La vieille Europe et le jeune Machiavel
Machiavel n'a jamais eu si mauvaise presse que parce qu'il effrayait ceux qui étaient incapables de grandeur, encore moins capables de la concevoir, et aussi ceux qui gouvernaient selon ses principes sans que cela se sût. Aussi fut-il perçu comme le théoricien des tyrans, quand il fut plutôt l'éducateur le plus lucide des Républicains.
Or, dans Le Discours sur la première décade de Tite-Live, il loue la lutte de classe. Pour lui, c'est l'une des sources de la puissance antique de Rome.
Le malheur de Florence, selon lui, ne résida pas dans la présence en son sein de conflits entre le popolo minuto et le popolo grasso, qui auraient eu le malheur de la déchirer, mais, paradoxalement, dans son renoncement à ceux-ci, et dans l'abdication du peuple, face à la menace étrangère, à des condottieri. Les dominés auraient dû mener leur lutte jusqu'au bout, jusqu'à faire prévaloir leur vue.
Du reste, une République est un Etat qui se maintient et se renforce face à l'adversité interne, et grâce à elle. La puissance de régulation de la société par un organisme voué à la stabilité doit se réactiver par une vertu sans cesse renouvelée grâce à des luttes qui le mettent en danger. L'équilibre ne peut alors être que le fruit d'un déséquilibre pérenne.
Qu'importe les motivations des uns et des autres, l'ambition et l'amoralisme des hommes d'Etat, et la naïveté ou l'erreur des révoltés. L'essentiel est que se développe et se maintienne une situation de heurts afin que les rouages du corps politique ne rouillent pas, qu'au contraire ils se renforcent par l'habitude du danger, de la violence et des grands desseins. Car la Fortune suscite, lorsque la lutte s'amplifie, les hommes capables de la conduire, et parfois, ce sont de grands hommes.
Il n'est rien de pire pour un Etat que la paix civile, l'affadissement du combat politique, et la domination sans partage d'une coterie qui endort et s'endort, tombe dans la récréantise en amollissant et avilissant le peuple. Pour Machiavel, la décadence de l’empire romain n'a pas d'autre facteur.
C'est ainsi que la vieille Europe, au sortir de plusieurs guerres continentales, et d'une tuerie sans précédent, a préféré l'esclavage à la liberté. On appela cela une paix, quand ce n'était que le prix de l'asservissement.
Le danger d'une guerre mondiale sur ses terres l'avait, en la scindant, donné entièrement aux deux belligérants qui se partageaient le monde et menaçaient de déclencher une guerre nucléaire. Depuis 1989, elle n'a pas eu la force de reconquérir son indépendance, qui aurait supposé une prise de risque historique, et a préféré se leurrer en considérant qu’il était encore possible de vivoter dans l’abondance, moyennant la servitude. C’est ainsi que tous les Etats de l’Union européenne ont aliéné leur puissance politique et militaire et choisi de se soumettre aux Etats Unis d’Amérique.
Outre qu’une telle option ne s’accompagne pas nécessairement des dividendes attendus, si l’on en juge par la crise actuelle, qui est une véritable captation des richesses européennes par les compagnies financières internationale – car les esclaves sont rarement récompensés – on assiste à une destruction intérieure des corps et des âmes, un effondrement des capacités à voir clair et à réagir. Non seulement la propagande règne sans partage, plongeant les peuples européens dans une sorte de paralysie, de sidération, qui leur fait avaler tous les mensonges du système, mais il arrive aussi qu’ils se conduisent exactement comme ils ont été conditionnés à le faire, à coups de spécialistes et d’endoctrinements médiatiques, qui persuadent qu’il n’est d’autre réaction à penser.
C’est ainsi que la fable du 11 septembre, mise en doute dans le monde entier, et aux USA même, est considérée ici comme un dogme ; que les guerres en Serbie, en Libye récemment, n’ont suscité aucune contestation, bien qu’elles soient le signe d’une vassalisation ; que personne ne conteste la politique périlleusement assassine d’Israël ; que tout le monde gobe les mensonges sur l’Iran et la Russie, préparant le terrain à un conflit d’ampleur ; que la politique libérale mondialiste, enfin, est rarement remise en cause, et apparaît donc comme la non-pensée unique (la véritable pensée impliquant la contradiction, opposition donnée difficilement par quelques mouvement, dont le Front national en France).
Dernièrement, les milieux bancaires ont tenté et réussi des putschs dans certains pays de l’Union. En Grèce et en Italie, la connivence entre la droite et la gauche de l’argent a permis la prise du pouvoir de la finance internationale. Le peuple grec semble réagir, mais sa rage est impuissante. En Italie, la faveur populaire, stupidement, paraît plébisciter Mario Monti. En Espagne encore, les électeurs, par dépit, ont remplacé des maîtres par d’autres plus féroces, comme les grenouilles de la fable, qui demandaient un roi.
Notons au passage que les deux nations latines, l’Italie et l’Espagne, ont un taux de naissance très bas, de l’ordre de 1,4%, tandis que les contre-maîtres germaniques de la puissance étatsunienne, tout aussi vieillissants, qui pavoisent sur la médiocrité de leurs « alliés », partagent ce triste record.
L’Europe ressemble à un asile de vieillards, campés sur leurs rentes, et s’affairant pour sauvegarder quelques instants confortables d’existence, tandis qu’au dehors, la « racaille » aiguise les couteaux pour faire place nette.
Claude Bourrinet (Voxnr, 22 novembre 2011)