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Entretiens - Page 42

  • Démographie, immigration, totalitarisme... : un tour d’horizon avec Alain de Benoist

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Paul-Marie Coûteaux, pour la revue Le nouveau Conservateur, cueilli sur le site de la revue Éléments.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021), L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021) et, dernièrement, L'exil intérieur (La Nouvelle Librairie, 2022).

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    « Tout projet qui vise à imposer une pensée unique est totalitaire »

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Alain de Benoist, n’êtes-vous pas alarmé par ce chiffre que donne le démographe Illyès Zouari : le nombre des décès, au sein de l’UE, a dépassé celui des naissances de 1,231 million en 2021 ? Reprendriez l’expression qu’il emploie d’« autogénocide » de l’Europe ?

    ALAIN DE BENOIST. Non, je ne reprendrais pas ce terme, parce que je le trouve à la fois excessif et inutilement polémique. Le mot « suicide » aurait sans été plus raisonnable, même si je crois qu’il ne correspond pas non plus exactement à la réalité. D’une façon plus générale, je ne pense pas qu’il faille raisonner sous l’horizon de l’apocalyptisme, que ce soit en matière écologique ou démographique. La démographie est une discipline dans laquelle il est notoirement impossible de faire des prédictions à long terme : dire qu’au rythme actuel nous allons bientôt disparaître n’a guère de sens puisque nous ignorons si ce rythme va se maintenir (et jusqu’à quand).

    Je suis par ailleurs, comme Renaud Camus, de ceux qui estiment qu’un espace fini comme notre planète ne peut pas accueillir une masse infinie de population. Olivier Rey a bien montré dans ses ouvrages, d’inspiration profondément conservatrice, que toute augmentation de quantité entraîne, une fois passé un certain seuil, un sauf qualitatif qui transforme la nature des phénomènes. C’est la raison pour laquelle la surpopulation a pour effet d’aggraver tous les problèmes que nous connaissons. Il nous a fallu 200 000 ans pour arriver à 1 milliard de bipèdes sur la planète, puis 200 ans seulement pour arriver à 7 milliards. Nous venons maintenant de passer le cap des huit milliards, et nous pourrions être à 11 milliards à la fin de ce siècle, ce qui veut dire que la population mondiale augmente en moyenne d’un milliard de personnes tous les 12 ans Je n’ai personnellement pas envie de vivre dans des villes de 50 ou 60 millions d’habitants…

    Quand une population moins nombreuse succède à une population plus nombreuse, il est inévitable que le nombre des décès l’emporte à un moment ou à un autre sur le nombre des naissances. Cette détérioration de la pyramide des âges est par définition transitoire. La France de 1780, avec ses 27 millions d’habitants (dont la majorité ne parlaient pas le français) se portait beaucoup mieux que la France actuelle avec ses 65 millions d’habitants. J’ajoute que, contrairement à une idée reçue, la baisse de la fécondité ne s’explique pas fondamentalement par la contraception ni même par l’avortement, mais par deux phénomènes essentiels dont on parle trop peu, à savoir la fin du monde paysan (dans lequel une forte descendance était indispensable au maintien des lignées sur leurs terres) et l’entrée massive des femmes sur le marché du travail (qui a considérablement retardé l’âge de la femme à la naissance du premier enfant). S’y ajoutent d’autres facteurs : les effets d’une mentalité hédoniste portée à juger que les enfants coûtent trop cher, les problèmes de logement en milieu urbain (plus de la moitié de la population mondiale vit désormais dans les grandes métropoles, et d’ici 2050 ce sera le cas des deux tiers).

    Il reste, cela dit, deux sujets réels de préoccupation : d’abord le fait que la part des naissances extra-européennes en Europe augmente régulièrement au détriment des naissances « de souche », ce qui induit une transformation du stock génétique de la population, ensuite le différentiel de croissance démographique entre les différences parties du monde : la population de l’Afrique subsaharienne devrait bondir à elle seule de 100 millions d’habitants à 1900 à 3 ou 4 milliards à la fin du siècle, ce qui ne manquera évidemment pas d’avoir des conséquences auxquelles nous sommes très mal armés pour faire face.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Voici un siècle paraissait le livre d’Oswald Spengler « Le déclin de l’Occident ». Dans « Mémoire vive », série d’entretiens avec François Bousquet où vous retracez votre itinéraire intellectuel, on comprend que Spengler a exercé sur vous une grande influence. Qu’en diriez-vous aujourd’hui ? Et pour commencer, avalisez-vous le terme d’« Occident » ? Ne pensez-vous pas que parler du déclin de l’Europe serait plus approprié ?

    ALAIN DE BENOIST. Dans son livre, qui lui a valu une renommée mondiale, Spengler proposait une conception de l’histoire allant exactement à rebours d’une idéologie du progrès pour laquelle l’avenir ne peut être que meilleur que le présent et le passé (ce dont il se déduit que le passé n’a rien à nous dire). Pour Spengler, les cultures sont des organismes collectifs qui, comme tous les organismes, naissent, se développent, atteignent leur apogée, vieillissent et disparaissent. Après quoi Spengler établissait un parallèle morphologique entre les dix ou douze grandes cultures de l’humanité, pour démontrer qu’elles ont toutes illustré ce schéma. Ce travail a évidemment été très mal accueilli dans les milieux progressistes, mais aussi dans les milieux libéraux qui, ignorant la mise en garde de Paul Valéry, s’imaginent que certaines civilisations peuvent être éternelles.

    Le terme d’« Occident » était en effet équivoque. Vous le savez, le mot a une longue histoire. Aujourd’hui, il tend à désigner un bloc qui, pour l’essentiel, associerait les États-Unis d’Amérique et les Européens. Cette façon de voir me paraît un non-sens géopolitique. L’Amérique, comme l’Angleterre avant elle, est une puissance de la Mer, tandis que l’Europe, avec ses prolongements eurasiatiques, représente la puissance de la Terre. Carl Schmitt résumait l’histoire à une lutte séculaire entre les puissances maritimes et les puissances telluriques et continentales. Que les intérêts américains et les intérêts européens (et, au-delà, leurs idéologies fondatrices respectives) soient fondamentalement les mêmes est une absurdité dont le spectacle des dernières décennies devrait nous convaincre. On en a encore eu un bon exemple avec la façon dont, dans l’affaire ukrainienne, l’Union européenne a adopté sur pression des États-Unis des sanctions contre la Russie dont les Européens seront les premières victimes.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : En Allemagne, la vie intellectuelle, voici un siècle, a été marquée par ce qu’on a appelé la « Révolution Conservatrice ». Pensez-vous qu’elle pourrait inspirer aujourd’hui une nouvelle conception du réflexe conservateur qui est avant tout une protestation du monde ancien, de nature humaniste, comme vous l’avez dit sur Radio Courtoisie, face au totalitarisme ?

    ALAIN DE BENOIST. Pourquoi pas, mais à condition d’en faire un examen attentif. Ce qu’on a appelé « Révolution Conservatrice » (l’expression est d’Armin Mohler et date du tout début des années 1950) désigne une vaste mouvance comprenant plusieurs centaines d’auteurs, de groupements politiques et de revues théoriques, qui ont joué en Allemagne un rôle très important entre 1918 et 1932. Cette tendance comprenait des tendances différentes, les quatre principales étant les jeunes-conservateurs, les nationaux-révolutionnaires, les Völkische et les Bündische. Tous ne présentent évidemment pas le même intérêt. En outre, dans le syntagme « Révolution Conservatrice », il ne faut pas oublier que le mot « Révolution » et tout aussi important que l’adjectif « Conservatrice ». Les révolutionnaires conservateurs sont des penseurs ou des acteurs politiques (Spengler, Carl Schmitt, Arthur Moeller van den Bruck, Othmar Spann, Albrecht Erich Günther, Ernst Jünger, Arthur Mahraun, etc.) qui considèrent, à l’encontre du conservatisme du XIXe siècle, que dans les conditions présentes, seule une révolution peut permettre de conserver ce qui mérite de l’être. Leur idée fondamentale est que le conservatisme ne doit pas chercher à préserver le passé, mais à maintenir ce qui est éternel. On pourrait dire aussi : entretenir la flamme et non conserver les cendres.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Dans « Communisme et nazisme », ouvrage que vous avez publié en 1998 et qui était sous-titré « 25 réflexions sur le totalitarisme au XXe siècle, de 1917 à 1989 », vous dressiez une liste impressionnante de similitudes entre les deux totalitarismes qui ont pour ainsi dire cohabité au XXe siècle, en comparant notamment ce qu’était la classe pour le communisme à ce que fut la race pour le nazisme : deux catégories à éliminer physiquement (Staline : « Les koulaks ne sont pas des êtres humains, la haine de classe doit être cultivée par les répulsions organiques à l’égard des êtres inférieurs. ») Dans les deux cas, ces totalitarismes du siècle dernier n’ont-ils pas cédé à l’illusion progressiste selon laquelle il était possible, en éliminant les êtres inférieurs, de créer un homme nouveau ? N’est-ce pas aujourd’hui encore le même délire visant à créer par la technique une nouvelle race d’hommes ?

    ALAIN DE BENOIST. La thématique rupturaliste de l’« homme nouveau » remonte à saint Paul, mais celui-ci ne lui donnait évidemment pas le même sens que les grands totalitarismes modernes, ni non plus celui des tenants du « transhumanisme » contemporain. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que dans tous les cas cette thématique tend à justifier des mesures d’élimination de ceux que l’on regarde, soit comme inférieurs, soit tout simplement comme « des hommes en trop » (Claude Lefort), à l’exception de ceux qui acceptent de se convertir à la nouvelle doxa dominante. Aujourd’hui, l’homme nouveau dont on nous annonce l’avènement est avant tout un homme « augmenté » par le moyen des technologies nouvelles – mais dont on a toute raison de penser (je renvoie à nouveau aux écrits d’Olivier Rey) qu’il s’agira en réalité d’un homme diminué. La cancel culture, le « wokisme », la théorie du genre contribuent à cette poussée qui semble annoncer une véritable mutation anthropologique, face à laquelle l’action politique sera, je le crains, parfaitement impuissante.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Vous introduisiez le même ouvrage (« Communisme et nazisme ») par une citation d’Alain Finkielkraut : « Naguère aveugle au totalitarisme, la pensée est maintenant aveuglée par lui. » Ne sommes-nous pas entrés, sans toujours nous en apercevoir, dans une nouvelle ère totalitaire ?

    ALAIN DE BENOIST. Sans doute, mais encore faut-il ne pas céder à une certaine tendance actuelle, que l’on rencontre surtout à droite, qui consiste à voir de façon polémique du « totalitarisme » partout. Il faut de la rigueur pour manier les mots qui ont trop servi. Je m’en tiendrai pour ma part à une observation simple. On a trop fait l’erreur de définir le totalitarisme par les moyens auxquels ont eu recours les grands totalitarismes historiques (censure, parti unique, arrestations arbitraires, déportations, Goulag, camps de concentration, etc.), sans s’interroger outre-mesure sur les fins. Or les moyens totalitaires n’usaient de ces moyens qu’en vue d’une fin bien précise : l’alignement (la Gleichschaltung), la suppression des façons de penser dissidentes, l’éradication de toute pensée qui s’écartait de l’idéologie dominante. Le totalitarisme, en d’autres termes, était dans la fin beaucoup plus encore que dans les moyens Une fois qu’on a compris cela, on ne peut que constater que les sociétés libérales contemporaines visent exactement le même but, mais avec des moyens différents – des moyens moins brutaux, voire de nature à plaire et à séduire, qui vont de pair avec la mise en place d’une surveillance de contrôle et de surveillance d’une ampleur (et d’une efficacité) jamais vue. Cela s’appelle la pensée unique, et tout projet qui vise à imposer une pensée unique est totalitaire. D’où ma méfiance vis-à-vis de l’Unique, auquel j’ai coutume d’opposer ce que Max Weber appelait le « polythéisme des valeurs ».

    Alain de Benoist, propos recueillis par Paul-Marie Coûteaux (Site de la revue Éléments, 17 janvier 2023)

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  • Jean Bricmont et l'immigration...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné en novembre dernier par Jean Bricmont à Le Média pour Tous, dans lequel il évoque la question de l'immigration.

    Professeur et chercheur en physique théorique, Jean Bricmont s'est fait connaître dans le monde des idées par un livre, Impostures intellectuelles (Odile Jacob, 1997), écrit avec Alan Sokal dans lequel il étrillait quelques pontes (Gilles Deleuze, Julia Kristeva, Bruno Latour, ...) de la pensée socio-philosophique française. Il a publié récemment Les censeurs contre la république (Jeanne, 2020).

     

                                        

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  • Sur les hommes du fascisme...

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    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Frédéric Le Moal à Jean-Baptiste Noé dans lequel il évoque son dernier ouvrage Les hommes de Mussolini (Perrin, 2022). Docteur en histoire et professeur au lycée militaire de Saint-Cyr, Frédéric Le Moal, qui est un spécialiste de l’histoire de l’Italie du XXème siècle, est déjà l'auteur d'une Histoire du fascisme (Perrin, 2018).

                                                          

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  • Les pires mensonges et manipulations des médias français...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'entretien donné le 11 janvier 2023 par Jean-Yves Le Gallou à Clémence Houdiakova dans le cadre de son émission Ligne Droite qu'elle anime sur Radio Courtoisie, pour évoquer la prochaine Soirée des Bobards d'or, qui se déroulera le 13 février prochain, au théâtre du Gymnase à Paris.

    Ancien haut-fonctionnaire et homme politique, président de la Fondation Polémia, Jean-Yves Le Gallou a, notamment, publié La tyrannie médiatique (Via Romana, 2013),  Immigration : la catastrophe - Que faire ? (Via Romana, 2016), Européen d'abord - Essai sur la préférence de civilisation (Via Romana, 2018), Manuel de lutte contre la diabolisation (La Nouvelle Librairie, 2020) et, tout dernièrement, La société de propagande - Manuel de résistance au goulag mental (La Nouvelle Librairie, 2022).

     

     

                                            

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  • Alain de Benoist : « Je suis résolument hostile à l’immigration, pas aux immigrés »

    Nous reproduisons un entretien donné récemment par Alain de Benoist à la revue Monde & Vie dans lequel il évoque la question de l'immigration.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021), L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021) et, dernièrement, L'exil intérieur (La Nouvelle Librairie, 2022).

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    Alain de Benoist : « Je suis résolument hostile à l’immigration, pas aux immigrés »

    MONDE & VIE : Peut-on encore parler de l’immigration de façon raisonnable ? Sur ce sujet, quelle est votre position ?

    ALAIN DE BENOIST. Faisons déjà un état des lieux. Depuis plus d’un demi-siècle, la plupart des pays d’Europe occidentale subissent une immigration massive mal contrôlée, voire pas contrôlée du tout. Au fil du temps, et avec l’instauration du regroupement familial, ces arrivées ont pris la forme d’une immigration de peuplement : en 2020, près d’un tiers des enfants nés en France avaient au moins un parent d’origine extra-européenne. En l’espace de quelques décennies, la France est ainsi devenue une société non pas tant multiculturelle que multiraciale.

         Paradoxalement, l’immigration rassemble aujourd’hui plus encore qu’elle ne divise. Toutes les enquêtes d’opinion dont on dispose montrent en effet qu’entre les deux tiers et les trois quarts des Français sont hostiles à l’immigration. Non par racisme (la société française est beaucoup moins raciste qu’il y a trente ou quarante ans), mais du fait des pathologies sociales associées au phénomène migratoire, notamment la délinquance et l’insécurité (la grande majorité des immigrés ne sont pas des délinquants, mais la grande majorité des délinquants sont issus de l’immigration), et parce que le « seuil de tolérance » a depuis longtemps été franchi. Cela signifie que de plus en plus de Français se sentent devenir eux-mêmes étrangers dans leur propre pays, parce qu’ils voient disparaître les modes de sociabilité qui étaient les leurs et qu’ils ne parviennent plus à se reconnaître dans la plupart des gens qu’ils côtoient.

         Bien conscients de cette évolution, rares sont désormais les partis politiques qui souhaitent toujours plus d’immigration. Il y a cependant au moins trois milieux qui y sont favorables : d’abord la majorité des libéraux, qui pratiquent la religion du libre-échange et militent traditionnellement pour la libre circulation des personnes et des biens, et donc pour la suppression des frontières. Le libéralisme n’envisageant les collectivités que comme des regroupements d’individus, l’immigration ne se définit à ses yeux que comme l’entrée sur un territoire donné d’un certain nombre d’individus qui choisissent de rejoindre d’autres individus. C’est ce qui permet aux libéraux d’affirmer que toutes les immigrations sont les mêmes, celles des populations sub-sahariennes comme celles de Italiens ou des Polonais. Le patronat, qui sait bien que l’immigration a toujours été l’armée de réserve du capital, appuie cette position : l’immigration à ses yeux se traduit par une simple augmentation du nombre des consommateurs et par l’arrivée d’une force de travail peu revendicative, ce qui favorise une pression à la baisse sur les salaires.

         Le deuxième milieu pro-immigration est celui des « humanitaires », qui pensent qu’il n’y a pas de problèmes que la « générosité » et l’amour désincarné ne puissent résoudre. Aspirant à la « communion universelle » capable de « surmonter toutes les barrières historiques et culturelles » dont parle l’encyclique Fratelli tutti, leurs armes favorites sont l’intimidation morale, l’appel à la repentance, la définition de l’accueil sans conditions comme devoir sacré, la victimologie compassionnelle et lacrymale – ce qui leur permet d’affirmer qu’ils incarnent l’empire du Bien. Il y a enfin une minorité plus radicale, qui en tient pour une conception « rédemptrice » de l’immigration, censée apporter un « sang neuf » à une société qui aurait besoin de plus « diversité », c’est-à-dire plus de métissage, et qui compte sur les immigrés pour subvertir et régénérer une France historique qui lui fait horreur.

         Le point commun de tous ces milieux est une adhésion inconditionnelle à l’idée d’une société « ouverte » (ou « inclusive »), dont l’objectif final est de remplacer un monde diversifié formé de peuples et de cultures relativement homogènes en un monde homogène formé de sociétés radicalement « créolisées ».

         Ma position est simple : comme la majorité des Français, je suis résolument hostile à l’immigration. À l’immigration, mais pas aux immigrés. À leur endroit, je n’ai aucune inimitié de principe, pas plus que je n’en ai pour leurs cultures d’origine ou pour les pays d’où ils proviennent. Je ne les tiens pas pour interchangeables, et je ne suis pas de ceux qui se réjouissent de voir un certain nombre d’entre eux se noyer en Méditerranée. Pierre Manent me disait récemment qu’il ne croyait ni à la laïcité, ni à l’assimilation, ni à la remigration. C’est aussi ma position.

    MONDE & VIE : Stephen Smith, à propos de l’abondance du flux migratoire en provenance de l’Afrique sub-saharienne, a pu parler, sans être démenti par personne, de « ruée vers l’Europe ». Est-ce la misère qui explique et qui justifierait l’immigration ? Quels sont dans les pays d’origine, ceux qui peuvent partir vers l’Europe ?

    ALAIN DE BENOIST. Au départ, la motivation est purement économique : il s’agit de trouver en Occident un travail mieux payé, fût-ce au prix d’une prise de risque vital. S’y ajoute l’illusion persistante, mais entretenue par la télévision, que l’Occident est un Eldorado. Sur place, bien sûr, on déchante – mais on reste. Cependant, de plus en plus d’immigrés invoquent aujourd’hui un motif familial plutôt qu’un motif de travail.

         Contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas les plus pauvres qui émigrent, mais plutôt des hommes appartenant à la fraction inférieure de la petite-bourgeoisie, souvent éduqués et parfois diplômés. Outre les dangers du parcours, qu’on aurait tort de négliger, la « ruée vers l’Europe » coûte cher (plusieurs milliers d’euros pour satisfaire aux seules exigences des passeurs). Il n’est pas rare que tout un village se cotise pour aider les candidats au départ. C’est une sorte d’investissement.

    MONDE & VIE : Que faut-il penser de ceux qui invoquent l’« État de droit » ou la Déclaration des droits de l’homme pour défendre une immigration sans limite ?

    ALAIN DE BENOIST. D’abord qu’il y a une certaine ironie à vouloir soutenir au nom des droits de l’homme des populations dont on nous dit par ailleurs qu’elles violent quotidiennement ces mêmes droits. Cela dit, on peut s’étonner de voir tant d’hommes « de droite » reprendre à leur compte sans état d’âme ces critiques directement héritées des Lumières, visant des mœurs « archaïques » ou « moyenâgeuses » qui sont exactement celles que l’on adressait autrefois aux sociétés traditionnelles et au catholicisme.

         Mais il y a aussi là un vrai problème de fond. Quand Michèle Tribalat dit qu’« on est passé d’une immigration de travail à une immigration fondée sur des droits », elle fait une observation qui va loin, bien que beaucoup ne s’en rendent pas compte. Autrefois, on cherchait à s’installer dans un autre pays pour toutes sortes de raisons. On déposait des demandes, on espérait être accepté, mais on ne faisait pas de l’immigration un « droit ». On ne disait pas : « Je veux rentrer chez vous parce que j’en ai bien le droit. » Ce glissement est lui aussi d’origine libérale : s’il n’y a que des individus et des « territoires », interchangeables les uns comme les autres, la libre circulation des personnes implique que n’importe qui peut s’installer où il veut.

         On touche par ailleurs ici à un autre aspect essentiel de la question. Beaucoup de gens s’imaginent qu’il suffirait, pour régler le problème des flux migratoires, de faire preuve de plus de volonté. C’est oublier que les politiques ont les mains liées par les juges, et qu’en dernière instance ce sont eux qui décident, et donc qui dirigent. Là encore, le libéralisme est fautif puisqu’il n’a jamais cessé de vouloir soumettre les souverainetés nationales et populaires à la « sur-souveraineté » des instances juridiques. C’est une décision de la Cour de justice de l’Union européenne, par exemple, qui a fait que le séjour irrégulier n’est plus un délit. De même est-ce le conseil d’État qui, en décembre 1978, a consacré le droit au regroupement familial que les pouvoirs publics voulaient limiter. Il ne fait pas de doute, pour prendre deux exemples simples, que si l’on décidait l’abolition du droit du sol ou que l’on décidait de ne plus admettre aucune demande d’asile sur le territoire français (les demandes devant obligatoirement être faites auprès des consulats dans les pays d’origine), les juges y mettraient pareillement leur veto.

    MONDE & VIE : M. Dupond-Moretti a expliqué naguère à la télévision, qu’il était pour l’immigration parce que grâce à elle il pouvait employer une femme de ménage à un prix abordable et trouver facilement un taxi. De quoi, selon vous, ce genre d’argumentation est-elle le symptôme ?

    ALAIN DE BENOIST. D’une forme typiquement postmoderne de néocolonialisme. Hier, on avait des « boys », aujourd’hui on a des livreurs de pizzas et des nounous à domicile. L’évolution des centres-villes en témoigne : à terme, on n’y trouvera plus que des bobos et des domestiques issus de l’immigration, convenablement exploités en toute bonne conscience au nom des lois du marché.

         C’est aussi une forme évidente de racisme de classe. Dans la France périphérique, les choses ne se passent pas comme ça. Les classes populaires, qui représentent près d’un Français sur deux, sont les plus hostiles à l’immigration parce que, contrairement aux habitants des beaux quartiers, ce sont elles qui en subissent de plein fouet les conséquences. Les classes populaires stigmatisées, les classes moyennes désaffiliées vivent aujourd’hui une triple insécurité : culturelle, politique et sociale. La sociabilité à la française est souvent leur seule référence culturelle, mais elles ont aussi besoin d’un État social et protecteur. C’est la raison pour laquelle le social et le culturel sont strictement indissociables dans leur hiérarchie d’attentes. C’est pour ne l’avoir pas compris qu’Éric Zemmour a perdu son pari, qui visait à réactiver le clivage gauche-droite, en abandonnant le social à la gauche.

    MONDE & VIE : Que pensez-vous de ceux qui entendent utiliser cette ruée démographique en défendant une immigration choisie (par les pays d’accueil) plutôt qu’une immigration sans contrôle ? Y a-t-il une autre solution que l’immigration choisie pour mettre fin au chaos migratoire que représentent les 500 000 migrants légaux et illégaux qui s’installent en France chaque année ?

    ALAIN DE BENOIST. Une immigration choisie est sans doute préférable à une immigration totalement incontrôlée. Mais choisie selon quels critères ? Il n’est que trop évident que ce seront des critères économiques, puisqu’aux yeux de la classe dominante l’immigration est avant tout un problème économique, et plus encore un problème « technique », étant donné que pour les libéraux les problèmes politiques ne sont en dernière analyse que des problèmes techniques. En termes clairs, on choisira les immigrés dont l’apport permettra de maximiser les profits du capitalisme libéral. Et du même coup, en écrémant les « meilleurs », c’est-à-dire les plus performants, on privera les pays d’origine d’un certain nombre d’élites dont ils auraient le plus grand besoin.

    MONDE & VIE : Pensez-vous que l’on puisse maîtriser le phénomène migratoire par une loi immigration, c’est-à-dire par un certain nombre de mesures issues de la technocratie étatique ?

    ALAIN DE BENOIST. Permettez-moi de vous rappeler que des « lois immigration », il y en a eu en moyenne une tous les deux ans depuis plus d’un demi-siècle, sans que le problème soit réglé pour autant. Cela montre que les pouvoirs publics ont toujours agi au coup par coup, en fonction des conjonctures économiques et des échéances électorales, en se bornant à répéter des pieux souhaits et des mantras. La vérité, comme le notait récemment le sociologue Smaïn Laacher, c’est qu’il n’y a jamais eu de doctrine française en matière d’immigration, doctrine dont on aurait pu déduire des principes et des règles d’action.

         Le problème, c’est que la mise au point d’une telle doctrine exigerait une véritable transformation des esprits. Pas de doctrine migratoire en l’absence d’une claire idée de ce qu’est un peuple (et non un agrégat d’individus), de ce qu’est un pays (et non un « territoire »), de ce qu’est une culture, une civilisation, une sociabilité spécifique, des valeurs partagées, etc. On en est plus loin que jamais.

    MONDE & VIE : L’Europe nous donne à voir un christianisme décomposé après une longue période de prospérité, en particulier missionnaire, et un islam recomposé après une longue léthargie. Quelle est la place du fait religieux dans le caractère anxiogène des flux migratoires aujourd’hui ?

    ALAIN DE BENOIST. Une place indéniable, mais qui n’est pas exempte de fantasmes. Qu’un grand nombre d’immigrés soient de religion musulmane complique évidemment les choses, surtout à un moment où l’on assiste au réveil d’un islamisme agressif dont l’actualité nous fournit des exemples quotidiens. Beaucoup interprètent cet islamisme comme synonyme de l’islam, ce qui reste à démontrer, et y voient un phénomène fondamentalement religieux, alors qu’à mon avis il s’agit d’un phénomène politique sous couvert d’habillage religieux.

         Vous êtes probablement de ceux qui estiment que le problème de l’immigration se réglerait beaucoup plus facilement si les nouveaux venus étaient catholiques, et non pas musulmans. Il y a du vrai dans cette opinion, mais il ne faut pas non plus la surestimer. Les États-Unis connaissent un problème d’immigration d’une ampleur redoutable, et pourtant la grande majorité de leurs immigrés sont des catholiques latinos. Tout centrer sur la religion revient à dire qu’un chrétien préfèrera toujours voir s’installer en France un Malien catholique plutôt qu’un athée norvégien, et qu’un païen préfèrera toujours voir s’y installer un animiste congolais plutôt qu’un catholique polonais ! On voit bien que ce genre de considérations ne mène pas bien loin. Il montre seulement que le problème de l’immigration ne peut pas se réduire exclusivement à des questions de croyance ou de religion.

    MONDE & VIE : Vous qui avez beaucoup réfléchi sur le problème de l’identité et qui republiez ces jours-ci votre ouvrage « Nous et les autres » aux éditions du Rocher, pensez-vous que dans cette crise migratoire l’Europe ait des valeurs à défendre ? Quelles sont-elles ? Comment pouvons-nous à nouveau dire « nous » et sur quels critères désignons-nous « les autres » ?

    ALAIN DE BENOIST. Pour répondre à cette question, il faudrait déjà s’étendre sur le périmètre de la « nostrité ». Qui est-ce « nous » dont vous parlez ? Les catholiques ? Les Français ? Les Européens ? Les Occidentaux ? L’Europe a certainement des valeurs à défendre, mais surtout une histoire et une personnalité à faire aimer. Malheureusement, le débat sur l’immigration s’enferme aujourd’hui dans une confrontation entre assimilation et intégration, universalisme et « communautarisme », qui n’est qu’une impasse. Le « communautarisme » que l’on pourfend au nom des « valeurs de la République » n’est qu’une caricature d’esprit communautarien, une manière inavouée de faire sécession pour mettre en place une contre-société. Les communautés véritables ne posent pas ce genre de problèmes, à commencer par la communauté juive, les communautés asiatiques, arméniennes, tamoules, etc., qui ont très bien su concilier particularismes et acceptation d’une nécessaire loi commune.

         Mon livre sur l’identité aborde ce vaste sujet sous toutes ses dimensions. Il montre que l’identité n’est jamais un sujet simple et que, sur la question de l’immigration, l’affirmation identitaire des nouveaux venus contraste singulièrement avec l’appauvrissement du sentiment d’identité en Europe. On dit souvent que les immigrés détestent la France. C’est en effet parfois le cas (pas toujours !). Mais l’idéologie dominante n’a-t-elle pas sa part de responsabilité dans cette détestation ? Écoutons plutôt Christophe Guilluy : « Quand on débarque de l’autre bout du monde, et qu’on nous dit que notre voisin est raciste, à moitié débile, à fond dans la consommation, son objectif de vie étant de bouffer et de regarder la télé, on ne va pas épouser ses valeurs ! »

    Alain de Benoist (Monde & Vie, janvier 2023)

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  • Les États-Unis et la guerre du droit...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Frédéric Forgues à Jean-Baptiste Noé dans lequel il revient sur les enjeux et les défis que posent l’extraterritorialité des sanctions américaines.

    Frédéric Forgues avocat au barreau de Paris, enseignant et écrivain, a enseigné à l’université de Paris I et Paris XIII ainsi qu’à l’école de formation du Barreau.

     

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