J’ai dénoncé la supercherie d’une écologie hors sol, globaliste, déracinée. J’ai affirmé que la diversité des cultures et des conceptions de la vie était notre assurance de survie ; nous survivrons parce que les hommes ne sont pas les mêmes, ne désirent pas les mêmes choses, et ne veulent pas tous devenir des Californiens comme les autres. J’ai aussi énoncé cette vérité d’expérience ; cette diversité des désirs humains dépend d’un certain degré de séparation des sociétés politiques.
Un écosystème défini ne survit qu’à condition d’être séparé d’avec les autres écosystèmes. Et j’en ai tiré cette réflexion ; la diversité des cultures et des sociétés humaines elle aussi demande un certain degré de séparation pour que chacune s’épanouisse et s’exprime dans sa plénitude. Chaque société, chaque Nation, est libre de définir ce que et ceux à qui elle ouvre ses portes, ce, et ceux à qui elle les ferme. Tout dépend du moment et de la situation.
Le péril d’une écologie identitaire
C’était peu. C’en était déjà trop pour des critiques acharnés à écraser l’infâme où qu’ils le trouvent — ou croient le trouver. Tour à tour, Le Nouvel Observateur, Le Point et Le Monde, à la suite de l’AFP, ont publié des articles prétendant dénoncer le péril d’une écologie identitaire, d’une écologie des frontières et des limites, d’une écologie enracinée, de ce que j’ai nommé écologie des civilisations. Des articles dont je reconnais volontiers la qualité et l’intérêt ; celui au moins de continuer le débat, ce débat qui fait hélas si tragiquement défaut à nos démocraties.
Continuons donc le débat. Je vois bien ce qui gêne ; de plus en plus de Français le comprennent, l’écologie est incompatible avec les mouvements de population incontrôlés, avec le libre échange et avec la liberté de mouvement sans limites. Donc avec les credo qu’une gauche qui trahit la France après avoir trahi le peuple a adoptés. La réalité plus incommode encore est que frontières, limites et séparations sont les conditions de cette sécurité culturelle et morale que tout État doit assurer aux citoyens. Et qu’elles sont concrètement les moyens du respect dû aux autres sociétés, cultures et civilisations — ce qui empêche que le plus fort, ou le plus riche, ou le plus invasif, l’emporte sur tout et emporte tout. Voyez la puissance inouïe acquise par des monopoles privés grâce à l’ouverture des frontières, et l’abaissement symétrique du citoyen, de l’État, et de l’unité nationale.
Je ne solliciterai pas Claude Lévi Strauss sur ce point, encore que « il n’y a pas de civilisation s’il n’y a pas des civilisations » mérite le détour. Je m’arrêterai sur Elwin Verrier, le pasteur devenu ethnologue de la tribu des Muria, au Chhattisgarh, en Inde, auteur du célèbre « Maisons de Jeunes chez les Muria », et qui fut nommé, après l’indépendance, haut commissaire aux affaires tribales, seul Britannique confirmé à ce niveau. Pendant tout son mandat, et jusque dans les années 60, Elwin Verrier assura aux populations préaryennes, ces adivasis hors castes méprisés des Hindous, un relatif isolement assurant le respect de leurs territoires de cultures et de chasse, de leurs lieux sacrés et de leur ode de vie. La cupidité de la famille d’Indira Gandhi et l’appétit des multinationales réduira progressivement cet isolement, contribuant à allumer la rébellion du « Naxal ». Elwin Verrier posait en termes clairs un débat que nous ne nous permettons plus d’avoir ; au nom de quoi se mêler des affaires de ceux qui ne vous demandent rien, et qui souvent vous demandent juste de passer votre chemin ?
Ils sont nombreux à partager cette opinion ; lisez seulement Paul-Émile Victor et sa dénonciation des ravages exercés par les pasteurs protestants danois sur les Eskimos subjugués ! J’irai ensuite vers Claude Bernard, médecin, chercheur et penseur, qui écrivait à la fin du XIXe siècle ; « la stabilité du milieu intérieur est la condition de la vie bonne ». Et il développait en illustrant les aptitudes vitales du corps humain, grâce à cette frontière qu’est la peau, à se séparer du milieu extérieur, à rejeter à l’extérieur tout élément nuisible, microbe ou virus, pour préserver la stabilité du corps.
J’irai jusqu’aux critiques du développement, comme Bernard Anthelme s’interrogeant sur « ces peuples qu’on assassine », comme Noam Chomsky, comme l’arpenteur d’Afrique que fut Alfred Thesiger, critique désolé des ravages du développement forcé, du pillage des ressources et de la destruction des libertés africaines. Je pourrais continuer avec Pierre Clastres, révélateur de ces sociétés organisées contre le politique et contre l’économie, ou bien avec l’auteur d’Homo Hierarchicus, ce critique de l’individualisme qui rejoint Karl Polanyi et « La Grande Transformation ». Et je m’arrêterai sur ce que les Malgaches appellent « le ziv », ces liens implicites qui assurent qu’entre deux communautés, par exemple les pêcheurs vézos et les pasteurs Antandjoy, les échanges commerciaux, les mariages, les associations de toute sorte, sont promises au succès, tandis qu’avec d’autres communautés, les mêmes relations ont toutes les chances de courir à l’échec — et la séparation entre elles est la règle.
Nous repoussons avec horreur ce que les Malgaches tirent d’une longue expérience, et la réalité historique voulant que des peuples communiquent, échangent, s’allient avec bonheur, quand d’autres ne connaissent que mésententes, pillages et guerres, nous est à peu près invisible — et pourtant !
L’universalisme occidental trouve ses limites
Certains devraient se poser la question. Il est temps, car l’arrogance occidentale, le « deux poids, deux mesures » et la prétention vulgaire à détenir des vérités universelles est en train de couper l’Union européenne du reste du monde. Les États-Unis, au moins, parlent la langue unique de la force, partout entendue, comprise — et combattue. Le débat qui oppose localistes et mondialistes, patriotes et citoyens du monde, ne fait que commencer. Il a toutes les chances de dérouter les rentiers de l’écologie gauchie. Qui respecte réellement les autres ?
Ceux qui considèrent que les musulmans sont des laïques comme les autres, et que leur religion doit se dissoudre dans la citoyenneté, le pain et les jeux, comme l’a fait un catholicisme réduit au simulacre depuis Vatincan 2, ou ceux qui respectent l’Islam comme l’une des plus fortes religions que l’humanité a suscitée, mais qui s’interrogent sur la compatibilité de l’Islam tel qu’il est avec la France telle qu’elle est ? Quelle politique permet aux Nations de préserver leur indépendance et d’affirmer leur identité, comme nous entendons défendre les nôtres ?
Que veut dire « démocratie » quand un peuple se voit refuser le droit de choisir qui a accès à son territoire, à la citoyenneté, et à la solidarité nationale ? Et quelle politique est la plus protectrice de la diversité, celle qui impose une liberté des échanges et des mouvements contraignant l’uniformisation des lois et des normes, ou celle qui subordonne le commerce aux choix et aux préférences de chaque peuple ? Quelle politique enfin assure davantage la paix et la sécurité aux populations, celle qui les expose sans recours à la loi du plus riche et du plus fort, ou bien celle qui leur permet d’affirmer leur unité interne et leur identité propre contre les agressions extérieures ?
Observons avec le sourire que certains, comme le pape François, qui défendent le droit des indigènes de l’Amazonie, ou des Ouïgours du Sinkiang, à vivre selon leurs mœurs et leurs choix, semblent vouloir interdire aux Français de France de défendre le même droit — selon de vivre chez eux, entre eux, selon leurs lois et leurs mœurs. Vérité ailleurs, mensonge ici ? Faut-il défendre les Papous pour espérer que les Français puissent défendre leur France ? Et posons la question ; qui est plus respectueux des autres, de ceux qui veulent les réduire à leur droit, leur capital et leur marché, ou de ceux qui reconnaissent les séparations qui leur assurent de préserver, d’affirmer et d’enrichir leur différence ? Respecter les Peuls, ou les Ouïgours, ou les Français, est-ce vraiment en faire d’eux des hommes comme les autres, des hommes hors sol, des hommes de rien ?
Tout ceci pour en venir à ce point décisif. Parée des plus belles couleurs, l’idéologie du sans frontiérisme, du multiculturalisme, de la mobilité infinie, détruit toute résistance à l’ordre marchand du monde, interdit à toute société de se constituer autrement que sur le couple production-consommation, et à toute culture de célébrer autre chose que l’enrichissement sans limites. Derrière elle, et sa prétention au droit et aux droits, au respect et à la dignité, il faut entendre l’ignorance de l’autre et l’incapacité à accepter que d’autres peuples aient choisi de vivre autrement, d’organiser autrement les relations homme femme, autrement la naissance, la vie et la mort. Comme l’affirmait fortement René Girard, à force de célébrer toutes les différences, nous n’en acceptons plus réellement aucune. Toute différence qui fait réellement la différence est dénoncée, criminalisée, censurée — nous acceptons les simulacres, ce qui parade sur les estrades, les chars ou les scènes, mais plus rien de ce qui donnait aux hommes des raisons de tuer ou de mourir, rien de ce qui faisait de l’espace d’une vie autre chose qu’une occasion d’en profiter tant qu’on peut — et qui s’appelait, au choix, dignité, ou sacré.
La conclusion est, ou devrait être simple. Ne nous mêlons pas des affaires des autres. Finissons-en avec cette comédie du développement qui ne sert qu’à réduire les peuples sans défense aux intérêts de nos grandes compagnies. Abandonnons cette prétention à vouloir faire des autres les nôtres, elle nous affadit sans nous conforter. Travaillons à être nous-mêmes, à nous affirmer dans nos identités, comme à côté de nous, les autres peuples aspirent à se conforter dans leur être et à s’affirmer dans leur plénitude. Et relevons nos frontières, elles sont la condition du respect dû aux autres, comme celle de notre liberté intérieure.
Le grand problème de l’écologie est que les écologistes se refusent absolument à tirer pour nos sociétés les leçons qu’ils tirent fort bien pour la biodiversité, pour la gestion des espèces et des espaces. Experts à observer la réalité des espèces vivantes, lucides sur les effondrements en cours dans notre environnement, conscient des ravages que l’introduction d’éléments extérieurs produit sur la stabilité d’un écosystème ou d’une population animale ou végétale donnée, ils sont aveugles sur les effondrements en cours dans nos sociétés, dans nos Nations, et avancent les yeux grands fermés dans un monde humain dont ils ne voient pas qu’il condamne tout ce qu’ils aiment, célèbrent et prétendent protéger au titre de l’environnement.
Et le grand problème à venir n’est pas qu’une dérive totalitaire de l’écologie puisse se produire, c’est que le seul représentant authentique du sacré dans nos sociétés, la seule présence qui fasse signe vers une autre dimension, les seuls à dire que tout n’est pas à vendre, et que les choses qui comptent sont celles qui n’ont pas de prix, qui ne se vendent pas mais qui se transmettent ou se donnent (Maurice Godelier), soit en train de devenir l’Islam — nous n’avons pas fini nos aventures avec la vérité, avec l’esprit, et avec l’au-delà. Faut-il que seul, l’Islam nous le rappelle ? Et comment ne pas voir que la passion normalisatrice, réductrice qui interpelle l’Islam, révèle d’abord l’ignorance de l’altérité, bien proche de devenir la peur de l’Autre et la haine du différent ?
Deux mots pour finir. « La Grande Séparation » que j’ai publiée chez Gallimard en 2014 contiendrait selon les uns et les autres, par exemple Philippe Courcuff, des idées dangereuses. Pourquoi pas ? J’aimerais qu’ils les réfutent ou qu’ils les corrigent ! Et je suis prêt à me rendre à leurs raisons. L’essentiel est qu’à ce jour, aucun des socialistes convertis à cette ouverture des frontières qui fait d’eux les idiots utiles des monopoles privés et des multinationales, voire de nouveaux esclavagistes, n’a répondu à ce qui est pour moi l’affirmation capitale de ce livre ; quand nous prétendons en avoir fini avec toutes les discriminations, toutes les séparations, c’est que l’argent est devenu la séparation universelle ; partout acceptée, partout reconnue, partout célébrée. Nos temps ignorent cette dignité de la pauvreté que tant de nos auteurs, de Léon Bloy à Paul Léautaud, ont célébrée. J’attends qu’on me réponde à ce sujet.
Et enfin, je voudrais envoyer un salut amical aux Andamans. Ce peuple des îles du golfe du Bengale, heureusement préservé de toute intrusion extérieure par un gouvernement indien éclairé, a tué à coup de flèches, voici quatre ans, un illuminé américain qui prétendait aborder à leur île pour les évangéliser. Ces voisins éloignés de notre monde, encore proches des temps d’avant notre histoire, savent bien ce que nous avons oublié ; ce qui vient de l’extérieur ne nous fait pas de bien, ceux qui viennent de l’extérieur ne nous veulent pas du bien. Nous avons à apprendre d’eux.
Hervé Juvin (Juvin 2021, 31 mai 2021)