FIGAROVOX. - Le Parlement polonais a donné vendredi son feu vert définitif au projet gouvernemental de construction d'un mur à la frontière avec la Biélorussie pour empêcher les migrants et les réfugiés de passer en Pologne. Est-ce la seule solution pour ce pays membre de l'Union européenne ?
Max-Erwann GASTINEAU. - Le 7 octobre dernier, les ministres de l'Intérieur de douze pays membres, dont la Pologne, l'Autriche, le Danemark ou la Grèce, appelaient l'Union européenne à changer radicalement de philosophie en matière migratoire. Appel adressé, sous un double prisme sécuritaire (sécurité culturelle et frontalière), aux commissaires Margaritis Schinas, chargé de la Promotion de notre mode de vie européen, et Ylva Johansson, chargée des Affaires intérieures. En juin 2020, la Commissaire suédoise décrivait comme «crucial d'ouvrir autant de voies de migration légales que possible», et ce pour des raisons d'ordre non seulement humanitaire, afin de contrer le développement des réseaux de passeurs, mais également économique, en vue de répondre au vieillissement de la population européenne : «chaque année, affirmait-elle dans un entretien accordé au journal La Croix, plus de deux millions de migrants rejoignent l'UE légalement. Cela fonctionne très bien, et je voudrais voir cette part augmenter.»
Prisme culturel et sécuritaire d'un côté ; prisme humanitaire et économique de l'autre… On ne saurait mieux résumer la nature idéologique du mur d'incompréhensions qui, depuis des années, divise l'Europe et soumet ses instances dirigeantes aux pesanteurs d'un «humanitarisme total», selon l'expression ici formulée par Donald Tusk, ancien président du Conseil européen de 2014 à 2019.
La décision de Varsovie de construire un mur à sa frontière orientale, quelques mois après les débuts de la crise biélorusse, est une réponse à ce mur idéologique, témoin de notre impuissance collective. Elle révèle un terrible échec ; celui de l'Union européenne à réaliser la promesse induite par la création de l'espace Schengen en 1997 : substituer aux frontières intérieures de l'Europe l'institution et la défense de frontières extérieures «communes» aux États membres.
Si l'Union européenne s'est montrée incapable de défendre ses frontières, et d'apporter une aide matérielle à la Pologne, qui depuis août nous alerte sur la situation migratoire à sa frontière orientale, ce n'est pas en raison d'un défaut de compétences ni même de moyens (le budget de Frontex est passé de 114 millions d'euros en 2015 à 460 millions en 2020 et 544 millions en 2021), bien que l'on puisse juger ces derniers encore insuffisants. Mais en raison d'un défaut de fins, d'accord et de clarté sur les finalités du projet européen.
Quelles fins l'Union européenne poursuit-elle ? Se pense-t-elle comme une entité politique en devenir, capable d'agir en complément, voire en supplément des États, jusqu'à assumer le corollaire de cette prétention : l'emploi de la contrainte pour défendre ses frontières ? Ou est-elle condamnée à n'être que le dernier visage d'une utopie née après la chute du mur de Berlin, indifférente à l'histoire et à la géographie, purement procédurale, antipolitique, autorégulée par des dispositifs juridiques et techniques, tels que ceux appelés à accélérer l'uniformisation des règles nationales d'asile ou la mise en œuvre de mécanismes de répartition automatique des réfugiés ? Derrière la construction du mur polonais, c'est l'avenir et le sens de la construction européenne qui se jouent.
Ce mur participera-t-il à régler la crise migratoire ? Est-ce viable ?
Ce mur ne saurait, à lui seul, répondre au défi migratoire, qui concerne d'ailleurs bien plus le sud - des côtes méditerranéennes espagnoles aux portes maritimes des Balkans - que la frontière orientale polonaise. Il envoie cependant un message clair aux instances européennes et aux États de l'Ouest, en leur rappelant qu'ils ne sauraient plus longtemps réprouver les conséquences de leur apathie.
En mettant l'UE au pied du mur, le mur polonais pourrait, en outre, ouvrir un espace propice à l'avancement de l'agenda «migratoire» européen. On le voit avec Emmanuel Macron qui, après avoir rencontré le chef de gouvernement hongrois et meilleur allié de la Pologne, Viktor Orban, a annoncé vouloir profiter de la présidence française de l'UE pour organiser «une politique cohérente de maîtrise de nos frontières extérieures».
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré que l'Union ne financerait pas la construction de barrières aux frontières de l'UE. Comprenez-vous le statu quo de l'Union européenne sur ce sujet ?
Dans l'Europe des droits de l'homme, la frontière n'est pas une norme mais une anomalie, une sorte de concession faite à la réalité honnie des nations. La fin de non-recevoir opposée par Ursula von der Leyen à la Pologne nous le rappelle avec force : l'UE a moins le souci de protéger ses frontières que de dépassionner la question, via la mise en place d'une meilleure répartition de la «charge» migratoire. Comme si la question était d'abord de parvenir à contenir la colère des peuples et non d'en ralentir la cause : l'intensité des flux migratoires et l'angoisse existentielle qu'elle nourrit, inspirée d'un constat qu'Angela Merkel et Nicolas Sarkozy avaient su poser en 2010, à défaut d'en conjurer les effets : «l'échec du multiculturalisme».
Le grand philosophe libéral américain, Michael Waltzer, nous prévenait : «abattre les murs de l'État (…) ce n'est pas créer un monde sans mur mais plutôt créer un millier de petites forteresses». La Pologne ne veut pas faire de l'Europe une forteresse ; elle veut éviter de les multiplier. Elle veut échapper au destin multiculturel de l'Ouest, rester une nation libre d'apprécier ce qui distingue l'ici de l'ailleurs. Comment lui reprocher, aujourd'hui, le fait de tirer toutes les conséquences de nos atermoiements passés ?
Au lieu de promouvoir de nouveaux mécanismes de relocalisation, l'UE doit créer la possibilité de renvoyer les migrants illégaux vers leurs points de départ et d'y traiter leurs demandes d'asile. La différenciation entre les migrants qui ont réellement besoin de protection internationale et les migrants économiques sera cruciale, si l'on veut sauver le droit d'asile de son dévoiement et s'assurer que seuls ceux qui ont réellement besoin de protection entrent sur le territoire européen.
Les Nations unies ont demandé une action urgente pour sauver des vies et éviter des souffrances à la frontière entre l'UE et la Biélorussie, après la mort de plusieurs demandeurs d'asile. Une intervention de l'UE aurait-elle permis d'éviter ces drames ?
Difficile de le dire, tant l'impuissance de l'UE est patente. Une chose est sûre : pour éviter de nouveaux drames, nous devrons changer de logiciel. En juin 2018, un accord sur l'immigration conclu par les chefs d'État et de gouvernement avait soutenu l'idée formulée par le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCNUR) de créer des «plates-formes de débarquement» hors de l'UE. Une mesure qui rappelle le programme «Operation Sovereign Border» (Opération Frontières souveraines) lancé par l'Australie en 2013. Programme dont l'objectif visait à intercepter les bateaux de migrants voguant à leur péril, pour les conduire dans des centres de transit installés sur les îles voisines de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Le tout en échange de contreparties financières, telles que celles aujourd'hui fournies par l'UE à la Turquie, et demain à d'autres pays de transit, tels que l'Iran ou le Pakistan ? La question mérite d'être posée.
En joignant le geste à la parole, l'Australie a su préserver ses frontières et sauver des vies. L'UE le peut-elle ? Dans des arrêts de mai et de décembre 2020, la Cour de Justice de l'UE (CJUE) condamnait la Hongrie pour remise en cause de la directive «retour», interdisant le refoulement des migrants entrés en situation irrégulière (afin qu'ils puissent faire valoir leur droit à déposer une demande d'asile), et l'institution de zones de transit en Serbie, rendant de fait impossible la protection effective des frontières de l'UE.
Le primat des droits de l'individu sur les impératifs de souveraineté et de sauvegarde du «droit à l'identité nationale», que le juge hongrois a dernièrement tenté d'opposer au juge européen, est le produit d'un processus historique étranger à la démocratie australienne… Mais pourrons-nous encore longtemps préférer les droits aux murs sans questionner les effets sclérosants de l'extension continue du carcan jurisprudentiel européen ?
Faut-il renforcer la présence de l'OTAN dans cette partie de l'Europe ?
Si l'Union européenne veut, demain, exister sur la scène internationale, elle devra se doter d'une pensée géopolitique propre. Pas d'indépendance politique sans autonomie de pensée. Mais y aspire-t-elle seulement ? N'oublions jamais que les États ont la politique de leur géographie et que la nature fondamentalement anarchique du système internationale les invite, en permanence, à maximiser les conditions de leur propre sécurité. Si la Pologne, à l'image d'autres nations de l'Est, comme les nations baltes, n'a aucune raison objective de se priver de la protection américaine que lui fournit l'OTAN, la question se pose différemment pour la France.
La présence toujours plus forte de l'OTAN à l'est de l'Europe est-elle de nature à renforcer notre sécurité collective ou, au contraire, à force d'insécuriser notre incontournable voisin russe, prépare-t-elle l'avènement de futures crises - énergétiques, migratoires, voire militaires ?
L'UE doit d'urgence repenser son rapport à l'OTAN et tirer toutes les conséquences que son absence d'autonomie fait peser sur sa sécurité et ses relations extérieures. Mais comme ce sursaut «réaliste» a, dans les faits, peu de chances de se produire, je dirais que seul le retour d'une France forte, capable de développer une diplomatie propre, débarrassée des œillères que lui impose l'atlantisme ordinaire des élites européennes, pourra poser les termes d'une autre voie pour l'Europe dans le rapport plus serein qu'elle doit désormais construire avec ses voisins orientaux.
«Le continent européen ne sera jamais stable, ne sera jamais en sécurité, si nous ne pacifions pas et ne clarifions pas nos relations avec la Russie», déclarait à la conférence des Ambassadeurs d'août 2019 le président Emmanuel Macron. Reste à passer des mots aux actes, comme sur l'immigration.
Max-Erwann Gastineau, propos recueillis par Aziliz Le Corre (Figaro Vox, 25 janvier 2021)