Alsace : retour sur l'échec du référendum
Il aurait fallu, pour que le « oui » l’emporte, qu’il gagnât dans chacun des deux départements de la région et qu’il y représentât au moins 25% des inscrits. On est loin du compte puisque c’est le « non » qui a triomphé dans le Haut-Rhin où il recueille 56% des votants. Quand au Bas-Rhin qui s’est prononcé très majoritairement pour le « oui », celui-ci n’y récolte que 23% des inscrits, score insuffisant pour permettre la réalisation de la fusion.
C’est une franche défaite pour Philippe Richert, président UMP de la région et principal avocat d’un projet qu’il portait depuis plus d’une dizaine d’années. Pour ménager des susceptibilités jalouses de leur pouvoir et de leurs prébendes (le projet prévoyait 10 à 20% de cantons en moins) il avait négocié pied à pied avec toutes les collectivités locales et au final la fusion des deux départements et de la région ressemblait à une usine à gaz faite de tractations savantes et de marchandages entre élus.
Qu’on en juge : le futur dispositif prévoyait une Assemblée d’Alsace siégeant à Strasbourg, un conseil exécutif à Colmar, deux conférences départementales et huit à douze conseils de territoires. La dévolution de pouvoirs émiettés à un seul exécutif regroupant les ressources et permettant de disposer d’une force de frappe plus imposante n’était pas lisible pour la majorité des électeurs. Alors que cela aurait pu permettre, par exemple, une politique plus ambitieuse en matière de bilinguisme. Il est vrai que les élus, souvent bilingues eux-mêmes, n’ont jusqu’à présent guère fait la preuve de leur courage pour briser le carcan jacobin français.
Toutes les entités appelées à disparaitre se trouvaient habilement ressuscitées dans le projet du nouvel organigramme d’autant que les élus et les fonctionnaires y demeuraient à peu près en nombre égal (la plus forte collection d’élus et, bien entendu, d’indemnités en Europe). En bref beaucoup d’électeurs ont vu dans ce projet une cacophonie qui ne permettrait pas les économies de fonctionnement promises ni la simplification annoncée d’un millefeuille administratif très dispendieux pour le contribuable.
Comme dans la France « de l’intérieur » – c’est ainsi que les alsaciens dénomment le reste de l’hexagone – il faudra, pour mettre en place une réforme administrative de cette ampleur plus de clarté et de charisme que n’en ont déployé les partisans du « oui » et surtout une volonté plus affirmée de se détacher du modèle centralisateur qui pour faire la France a largement contribué à détruire ses régions au nom du fétiche de l’unité. Les animateurs UMP de la campagne du « oui » ont dépolitisé leur discours et, parlant une langue de bois technico-institutionnelle, n’ont pas su donner le souffle nécessaire à leur dessein. C’est une des raisons pour lesquelles il a échoué.
Comment se sont situées les différentes forces politiques vis à vis de ce choix ? Les Verts alsaciens, le plus souvent régionalistes, étaient partisans d’un « oui » sans ambiguïté. Il n’en allait pas de même à l’UMP et au PS. L’UMP largement majoritaire dans une région où la plupart des habitants se situent au centre droit, était très divisée. Le maire de Colmar, l’UMP Gilbert Meyer, était contre. Quant au président du Conseil général du Haut-Rhin, son « oui » tardif et du bout des lèvres a été compris comme un acquiescement au « non » ou au mieux à l’abstention par nombre d’élus du département qui voyaient dans le projet une atteinte à la spécificité haut-rhinoise (et à leurs privilèges).
Le Parti socialiste était également partagé, montrant par là l’incapacité des vieux appareils à représenter les nouveaux clivages : alors que dans le sud ils optaient pour le « oui », dans le nord et particulièrement à Strasbourg, ils étalaient leurs divisions, pour et contre l’abstention, pour et contre le projet. Les deux « grands » partis de l’alternance unique ne sortent pas indemnes de cet épisode.
Quant aux régionalistes d’Alsace d’Abord, ils s’affirmaient pour un « oui » sans ambages. Emmenés par leur leader Jacques Cordonnier, ils se sont livrés à une intense campagne de collage tandis que leur porte-parole se signalait dans de nombreux débats, où, expliquait-il, il fallait voter « oui » pour ouvrir à l’Alsace la possibilité d’un avenir plus autonome et plus alsacien.
Du côté du « non », outre une fraction de l’UMP et du PS, figurait l’extrême gauche « robespierriste » dont les effectifs squelettiques n’ont même pas cherché à faire campagne, pas plus d’ailleurs que les souverainistes de Debout la République. L’unique force représentative ayant milité pour le « non » fut finalement le Front National qui s’est réjoui des résultats contre « un projet conçu dans les couloirs de Bruxelles au bénéfice de l’Europe antinationale des régions ». Un jugement aux intonations paranoïaques, d’autant plus surprenant que jusqu’en janvier dernier, Patrick Binder, animateur local du mouvement, était un chaud partisan de la réforme – du moins jusqu’à ce qu’il se fasse recadrer par Marine Le Pen, venue tout exprès verrouiller le débat.
L’échec de ce referendum s’explique par diverses raisons. Des raisons d’ordre structurel tout d’abord. La rareté des procédures référendaires dans notre pays qui fonctionne selon les modalités de la « démocratie représentative » et qui fait que le citoyen n’est « souverain » que tous les cinq ans (comme le remarquait pertinemment Jean-Jacques Rousseau), explique que les votants, plutôt que de se prononcer sur la question posée, y voient l’occasion de manifester leur grogne à l’égard des politiques. L’effet Cahuzac, dont s’est prévalu Philippe Richert pour se dédouaner de son propre échec, n’a sans doute guère joué en tant que tel, mais la rupture croissante entre le peuple et ses élites, entre le « kratos » et le « démos » s’est indubitablement manifestée à cette occasion.
Ensuite il s’agissait d’un referendum régional. Les médias nationaux, et à fortiori les chaînes allemandes que suivent nombre d’alsaciens, n’en ont pas fait mention jusqu’au jour du scrutin. Bien sûr la presse régionale a abondamment couvert la campagne où s’étalaient les prises de position des caciques locaux, mais, malheureusement la grande majorité des électeurs ne se fait une opinion qu’en prenant connaissance de ce qui se dit à la télévision.
Pour réformer l’agencement du territoire, pour opposer au moule unique une « province hérissée de libertés », pour introduire les conditions d’un authentique localisme s’appuyant sur le principe de subsidiarité, il aurait fallu plus de ténacité et davantage de stratégie. Il aurait fallu expliquer comment en s’inscrivant dans le long terme la réforme pouvait déboucher sur une rationalisation des moyens, des investissements et des politiques. Surtout il ne fallait pas hésiter à rompre avec ce paradigme français qui confond « l’unité » avec le modèle du « même » ou de « l’unique ».
Cet échec peut avoir pour l’Alsace des conséquences imprévisibles. En effet moins rassemblée et donc moins forte pour résister à l’arasement de ce qui la distingue, elle risque d’y perdre ses règles concordataires, sa sécurité sociale excédentaire, son droit de la chasse, son repos hebdomadaire garanti par le droit local, son livre foncier que bien d’autres lui envient ; tout un ensemble de lois datant de l’époque germanique, élément fort de son identité dans l’ensemble français, et qui seront plus faciles à détruire tant que les normalisateurs de Bruxelles et de Paris ne trouveront pas face à eux des régions vigoureuses et fières de leur identité.
Pierre Bérard (Novopress Breizh, 13 avril 2013)