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Entretiens - Page 75

  • Assimilation : histoire d’un échec...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Michel Geoffroy au site de la revue Éléments et consacré à l'échec de l'assimilation. Ancien haut-fonctionnaire, Michel Geoffroy a publié le Dictionnaire de Novlangue (Via Romana, 2015), en collaboration avec Jean Yves Le Gallou, et deux essais, La Superclasse mondiale contre les Peuples (Via Romana, 2018), La nouvelle guerre des mondes (Via Romana, 2020) et tout récemment Immigration de masse - L'assimilation impossible (La Nouvelle Librairie, 2021).

     

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    Assimilation : histoire d’un échec

    ÉLÉMENTS : En quoi consiste l’assimilation ? Est-ce elle qui pose problème ou les ordres de grandeur qui ont changé ?

    MICHEL GEOFFROY. S’assimiler consiste à devenir semblable à quelque chose d’autre que soi. Pour un immigrant, s’assimiler consiste donc à devenir semblable au peuple, aux traditions et à la culture qu’il rejoint. Lorsqu’on évoque la naturalisation d’un étranger, appelé par conséquent à changer de nature pour devenir Français, on évoque la même ambition. L’assimilation se conçoit donc comme un processus de nature proactive et individuelle : celui qui rejoint le groupe doit faire l’effort de s’assimiler, de changer de nature, pour se rendre compatible avec lui. L’assimilation ne saurait donc se réduire à l’effort que devrait faire la seule société d’accueil, pour intégrer les immigrants.

    L’assimilation renvoie aussi à la conception française de la nation une et indivisible, mise en place à partir de la Révolution française, même si Tocqueville a bien montré que la monarchie avait œuvré en permanence dans le sens de l’unification du royaume. Mais la République ne reconnaît de légitimité, à la différence de l’Ancien Régime, ni aux corps intermédiaires ni à des nations particulières au sein de la Nation. Elle ne veut connaître que des citoyens, individus égaux en droit, selon l’objurgation célèbre du député Stanislas de Clermont Tonnerre en décembre 1789 : « Il répugne qu’il y ait dans l’État une société de non-citoyens et une nation dans la nation ».

    Mais il ne faut pas oublier que contrairement à un discours largement fantasmé, l’assimilation ne va jamais de soi. Il est toujours difficile d’assimiler une autre culture que la sienne parce que l’identité – fait de nature – prime sur la nationalité – qui reste une construction politique. Ce que ne comprennent pas ceux qui fabriquent des Français de papier à la chaîne.

    Le journal La Savoie rapportait récemment qu’un détenu, coupable de violences sur un surveillant de prison avait affirmé au tribunal avoir agi ainsi « pour être renvoyé dans son pays, l’Algérie » : le juge a dû alors lui faire remarquer qu’il était ne nationalité… française, né à Sallanches ! Quel symbole…

    On vante l’assimilation des Italiens, des Polonais ou des Portugais en France. Mais il ne faut pas oublier qu’une partie non négligeable des migrants italiens retournera finalement en Italie. Et que de nombreux Portugais, parfaitement intégrés, retournent cependant en Portugal pour leurs vieux jours, pas uniquement pour des raisons fiscales.

    L’assimilation à la française relève largement du mythe parce que, contrairement au discours officiel asséné depuis des années, la France n’a jamais été un pays d’immigration et certainement pas un pays d’immigration de masse comme aujourd’hui. Nous ne sommes pas en effet, à la différence des États-Unis, de l’Australie, du Canada ou de la Nouvelle-Zélande, grands donneurs de leçons en matière d’immigration et de multiculturalisme par ailleurs, une nation de colons ou de migrants mais d’héritiers. Nos ancêtres habitaient déjà en Europe il y a des milliers d’années : nous sommes chez nous en Europe ! Et à l’échelle de notre histoire et de notre population, nous n’avons en réalité assimilé que relativement peu de personnes.

    Malika Sorel, essayiste française d’origine algérienne, l’affirmait dans un entretien donné au Spectacle du monde (octobre 2010) : « devenir français est un processus qui doit-être personnel, car il faut être prêt à assumer d’inscrire ses propres descendants dans un nouvel arbre généalogique qui n’est pas celui de ses ascendants biologiques et culturels. Il y là une véritable rupture, très difficile à assumer. »Une rupture d’autant plus difficile à assumer que la distance culturelle s’accroît entre les immigrants et la société d’accueil, phénomène qui caractérise justement la seconde moitié du XXe siècle, avec une immigration majoritairement en provenance de pays africains, arabes et musulmans, et non plus européens et chrétiens.

    Comme l’écrit Didier Leschi, directeur général de l’Office français pour l’immigration et l’intégration, « les écarts de mœurs, de langue, de religion avec les sociétés de départ sont devenus vertigineux » pour les sociétés européennes d’accueil (Le Grand Dérangement. L’immigration en  face, Gallimard Tracts 2020).

    La seconde raisonpour laquelle l’assimilation ne peut plus marcher de nos jourstient au volume même de l’immigration et à la rapidité de son expansion. C’est une question de taille, pour reprendre l’expression du mathématicien et philosophe Olivier Rey. L’assimilation est un processus difficile, individuel et de longue durée. Or, l’immigration de nos jours se caractérise au contraire par sa masse et sa concentration dans l’espace et dans le temps.

    Samuel Huntington soulignait, en analysant la politique d’immigration des États-Unis qu’un « taux d’immigration élevé et continu ralentit l’intégration et peut même aller jusqu’à la bloquer » (Qui sommes-nous ?, Odile Jacob). N’est-ce pas justement ce qui se passe en France ? L’effet masse rend caduc en effet tout effort d’assimilation de la part de la société d’accueil.

    D’abord parce qu’il facilite le regroupement communautaire des immigrants. Samuel Huntington, dans son analyse de l’arrêt du melting-pot américain, rappelle qu’au début des États-Unis les gouverneurs veillaient avec sagesse, à répartir les immigrants – au demeurant avant tout d’ascendance européenne – sur tout le territoire, afin d’éviter leur concentration, qui aurait nui à leur assimilation.

    Nous n’avons pas eu cette prudence en France et l’immigration a eu tendance à se regrouper dans certaines zones urbaines par affinité ethnique ou religieuse. Ce sont les fameux « quartiers sensibles », les « banlieues populaires » ou les « zones urbaines sensibles » qu’évoque la novlangue officielle ! L’effet masse vide également de son sens les procédures censées vérifier la bonne assimilation des immigrants. Car ce ne sont plus des individus qui s’installent en France, mais des populations. Il suffit de regarder la longueur des queues devant nos préfectures en fin de mois !

    Léopold Kohr, le père de la célèbre formule « Small is beautiful », affirmait que quand quelque chose ne marche pas, c’est que quelque chose est trop gros. Il se passe exactement cela avec l’immigration de masse : trop grosse désormais pour qu’une assimilation soit possible.

    ÉLÉMENTS : Vous avez eu le nez creux en publiant cette brochure. Entre Clair Koç, d’origine turque, qui vient de publier Claire, le prénom de la honte ; entre le dernier essai de Raphaël Doan, Le rêve de l’assimilation, et celui du très remarquable Vincent Coussedière, Éloge de l’assimilation, vous faites entendre une voix dissonante. Comment expliquer ce « revival » assimilationniste ?

    MICHEL GEOFFROY. Par son échec, paradoxalement ! Invoquer l’assimilation de nos jours, revient à dénoncer implicitement – ou parfois explicitement – les effets désastreux d’une immigration de masse dérégulée, comme celle que nous connaissons aujourd’hui. On peut rêver de l’assimilation ou faire son éloge, mais il n’empêche qu’elle ne fonctionne plus de nos jours. Et si l’assimilation ne fonctionne plus, alors même que l’immigration ne cesse pas, cela signifie que la France change de nature et devient un agrégat de communautés ayant de moins en moins de choses en commun. Ce que relevait l’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Colomb, lors de son départ du ministère en octobre 2018 : « Je crains que demain on vive face à face » en France et non plus ensemble. Le mantra officiel du vivre ensemble sert à cacher l’impossibilité d’une assimilation de flux continus d’immigrants. De fait, le vivre ensemble se réduit à une simple promiscuité sans affinité.

    Pire encore, il s’agit d’un mot d’ordre totalitaire, car le vivre ensemble correspond à l’intégration imposée par l’État à ceux qui n’en veulent pas : qu’il s’agisse des autochtones – à qui on ne demande jamais s’ils souhaitent « accueillir » toujours plus d’immigrants – ou des immigrants eux-mêmes, qui n’entendent pas abandonner leur culture ni leurs convictions.

    Désormais impossible, l’assimilation ouvre la voie au multiculturalisme multi-conflictuel, que rien ne semble pouvoir arrêter désormais. Et certainement pas l’oligarchie mondialiste qui a pris le pouvoir en Europe occidentale et qui a provoqué, par idéologie et par intérêt, un inextricable chaos migratoire.

    Il faut bien constater que dans les pays européens confrontés justement à une immigration de même nature, on retrouve en effet les mêmes pathologies liées à l’immigration de masse, qu’en France : faible intégration au travail des populations d’origine immigrée, part importante des personnes d’origine immigrée parmi les bénéficiaires des prestations sociales, développement du fondamentalisme islamique, création d’enclaves territoriales, white flight, sur-représentation de ces populations dans les actes violents et délictueux, etc.

    L’assimilation ne se produit plus maintenant qu’à rebours, la société d’accueil finissant par s’imprégner, progressivement, des mœurs, de la religion ou de la culture des immigrants. La visibilité croissante de l’islam dans l’espace public, la progression de l’abattage hallal, les menus sans porc dans les cantines ou bien le retrait progressif des symboles chrétiens au prétexte de ne pas « heurter » les non-chrétiens me semblent traduire un tel mouvement. Mais curieusement cette « appropriation culturelle » manifeste ne paraît pas choquer les adeptes du décolonalisme

    Le président turc, en s’adressant en 2010 aux Turcs vivant en Europe n’hésite donc plus à affirmer : « Pour moi, le fait de demander l’assimilation est un crime contre l’humanité, personne ne peut vous dire : renonce à tes valeurs. » Ces propos expriment un discours de conquête et de combat. Ils reviennent à proclamer : je veux vivre chez vous comme chez moi. Cela contredit totalement non seulement notre tradition nationale d’unité, mais l’idée même d’assimilation.

    ÉLÉMENTS : Que faire alors, éternelle question ?

    MICHEL GEOFFROY. Une politique d’assimilation, si elle reste toujours possible dans le registre individuel, n’a plus de sens face à l’immigration de masse que nous connaissons aujourd’hui. Prétendre promouvoir une telle politique, voire – comme certains le proposent tels Manuel Valls ou Valérie Pécresse – de mettre en œuvre une « politique de peuplement », revient à transférer sur le seul pays d’accueil toutes les conséquences et toutes les charges d’une immigration de masse dérégulée. Cela n’a aucun sens, sinon de culpabiliser une fois encore notre civilisation, accusée en permanence de ne jamais assez bien intégrer les immigrants ni d’en accueillir jamais assez. Ce faisant, on passe sous silence que l’assimilation suppose au minimum une volonté de s’assimiler de la part de celui qui rejoint une autre culture et une autre histoire : elle ne saurait donc se réduire à un seul effort de la société d’accueil.

    En outre, on s’obstine aujourd’hui à déconnecter la question de l’assimilation ou celle de l’islamisme de celle de la régulation de l’immigration. Cela revient à vouloir écoper la baignoire sans fermer le robinet d’arrivée d’eau. Cela ne peut pas marcher !

    Il faut donc d’abord suspendre toute nouvelle immigration, qui de toute façon coûte désormais plus à la collectivité qu’elle ne lui rapporte. La situation est suffisamment grave pour justifier une telle mesure d’exception.

    Il faut ensuite organiser la remigration progressive de ceux qui manifestent par leur comportement leur refus évident de s’intégrer : notamment expulser les délinquants étrangers ou binationaux multirécidivistes, les prêcheurs salafistes et d’une façon générale cesser tout laxisme – ou toute lâcheté – en la matière. C’est en soi un vaste programme !

    Il faut aussi partir à la reconquête des zones d’immigration que l’État a en réalité abandonnées, se contentant d’y déverser des milliards pour acheter une paix sociale à court terme. Nombre de ces populations issues de l’immigration se trouvent livrées à elles-mêmes ce qui ne peut que renforcer leur propension au communautarisme.

    Enfin on doit offrir quelque chose de concret à ceux qui souhaitent s’intégrer au destin français. Or, on a consciencieusement déconstruit en France toutes les institutions holistes qui favorisaient l’intégration à la communauté nationale : la famille, l’école publique, le service militaire, l’État, la culture française. Et ces mêmes déconstructeurs prennent aujourd’hui sans honte la posture pourdéplorer l’échec de l’intégration !

    Qu’est-ce que la France offre aujourd’hui aux immigrants comme modèle ? Un individualisme fanatique, une société qui fait de la réussite matérielle le seul but de l’existence, une sous-culture audiovisuelle standardisée, un féminisme hystérique, la négation des différences sexuelles, la destruction des familles, un laxisme comportemental et judiciaire croissant, une lâcheté collective sans bornes ? Et pour couronner le tout, un discours victimaire véhiculé par les autorités et les médias qui culpabilise en permanence la société d’accueil.

    Personne ne peut s’intégrer à un néant.

    Il faut bien comprendre que l’échec de l’assimilation démontre la faillite, non pas de la France, mais de l’universalisme abstrait des Lumières et du sans-frontiérisme. Car il prouve que les hommes ne sont que superficiellement interchangeables, et que chaque civilisation possède une « âme » en propre comme l’avait pressenti, il y a déjà un siècle, Oswald Spengler, dans son célèbre essai Le Déclin de l’Occident.

    En d’autres termes, répondre au défi que l’immigration nous pose, suppose un profond renouveau culturel, moral, politique et social de notre pays et surtout de retrouver une fierté nationale et civilisationnelle qui nous fait gravement défaut.  Une utopie ? Non pas : un projet pour notre temps.

    Michel Geoffroy, propos recueillis par François Bousquet (Éléments, 19 avril 2021)

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  • Initiation à la pensée de Nietzsche...

    Le 16 avril 2021, Grégory Roose , chroniqueur régulier sur Sud Radio et fondateur du site d'informations  Adoxa, recevait Rémi Soulié pour évoquer avec lui la pensée de Nietzsche. Philosophe et critique littéraire, Rémi Soulié est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Les châteaux de glace de Dominique de Roux (Les Provinciales, 2002),  Nietzsche ou la sagesse dionysiaque (Seuil, 2014) et Racination (Pierre-Guillaume de Roux, 2018).

     

                                              

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  • Realpolitik dans les relations internationales : Bainville toujours d’actualité ?

    Dans son émission Ligne Rouge du 8 avril 2021, Sputnik recevait l'historien Christophe Dickès pour évoquer le retour de la Realpolitik et l'actualité des thèses de l'historien et journaliste monarchiste Jacques Bainville, à l'occasion de la sortie de son essai  Les lois de la politique étrangère selon Jacques Bainville (Toucan, 2021).

     

                                          

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  • " Il est difficile de voir dans le catholicisme une religion identitaire "...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Breizh-Info, dans lequel il donne son sentiment sur l'actualité récente et évoque son dernier essai La puissance et la foi - Essais de théologie politique (Pierre-Guillaume de Roux, 2021).

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020) et L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021).

     

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    Alain de Benoist : « Le meilleur moyen de faire accepter des restrictions des libertés est de les justifier par la nécessité de garantir la santé ou la sécurité »

    Breizh-info.com : N’est-ce pas la peur, finalement, qui pousse les individus, les uns à côté des autres, à ne pas, à ne plus réagir ? Il semblerait que l’homme occidental ait désormais peur de tout (de mourir, d’agir, de vivre…). Est-ce le signe de quelque chose de potentiellement grave civilisationnellement parlant ?

    Alain de Benoist : Il est sûr que dans la société des individus, l’opinion dominante est qu’il n’existe rien de pire que la mort (d’autant plus que pour la majorité de nos contemporains il n’y a rien après). Cette opinion est caractéristique de toutes les époques décadentes, alors qu’à d’autres époques on estime que la servitude ou le déshonneur sont pires que la mort et que certaines causes méritent que l’on donne sa vie pour elles. Parallèlement, la vie est prise comme un absolu sans particularités, ce que les Grecs appelaient zoè, la « vie nue », la simple existence biologique, par opposition à la bios, le mode de vie, la vie pleinement vécue. De nos jours, on se préoccupe beaucoup de l’allongement de l’espérance de vie, c’est-à-dire de sa simple durée, plus rarement de son contenu. Comme le dit l’excellent Byung-Chul Han, « la quête de la vie bonne a cédé la place à l’hystérie de la survie ». Ceux qui veulent le plus survivre sont aussi ceux qui n’ont jamais vécu. Voilà pour l’aspect « civilisationnel ».

    Cela dit, il ne faut pas disqualifier la peur, comme le font ceux qui roulent les mécaniques en répétant « même pas peur ! » pour se rassurer. La peur n’est pas seulement le fait des froussards : seuls les inconscients n’ont jamais peur. Les gens courageux ne sont pas ceux qui ne connaissent pas la peur, mais ceux qui la surmontent. Il y a aujourd’hui beaucoup de raisons d’avoir peur : peur du chaos qui s’étend partout, peur de la précarité sociale, peur des faillites et des fermetures de petits commerces qui vont faire suite à la pandémie, peur d’une crise financière mondiale, etc. Les uns ont peur de voir Marine Le Pen arriver au pouvoir, d’autres ont peur des racailles et des « islamo-gauchistes ». Toutes ces peurs ne se valent pas, la grande question restant de savoir si, face à elles, on se résigne ou si l’on résiste. Mais la peur n’est pas toujours un fantasme.

    Breizh-info.com : N’y a-t-il pas un paradoxe en France actuellement avec l’introduction à venir d’un possible droit à l’euthanasie par les mêmes autorités qui sacrifient une population pour sauver un maximum de vieillards ?

    Alain de Benoist : On n’aurait pas de mal à vous répondre que les vieillards actuellement hospitalisés en réanimation ne sont pas forcément candidats à l’euthanasie ! C’est un peu comme si vous trouviez paradoxal qu’on cherche à toujours mieux protéger les enfants alors même qu’on autorise l’avortement…

    Breizh-info.com : Comment expliquez-vous par ailleurs que cette peur se soit diffusée au niveau mondial, à tel point que des pays n’ayant rien à voir avec des démocraties occidentales agissent finalement de la même façon ? Toute raison a-t-elle quitté notre planète ou bien est-ce dans l’ordre des choses ?

    Alain de Benoist : A des degrés divers, le virus s’est diffusé dans le monde entier. Il est assez logique que les mêmes causes provoquent les mêmes effets. Notons quand même que les pays considérés (et bien souvent dénoncés) comme « illibéraux » sont, dans l’ensemble, ceux qui ont combattu l’épidémie avec le plus d’efficacité. Quand le moment sera venu de dresser un bilan, il y aura peut-être quelques leçons à tirer de ce côté-là.

    Breizh-info.com : Changeons de sujet. Vous avez sorti en février un essai intitulé « La puissance et la foi ». Qu’avez-vous voulu aborder à cette occasion ?

    Alain de Benoist : C’est un livre qui aborde, sous différents angles, la question aujourd’hui rebattue de la « théologie politique ». L’étiquette est large : elle se rapporte aussi bien à la façon dont l’Eglise a conçu le pouvoir temporel lorsqu’elle le contrôlait qu’aux tensions qui ont pu l’opposer au pouvoir politique : c’est elle qui est en jeu, par exemple, dans l’opposition du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, dans la séculaire querelle de l’Empire et de la papauté, dans le conflit du trône et de l’autel, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’opposition entre loi civile et « loi naturelle », les notions de potestas et d’auctoritas.

    Une part importante de l’ouvrage porte sur ce qu’on a appelé la « querelle de la sécularisation ». L’époque de la sécularisation est celle où l’Eglise perd l’autorité surplombante qu’elle détenait auparavant sur la société globale – où la société « sort de la religion » pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet. Mais c’est aussi l’époque où les grandes thématiques théologiques et religieuses sont transposées sous une forme profane. Carl Schmitt affirme ainsi que tous les concepts-clés de la politique moderne sont des concepts issus de la théologie. La sécularisation est alors à envisager comme une dialectique. Erik Peterson et Hans Blumenberg sont de ceux qui se sont opposés à Schmitt sur ce point, dans des perspectives d’ailleurs radicalement différentes. Je retrace ce débat dans le détail, en essayant d’en tirer des conclusions. Mais le livre porte aussi sur le péché originel, la violence monothéiste, l’image de Rome dans le judaïsme ancien, etc.

    Breizh-info.com : Vous posez également la question de la pertinence politique du christianisme. Vous n’allez pas vous faire que des amis…

    Alain de Benoist : Laissez-moi vous dire d’abord que je n’écris pas pour me faire des amis, mais pour dire ce que je pense – et pour donner à mes amis de bonnes raisons de penser ce qu’ils pensent également. En outre, je n’ai pas beaucoup de considération pour ceux qui estiment qu’on ne peut être lié d’amitié qu’avec ceux qui partagent vos opinions.

    La question de la « pertinence politique du christianisme » a dans le passé été discutée par de nombreux auteurs. Observant qu’au cours de l’histoire, le christianisme a voulu instaurer un pouvoir religieux distinct et rival du pouvoir politique, Rousseau constatait qu’il en a résulté un « perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politique impossible dans les États chrétiens ». L’apparition du christianisme a en effet entraîné un bouleversement dans les rapports entre vie religieuse et vie sociopolitique, communauté de foi et appartenance à la cité. Le christianisme pose l’individu avant le citoyen, et donc indépendamment de lui. L’individu étant considéré comme irréductible à la collectivité ou à la communauté politique, il en résulte un rapport nouveau du citoyen à l’Etat, qui modifie du même coup l’objet du culte et le statut de la religion. Le Dieu des chrétiens n’est en effet pas le Dieu d’un peuple, puisqu’il a autorité sur tous les hommes, et que ceux-ci ont tous vocation à l’adorer : l’idée d’un Dieu unique implique celle d’une famille humaine qui soit (ou puisse devenir) spirituellement une elle aussi. Autrement dit, le « peuple de Dieu » ne connaît pas de frontières. C’est la raison pour laquelle il est difficile de voir dans le catholicisme une religion identitaire – surtout quand on est Européen, puisque les gros bataillons de l’Eglise se trouvent désormais dans le Tiers-monde. S’il est un croyant rigoureux, un chrétien préférera toujours voir immigrer en France un Congolais catholique plutôt qu’un Suédois païen !

    Breizh-info.com : Le XXIe siècle scellera-t-il le retour et la victoire du religieux sur le matérialisme notamment ?

    Alain de Benoist : Je ne fais pas profession de lire l’avenir, et m’abstiendrai donc de répondre à votre question. Pour y voir plus clair, il faudrait déjà préciser le sens qu’on attribue aux mots « religieux » et « matérialisme ». Le « religieux », c’est très vague (tout aussi vague que la notion même de religion). En France, on ne compte plus que 4 % de chrétiens pratiquants, et parmi ceux qui se disent catholiques mais ne mettent jamais les pieds à l’église, seuls 52 % déclarent croire en Dieu ! L’islam, de son côté, est une force montante, mais l’islamisme a des objectifs beaucoup plus politiques que religieux. Quant au matérialisme, qui prend aujourd’hui surtout la forme du fétichisme de la marchandise, son principal moteur est l’obsession de la consommation. Ce n’est pas un matérialisme philosophique, mais un matérialisme pratique, doublé d’un indifférentisme religieux qui est, avec la privatisation de la foi, le principal danger qui menace aujourd’hui les Églises. La question que je préfère me poser porte plutôt sur la notion de sacré (qui est tout à l’opposé de celle de sainteté). Y aura-t-il encore place pour du sacré à l’époque de l’intelligence artificielle et des robots ? Quelles en seront les formes ? Où se situera-t-il ? Voilà des interrogations qui pourraient nourrir la réflexion.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh-Info, 8 avril 2021)

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  • Emmanuel Macron, liquidateur de la France ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Olivier Marleix à Nicolas Vidal pour Putsch et consacré à la désindustrialisation que subit la France, voulue ou acceptée par une part de l'"élite"...

    Député LR, Olivier Marleix a présidé en 2017 une commission d'enquête parlementaire sur la politique industrielle, qui a notamment étudié l'affaire Alstom, vient de publier Les liquidateurs - Ce que le macronisme inflige à la France et comment en sortir (Robert Laffont, 2021).

     

                                               

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  • Une période d’insécurité systémique...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné à RT France par le politologue Stéphane Rozès et consacré à la situation politique et psychologique générale après un an de crise du Covid19,  notamment dans la perspective des présidentielles de 2022.

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    Stéphane Rozès : «Avec la crise pandémique, nous entrons dans une période d’insécurité systémique»

    RT France : La France subit la crise sanitaire depuis plus d’un an, quel bilan tirez-vous de cette période ?

    Stéphane Rozès : Cette pandémie va avoir des effets structurants pour les communautés humaines. Toutes ont fait prévaloir les impératifs de la guerre sanitaire, le “quoi qu’il en coûte” sur la prospérité ou survie économique… C’est un enseignement sur ce qui constitue les peuples, les agit.

    Mais les sociétés occidentales ont montré leurs plus grandes fragilités à travers la remise en cause de l’idée que l’Homme serait “comme maître et possesseur de la nature” pour reprendre la formule de Descartes. Cette idée signifie que c’est l’Homme qui construit son avenir.

    En France, cela se fait via la centralité du Politique, de la Raison et du Progrès. La phrase présidentielle apparemment anodine “le maître du temps, c’est le virus malheureusement” alors que ce devrait être justement lui, l’incarnation de la nation est en fait lourde de conséquences psycho-politiques singulièrement pour notre pays. Il a raison objectivement mais tort politiquement de le dire, comme en son temps le candidat Jospin à la présidentielle disant “l’Etat ne peut pas tout”.

    Notre dépression record dans le monde venait de ce que la globalisation économique, financière et numérique néolibérale semblait échapper au politique et que l’Etat dans ses façons d’être, de faire, et ses politiques se retournait contre la nation. L’avenir devenait contingent, les risques écologiques, géopolitique, le terrorisme islamiste et séparatiste rôdait. Avec les crises pandémiques, nous entrons dans une période d’insécurité systémique.


    RT France : Les pays ont-ils répondu si différemment à la crise ?

    Stéphane Rozès : Oui pour des raisons culturelles. Déjà selon les imaginaires des différentes civilisations. En Orient, il s’agit pour l’Homme, non d’être en surplomb de la nature, de la maitriser, mais d’être en harmonie avec elle. En Chine et au Japon par exemple “nature” veut dire : ce qui est “autonome”. L’homme oriental est moins déstabilisé par ces incursions. En Afrique les attitudes sont, du fait du rapport au cosmos, à l’espace et au temps assez similaires.

    Cela explique la grande propension et acceptabilité en Asie de recourir à des mesures draconiennes qui ne semblent pas imposées par un pouvoir politique, et le recours à l’utilisation de masse de l’outil numérique auquel on peut s’adapter sans interrogations métaphysiques ou démocratiques. Les innovations y sont au service de l’adaptation harmonieuse des sociétés au cours des choses.

    En Afrique, cela explique que la crise pandémique n’a pas eu, contrairement à ce qu’anticipait le Quai d’Orsay, d’effets politiques défavorable pour les gouvernants. Depuis toujours, on vit au sein de la nature.

    En Occident, notamment en Europe, et a fortiori en France, les innovations médicales et numériques doivent être auparavant encadrées par la construction d’une idée du progrès faisant l’objet de débats et décisions politiques car c’est ce qui nous tient ensemble. Au sein même des pays occidentaux, chaque pays a mené sa guerre contre la Covid-19 selon sa singularité historique, culturelle et politique. En France on s’est retourné vers un Etat affaibli qui s’est révélé défaillant avec des gouvernants sans ancrage culturel dans notre nation et donc sans visées stratégiques. L’Allemagne et l’Italie ont recouru à des réponses régionales, les pays du Nord marqués par le protestantisme ont misé sur la discipline individuelle et comme en Outre-Rhin, on y a vu des manifestations de refus de solutions imposées par le haut. L’Angleterre, après un retard, avec sa souveraineté recouvrée a agi avec pragmatisme dans une splendide solitude souveraine à travers une campagne de vaccination très volontariste, de même que son plan ambitieux plan de relance comme les États-Unis, biens supérieurs à ceux de l’Union européenne. Israël s’appuyant sur son modèle a été la plus volontariste et efficace en matière de campagne de vaccination.

    Au total face à la crise sanitaire, les pays qui auront été les plus efficaces ou dont les populations auront le moins souffert psycho-politiquement sont ceux dont la cohérence entre leurs façons d’être et de faire, leurs imaginaires, les institutions et politiques menées auront été le plus en cohérence.

    De ce point de vue, la France fait partie des pays qui auront le plus dysfonctionné.

    Au plan mondial, le fait que la Chine ressorte de cette épreuve planétaire renforcée au moment où son PIB va dépasser celui des Etats-Unis et va asseoir son hégémonie n’a pas seulement des causes économiques mais aussi culturelles. (1)
     

    RT France : Comment expliquer que les citoyens consentent à restreindre leurs libertés ?

    Stéphane Rozès : Ce qui fait que l’on s’assemble en ethnies, peuplade, peuples, nations ou empires est d’affronter collectivement son destin. Face au danger sanitaire, comme lors des guerres, les libertés collectives, celles qui définissent le vivre-ensemble, prévalent sur les libertés individuelles. Le politique prévaut sur les libertés économiques. C’est le politique qui décide d’arrêter l’économie et de faire vivre un temps la société sous réanimation artificielle «quoi qu’il en coute», mais cela met les sociétés dans un état de dépendance à l’égard de l’Etat et momentanément à l’égard du souverain.

    Certains s’étonnent de la façon dont les Français se plient aux différents confinements. Les pays à tradition protestante, comme dans les pays du Nord, sont plus rétifs que les pays à tradition latine comme l’Europe du Sud. En effet, l’individuation est très poussée dans les pays protestants du Nord, là où on noue un rapport direct au salut – propre aux sociétés protestantes – contrairement aux traditions d’Europe du Sud, très marquées pour leur part par la loi sur un plan vertical et ordonné.

    C’est sans doute une nouvelle période historique qui s’ouvre. Mentalement, psychologiquement, politiquement, les sociétés occidentales rentrent dans un état d’incertitude généralisée. Au départ, il fallait lutter contre la pandémie pour revenir ensuite à la priorité de la relance économique. Maintenant, avec des crises pandémiques à rebonds, les gouvernants et sociétés doivent faire face à une lutte parallèle, celle contre la pandémie et, en même temps, celle visant à essayer de préserver l’économie telle qu’elle est. C’est ce qui fait la différence d’attitude des Français entre le premier moment du confinement où les choses étaient simples et collectivement bien acceptées et ce moment d’incertitude généralisée.

    Les sociétés dépressives avant la pandémie, comme la France, s’en sortent le plus mal avec des gouvernants qui font non seulement des erreurs – même si tous les gouvernants font des erreurs face à une pandémie difficile – avec le sentiment que, décidément, les gouvernants ne sont pas notre émanation. A l’inverse, au Royaume-Uni, Boris Johnson a pu faire de graves erreurs sur la pandémie mais il n’y a pas d’Anglais qui pensent que Boris Johnson n’est pas l’émanation des Anglais. Or, il y a de tels reproches à l’égard du président Emmanuel Macron.


    RT France : Pourquoi y aurait-il ce reproche puisqu’Emmanuel Macron a été élu et qu’il a obtenu une majorité aux élections législatives en 2017 ?

    Stéphane Rozès : Le président Macron a bien entendu été élu légalement et a été considéré comme légitime pour réformer. Mais le discrédit actuel du président ne tient pas seulement à ses erreurs. La chancelière Merkel vient de demander pardon aux Allemands pour les siennes. En matière pandémique, ces dernières se chiffrent en morts chiffrables. C’est que le président n’a pas semblé maître de ses décisions, or devant le Congrès, sitôt élu, il avait dit : “Le premier mandat que m’ont confié les Français est de restaurer la souveraineté de la nation”, or sa décision d’interdiction un temps d’AstraZeneca, injustifiable du point de vue sanitaire, a semblé être à la remorque de Berlin.

    Le “en même temps” présidentiel n’est pas la marque du pragmatisme qui prévaut dans les pays à la culture anglo-saxonne, il apparaît pour les Français comme un détournement de l’idée d’intérêt général qui est justement le dépassement par le politique des contradictions des Français.

    Le président semble osciller entre la nation qui l’a élu et en même temps un Etat néolibéral, entre la France et en même temps Bruxelles et Berlin, entre l’intérêt général et en même temps des intérêts privés.

    Or, la nation française, pour déployer son génie, doit au contraire se projeter dans un projet politique, sinon elle régresse, elle décline, comme en ce moment. Pour expliquer que nous soyons les plus dépressifs dans les pays développés alors même que notre taux de pauvreté et d’inégalités est le moins dégradé de ces pays, il ne faut non pas y voir des raisons économiques et sociales – comme le pensent les libéraux ou des marxistes vulgaires – mais des raisons culturelles. Pour rassembler le peuple français dans sa diversité, voire ses contradictions sociales, il faut le projeter dans un projet politique commun dans l’espace et le temps.

    Emmanuel Macron s’est fait élire en disant que le principal problème était le système politique et non les Français, proposant de fait de le réformer, avec la mise en place d’un nouveau monde. Sauf que la crise du système politique n’est pas la cause de notre malheur mais l’effet de notre malheur. Notre malheur vient de la contradiction entre une nation française qui a un imaginaire projectif politique et un Etat qui demande, au contraire, à la nation d’intérioriser des règles économiques venant de Bruxelles, au nom de la construction européenne. Et c’est cette contradiction-là qui est la cause du dérèglement du système politique et de notre crise démocratique. Ce n’est pas une crise de la représentativité mais une crise de la représentation, c’est-à-dire une crise de la souveraineté populaire et nationale. »
     

    RT France : Pour vous, la nation a-t-elle conscience de cette rupture-là ?

    Stéphane Rozès : Je dirais plus précisément qu’elle la ressent. Elle n’en a pas vraiment conscience car l’imaginaire français fait que les Français – quelles que soient leurs orientations politiques – pensent que le haut fait le bas. Il y a un problème cognitif chez nous du fait de notre imaginaire. D’où l’incompréhension des Français de comprendre le mal dont ils sont atteints. Comme ils sont cartésiens, ils pensent en que l’esprit est séparé du corps et que l’esprit fait le corps. Ils pensent que c’est l’Etat qui fait la nation. Ils pensent que la raison fait le réel, que le sommet fait la base … Or c’est l’inverse qui nous anime.


    RT France : D’où une certaine résignation chez les Français ?

    Stéphane Rozès : Oui, la capacité au consentement et à la servitude volontaire est très élevée chez nous, jusqu’à ce que tout bascule… S’il y a une alternative, toujours sous forme de dépassement.

    Il y a à la fois une arrogance et une prétention au sommet de l’Etat, chez les classes dirigeantes, de penser que non seulement ils comprennent la France mais aussi qu’ils sont la France. La très grande capacité du peuple français à consentir à un tel état fait qu’il est plus dans un état de dépression que dans la Révolution par exemple. Quand arrive le mouvement des Gilets jaunes, la plupart des dirigeants – que ce soient le président Emmanuel Macron ou ceux qui ont vu dans les Gilets jaunes une aubaine – n’ont pas compris que les Gilets jaunes étaient une jacquerie. Ce n’était pas une Révolution. Emmanuel Macron aurait ainsi dû tout de suite recevoir les Gilets jaunes à l’Élysée. La pancarte des Gilets jaunes “Macron nourris ton peuple” montre par exemple que s’est nouée immédiatement avec cette jacquerie, avec un point de départ fiscal et social, la question de la souveraineté. Macron est ici vu comme le représentant de la nation et non pas le représentant d’une oligarchie que l’on ne maitrise pas. C’est remettre le seigneur à la hauteur de ses devoirs et de ses charges.


    RT France : N’avons-nous pas l’impression, avec cette pandémie, que ce n’est pas la France qui dicte sa politique sanitaire et son destin mais qu’elle subit des décisions extérieures, par exemple Bruxelles pour l’achat de vaccins ou l’Allemagne lorsqu’il s’agit d’arrêter temporairement la vaccination avec l’Astrazeneca ?

    Stéphane Rozès : C’est ce qui déstabilise les Français. D’une part, avant les vaccins, on a vu l’état de notre appareil sanitaire, lié aux règles comptables avec la réduction de lits. Comme si l’Etat était une entreprise qui devait être dans une pensée de zéro stock tels les masques. Les Français, ébahis, ont découvert l’état de délabrement de notre système sanitaire après quelques années de pensées politiques néolibérales au sommet de l’Etat. D’autre part, les Français constatent le fait que la France ne semble plus maîtresse de ses grands choix, aussi importants que soit la politique de santé.

    Le président Emmanuel Macron, dès qu’arrive la crise, a des paroles fortes sur le retour de la souveraineté sanitaire, industrielle et sur les services publics. Il avait senti que là on touchait des questions symboliques et effectives très sensibles. Mais dans la réalité, nos gouvernants n’ont pas semblé être maîtres de leurs choix. Si les Français sont avec les Italiens très pro-européens, ils ont le sentiment que Bruxelles mène des politiques qui ne correspondent pas à l’idée qu’ils se font de l’Europe, c’est-à-dire une puissance politique, économique et sociale, prolongement de la France. Dès qu’il y a des expressions de contradictions entre notre façon d’être et des décisions prises par la Commission européenne, vient alors notre déclassement. L’idée que la France ne soit plus souveraine dans ses choix est le grand danger pour le Président Macron. Car sur les questions sanitaires il externalise sur l’Europe. En même temps il pointe les erreurs et lenteurs de Bruxelles notamment en matière vaccinale et en même temps il délègue aux institutions européennes notre santé... C’est un choix périlleux.
     

    RT France : La crise sanitaire, sociale et économique, ainsi que la résignation et la lassitude des Français ne peuvent-elles pas conduire à des moyens plus expressifs prochainement, comme de nouvelles jacqueries, dans la mesure où le peuple ne se sentirait plus représenté par des gouvernants qui n’œuvreraient plus pour la France ?

    Stéphane Rozès : Le caractère contradictoire de la période c’est que, depuis un an, les Français ont le sentiment que les gouvernants et le sommet de l’Etat ne sont pas indexés sur la souveraineté nationale et les intérêts du pays. Mais cette découverte et la dépendance psycho-politique qu’entraîne la crise pandémique à l’égard du souverain qui décide sous contraintes bruxelloises et allemandes accroissent les contradictions individuelles et collectives d’un pays qui, à la fois, s’aperçoit que l’Etat est à la dérive tout en en dépendant. Les Français redoutent plus que toute la contingence, le désordre et une incertitude généralisée. Emmanuel Macron est le point de jonction de ces contradictions. Néanmoins, les Français ont compris que l’économie française était sous perfusion et que celui qui tenait le robinet de la perfusion était Emmanuel Macron. Ce qui fait que jusqu’à la présidentielle, Emmanuel Macron est à l’abri d’une jacquerie.

    En revanche, quand la présidentielle commencera, Emmanuel Macron aura un double problème que l’on voit déjà dans les intentions de vote. Il sera privé de la dimension spirituelle et il devra gérer quelque chose de très compliqué : Berlin. Sur le plan de relance européen, la logique est que le coût ne compte pas tant qu’il y a la pandémie. Mais ensuite, il va falloir rembourser. Or, ceux qui travaillent sur cette question savent que les Français vont perdre plus qu’ils n’auront à y gagner, sur les conditions mêmes de la mutualisation des dettes et de remboursement. Aussi, la France, et donc Emmanuel Macron, aura la présidence de l’Union européenne [de janvier à juin 2022]. Il y a un problème de calendrier. Au moment où il se représentera à la présidentielle, il devra assumer des choix de montant et remboursement du plan de relance, annulation ou contreparties de la dette. Emmanuel Macron ne pourra ainsi pas dire lorsque ce plan de relance s’arrêtera, qu’il n’en est pas responsable et que la cause vient de l’Europe. Symboliquement, c’est lui qui aura la présidence de l’UE. Ce sera une situation compliquée pour le président sortant, sauf s’il arrivait à complètement réorienter la politique européenne.
     

    RT France : Ce problème d’agenda ne semble pas encore réellement repéré par les Français et les oppositions ?

    Stéphane Rozès : Il y aura aussi la question pour Emmanuel Macron de qui il trouvera en face en 2022. Il y a deux figures qui se distinguent. Clairement Xavier Bertrand venant de la droite et Arnaud Montebourg venant de la gauche pour contrarier l’alternative Emmanuel Macron contre Marine Le Pen que deux Français sur trois ne veulent pas. Ce choix est différent de 2017. Emmanuel Macron ne peut plus se représenter comme celui qui va révolutionner le système puisqu’il a été le président pendant cinq ans. Ce qui signifie que plus Marine Le Pen est forte, et plus cela sera perçu comme l’effet qu’Emmanuel Macron n’a pas bien présidé la France pendant deux ans. En outre, après une présidentielle cataclysmique, notamment le débat de l’entre-deux tours, Marine Le Pen a entamé une mutation idéologique de rassemblement national, la faisant passer de l’extrême droite de ses origines, raciste, antisémite, à une formation plus gaullienne. La faisant passer du nationalisme à la nation. Dans ce parti, le corpus idéologique et propositionnel comme sur l’Europe, a clairement changé. En revanche, elle n’a pas réussi à mettre en œuvre aussi rapidement le renouvellement de ses cadres et sa capacité de – si elle était élue à la présidence – à agréger d’autres forces pour gouverner gérer les chantiers et les orientations de l’appareil d’Etat sur le plan économique et social. Mais déjà le front républicain est ébréché. 

    La crise pandémique a également entraîné les Français dans une période historique d’inquiétude généralisée et dans ce contexte, il faudra des conditions très particulières pour remplacer Emmanuel Macron avec cette idée qu’il ne faut pas rajouter dans une période d’insécurités systémiques de nouvelles aventures politiques. “On préfère un malheur connu à une promesse de bonheur”, disait le comte de Lampedusa.
     

    RT France : Malgré les problèmes de communication d’Emmanuel Macron et du gouvernement qui en viennent parfois à se contredire en 24 heures, le président actuel ne compte-t-il pas sur l’absence d’une opposition capable, aux yeux des Français, de mieux gérer les affaires du pays ?

    Stéphane Rozès : « Les difficultés objectives, erreurs de fond et de communication du président Emmanuel Macron face à la crise sanitaire sont des éléments qui renforcent la sidération et l’inquiétude des Français.

    Le président Macron a pour l’heure le monopole de la représentation directe entre le souverain – avec toutes ses faiblesses – et le peuple, qui pour sa part cherche ce qui le tient ensemble… Et c’est justement sa figure ou plus exactement sa symbolique, sa dimension spirituelle.

    Mais cela n’aura qu’un temps. Déjà Xavier Bertrand vient de se déclarer et lorsque commencera la présidentielle, les Français remettront chaque présidentiable à égalité. Emmanuel Macron sera alors privé de la dimension symbolique de sa fonction et évalué, comme les autres, au travers de sa capacité à construire un chemin pour la France.

    Stéphane Rozès (RT France, 26 mars 2021)

    Note :

    (1) « Le grand retournement de la globalisation occidentale néolibérale contre l’Occident ». Stéphane Rozès, Revue ‘Défense Nationale’, 2021/3 (N° 838), pages 24 à 30

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