Qui a dit guerre civile ? (2) - Parti de l’ordre, parti de la peur ...
Dans le dernier article, nous rappelions qu’il n’y a pas guerre civile, car il n’y a heureusement eu ni mort, ni usage d’armes létales. Mais, violence il y a et nous en sommes au huitième affrontement / défi sur rendez-vous. Le dernier épisode - la fuite rue de Varenne (ou de Grenelle) de Benjamin Griveaux assiégé en son ministère - montre l’effet panique qui gagne les gouvernants. Voir ses déclarations : « C’est la République et les institutions qui étaient visées. Ce ministère est le ministère des Français et de l’équilibre des institutions… Nous ne céderons rien à la violence.». Le ton est moins martial que lorsqu’il dénonçait la « peste brune ». Ou lorsqu’il était question « d'agitateurs qui veulent l'insurrection et, au fond, renverser le gouvernement » et face auxquels « nous devons être encore plus radicaux dans nos méthodes » (et ne remontons pas à « ceux qui fument des clopes et utilisent du diesel »). Cela s’appelle la peur.
Au-delà de la personne du porte-à-faux gouvernemental, tout affrontement de ce type révèle la polarisation d’une société et oblige à se ranger dans un camp où dans l’autre Dominant dominé, aujourd’hui assiégeant assiégé. D’où la question : guerre de mouvement ou guerre de position ? Dans la mesure où les forces en présence se mesurent jour après jour, cherchent à s’affaiblir mutuellement et à gagner progressivement des avantages y compris symboliques, nous sommes bien en présence d’une guerre de position au sens de Gramsci.
Donc un front principal, social, politique, idéologique et deux camps, hétérogènes mais unifiés par la lutte. Les Gilets jaunes clivent la France comme l’affaire Dreyfus en son temps et si vous voulez passer un dîner en ville paisible, souvenez vous du célèbre dessin de Caran d’Ache et évitez d’en parler. Mais comme nous allons en parler ici, commençons par quelques définitions de base. Quand le conflit revient, il se structure autour d’intérêts, certes, mais aussi de croyances fondamentales - à commencer par les fameuses valeurs -. Mais tout cela ne va pas sans discours explicatifs et sans projets à réaliser (vaincre, c’est imposer sa volonté). Mon tout s’appelle, on s’en doute lutte pour l’hégémonie.
Commençons par par le camp au pouvoir, très bien identifié par les commentateurs comme celui des élites. C’est une notion qui recouvre, les riches, la technostructure d’État, les milieux financiers, les classes urbaines à haut niveau de revenu, à éducation développée, à forte mobilité. Mais aussi des gens à visibilité sociale élevée, experts, faiseurs d’opinion, et bien sûr gens de médias. Je ne sais pas si l’énumération qui précède fait beaucoup de sens en sociologie, mais elle est évidente pour ceux qui manifestent. Et c’est souvent le terme de bobo qu’emploient les Gilets jaunes, agacés autant par les privilèges que par la prétendue supériorité morale de ceux d’en haut, pour désigner l’ennemi de classe. Cela devient combat de l’ochlocratie (pouvoir des foules) contre l’oligarchie (pouvoir de quelques uns). C’est du moins ainsi que disaient les Grecs qui ne disposaient pas des intéressants concepts de centraux et périphériques ou progressistes et populistes et ne regardaient pas les émissions de débat.
Quels intérêts ? De son aveu même, le macronisme est une philosophie de premier de cordée, d’obsédé du mouvement et de la réussite, de techno saint-simonien qui s’ignore mais qui pense que tout est problème + solution pour qui est assez dynamique. Le succès de Macron s’expliquait par sa capacité à rassembler (outre les retraités qui avaient peur que MLP leur supprime leurs euros économisés) a) une bourgeoisie « progressiste », « bougiste », libérale et libertaire à la fois dont les maîtres mots sont moderniser et ouvrir et b) une bourgeoisie plus traditionnelle, ayant largement voté Fillon, mais qui pensait que ce type dynamique allait débureaucratiser et trouver des réponses pragmatiques pour une bonne gestion.
Poursuivre la réforme structurelle, conformer le pays aux standards internationaux libéraux devient alors l’alpha et l’omega, capable de faire oublier le vieux clivage (d’ailleurs très relatif et bien mis à mal sous Hollande) droite/gauche ou libéraux atlantistes / keynesiens européens. C’est le parti, on l’a écrit cent fois, des centraux contre les périphériques, des bénéficiaires de la mondialisation contre les perdants, des « everywhere » contre les « somewhere », etc.
Quelles « passions » ? Vu du point de vue macroniste, elles sont dynamiques et positives à fortes connotations entrepreneuriales : succès, mouvement, ouverture, universalisme, innovation, efficacité. Le tout résumé par un vague appel aux « valeurs de la République » qui sont bonnes filles et se laissent reprendre par qui veut. Et qui servent largement à assimiler le manifestant violent à un ennemi de la République (il est connu que les révolutions de 1789, 1830, 1848… furent non-violentes). D’où les concours d’indignation et les appels à condamner encore plus fortement les violences inacceptables.
D’où leur douloureux étonnement de découvrir qu’il y a des personnes « illibérales », conservatrices, soucieuses de leur identité, demandeuses de protection, attachées à leurs communautés et à leur patrimoine, etc. Ce ne peut être que parce qu’il y a manipulation (ces gens sont désinformés) ou par fragilité psychique (peur de l’autre, repli sur le passé). Il doit y avoir des remèdes. D’où une invraisemblable incompréhension de toute forme de critique classée sous la catégorie
- de l’ignorance (ils n’ont pas compris, les résultats ne leur sont pas encore assez sensibles, ils sont intoxiqués par des complotistes, d’ailleurs la satanique manipulatrice Frigide Barjot ne vient-elle pas de se réveiller)
- ou des penchants criminogènes (extrémisme, violence et subversion).
Nous le verrons dans l’article suivant, les passions des classes supérieures sont vécues comme des marques de mépris par celles d’en bas.
Quelles interprétations ? Le logiciel macroniste est binaire et assez simple. Le monde va dans le sens d’une société des individus plus apaisée et plus universelle. Le mouvement de l’économie et de la technologie pousse en ce sens et l’Europe incarne l’achèvement d’une société postpolitique respectueuse des droits, des individus qui doivent s’y épanouir, mais aussi de la Nature que nous ne devons pas brutaliser non plus. Le binôme mouvement et respect constitue une synthèse indépassable. Indépassable, sauf que des milliards d’individus, chinois, russes, indiens ou autres, ne sont pas de cet avis et qu’au sein même du Paradis post-historique européen, la plèbe renâcle.
Quels projets ? Ici la tactique se révèle plus confuse qui devrait nous permettre de retourner à la grande stratégie (marche en avant progressiste universaliste du bloc bourgeois, victoire finale sur les derniers ferments de nationalisme ou de conservatisme). Que faire ?
- Argument de l’ordre, moi ou le chaos, qui devrait ramener au bercail la droite plus traditionnelle un moment choquée par le comportement décontracté de Jupiter
- Diabolisation du mouvement Gilet jaune assimilé (amalgamé ?) à ses éléments les plus durs physiquement ou idéologiquement. C’est le thème : bande de casseurs anti-Républicains, beaufs, homophobes et russophiles, antisémites, zemouro-dieudonno-houelbecquiens, abrutis, etc.
- Relativisation : le mouvement s’essouffle et n’est d’ailleurs pas si représentatif
- Division : nous ne confondons pas les aspirations légitimes (auxquelles va d’ailleurs répondre notre dynamique, mais nous avons tardé et avons mal expliqué) et la volonté diabolique des subversifs anti-Républicains
- Carotte : venez dialoguer, nommez des représentants, exprimez vous par écrit, et. D’ailleurs ne vous a-t-on pas lâché dix milliards en dix minutes le dix décembre ? Médiation et discussion. Ce qui n’empêche pas que nous poursuivrons notre marche triomphale vers la réforme, pendant que vous serez au comité Théodule.
- Promesses : vous allez voir le Grand Débat national…
Cela peut marcher ? Pour gagner, il faut s’imposer dans les têtes et transformer ses propositions en évidences qui fonctionnent spontanément. Nous verrons dans un prochain article ce qu’il en est en face.
François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 6 janvier 2019)