureusement, les Etats, les multinationales et leurs zélateurs ne constituent pas les seuls acteurs politiques. Soyons reconnaissants à M. Snowden de nous l’avoir rappelé.

    Dan Schiller (Le Monde diplomatique, novembre 2014)

     

    Notes :

    (1) Glenn Greenwald, Nulle part où se cacher, JC Lattès, Paris, 2014.

    (2) Cf. Jeffrey T. Richelson et Desmond Ball, The Ties That Bind : Intelligence Cooperation Between the Ukusa Countries, Allen & Unwin, Boston, 1985, et Jeffrey T. Richelson, The US Intelligence Community, Westview, Boulder, 2008. Lire Philippe Rivière, « Le système Echelon », Le Monde diplomatique, juillet 1999.

    (3) Cf. Barton Gellman et Laura Poitras, « Codename Prism : Secret government program mines data from nine US Internet companies, including photographs, emails and more », The Washington Post, 6 juin 2013 ; Jason Leopold, « Emails reveal close Google relationship with NSA », Al Jazeera America, 6 mai 2014 ; et Andrew Clement, « NSA surveillance : Exploring the geographies of Internet interception » (PDF), conférence à l’université Humboldt, Berlin, 6 mars 2014.

    (4) Ashton B. Carter, « Telecommunications policy and US national security », dans Robert W. Crandall et Kenneth Flamm (sous la dir. de), Changing the Rules, Brookings, Washington, DC, 1989.

    (5) Lire Evgeny Morozov, « De l’utopie numérique au choc social », Le Monde diplomatique, août 2014. Cf. Julian Assange, Cypherpunks : Freedom and the Future of the Internet, OR Books, New York, 2012.

    (6) « Big data : Seizing opportunities, preserving values » (PDF), Maison Blanche, Washington, DC, mai 2014.

    (7) Cité par Glenn Greenwald, op. cit.

    (8) Lire « Qui gouvernera Internet ? », Le Monde diplomatique, février 2013.

    (10) « Declaration of Santa Cruz : For a new world order for living well », 17 juin 2014. Créé en 1964, le groupe des 77 réunit au sein de l’Organisation des Nations unies des pays en développement soucieux de promouvoir des intérêts économico-diplomatiques communs.

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  • Sur le militarisme américain...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Paul Baquiast, cueilli sur Europe solidaire et consacré au dispositif militaire déployé par les Etas-Unis dans le monde en ce début d'année 2015...

     

     

     

    Le militarisme américain dans le monde

    Le budget militaire américain pour l'armée et les opérations militaires représente 661.29 milliards de dollars en 2014, soit plus de 1.8 milliard de $ par jour ou près de 21.000 $ par seconde. Cela représente 17.3 % du budget américain et plus de 4% du PIB, ce qui en fait le premier budget militaire du monde.

    Qui finance ce budget? En principe, ce sont les contribuables américains et ceux des pays alliés. En fait, ce sont surtout ces mêmes alliés et le reste du monde, dans le cadre du système décrit par le livre de Pierre Jovanovic, 666. La banque fédérale de réserve émet des dollars pour acheter les bons du trésor destiné à couvrir les dépenses de l'Etat. Mais ce sont les épargnants du reste du monde qui achètent ces bons du trésor en dollar, n'ayant pas jusqu'à ce jour de perspectives permettant de placer en toute sécurité leur épargne. Jusqu'à quand durera ce système de Ponzi? Il s'agit d'une autre question.

    En décembre 2014 le président Obama a envoyé une lettre au speaker de la Chambre, John Boehner, précisant les les théatres d'opérations et les forces correspondant à ce budget militaire (1).

    Cette information correspond à une obligation faite au président, depuis 1973 et le retrait du Viet-Nam, d'informer le Congrès du déploiement des forces américaines engagées dans des opérations combattantes (War Powers Resolution (Public Law 93-148). On notera que ce décompte n'inclut pas les différents opérations, officielles et plus souvent « covert », assurées par la CIA, un grand nombre d'ONG travaillant pour elle et d'autres agences, ainsi que les très nombreux mercenaires militaires financés sur des budgets inconnus, même des parlementaires. Ce sont de tels mercenaires qui, pour le compte des Etats-Unis, mènent aujourd'hui la guerre en Ukraine contre les « séparatistes ».

    La lettre d'Obama mentionne un nombre d'opérations bien supérieur à celles connues du grand public, en Afghanistan et dans le conflit Iraq-Syrie. Le décompte inclut en effet le déploiement de troupes américaines dans des zones dites « non combat » ainsi que les manœuvres communes avec les alliées des Etats-Unis, au sein de l'Otan ou dans le Pacifique. A tous moments, de telles zones de non combat peuvent se transformer en zones de combat, ce que le Congrès, les médias et le public ne découvrent qu'avec retard.

    La carte jointe montre les différentes zones où sont déployés les moyens militaires américains (source WSWS). Elle ne comprend pas les pays du continent américain proprement dit, l'Amérique du Nord et les Amériques centrale et du Sud. Celles-ci relèvent des Northern et Southern Commands, Pour le reste du monde, trois « commandements » sont en charge, l'Africa Command, le Central Command et le Pacific Command. Nous n'examinerons ici que les opérations et implantations relevant du Central Command au Moyen-Orient. Mais le même exercice s'imposerait dans les zones Europe, Afrique et Asie où sont déployés des forces américaines de plus en plus importantes.

    Le Moyen Orient

    Le document de la Maison Blanche indique que, dans cette partie du monde, c'est la « guerre globale contre la terreur » présentée comme conduite par Al Qaida, que justifie les opérations américaines. Un examen de détail montre qu'il n'en est rien. Ainsi une partie des opérations conduites au Moyen-Orient visent en fait à combattre Bashar al Assad en Syrie, considéré comme un allié de la Russie. La présence américaine vise aussi à contenir l'influence de l'Iran, également considérée comme alliée de la Russie, tout en évitant que Bagdad ne se rapproche de l'Iran.

    En Afghanistan malgré l'annonce d'un retrait officiel, plus de 10.000 agents militaires et civils relevant de l'US Central Command semblent destinés à y rester un temps indéterminé. Dans ce cadre, les troupes américaines continuent à emprisonner et « interroger » un grand nombre de prisonniers provenant des Etats voisins, dont le tort semble-t-il n'est pas de servir Al Qaida mais de s'opposer aux visées économiques américaines dans la zone.

    Les 3.100 hommes déployées dans le cadre de la coalition internationale censée lutter contre Daesh conduisent certes des opérations terrestres et aériennes semblant avoir eu une certaine efficacité, ce dont personne ne se plaindra. Mais comme toujours en ce cas, ils mènent des opérations « covert » sur demande de la Turquie, des Etats du Golfe et sans doute d'Isral. Au Yemen, les interventions américaines se déployant dans un Etat ayant perdu toute autorité visent à protéger et étendre les intérêts américains. Il n'est pas exclu que ceci ne débouche sur une vraie guerre civile. En Jordanie, prétendument à la demande du Roi Abdullah, totalement manipulé, l'armée américaine a mis en place des missiles Patriot, des moyens aériens et 1.700 hommes. Quel ennemi potentiel visent exactement ces moyens?

    En ce qui concerne la présence de l'US Army dans les Etats pétroliers du Golfe, elle est beaucoup plus massive et en place depuis longtemps: 2.500 hommes au Qatar, ainsi qu'une base aérienne, le quartier général de la 5e flotte à Bahreïn, 2.500 militaires dans la base d'Eskan en Arabie saoudite. L'aviation et la marine de guerre américaines utilisent aussi des bases à Oman et dans les Emirats. Comme il ne s'agit pas officiellement de zones de combat, le document remis par Obama au Congrès ne mentionne pas ces moyens. Enfin plusieurs centaines d'hommes sont basés dans le Sinaï, avec l'accord d'Israël et semble-t-il de l'Egypte.

    On imagine la réaction belliqueuse des Etats Unis si la Russie avait mis en place le 10e de ces moyens dans des régions qui intéressent tout autant, sinon plus, ses intérêts vitaux que ceux des Etats-Unis.

    Jean Paul Baquiast (Europe solidaire, 3 janvier 2015)

    Note :

    1) Letter from the President -- Six Month Consolidated War Powers Resolution Report
    http://www.whitehouse.gov/the-press-office/2014/12/11/letter-president-six-month-consolidated-war-powers-resolution-report

     

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  • Occident-Russie : un tango stratégique à haut risque...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur le site du Point et consacré à la crise ouverte entre l'Occident et la Russie. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre(Nuvis, 2013).

     

     

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    Occident-Russie : un tango stratégique à haut risque

    Danser le tango sur un volcan les yeux fermés, c'est grisant. Cela donne une illusion de puissance. Mais le tango est une danse où l'on ne peut tenir son partenaire à distance, encore moins le mépriser ou le sous-estimer, sans se prendre les pieds dans le tapis. Il faut sinon s'aimer, du moins se rapprocher assez pour avancer sans chuter.

    L'Europe et, derrière elle, l'Amérique sont un peu dans cette situation. Elles croient encore mener la danse, mais humilient tant leur partenaire russe qu'elles vont faire advenir ce qu'elles redoutent. Une prophétie autoréalisatrice dramatique pour la paix et la sécurité mondiales. Notre indécrottable ethnocentrisme pourrait nous entraîner dans une surenchère diplomatico-militaire jusqu'au cratère incandescent de l'affrontement militaire sans autre issue qu'un affaiblissement stratégique durable de notre continent.

    Incapables d'ouvrir les yeux sur nous-mêmes comme sur ce "Grand Russe" et son peuple enamouré d'un autre d'âge, qui heurtent notre conception de la modernité politique, on croit avoir enfin trouvé la parade en criant à la provocation et au complot. Selon l'Occident, les menaces de Vladimir Poutine ne traduisent pas la crispation croissante d'une puissance acculée qui montre les dents en attendant une main tendue pour baisser les babines. C'est la marque belliqueuse d'une volonté de puissance incompréhensible et intolérable. Interprétation confondante de simplisme et d'ignorance.

    La stratégie du pire

    Qui a provoqué qui ? Le grand méchant tsar Poutine ? L'Occident qui en veut à la Russie de vouloir survivre comme puissance globale ? Au point où l'on en est, il serait temps de faire preuve d'un minimum d'honnêteté intellectuelle et de dédramatiser la situation. Avant que les "jusqu'au-boutistes" locaux de chaque camp ne rendent le conflit incontrôlable et n'attisent les braises d'autres théâtres de confrontation globale avec Moscou où nous ne pouvons que perdre.

    Le risque en effet n'est pas seulement de pousser la Russie à compliquer, en représailles, notre lutte contre le salafisme combattant en Orient, en Irak ou en Syrie. Elle aussi en souffre dans le Caucase, avec la réapparition opportune d'un sombre émir tchétchène qui promet de porter le feu sur son territoire. On en vient surtout à craindre que l'Europe et l'Amérique ne se laissent entraîner dans un conflit militaire direct contre la Russie. Au prétexte - seriné à nos oreilles naïves par certains dirigeants ukrainiens - que l'Ukraine constituerait l'ultime rempart de l'Occident et de l'Europe contre la "barbarie néo soviétique" ! La montée en gamme courroucée des capitales occidentales contre Moscou et les "appels à l'aide" de Kiev rappellent une autre stratégie du pire, celle des autorités de Sarajevo en 1991-1992, avec les résultats sanglants que l'on connaît...  

    Si le président P. Porochenko, oligarque pragmatique, paraît vouloir lancer la réforme du pays le plus corrompu d'Europe, son Premier ministre A. Iatseniouk s'affaire à répandre des bonbonnes d'huile sur le feu en bombardant les faubourgs des villes pro-russes ; en refusant de payer fonctionnaires et retraités des régions félonnes, consolidant ainsi la séparation politique et économique des populations orientales d'avec celles de l'ouest du pays ; en faisant de Kiev le nouveau hot spot pour les responsables de l'Otan en goguette ; en remettant les clefs des Finances ukrainiennes à une Américaine du Département d'État opportunément naturalisée, celles de l'Économie à un Lituanien, la réforme du système de santé à un Géorgien dont on peut imaginer les soutiens et les allégeances.

    "La Russie éternelle"

    Ce n'est plus un chiffon rouge, mais un grand drap cramoisi que l'on agite sous le nez de Moscou. Tout est fait pour que la situation dégénère, que Poutine perde son calme, que ses "proxys" locaux, réels ou autoproclamés, en profitent, que les marionnettes des deux camps s'affranchissent de leurs "animateurs" pour mettre le pays à feu et à sang. Tout cela dans un contexte de faillite imminente du pays et de sanctions qui affaiblissent durablement l'économie russe, donc poussent son chef à plus de rigidité et de contrôle sur sa population.

    Un peuple qui l'adule dans son immense majorité. Pourquoi ? Vladimir Poutine lui propose de se vivre comme grand et incompris ; il l'appelle au sauvetage de la patrie et au sacrifice au nom d'une orthodoxie vivante jumelée au pouvoir politique. Il ne s'agit pas d'être pour ou contre cette alliance détonante et efficace. Poutine n'a pas besoin de notre accord ni qu'on vienne lui faire la leçon ou lui reprocher ses menaces de représailles dans l'affaire des Mistral. Il s'agit de comprendre que cette dimension sacrificielle du peuple russe constitue le socle d'un régime qui incarne la "Russie éternelle" - dont les cérémonies des Jeux de Sotchi ont donné une somptueuse métaphore -, la destinée glorieuse et souffrante d'un peuple différent par essence, qui doit survivre et trouver sa place dans le monde sans se soumettre.

    Ce vécu collectif intense est le moteur d'une formidable résilience populaire, qui protège le régime de nos assauts et que nous serions bien inspirés de mesurer, car il impacte directement l'efficacité de toute "stratégie" dans cette crise. Crise vue par les Russes, même les plus simples, surtout les plus simples, comme symbolique de la lutte en cours pour la redéfinition des "valeurs" et principes structurants de l'Occident au sens large, dont, ne nous en déplaise, Moscou se considère comme l'un des piliers.

    Un dogmatisme inopérant

    Mais, à Paris du moins, on ne prend pas le chemin de la lucidité ou de la conciliation. On s'enkyste dans un dogmatisme inopérant, on croit pouvoir encore dire à Moscou que l'on n'est pas content, que Vladimir Poutine doit faire acte de repentance, se soumettre à nos desiderata, laisser l'Ukraine basculer dans notre camp, entrer dans l'UE et l'Otan ; qu'il doit abandonner ses populations russophones à notre influence bienveillante et renoncer à une quelconque ambition de préserver et/ou de restaurer sa sphère d'influence régionale ancienne, qui nous appartient désormais. Un point c'est tout.

    Souhaitons que la récente rencontre-éclair de notre président avec le maître du Kremlin ne soit pas qu'un "coup" à visée politique interne, mais traduise une prise de conscience salutaire et durable, redonnant ainsi à notre pays une place de médiateur utile sur de multiples fronts de crise, à l'instar du rôle précieux joué par la France entre Moscou et Washington durant la guerre froide.

    En matière internationale, savoir tendre la main à l'adversaire est toujours plus fécond que lui enfoncer la tête sous l'eau lorsqu'il se noie. Mais l'Occident n'a jamais eu le triomphe modeste, pas plus aujourd'hui qu'en 1991, lorsque, l'URSS décomposée, la Russie s'est enfoncée dans la déstructuration économique et politique sous notre patronage. On n'a rien appris de cette décennie que l'on a assimilée à une "victoire".

    Dans l'affaire malheureuse des bâtiments de projection et de commandement (BPC), au lieu de gagner en crédibilité aux yeux de Moscou, de travailler la relation de confiance, on crie "au loup" tous les matins et on nourrit la défiance. On juge conforme aux intérêts nationaux et même européens de céder aux pressions américaines, polonaises et baltes (qui ne devraient pas faiblir avec la nomination de l'ancien Premier ministre polonais Donald Tusk à la présidence du Conseil européen, symbole éclatant de la mise sous tutelle de l'UE) et de renier la signature de la France en reportant sine die la livraison de nos bâtiments et en la soumettant au respect de l'accord de Minsk du 5 septembre, comme si son respect ne dépendait que de la seule Russie !

    Le coup perdant-perdant

    On dira que l'on ne pouvait pas faire moins que de surseoir à nos engagements d'État, que l'on devait cela à nos alliés. Ils se frottent les mains de notre naïveté et, comme en Iran, préparent les alternatives à nos manquements et préservent leurs relations commerciales avec Moscou - en obtenant, par exemple, l'exclusion du champ des sanctions des produits pétroliers et gaziers indispensables à l'économie allemande, ou des services financiers vitaux pour la City de Londres. Qui veut-on convaincre de notre fiabilité ? Les Russes, les Chinois, les Indiens, les Saoudiens, les Américains, les Européens ?

    Paris a inventé un nouveau coup stratégique : le coup "perdant-perdant". Désormais, nos alliés sont convaincus de notre pusillanimité, nos adversaires de notre insignifiance stratégique, nos putatifs clients en matière d'armement de notre faiblesse commerciale et Moscou de notre incapacité à constituer un canal de médiation utile. Car la politique étrangère d'un État, même en nos temps cathodiques sans histoire ni mémoire, ne s'adresse pas à sa population, mais au reste du monde. Elle doit définir et suivre un cap, mettre en cohérence des objectifs stratégiques constants, envisager les rapports de force dans leur globalité, ne pas "saucissonner" artificiellement les problèmes, mais se donner les moyens d'une influence multicanal sur un maximum de théâtres de friction ou de conflit.

    La bannière patriotique

    Or la crise ukrainienne n'est que le témoin inquiétant de l'état de la relation douloureuse de la Russie à l'ensemble du monde occidental. Elle nous impose de comprendre (ce qui ne veut pas dire admettre ou partager) la problématique d'un État multinational et fédéral, la relation d'un peuple complexe avec son dirigeant qui heurte nos consciences amollies. Car, il faut l'admettre, seule l'Union européenne a renoncé à la puissance globale et l'a réduite à son expression économique et commerciale. Le reste du monde croit plus que jamais à la souveraineté, à la projection de puissance et éventuellement de forces, à l'affirmation d'une ambition collective, à la mise en ordre de marche de populations derrière une bannière pas forcément nationaliste, mais certainement patriotique. Ce n'est pas un mouvement fasciste ou anti-moderne, mais une réaction aux illusions destructrices d'une hyper-modernité individualiste et mercantile qui trahit l'idéal libéral démocratique qu'elle prétend incarner.

    Quoi qu'il en soit, même si Washington et Pékin le déplorent, la multipolarisation à géométrie variable des centres de puissance du monde que revendique Moscou existe de fait, comme existe la lutte maladroite contre l'hégémonisme américain. La charge symbolique des postures martiales de Vladimir Poutine ne relève pas de la magie noire. Elle s'explique aisément.

    Ce qu'est la Russie ?

    Depuis la fin de la guerre froide, la Russie a fait face à un double défi unique au monde pour un empire : renoncer à sa vision d'elle-même comme pôle alternatif régionalement intégré de puissance et d'influence globale, et réformer en profondeur son système étatique et social pour le rapprocher des standards politiques et économiques occidentaux. Les difficultés rencontrées durant la décennie 1990 pour achever cette mutation colossale l'ont conduite à rechercher une voie nationale spécifique permettant d'échapper au démembrement social, au dépeçage de son économie et à l'effacement stratégique.

    La question de "ce qu'est la Russie" (le vieil ideinost) demeure centrale pour l'unité nationale d'un pays immense au coeur d'un ensemble à la fois fédéral et multinational. De ce point de vue, la triade conservatrice tsar-peuple-orthodoxie soude l'identité russe en protégeant le peuple des ferments de dilution nés de l'ouverture des années 1990. Un conservatisme garant d'une continuité historique qui transcende en les synthétisant la période impériale, celle du socialisme et celle de la démocratisation post-1991.

    La stabilité politique est dès lors vécue comme un atout et le changement comme un risque, même si la nostalgie d'un paradis soviétique perdu est essentiellement folklorique et ne signifie pas volonté d'un retour à l'âge communiste. Être à la fois différents et puissants, moderniser la tradition, trouver une forme russo-compatible du modèle démocratique : voilà la quadrature du cercle dans laquelle se débattent les dirigeants russes. Au lieu de les stigmatiser comme d'antédiluviens autocrates, l'Europe et la sécurité du monde ont tout à gagner à les aider à opérer cette délicate synthèse.

    Caroline Galactéros (Le Point, 11 et 14 décembre 2014)

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