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  • Alain de Benoist : La force du religieux, le pouvoir de mobilisation de la religion nous échappent...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré au djihadisme et à ses causes...

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    Alain de Benoist : Djihadisme et choc des civilisations ? Une formule fourre-tout

    Le djihadisme à la sauce Daech fait la une des gazettes, non sans raison. Mais de quoi s’agit-il exactement ?

    L’État islamique reste à bien des égards une énigme. Ce n’est pas un État, bien qu’il en ait certaines caractéristiques. Ce n’est pas un mouvement terroriste (il mène avant tout une guerre conventionnelle), mais il a aussi recours au terrorisme. Il se donne pour islamiste, mais quand on examine la liste de ses dirigeants, on ne trouve pratiquement aucun islamiste, mais plutôt des cadres déchus de l’ancien État irakien. Xavier Raufer le décrit comme une « armée mercenaire », ce qui n’est probablement pas faux, mais mercenaire au service de qui ?

    Le recours au « choc des civilisations » permet-il de mieux expliquer les choses ?

    Le « choc des civilisations » n’est qu’une formule dans laquelle chacun met ce qu’il veut. La principale faiblesse des explications « culturalistes » des conflits est de faire l’impasse sur les logiques politiques qui conduisent à ces conflits, et aussi de faire oublier que l’immense majorité des conflits ont toujours eu lieu (et continuent d’avoir lieu) au sein d’une même civilisation.

    Voir dans le djihadisme un phénomène qui s’inscrirait dans la lignée des conquêtes musulmanes ou ottomanes des siècles passés revient à faire abstraction d’un contexte totalement nouveau. Moins qu’un affrontement entre l’Occident et l’islam, j’y vois plutôt la reconstruction conflictuelle de deux imaginaires également travaillés par le déracinement et la mondialisation, ce qui permet de comprendre pourquoi le djihadisme manifeste si souvent une mentalité qui retourne la modernité contre elle-même (les djihadistes sont des modernes malgré eux). J’y vois moins un conflit entre une appartenance universaliste et une identité particulière qu’une lutte entre deux universalismes rivaux.

    Il faut aussi faire la part d’une immense frustration – qui n’est pas seulement de l’ordre de la frustration sexuelle. Il y a une envie et un amour frustré d’Occident dans la volonté destructrice (et autodestructrice) de le jeter à bas. La volonté des islamistes de recourir au djihadisme pour condamner sans appel une société par laquelle ils estiment avoir été eux-mêmes condamnés explique le continuum entre violence sociale de droit commun et violence politico-religieuse. La logique du ressentiment, le renversement classique du désir frustré en agressivité, aboutissent très logiquement à ce qu’Alain Badiou décrit comme un « mélange de propositions héroïques mortifères et, en même temps, de corruption occidentale ».

    Le père Hervé Benoît a été mis à pied par l’archevêque de Lyon, Mgr Barbarin, pour avoir publié une tribune dans laquelle il mettait en regard ceux qui ont trop de religion et ceux qui n’en ont pas assez. Peut-on placer sur le même plan deux sortes de zombies, les uns en proie à un hédonisme échevelé, les autres cherchant à transcender le vide de leur existence par un idéal religieux, fût-il dévoyé ?

    Sans doute, mais il faut aller plus loin. Les membres de Daech ne se présentent ni comme des résistants ni comme des rebelles (il n’y a aucun potentiel émancipatoire dans la violence fondamentaliste), mais comme des soldats d’une armée divine. C’est ce que nous ne parvenons pas à comprendre. Et c’est pour cela que nous nous obstinons à ne voir dans ces jusqu’au-boutistes de la vérité que des paumés ignorants, des barbares, des déséquilibrés ou des fous (d’où l’idée qu’ils n’ont « rien à voir avec l’islam »).

    Comme le dit Marcel Gauchet, nous sommes sortis de la religion, non pas au sens où il n’y aurait plus de croyants, mais en ce sens que les valeurs religieuses ne sont plus la clé de voûte de la société, qu’elles ne constituent plus le mode de structuration hétéronome des communautés humaines. La privatisation de la foi, la montée d’une laïcité qui tend à rabattre la croyance sur la sphère privée, sinon sur le for intérieur, sont allées de pair avec un apaisement de la façon dont l’engagement religieux est vécu par les croyants eux-mêmes.

    L’Église ne cherche plus à lancer des croisades, et ses fidèles résistent en général très bien à l’appel des sirènes de la violence sacrée. Nous avons oublié les épisodes de fanatisme religieux de notre propre histoire, les époques où l’on trouvait normal de tuer ad majorem Dei gloriam.

    Nous avons du mal à comprendre que des hommes veulent tuer et se faire tuer aussi vite que possible parce qu’ils pensent que c’est le moyen le plus sûr d’accéder au paradis. Les chrétiens eux aussi estiment que la mort ouvre la porte de la vie éternelle, mais ils ne sont en général pas très pressés de mourir. Persuadés que la foi est affaire de croyance personnelle, nous ne parvenons pas à imaginer que le religieux puisse être le moteur d’actions meurtrières. Nous avons tendance à y voir un alibi, une légitimation de surface. La force du religieux, le pouvoir de mobilisation de la religion nous échappent. Nous avons oublié le sens profond du théologico-politique.

    Une certaine gauche, depuis l’époque des Lumières, s’imagine de son côté que la religion, considérée comme « superstition » ou obscurantisme archaïque (Lénine parlait de « brouillard mystique »), est appelée à s’éteindre du fait des progrès de la science et de la raison – ce qui est absurde puisque la science, par définition, ne s’intéresse pas au pourquoi (elle ne s’occupe que du comment). Cette idée que la croyance est une chimère sans consistance nourrit notre conviction qu’aucun absolu ne mérite qu’on tue en son nom.

    C’est ce que dit très bien Jean Birnbaum dans son dernier livre : « Comment la gauche, qui tient pour rien les représentations religieuses, pourrait-elle comprendre la haine funeste de ces hommes vis-à-vis des chrétiens, leur obsession complotiste à l’égard des juifs, mais aussi la guerre à mort qui oppose chiites et sunnites à l’intérieur même de l’islam ? Comment pourrait-elle accepter que le djihadisme constitue désormais la seule cause pour laquelle des milliers de jeunes Européens sont prêts à aller mourir loin de chez eux ? » Plutôt que de répéter des banalités, c’est à cela qu’il faudrait réfléchir.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 1er avril 2016)

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  • Après le relativisme...

    Les éditions du Cerf viennent de publier un essai d'Emmanuel-Juste Duits intitulé Après le relativisme. Après avoir exercé de nombreux métiers, Emmanuel-Juste Duits enseigne la philosophie en classe de terminale.

     

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    " Le multiculturalisme a échoué. La postmodernité a failli. Le libéralisme a succombé. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment s’en extirper ? Comment ressusciter du relativisme moral, social et religieux ?
    Pour Emmanuel-Juste Duits, la cause de ces maux est claire : à la recherche de la vérité, les pays européens ont préféré la consécration de la diversité ; à la pensée, l’opinion ; au « nous », le « je ». Et à Socrate, la burqa.
    Comment retrouver notre héritage, réapprendre notre histoire, se réconcilier avec notre passé pour mieux affronter notre avenir ?
    Renouant avec la philosophie de Pascal, Platon ou encore Kant, interrogeant la sociologie, Weber, la littérature, Tchékhov, dialoguant avec des intellectuels contemporains, Michéa, Finkielkraut ou encore Habermas, Emmanuel-Juste Duits sonne la charge contre la société des festivités et des communautés. "

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  • De l'éthique des Anciens à la "common decency" d'Orwell et de Michéa...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Bertrand Garandeau, cueilli sur Philitt et consacré à la proximité entre la common decency chère à Orwell et à Michéa et l'éthique des Anciens. On notera que le site Philitt publie désormais une revue qu'il est possible  de se procurer en ligne : revue Philitt

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    De la proximité entre common decency et éthique des Anciens

    Les défenseurs du relativisme moral opposent à toute contestation, au nom d’un principe de tolérance dévoyé,  l’épouvantail d’un totalitarisme religieux et puritain. Des alternatives à ces deux frères ennemis existent pourtant, que ce soit dans le monde antique ou dans un certain socialisme.

    La privatisation de la morale est au fondement de la pensée libérale. Pour éviter les guerres entre protagonistes se réclamant du Bien et de la Vérité, chacun doit être libre d’avoir sa propre définition de la « vie bonne ». Par conséquent, le droit libéral ne doit avoir recours à aucun jugement de valeur ni à une quelconque morale commune. La cohésion d’une telle société repose alors uniquement sur la seule valeur commune non morale acceptable, définie par Voltaire en ces termes : « quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. »

    Rejeter cette logique libérale et son anthropologie légaliste, marchande et individualiste sans prôner le retour du Bien judéo-chrétien, c’est l’objet du socialisme orwellien. Ce socialisme repose sur l’idée de « common decency » ou « décence ordinaire ». Ici, point de relativisme, mais point non plus de Bien ni de Mal absolus et abstraits. La justice ne repose ni sur une Vérité divine unique ni sur une mécanique légaliste amorale, bien plutôt sur les idées de décence et d’indécence, de bien et de mauvais, de juste et d’injuste, oppositions dont la faculté de distinction est considérée comme un penchant naturel de l’homme.

    Exégète d’Orwell, Jean-Claude Michéa insiste sur la distinction entre cette décence ordinaire et ce qu’il nomme les « Idéologies du Bien » et leurs « constructions moralisatrices et puritaines » : « il est nécessaire de distinguer la common decency et ce que j’ai appelé par ailleurs une idéologie morale (ou si l’on préfère une idéologie du Bien). Sous ce dernier terme, je désigne un type particulier de catéchisme dont les commandements aliénants, d’une part n’ont de sens qu’à l’intérieur d’une métaphysique donnée (qu’elle soit d’origine religieuse, politique ou autre) et, de l’autre, conduisent les fidèles à adopter des comportements mécaniques dont ils n’imaginent même pas qu’ils puissent susciter le moindre débat intérieur » (Le Complexe d’Orphée).

    L’opposition dialectique entre ces idéologies du Bien et le relativisme libéral rend toute lutte contre le second particulièrement délicate. Le caractère absolu et implacable du Bien métaphysique sert en effet de repoussoir à tout adversaire de la logique libérale. Face à l’intransigeance de l’idéologue du Bien, la solution du libéral est simple, la notion même de « bien » n’existe pas, chacun est libre de vivre comme il l’entend tant qu’il ne nuit pas à autrui. Toute tentative de restauration d’une quelconque morale commune est alors perçue comme une volonté de ressusciter une idéologie du Bien et le risque de violence qu’elle implique.

    La sagesse du monde antique préchrétien

    Dans son double rejet des idéologies du Bien et de l’amoralisme libéral, le socialisme orwellien défendu par Michéa renoue avec une certaine vision antique du Bien et du Mal. La notion de décence peut en effet être rapprochée de la condamnation grecque de la démesure et de l’excès, l’hybris, qui ne repose pas sur la notion de Bien ou de Mal. En effet, point de Bien métaphysique dans le monde préchrétien. Pourtant, tout ne se vaut pas pour les Grecs. Certains actes sont nobles, bons, beaux et fondent l’idéal du kalos kagathos. D’autres actes sont vils, mauvais, laids et sont condamnables en tant que tels. Cette sagesse morale est celle des fables du grec Ésope reprise plus tard par La Fontaine. Les « morales » de ces histoires ne s’inscrivent pas dans l’idée du péché judéo-chrétien. Pourtant la mégalomanie du Corbeau face au Renard et la paresse de la Cigale face à la Fourmi sont sévèrement dénoncées et moquées.

    De même l’éthique des Romains s’appuyait sur des valeurs comme la pietas et la gravitas qui diffèrent des vertus métaphysiques chrétiennes. La première signifie le respect des anciens et des traditions. La seconde est synonyme de retenue mais est exempte de tout puritanisme religieux car l’idée de péché lui est étrangère. On retrouve donc dans la pietas et la gravitas des notions d’enracinement et de dignité proches de la décence ordinaire qu’Orwell rencontre chez les classes laborieuses.

    Le rapport d’Orwell à la religion nous éclaire également sur cette convergence. L’auteur de 1984 mais également de De droite ou de gauche c’est mon pays est profondément attaché à sa culture nationale anglicane. Orwell affirmait d’ailleurs n’avoir aucun grief contre la religion elle-même mais uniquement contre l’idée de vie après la mort. Une telle conception de la religion comme fait social, dépouillée de l’idée de salut, rappelle les religions des Anciens. Ces dernières organisaient et rythmaient la vie de la cité en conférant un cadre sacré aux gestes de la vie quotidienne ou aux événements naturels. Ces religions ne reposaient pas sur des « révélations », c’est-à-dire des commandements divins indiquant formellement le Bien et le Mal, et dont seul le respect permet de sauver son âme et d’accéder à la vie éternelle.

    Cette vision du monde antique ne rejette cependant pas toute universalité, certains comportements comme le mensonge ou la lâcheté sont ainsi perçus négativement dans toutes les sociétés traditionnelles. Cependant, les disparités parfois conséquentes de mœurs peuvent exister, sans qu’un peuple donné se fixe pour objectif d’aller châtier son voisin aux mœurs différentes. Pour autant, un peuple n’est pas tenu de renoncer à sa propre subjectivité. Un comportement toléré chez autrui peut alors être blâmé au sein d’une société. Bien que les lois soient nécessaires, ce sont en effet les mœurs qui constituent le socle de la cité antique. Isocrate explicite ainsi cette idée : « les bons politiques doivent, non pas remplir les portiques de textes écrits, mais maintenir la justice dans les âmes : ce n’est pas par les décrets mais par les mœurs que les cités sont bien réglées. »

    La banalité du bien

    Ce rejet d’un monde manichéen qui serait le théâtre d’une lutte entre le Bien et le Mal, implique également un refus de la vertu héroïque idéalisée. À cette vision du Bien qui résiste et lutte contre le Mal ambiant, Michéa oppose les notions de « banalité du bien et de banalité du mal » qu’il reprend au philosophe du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) Michel Terestchenko. Orwell lui même met en garde contre tout idéalisme moral : « les saints devraient toujours être présumés coupables, tant qu’ils n’ont pas fait preuve de leur innocence » (Reflexions on Ghandi). Or on retrouve aisément ces banalités du bien et du mal chez les dieux et les héros du monde antique qui ne sont pas toujours érigés en modèles de vertus, sans toutefois que leur qualité de dieux ou de héros ne légitiment leurs vices.

    Qu’il se rattache à la décence ordinaire orwellienne ou aux valeurs païennes antiques, ce « bien banal » s’est historiquement distingué par sa capacité à rester accessibles aux classes sociales les plus humbles. L’Église dominatrice qualifia de paganisme (du latin paganus : paysan) les mœurs des populations rurales réticentes à délaisser les dieux de leurs ancêtres et la nature sacrée pour le Dieu unique et sa morale révélée. De même, Michéa fait remarquer à propos du respect de la décence ordinaire qu’elle est davantage présente dans les classes populaires, tandis qu’elle se fragilise au contact de l’argent et du pouvoir dans les classes dominantes. Idéologies du Bien et relativisme libéral sont au contraire historiquement liés aux structures de pouvoir et à leurs élites qui se révoltent contre les conservatismes et les traditions populaires.

    Bertrand Garandeau (Philitt, 2 avril 2016)

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  • Préhistoires d'Europe...

    Les éditions Belin viennent de publier un bel ouvrage, richement illustré, de Anne Lehoërff intitulé Préhistoires d'Europe - De Néandertal à Vercingétorix. Anne Lehoërff est professeur de protohistoire européenne à l'université Charles-de-Gaulle-Lille-3.

     

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    " Durant environ 40 millénaires (nous ne sommes dans notre histoire connue par des sources écrites qu'au 2e millénaire !), nos ancêtres ont vécu, fabriqué des merveilles, enterré leurs morts, construit des villes et des nécropoles, défriché toute l'Europe occidentale. L'Europe, dans sa version large – de l'Atlantique à l'Oural et même un peu au-delà — a innové, inventé l'agriculture et la métallurgie : c'est la Révolution néolithique, dont nous vivons encore.
    Cela dit, les humains de ces époques anciennes n'ont pas laissé de témoignages écrits : juste des traces matérielles que l'archéologue déchiffre, grâce à l'étude des données mises au jour dans – et sous – le sol. Au fur et à mesure que les méthodes de l'archéologie se perfectionnent et se professionnalisent, la vision qu'on peut avoir de ces lointains ancêtres se précise et se raffine.
    Un livre plein de surprises, à la pointe de la recherche, qui sera pour beaucoup une révélation. "

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  • L’âme européenne est actuellement "en dormition", mais cela ne signifie pas qu’elle ait disparu...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean-François Gautier au site Le Rouge & le Noir et consacré à l'âme européenne. Docteur en philosophie, essayiste, musicologue et historien des sciences, Jean-François Gautier collabore aux revues Éléments et Krisis et a récemment publié Le sens de l'histoire (Ellipses, 2013).

     

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    Jean-François Gautier : « L’âme européenne est actuellement ‘en dormition’, mais cela ne signifie pas qu’elle ait disparu »

    Le Rouge et le Noir : Votre intervention lors du colloque annuel de l’institut Iliade portera sur la pérennité de l’âme européenne. Comment définir, à l’heure où des vagues migratoires successives engendrent le « renouvellement » des populations autochtones, l’âme européenne ?

    Jean-François Gautier : L’âme, la psuchè intellective telle que l’entendaient Aristote et une part essentielle du néoplatonisme (que l’on qualifierait mieux de néo-artistotélisme), est une manière de mise en forme de la réalité, et surtout de la réalité spatiale, c’est-à-dire politique. Les Européens ont toujours distingué ce qui est de chez eux et ce qui est du dehors. Dans les cités helléniques, cela correspondait aux domaines d’Hestia et d’Hermès. L’imperium romain distinguait quant à lui les citoyens et les autres. Et la Déclaration de 1789 rappelle que la souveraineté « réside essentiellement dans la Nation ». L’âme européenne est ce qui donne forme et mouvement à une certaine manière de vivre, de dire le droit des gens et d’affronter le devenir sur un territoire donné. Elle est actuellement ‘en dormition’, comme disait notre ami Venner, mais cela ne signifie pas qu’elle ait disparu.

    Le Rouge et le Noir : Le terme de pérennité laisse sous-entendre une continuité dans le temps. Quel rôle joue le christianisme, présent en Europe depuis plus de 1500 ans, dans la continuité de l’âme européenne ?

    Jean-François Gautier : Il me semble nécessaire de distinguer deux réalités sociales et culturelles. D’un côté le christianisme proprement dit, qui relève d’une théologie monothéiste propre aux clercs et aux savants. Il a entretenu des relations souvent conflictuelles avec les institutions politiques, mais ces mêmes institutions se sont souvent servi de lui, et de son personnel, pour arbitrer des conflits purement politiques. Ce fut le cas en Angleterre lorsque l’Acte de suprématie de 1534 fit de Henry VIII le seul chef d’une Église devenue ‘anglicane’ sans changer quoi que ce soit à la théologie. Et il ne faut pas oublier, en France même, la première convocation des États généraux qui permit à Philippe IV, en janvier 1302, d’affirmer l’autonomie du pouvoir royal sur ses terres. Geste repris par Louis XIV avec la Déclaration de 1682 rédigée par Bossuet et consacrant une Église ‘gallicane’. Ce sont bien des problèmes de territorialisation des pouvoirs qui sont ici évoqués, tout comme ils le furent dans le très long conflit opposant la papauté et l’Empire germanique. Le christianisme en fut un révélateur efficace.

    D’un autre côté, moins directement politique, il a existé un catholicisme rural qui, quant à lui, était polylâtre, à cultes multiples, et magnifiait nombre de saints locaux, ceux des territoires paroissiaux. Il en subsiste encore des traces en Bretagne, en Irlande, en Espagne ou en Italie. Ce catholicisme-là a été le dernier conservatoire des ferveurs européennes traditionnelles, très éloignées des contenus monothéistes officiels. Le concile Vatican II a eu soin d’en limiter la portée, mais le facteur décisif de leur effacement a été celui des grandes vagues d’urbanisation de la seconde moitié du XX° siècle, avec un recul des pratiques religieuses qui a nui tout autant à l’entretien de l’âme européenne qu’au christianisme proprement dit.

    Le Rouge et le Noir : Pérennité suppose qu’il y ait eu transmission d’une psyché commune aux Européens par le passé. Or, nous faisons face à un phénomène de mondialisation abhorrant les frontières et assujetti à un besoin compulsif d’immédiateté, non inscrit dans l’horizon de la longue mémoire. Dans ce cadre, n’estimez-vous pas ce combat perdu d’avance ?

    Jean-François Gautier : La psuchè européenne ne se résume pas à un contenu, mais se dit de manières de vivre et d’organiser tant l’espace institutionnel que l’espace symbolique. Il y a là motif à variations multiples, régionales ou locales. Le premier support de cet agir européen, ce sont les langues. Les Européens ont en commun des langues à construction en sujet-verbe-complément. Tant qu’elles se maintiendront face au globish, elles porteront un potentiel d’indépendance et prépareront d’éventuelles révoltes, si celles-ci deviennent indispensables. Les Européens n’aiment pas être le complément de quoi que ce soit, ils préfèrent être les sujets de l’action, c’est-à-dire, chez eux, les maîtres de leur sort.

    Le Rouge et le Noir : Vous aviez évoqué par le passé que, pour l’Européen, la seule signification de l’histoire est son absence de sens. Conditionnant sa conduite, la perpétuelle construction constitue l’un de ses seuls exutoires. En quoi cette acception des choses diffère de l’immédiateté plébiscitée par une grande majorité de nos contemporains à l’heure actuelle ?

    Jean-François Gautier : C’est précisément parce que l’Histoire, pour les Européens, n’a pas de sens préalable qu’ils ont été portés vers les confins. De longues périodes de conquêtes, commencées à la Renaissance, ont pris fin du fait de la rotondité de la Terre : on ne refait pas deux fois le même tour du monde, pas plus qu’Ulysse n’entreprend deux fois son Odyssée. Les décolonisations ont marqué cet achèvement. Aujourd’hui, les peuples colonisés reprennent en sens inverse la Querelle de Valladolid de 1550 : puisque nous sommes comme vous, nous exigeons d’habiter chez vous, et tout de suite. C’est typique des peuples sans mémoire, mais néanmoins pourvus d’habitudes et de mœurs qui ne sont pas les nôtres. Ulysse rentrant à Ithaque découvrit des gens prêts à prendre sa place et à transformer Ithaque en Las Vegas, pour parler moderne. Ils n’ont pas duré bien longtemps. Ceux qui débarquent chez nous se persuadent qu’ici (ici, pas en Chine) on gagne à tout coup au casino de la Sécurité sociale, des allocations familiales et du logement. Nombre d’Européens emboîtent le pas. Mais le bandit manchot va se fatiguer, la première grande crise financière en sonnera le glas, de même que celui de la marchandisation transfrontalière. Alors, bien sûr, les apologistes de la fatigue de vivre et de l’impuissance à agir, tous les conservateurs modernes, ceux-là vont être déçus. Mais il y a, dans tous les pays européens, une jeunesse prête à inventer son devenir ailleurs que dans les salles de shoot. Leur enthousiasme sera d’autant plus irrésistible que la tâche sera immense.

    Le Rouge et le Noir : Aujourd’hui véhiculé à grand renfort de plaidoyers pour le vivre-ensemble, le cosmopolitisme érigé en vertu semble avoir remporté un combat – au moins sémantique. Dans cette perspective, quels moyens mettre en œuvre pour retrouver une identité européenne ?

    Il n’y a pas à retrouver une identité européenne perdue, mais seulement à continuer d’affirmer celle qui nous caractérise. Il faut se méfier des grands textes et des idéologies qui expliquent tout par avance. Mieux vaut regarder la réalité quotidienne, certes partielle, mais combien éloquente. Les Européens du centre ou de l’Est ont compris où les a menés l’asservissement à un sens préétabli de leur histoire. Ils n’ont aucune envie de réentendre la même leçon universalisante. Chez nous, où les idéologies égalitaires et marxisantes ont tenu les chaires universitaires et les relais médiatiques, la leçon n’est pas encore entendue. Mais il y a tout un peuple d’instituteurs et d’enseignants qui en ont assez de se faire insulter par des gamins, ou des policiers et des gendarmes qui ne supportent plus d’être rabroués à chaque coin de rue, des médecins et des pompiers qui ne veulent plus être caillassés. Il paraît que nombre de candidats aux prochaines élections présidentielles cherchent des programmes convaincants. Qu’ils ne cherchent pas trop loin. Imposer le retour de l’instruction élémentaire dans les écoles, et l’application du droit dans les territoires où il est bafoué, voilà de quoi remplir au moins deux quinquennats, avec réélection garantie. Le reste s’en suivra. Et si rien n’est fait en ce sens, il restera évidemment la rue. Ce n’est pas la perspective la plus enviable, d’autant moins engageante qu’elle serait doublée d’une perte des élites, dont une partie s’en irait vivre ailleurs. Mais tous les peuples européens ont connu, à un moment ou à un autre, des institutions qui les ont trahis. Ils n’ont pas disparu pour autant. Quant aux élites en partance, il faut se rappeler que l’armada d’artisans calvinistes chassée par la Révocation de l’édit de Nantes, en 1685, a initié ce qui est devenu l’industrie de la Prusse. Très mauvaise affaire pour la France, certes, mais pour l’Europe ? Il est possible que les Russes ou les Polonais, comme Frédéric-Guillaume Ier en Prusse, trouvent les termes d’une sorte de nouvel Acte de Tolérance accueillant les révoqués de l’Universel, chassés de France ou d’ailleurs par les caillasses des idéologues et de leur dogues. Un tel transfert nuirait certainement aux États, ou à ce qui en restera, mais pas à l’âme européenne. Avec toutes ses riches variantes, elle s’exprimait déjà sur les parois de nos grottes voilà trente mille ans. Nul ne peut la rayer d’un trait de plume. Pas même le mammouth laineux ou le rhinocéros à poils longs qui, eux, ont disparu de nos horizons.

    Jean-François Gautier, propos recueillis par Aloysia Biessy (Le Rouge & le Noir, 5 avril 2016)

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  • Les snipers de la semaine... (125)

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    Au sommaire cette semaine :

    - sur La voie de l'épée, Michel Goya flingue l'inconséquence criminelle de nos dirigeants qui laisse l'Etat régalien se déliter...

    Apocalypse bientôt

    Hollande_déclin.jpg

    - sur son blog, Paul Fortune dézingue les manifestations des lycéens, étudiants et autres gauchistes d'opérette...

    C'est la récré !

    Mouvement lycéen.jpg

    - sur J'ai tout compris, Guillaume Faye descend la propagande antiraciste du gouvernement...

    Propagande ”antiraciste” de France Télévision : islamophilie et francophobie

    TousUnisContrela haine.jpg

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